Frédéric Martel : « Masse critique », bonjour. Pendant 3 jours, lundi, mardi et mercredi de la semaine prochaine, auront lieu, à la Bibliothèque nationale de France, des journées d’études sur les archives du cinéma et de l’audiovisuel. Trois jours de débats qui interrogent l’avenir, le passée du cinéma à l’âge d’Internet.
Quelle numérisation pour quel Cinéma ? Quelle régulation pour la vidéo à la demande ? Où va le cinéma dans le nouvel âge digital dans lequel nous entrons ?
A l’occasion de ces journées de débats, j’ai eu envie de creuser ces sujets avec l’un des principaux acteurs de l’industrie du cinéma en France, Marin Karmitz, patron des cinémas MK2.
Frédéric Martel : Marin Karmitz, (… ?)
Marin Karmitz : Bonjour.
Frédéric Martel : Je vous ai salué en roumain, (… ?)
Marin Karmitz : Non, plus du tout.
Frédéric Martel : Vous ne parlez plus roumain.
Marin Karmitz : Mais je viens de vous comprendre quand même.
Frédéric Martel : Ce n’était pas trop compliqué, il faut dire, vous êtes né en Roumanie. Merci d’être en direct avec nous du studio 167 de la maison de la radio. [annonce du programme] Marin Karmitz, nous sommes très heureux de vous accueillir, ici, à France culture, ce matin en direct. Vous êtes comme producteur, distributeur et exploitant l’une des figures tutélaires du cinéma français qui, est lui-même, un cinéma, en partie, sous tutelle et un des seuls indépendants de poids dans le paysage du cinéma français. Né en Roumanie, vous avez immigré en France en 1947. Vous êtes diplômé de l’IDHEC, l’école du cinéma qu’on appelle aujourd’hui la FEMIS. Vous avez notamment été l’assistant de Jean-Luc Godard ou Agnès Varda ainsi que d’autres réalisateurs. Producteur, vous avez fait plusieurs films avant de créer, et vous continuez d’ailleurs de faire des films, en 1971, MK2 pour Marin Karmitz2, une structure de production et distribution de films. Le 14 juillet Bastille, est votre première salle ouverte en 1974. Vous avez produit des films comme, par exemple, la trilogie : Bleu, blanc, rouge de Kieslowsky, 12 films de Claude Chabrol, des films d’Alain Resnais, Michael Haneke ou encore, par exemple, Au revoir les enfants de Louis Malle. Au fil du temps, vous avez créée un circuit de 10 complexes cinématographiques, à Paris, qui vous permettent d’être, avec UGC et Gaumont, le troisième réseau de salle à Paris. A 68 ans, vous pouvez vous retourner sur votre parcours, qui a accompagné l’histoire du cinéma en France et aussi penser à l’avenir. Dans cette émission nous allons parler à la fois du passé et de l’avenir. J’ai donc intitulé cette émission : La mémoire du cinéma. Vous vous sentez responsable, Marin Karmitz, du cinéma ?
Marin Karmitz : Je me sens responsable pas spécialement du cinéma. Je me sens tout simplement responsable en tant qu’individu et en tant que citoyen.
Frédéric Martel : Alors, si on commence peut-être par l’économie du cinéma, quelle serait pour vous la définition, dans l’industrie du cinéma, de ce que l’on pourrait appeler la diversité culturelle ?
Marin Karmitz : Ecoutez, c’est assez compliqué, parce que c’est un mot qui recouvre beaucoup de choses et qui est surtout très utilisé maintenant pour faire un certain nombre de méfaits. Alors, qu’est-ce que c’est la diversité culturelle ?
Frédéric Martel : C’est un mot méchant, vous voulez dire ?
Marin Karmitz : C’est un mot qui au nom de la diversité, ou au nom du pluralisme on arrive à justifier un certain nombre de vilénies. Alors, qu’est-ce que c’est, pour moi, la diversité ? C’est la possibilité d’accueillir, en France, le cinéma du monde entier et pas simplement le cinéma américain ou ce qu’on appelle le cinéma européen, français et européen. C’est-à-dire la possibilité, ce qui est le cas actuellement, pour la France d’être au cœur de la création mondiale : asiatique, sud-américaine, celle des ex-pays de l’Est qui ne sont pas encore dans l’Europe etc., etc. Et, la France est encore un exemple, très important pour la Corée du Sud, par exemple, pour l’Amérique Latine et pour d’autres pays et un lieu de refuge pour un grand nombre de cinéastes : des cinéastes iraniens, dont Kiarostamy, qui est un cinéaste que je produis depuis de longues années, aux autres cinéastes qui peuvent être persécutés de par le monde.
Frédéric Martel : Alors, les vilénies dans la diversité culturelle ce serait quoi ?
Marin Karmitz : Les vilénies, c’est que, justement, on parle de diversité mais qu’il y a beaucoup de gens, actuellement, qui au nom d’un nationalisme franco -européen cherchent à éliminer ce cinéma autre. Alors, il y a, si vous voulez, trois catégories : il y a le cinéma américain, le cinéma franco-européen et puis il y a autre. Et ce cinéma autre, par exemple, a disparu parce qu’il n’est pas dans les quotas, qu’il n’est plus reconnu par les chaînes de télé...
Frédéric Martel : Par exemple, protéger, donc.
Marin Karmitz : Moi, je n’aime pas beaucoup le mot de protéger. Il a le droit de cité il n’a pas à être protégé. C’est grâce à ce cinéma que, par exemple, le Festival de Cannes peut survivre. Une partie des films du Festival de Cannes viennent de ces pays-là. Sinon il n’y aurait plus que des films franco-américains, quelques films européens, le cinéma européen se portant fort mal. Donc, on élimine ce cinéma là et on l’oubli. Il ne passe pas sur les chaînes de télé, il ne passe quasiment plus sur Canal+ et il ne passe plus que dans les salles de cinéma et il peut être un peu vu en DVD.
Frédéric Martel : Notamment dans les salles MK2, à Paris, 11 salles, 5 millions de spectateurs par an, presque 11 milles fauteuils à Paris avec des cinémas un tout petit peu partout dans la ville, notamment les fameux MK2 quai de Seine et MK2 quai de Loire qui se font face, des deux côté du bassin de la Villette et puis le MK2 Bibliothèque, près de la Bibliothèque François Mitterrand, qui est non pas un multiplexe mais un complexe, puisque vous employez l’expression de complexe pour définir ces cinémas qui ont plusieurs salles. La diversité, c’est aussi, à Paris en tout cas et partout, l’idée d’avoir des gros, des moyens et des petits.
Marin Karmitz : C’est d’avoir des gros, des moyens et des petits mais c’est, sur le plan de la structure économique, je crois ce qui est intéressant en France c’est justement l’alliance et la confrontation de ces trois secteurs, indépendamment des très, très gros qui sont les fournisseurs d’accès, les chaînes de télévision ou les groupes internationaux. Mais c’est aussi la cohabitation à l’intérieur d’un même complexe ou multiplexe de toutes ces tendances, justement, du cinéma qui vont des films d’auteurs difficiles qui sont de l’ordre de la recherche et de développement à ce que qu’on appeler le « prime time » ou les grands films commerciaux.
Frédéric Martel : Est-ce que vous trouvez que la position des gros serait trop dominante, celles des petits finalement assez, parfois trop subventionnée, que les moyens, comme vous, seraient les plus en danger ?
Marin Karmitz : Non. C’était le cas jusque dans les années 80 quand les exploitants de salles, du moins que le cinéma faisait 80% de ses recettes dans l’exploitation cinématographique, ce n’est plus du tout le cas maintenant. Le gros du paysage du cinéma sont des nains de jardins face aux gros du paysage audiovisuel ou des fournisseurs d’accès.
Frédéric Martel : Si on revient à la question de l’économie du cinéma, vous vous considérez dans quelle économie, Marin Karmitz, à la tête des MK2 ? Est-ce que c’est l’économie de marché ? Est-ce que c’est l’économie un peu assistée ? Est-ce que c’est un secteur à protéger ? Comment vous définirez votre économie ?
Marin Karmitz : J’essaye de résoudre un problème très complexe en France. Nous sommes en France dans un mélange entre une économie assistée, très assistée même, qui est celle de la culture et le fait que je suis et je souhaite être dans une économie de marché. Si vous voulez, je suis dans une économie de marché mais avec une volonté d’économie citoyenne. Et je pense que quand on est en charge d’images et de sons, on a un certain nombre de devoirs et beaucoup plus de devoirs que de droits. On a des devoirs à l’égard des citoyens, à l’égard de l’éducation, des gens, des jeunes, de la cohésion sociale, etc., etc. Le métier que l’on fait est un métier qui s’inscrit dans un tissu social, dans une pensée, dans une histoire, et quand on est, par exemple, responsable de cinéma, de salles de cinéma ou d’images et de sons et ben il faut assumer cette responsabilité.
Frédéric Martel : C’est donc que la tutelle de l’Etat, pour vous, est importante, trop grande, inutile ?
Marin Karmitz : J’ai toujours essayé d’y échapper.
Frédéric Martel : Un cinéma sous tutelle c’est quelque chose qui vous fait peur ?
Marin Karmitz : Moi, je déteste ça. Les exemples de cinémas sous tutelle on les a eu, il n’y a pas très longtemps, c’était le cinéma soviétique ou des pays de l’Est ou le cinéma nazi, donc, je n’aime pas du tout le cinéma sous tutelle. Je pense justement que l’exemple MK2 est un exemple assez particulier où on démontre qu’on peut être très rentables tout en étant très citoyens ou civiques.
Frédéric Martel : Parmi les formes de citoyenneté il y a le fameux petit film de 11h, le matin, dans les MK2 ?
Marin Karmitz : Il y a beaucoup de chose. Il y a les cours de philosophie, aussi, dans les MK2. Il y a des débats et des confrontations permanentes. Il y a une espèce de contre université ou université parallèle qu’on crée dans un certain nombre de nos salles qui portent aussi bien sur le cinéma ou à partir du cinéma l’utilisation des images pour débattre et parler d’autres choses, en particulier parler de la société et de la vie quotidienne. Il y a aussi la production des films. Il y a aussi l’édition de DVD. Je crois qu’on a été les premiers à dire que le DVD c’était presque une forme d’expression ou en tout cas une façon d’éditer semblable au livre et qu’on pouvait en faire un objet absolument formidable avec ce qu’on appelle les bonus, les compléments… On a tiré, je crois chez MK2, l’ensemble du secteur DVD vers le haut alors qu’au départ ce n’était que de l’édition de vidéo sous un autre format.
Frédéric Martel : Je parlais de petits films de 11h, avec beaucoup de sympathie d’ailleurs, parce que c’est endroit où l’on peut voir des films justement d’autres univers, des films plus classiques, des films anciens qui vous rapportent peu parce que ce n’est pas sur ces horaires-là que vous faites vos chiffres d’entrées principaux ?
Marin Karmitz : Il y a plein de choses sur lesquelles on perd délibérément de l’argent mais ça fait partie de notre métier. C’est vrai que je préfère gagner de l’argent avec quelque chose, qu’en plus j’aime manger qu’est le pop-corn, et perdre de l’argent avec des idées qu’être assisté par l’Etat pour ne rien faire. Ce qui est le cas en ce moment d’un certain nombre d’exploitants.
Frédéric Martel : On reviendra sur ce point. Pour parler de ces animations que vous faites et qui est un peu le sens civique de votre mission quand on regarde votre journal, le journal des cinémas MK2, on trouve des dizaines d’événements culturels dans vos cinémas, de débats, d’exposition, vous croyez que les cinémas doivent devenir des lieux culturels protéiformes ? Des lieux de vie aussi ?
Marin Karmitz : Moi, j’ai toujours pensé ça, dès ma première salle. Quand j’ai créé le 14 juillet Bastille qui est devenu maintenant le MK2 Bastille, j’avais une librairie. J’avais ouvert une librairie, j’avais des expositions de photos, on y faisait de la musique. C’était un lieu de ce qu’on appelait à l’époque de contre-culture. J’ai toujours tenu et dans un quartier populaire où il y avait que des salles porno ou des salles de karaté. J’ai toujours pensé que le cinéma pouvait, un peu, structurer la vie, être un élément de cohésion sociale et j’ai essayé de le démontrer dans le XIXe arrondissement où je suis arrivé dans un quartier qui était dévasté. C’était le quartier le plus dangereux de Paris. Les gens n’osaient plus sortir le soir. A partir de 8h, il n’y avait plus personne dans la rue. Et, je crois que les cinémas et ce qu’on y a fait c’est-à-dire des restaurants, beaucoup d’animations, il y a maintenant une librairie, un magasin de DVD, etc., ont redonné aux gens confiance en eux et ils sont ressortis, ils ont reconquis la Cité, leur droit de vivre face à la nuit.
Frédéric Martel : Et, ils ne font plus de karaté, maintenant ?
Marin Karmitz : J’espère qu’ils font encore du karaté ne fusse que pour de temps en temps ne pas se faire voler, le soir trop tard.
Frédéric Martel : Mais alors la question qui se pose parfois et là on rejoint la question de la revitalisation des quartiers parfois populaires ou en difficultés qui grâce à la culture, grâce au cinéma MK2 notamment se développent, vous connaissez le mot anglais de « gentrification » ?
Marin Karmitz : Non parce que je ne parle pas anglais. J’ai voyagé dans le monde entier sans parler anglais.
Frédéric Martel : Alors, ça signifie embourgeoisement, ça peut être ça aussi la critique qu’on peut adresser parfois à cette forme de revitalisation. C’est que, pour caricaturer, là où s’installe un cinéma MK2 ça annonce une forme d’embourgeoisement et les classes populaires, justement, s’en vont après. Ce n’est pas une critique méchante. C’est pour essayer de comprendre.
Marin Karmitz : Ce n’est pas lié au cinéma malheureusement. C’est lié je pense à ce qu’on peut appeler la politique de la ville et au développement des villes et à la spéculation immobilière. S’il faut accuser quelqu’un, il faut accuser la spéculation immobilière qui se développe en permanence. C’est vrai que, pour moi, de voir que la 4ème travée de la Villette,...
Frédéric Martel : Je vous attendais sur ça.
Marin Karmitz : Oui, il faut en parler. Que la 4ème travée de la Villette va se transformer en centre commercial alors que les citoyens ont dépensé beaucoup d’argent pour la Cité des sciences et de l’industrie, que l’industrie y est fort peu représentée et que la science très bien et qu’il y avait autre chose à faire de plus citoyen, de plus collectif, de plus d’intérêt général, ça me fait mal au cœur.
Frédéric Martel : On parle beaucoup de la Villette et donc de l’idée d’un grand centre commercial avec un multiplexe qui risquerait d’ailleurs d’être en concurrence avec le MK2 quai de Seine et le MK2 quai de Loire qui sont les plus proches.
Marin Karmitz : La concurrence est embêtante parce qu’au lieu de créer elle détruit dans ce cas-là mais elle détruit aussi autre chose : des projets de la ville de Paris, par exemple, Porte des Lilas ou un peu plus loin Porte d’Aubervilliers qui étaient des projets qui pouvaient faire un peu de cohésion sociale ou de liens entre la périphérie et le centre. Non, je pense que c’est des situations ridicules.
Frédéric Martel : […] Marin Karmitz, il y a aussi, quand on regarde votre parcours et vos positions ces dernières années, il y a des contradictions, qui ne sont pas seulement les vôtres d’ailleurs qui sont aussi celles du milieu de l’industrie du cinéma au moment de son développement de son évolution actuelle, vous étiez par exemple contre les cartes d’abonnement UGC, et vous en avez créé une avec Gaumont pour les cinéma MK2, pourquoi ?
Marin Karmitz : Parce que je voyais peu à peu les parts de marché de Gaumont s’effriter et que je crois qu’il y a des équilibres très fragiles à préserver dans ce métier. Et c’est des équilibres de concurrence et de capacité à ce qu’on n’entre pas dans une situation de monopole. Je crois que les monopoles sont toujours dangereux pour le pluralisme et la diversité, justement. Donc, si l’on veut préserver la diversité il faut préserver les possibilités de concurrence. Les parts de marché des salles Gaumont s’effondrant je suis allé les voir pour les convaincre qu’il fallait qu’on fasse une carte ensemble car les parts de marché des MK2 et de Gaumont réunis pouvaient concurrencer UGC.
Frédéric Martel : Donc, il fallait arrêter les cartes tout de suite ?
Marin Karmitz : Oui absolument. Où on arrêtait tout de suite ou à partir du moment où les cartes UGC existaient et étaient réellement devenues populaires, elles sont très populaires,...
Frédéric Martel : En particulier à Paris, ce n’est pas toujours vrai partout en France.
Marin Karmitz : Elles n’existent qu’à Paris et dans quelques grandes villes. Donc, il fallait essayer de mettre en place un contre-feu, quoi. Ce qui a été d’ailleurs assez efficace puisque les parts de Gaumont ont pu, elles étaient descendues à 19%, remonter à 24, 25%, ce qui n’est pas négligeable.
Frédéric Martel : Il y avait aussi une hostilité très forte des milieux du cinéma à l’ouverture de multiplexe et même si vous appelez ça complexe, quand on voit le MK2 quai de Seine, le MK2 quai de Loire ou le Mk2 Bibliothèque c’est des formes de multiplexes. On y trouve des pop-corn, beaucoup de salles…
Marin Karmitz : Oui tout à fait. C’est vrai que l’ouverture de multiplexes, au départ, ce sont faites dans les périphéries des villes. Le premier multiplexe, c’était à Toulon. Et, on a vu un problème se développer à Toulon, extrêmement grave, c’est la désertification du centre ville. C’est-à-dire que les salles du centre ville de Toulon ont fermé et on s’est retrouvé avec un désert. Dans ce désert c’est installé très vite le désordre. Et très vite aussi les élections à Toulon ont porté à la tête de la municipalité de Toulon, le Front National. Donc, il y a un moment où justement, là encore, on est dans des réflexions sur l’équilibre d’une ville, sur le fait que le cinéma amène la vie. Il y a des bistrots, il y a des parkings, les magasins, il y a des gens la nuit, c’est ouvert le samedi et le dimanche etc. et qu’il faut, c’est une espèce d’espace écologique d’une certaine façon, une forme d’écologie qu’il faut préserver.
Frédéric Martel : […] Actualité de la semaine, aujourd’hui, avec Paule Gonzalès, journaliste au Figaro, que nous retrouvons en direct après l’avoir eu pour une chronique récemment par téléphone. Bonjour, Paule.
Paule Gonzalès : Bonjour Frédéric.
Frédéric Martel : Alors, l’actualité récente c’est d’abord une discussion au parlement du projet de Loi télévision du futur. Quel était le débat en la matière, Paule ?
Paule Gonzalès : Eh bien le débat c’était tout simplement d’organiser le passage de la télévision dans l’ère numérique, le passage total, la conversion absolue de l’audiovisuel dans l’ère numérique. Cette discussion s’est passée au Sénat la semaine dernière, cette semaine et s’est achevée jeudi soir. C’était plutôt une discussion consensuelle, au Sénat, et je pense que ça sera un peu moins le cas à l’Assemblée nationale.
Frédéric Martel : Où le projet de Loi va revenir fin janvier - début février, sans doute ?
Paule Gonzalès : Exactement. Une discussion consensuelle car beaucoup d’amendements ont été votés à l’unanimité, comme la date du passage au tout numérique, le basculement progressif à partir du 30 mars 2008 et également la couverture du territoire à 95%, les 5% restants étant reliés par une offre satellitaire gratuite.
Frédéric Martel : Alors l’actualité de la semaine, en ce qui concerne la télévision, c’est aussi le lancement en anglais de la chaîne El-Djazira, Paule ?
Paule Gonzalès : C’est, je pense, quelque chose de très important sur le plan symbolique, ce lancement. Frédéric, il ne faut pas oublier que jusqu’au milieu des années 90 c’était les médias occidentaux qui parlaient aux Arabes du monde Arabe. Depuis, non seulement ces derniers ont pris en main leur destin médiatique, grâce à la création d’El Djazira en 96, mais désormais ils « évangélisent », si on peut le dire, le reste du monde et surtout l’Occident dans sa langue dominante qu’est l’anglais. Donc, le symbole est extrêmement fort.
Frédéric Martel : El Djazira en anglais, 300 journalistes, 60 bureaux, centres régionaux un peu partout dans le monde, même si c’est une chaîne contrôlée par le gouvernement.
Paule Gonzalès : C’est une chaîne effectivement contrôlée par le gouvernement du Qatar qui n’hésite pas à y mettre les moyens. C’est une chaîne qui fonctionne sans publicité puisqu’il y a une sorte d’embargo des annonceurs au Moyen-Orient sur cette chaîne, El Djazira, et pour cause ce sont des partis pris extrêmement forts. El Djazira se veut la chaîne du peuple et donc une chaîne qui n’est pas celle du pouvoir et ça, ça se paye assez cher.
Frédéric Martel : En France, l’actualité, à venir, c’est aussi le lancement de notre CNN française, France 24.
Paule Gonzalès : Alors, là, en effet, le lancement va avoir lieu le 6 décembre prochain. D’abord sur le site Internet en français et en anglais puis le 8 décembre à la fois sur les réseaux satellitaires et sur le câble et également pour le site en langue arabe. Voilà, là c’est une centaine de journalistes qui travaillent. On n’est pas du tout dans le même projet même si on est exactement dans la même ambition, celle de porter une voix différente que celles des médias internationaux habituels.
Frédéric Martel : Notamment américaine, CNN ou Fox News.
Paule Gonzalès : Pour ne pas les nommer.
Frédéric Martel : Pour finir, Paule Gonzalès, et parce que nous recevons ce matin Marin Karmitz, patron des cinémas MK2, quelle est l’actualité ? Quels sont les débats actuels dans le domaine du cinéma ?
Paule Gonzalès : Les débats actuels dans le cinéma, et je pense que Marin Karmitz y participe activement, c’est sans aucun doute la renégociation de l’accord de vidéo à la demande signée, il y a un an entre les plateformes Internet et les ayants-droits, en l’occurrence tous les distributeurs et tous les producteurs. Cet accord qui avait été signé il y a un an arrive à échéance à la fin décembre et les partenaires auront la possibilité soit de le renouveler, peut être de l’améliorer, soit de ne rien faire avec les conséquences que ça peut avoir pour l’industrie.
Frédéric Martel : Et puis on parle aussi d’une réforme du fond de soutien ? Quel est le débat, Paule ?
Paule Gonzalès : Cette réforme, certains espéraient la voir aboutir justement au cours de la loi en discussion au Sénat. Il s’agit tout simplement d’élargir le spectre de ceux qui financent le cinéma parce qu’ils le diffusent et parce qu’ils font de l’argent avec, donc élargir la participation au compte de soutien aux fournisseurs d’accès et aux grands groups,...
Frédéric Martel : Notamment Internet.
Paule Gonzalès : Tout à fait. Et aux grands groupes de télécommunications comme Orange. Cette réforme est assez importante. Le ministre demande à ce qu’il y ait une concertation plus large mais aujourd’hui il faut savoir que les fournisseurs d’accès, les opérateurs de téléphonie,...
Frédéric Martel : N’y sont pas favorables.
Paule Gonzalès : Ils sont en partie favorables, certains avec des réserves mais ils n’ont pas affiché un refus en bloc.
Frédéric Martel : Merci Paule Gonzalès. [annonces diverses] Marin Karmitz, on parlait à l’instant de la réforme du fonds de soutien du cinéma, d’abord pouvez-vous nous expliquer ce que c’est ce fond de soutien ? Central dans l’économie du cinéma français et nous dire, ensuite, s’il faut le réformer, selon vous, et comment ?
Marin Karmitz : Le fonds de soutien, c’est une idée géniale des Gaullistes, juste après guerre. Je vais rappeler, ici, quelque chose que tout le monde a oubliée. Après guerre les Américains ont voulu imposer à la France, et l’ont fait, des quotas.
Frédéric Martel : On ne l’a pas oubliée parce que Françoise Benhamou nous en parle régulièrement,...
Marin Karmitz : C’est bien.
Frédéric Martel : Des accords Blum-Byrnes.
Marin Karmitz : Exactement. Donc, c’était cinéma contre nourriture, ou cinéma contre ciment. Les Gaullistes, les responsables de l’époque ont dit, très bien, on va mettre une taxe sur chaque billet des places de cinéma des films américains et ça a donné ce qu’on appelle le fond de soutien qui était redistribué uniquement sur l’ensemble de l’industrie française.
Frédéric Martel : En fait, c’est une taxe. Cet argent va au centre national cinématographique qui re répartit ensuite sur l’ensemble : aux producteurs, aux salles, etc.
Marin Karmitz : Aux distributeurs et aussi au Festival de Cannes, aux associations. Enfin, il y a toute une répartition.
Frédéric Martel : Pour résumer, c’est le public du cinéma américain qui finance le cinéma français d’auteurs.
Marin Karmitz : C’était le public du cinéma américain et français qui finançait l’ensemble du cinéma, pas seulement le cinéma d’auteurs.
Frédéric Martel : Spiderman II aide les salles du cinéma MK2.
Marin Karmitz : Spiderman II aide les cinémas MK2 mais aussi les salles d’art et d’essai, les salles municipales. Le cinéma français qui fait, je crois, actuellement à peu près 45% des parts du marché aide aussi le cinéma français.
Frédéric Martel : Alors, comment peut-on réformer ce fonds de soutien, aujourd’hui ? Quel est le débat ? Est-ce qu’il faut le réformer ? Quelles sont les idées ?
Marin Karmitz : Moi, je pense que les réformes qui sont absolument nécessaires ne sont possibles qu’à partir du moment où il y a une politique culturelle. C’est-à-dire un objectif, un point de vue et une idée de ce qu’on veut obtenir et où on veut aller. Et je constate, disons, depuis 1985 c’est-à-dire quand Berlusconi d’une certaine façon a remplacé Jacques Lang dans le cœur de François Mitterrand,...
Frédéric Martel : Vous voulez dire qu’il avait été ministre de la culture ? On ne l’avait pas vu, ça.
Marin Karmitz : On l’a vu avec le désastre de la télévision en France. L’arrivée des chaînes privées, la privatisation de TF1, etc. Tout cela est à un moment dû à l’arrivée de Berlusconi et à des choix politiques de François Mitterrand. Depuis 1985, je n’ai pas le sentiment de voir se développer ou même poindre une politique culturelle en France. Je suis, par exemple, extrêmement surpris que personne ne s’étonne, aucun citoyen français ne s’étonne qu’aucun parti politique actuellement ne parle de culture. C’est un mot interdit. On a l’impression que quand on parle de culture on sort son pistolet. Ni les socialistes, ni la droite, ni le centre etc. ne parlent de culture. Ça ne les intéresse pas. Alors que nous sommes dans une société où la culture, dans le sens large du terme, qui va de l’enseignement à la communication, est au cœur des débats. En tout cas ils savent très, très bien l’utiliser quand il s’agit d’aller aux élections. Donc, il n’y a pas de position sur la culture. La culture n’est plus au cœur de la politique ce qu’elle a été avec De Gaulle et Malraux, ce qu’elle a été avec Mitterrand et Jacques Lang jusqu’en 85-86.
Frédéric Martel : Jusqu’à ce que Berlusconi soit nommé.
Marin Karmitz : Voilà. Et, là, maintenant, il n’y a plus de soucis de culture. Donc, je ne vois pas comment on peut réformer dans ces conditions-là.
Frédéric Martel : Donc, le fonds de soutien est inclus, doit être inclus dans un ensemble ?
Marin Karmitz : Pour moi, un fonds de soutien amène à une réflexion : quel est le rôle de la tutelle dans une industrie et dans une situation de marché ? Comment est-ce qu’on peut allier le soutien de l’Etat, avec ses exigences, et le marché et le développement libéral du marché ?
Frédéric Martel : Alors, si on réforme le fonds de soutien, parmi les hypothèses en cours, il y aurait la possibilité d’élargir, disons, les sources de financement par rapport aux fournisseurs d’Internet, voire même les disques durs des ordinateurs, etc., etc. Mais est-ce qu’il n’y a pas en même temps le problème de, non pas en aval ce coup-ci mais en amont, ne pas simplement faire en sorte que tout le monde et tous les supports soient d’avantages taxés mais que plus d’artistes aient accès à ce fond de soutien mais qu’il ait aussi une réelle diversité par exemple dans les jurys pour faire des films qui ne soient pas simplement des films, je dirais, un peu d’auteurs, de normaliens pour normaliens, qui soient aussi, comment dire, psychologiques, très nombrilistes, au fond le cinéma de petit bourgeois qu’on voit parfois. Quand on voit Les amitiés maléfiques d’Emmanuel Bourdieu on se dit ce n’est pas Emmanuelle II, ça a presque des qualités à coté.
Marin Karmitz : C’est là où se pose le problème de : Qu’est-ce que c’est, une politique culturelle en ce moment ? C’est là qu’il y a un débat à ouvrir. Il y a évidemment des thèses très, très opposées. Il y a, en ce moment, dans une revue qui s’appelle Le débat, un débat justement sur la politique culturelle où on voit Nathalie Heinich dire un certain nombre de choses, Jacques Lang y répondre, Fumaroli répond à sa façon etc. Il faut ouvrir ce débat qui est très complexe. Et si on veut l’avoir de façon dynamique et moderne, il faut essayer d’oublier un certain nombre de structures anciennes et se replonger dans ce qu’est la révolution actuelle qui est vraiment une chose extrêmement importante qui est la révolution numérique. C’est le premier grand changement quasiment depuis la guerre.
Frédéric Martel : Marin Karmitz, vous regardez des films, vous, sur votre téléphone mobile ?
Marin Karmitz : Non, parce que je pense que ce n’est pas fait pour ça. Pour moi, le téléphone mobile c’est fait pour téléphoner, pour avoir des messages, des mels etc. ou avoir des images, quelques images courtes. Je crois que chaque support a son propre langage. Ce qui est intéressant, avec le téléphone mobile, c’est qu’il faut trouver le langage du téléphone mobile. Comme on a pu trouver le langage du DVD. Mais ce n’est pas fait pour les films, à mon avis.
Frédéric Martel : Dans Le Monde, récemment, vous disiez, je vous cite : « Toutes les salles seront en numérique dans 5 ans ». C’est l’évolution que vous voyez à court terme ?
Marin Karmitz : Oui, c’est évident. Simplement il y a des problèmes sur le numérique.
Frédéric Martel : Alors, quelles normes de projection, par exemple ?
Marin Karmitz : Les normes de projection ? Moi, j’avais, par exemple, proposé qu’on utilise, pour les petites salles, les salles, disons, de moins de 150 places, des normes de DVD de salon.
Frédéric Martel : C’est-à-dire un grand projecteur un peu cher de type 4 000 euros mais pas plus ?
Marin Karmitz : Oui, c’est ça, qui permettait d’avoir des DVD et d’alléger les frais de structure, les frais de sortie des films pour un certain type de film. Par exemple, des documentaires, des films qui sont tournés en numérique, qu’on retrouve en 35mm, ça coûte extrêmement chers, qui pourraient être diffusés dans un réseau de salles spécifiques d’une façon très, très rapide et légère. Ça a été repoussé au nom de la qualité technique, ce qui me semble absolument aberrant, parce qu’on est maintenant avec des qualités techniques, pour ce type d’écrans, il y a des écrans de 6 mètres de base, absolument remarquables.
Frédéric Martel : Parce que la norme qui aurait été retenue pour ce type d’écrans, la fameuse norme 2K, qui n’a aucun rapport avec les MK2.
Marin Karmitz : Heureusement, d’ailleurs.
Frédéric Martel : Donc, là, vous êtes hostile, pour les petites salles en tout cas, à la généralisation de cette norme-là ?
Marin Karmitz : C’est qu’elle est quasiment impossible puisqu’elle coûte excessivement chère et qu’elle risque d’éliminer un certain nombre de salles et le problème se pose de qui a la maîtrise en fait, des clefs de ces salles et le danger qu’il peut y avoir, qui n’est pas écarté, c’est que l’ensemble des salles deviennent des espèces de succursales des studios américains.
Frédéric Martel : Alors, si on lit Libération paru ce matin, on voit un chiffre, 22,11 h c’est le temps que passent en moyenne, désormais, les internautes sur Internet, soit un doublement depuis 4 ans, ce qui est un chiffre qui, sans doute, vous fait réfléchir, Marin Karmitz ?
Chronique de Françoise Benhamou, qui porte sur les chiffres d’exploitation des salles de cinéma avec une question : Y-a-t-il encore une vraie vie pour les films en salle ?
Françoise Benhamou : Oui, alors, 607 salles pour le dernier James Bond, Casino royal ! 22e épisode de la saga des Bond, un grand cru parait-il, un grand spectacle et une exposition massive. Il faut compter avec 140 copies en moyenne par film, plus de 600 pour le beau James, c’est considérable ! D’un côté les films, dits porteurs, avec plusieurs centaines de copies, presque mille parfois, et de l’autre, les petits films qui sont projetés dans quelques salles. Je ne voudrais pas gâcher notre plaisir mais voilà, comme le gâteau des écrans de cinéma n’est pas extensible, ce qui va aux uns ne va pas aux autres. C’est une simple arithmétique. Entre 1996 et 2005, le nombre des copies par film a diminué de 30% et même de 40% pour les films français. Dans le même temps, le nombre de film projetés dans les cinémas français passait de 387 à 530, soit une hausse impressionnante et la fréquentation augmentait elle aussi de plus de 20%, cela c’est plutôt positif bien entendu. Alors, plus de films, plus de monde dans les salles de cinéma mais moins de copies par film. Quel bazar me direz-vous ?
Frédéric Martel : Quel bazar !
Françoise Benhamou : Et surtout, comment tout cela peut-il être compatible ? La réponse est simple. Il suffit que la durée d’exposition de chaque film diminue, de sorte que les uns laissent la place aux autres et ainsi de suite. Le résultat est donc mécanique, pour l’exploitant de salle. Participer à la valse des produits en gérant sa programmation au plus près des fluctuations de la fréquentation. Et pour nous, cinéphiles affolés, ajuster notre consommation de films à cette course folle. Bref, ne jamais remettre au lendemain la sortie cinéma du jour si l’on tient à son programme surtout s’il s’agit d’un petit film qui a toute chance de disparaître au bout de deux semaines. Les économistes vous diront qu’il s’agit là, de la part des distributeurs, d’une politique d’offre saturante, caractéristique des activités culturelles. On sort un maximum de film avec de petits ou de grands moyens, souvent corrélés au budget de production, si la fréquentation suit le film reste à l’affiche, si elle peine à démarrer d’autres films le remplacent. La bonne surprise est rare, le bouche à oreille aussi. Dans un rapport commandé par le Centre national de la cinématographie, Jean-Pierre Leclerc procède à une analyse fouillée de la situation. Il propose, certes prudemment, trois catégories d’actions, des mesures réglementaires, des engagements unilatéraux, des accords entre professionnels. C’est une exception bien française que d’en appeler aux pouvoirs publics pour une question qui devrait trouver une solution dans le cadre naturel de la négociation directe entre les acteurs, tous privés, de la filière cinématographique. Mais voilà, notre exception a cela d’exceptionnel que même dans le secteur privé on en appelle à l’Etat pour mieux organiser et même moraliser la distribution, l’exploitation d’un bien culturel, avouons-le. La situation, cette fuite en avant, est avant tout le reflet d’une crise de la profession et peut être aussi d’une crise de la régulation de la filière cinéma. Certes le cinéma en salle est loin d’être mort en témoigne une fréquentation qui parvient à résister vaille que vaille à la déferlante Internet, après avoir résisté à la déferlante télévision mais le cinéma en salle est fragile et la baisse de la durée de vie d’un film, de la plupart des films est un signe extrêmement inquiétant.
Frédéric Martel : Merci Françoise. [annonces diverses] Marin Karmitz, La culture, je vous repose la question de tout à l’heure, est-elle encore un enjeu politique ?
Marin Karmitz : C’est pour moi, un enjeu politique majeure à condition que les politiques prennent en compte la culture, ce qui n’est pas le cas actuellement. Je voudrais faire une petite remarque par rapport à la chronique de Françoise Benhamou, car je ne suis pas du tout d’accord avec ce qu’elle vient de dire.
Frédéric Martel : Engageons le débat, nous sommes 4 autour de cette table, Paule Gonzalès, Françoise Benhamou.
Marin Karmitz : Je vais vous donner un chiffre. Le nombre de copies sur Paris ou les grandes villes n’a quasiment pas bougé, il n’a pas augmenté. L’augmentation du nombre de copies vient, à 45%, sur les villes de moins de 30 000 habitants, donc sur les salles municipales, et une grande part de cette augmentation vient sur les villes de 100 000 habitants. C’est-à-dire qu’il y a un certain nombre de salles, actuellement, qui passent 4 ou 5 films par semaine dans une salle unique avec une rentabilité ridicule pour les distributeurs parce que ces films passent 2 séances par semaine et qu’on tire des copies qui ne sont pas rentables. La rentabilité, actuellement, d’une copie a baissé de moitié par rapport à il y a 5 ou 6 ans. Donc, il faut essayer de remettre les choses en place.
Frédéric Martel : Mais avec le numérique tout ça va être régulé.
Françoise Benhamou : Oui.
Marin Karmitz : Par ailleurs, il y a effectivement beaucoup plus de films qui sortent, le problème c’est qu’à un moment si vous refusez de prendre, par exemple, un film dans vos salles, vous vous retrouvez devant ce qu’on appelle un médiateur, vous impose-t-il, est-il arrivé que ça se passe comme ça- de sortir un film dont vous ne voulez pas. Vous êtes dans ce qu’on peut appeler un refus de vente, ce qui pose un certain problème. Enfin, pour répondre au rapport Leclerc, ce rapport n’a absolument pas été demandé par une grande partie des professionnels, en particulier par moi qui, à l’époque, présidais la fédération des distributeurs et du Blic. Je me suis même opposé. Ça a été demandé par certains professionnels et le centre du cinéma a dit, OK, à ces professionnels, ce qui montre bien l’incapacité pour l’Etat, actuellement, d’avoir des points de vue sur la gestion de cette industrie.
Françoise Benhamou : Est-ce que vous ne croyez pas qu’il y a une crise qui est absolument alimentée au moins par deux choses : la première c’est la croissance du nombre de films, qui est devenue un peu folle et qui fait problème. C’est-à-dire, qu’il y a un rapport entre production et diffusion à trouver, un rapport qui se déséquilibre. Le deuxième élément, c’est la polarisation du cinéma entre les films à grand succès et les films qu’on a énormément de difficultés aujourd’hui à faire émerger même si on les projette ?
Marin Karmitz : Ecoutez, la difficulté pour les faire émerger est liée à beaucoup de choses. C’est lié effectivement au grand nombre de films, c’est lié à la presse pour laquelle tout est dans tout. C’est-à-dire qu’on parle de tout sur le même plan sans faire des coups de projecteur sur un certain type de films, donner aux gens envie de voir. La presse n’est plus écoutée, par exemple, n’est plus lue. Les gens ne vont plus au cinéma parce qu’un critique leur dit : allez voir tel film. Ce qui est un problème. La presse pourrait se poser des questions sur elle-même, sur sa façon de travailler, que ce soit la presse de télé, radio ou la presse écrite. Il y a plein de raisons. On pourrait analyser l’ensemble de ces raisons. Et c’est vrai qu’actuellement quand vous avez des multiplexes de 18 salles, vous avez de quoi remplir les salles, garder les films à l’affiche. Dans un certain nombre de salle, les films restent à l’affiche. Ils sortent mais ne marchent pas. Ils sont vraiment rejetés par les spectateurs. Et c’est vrai qu’il y a plus de spectateurs dans les salles puisqu’il y a une augmentation considérable, cette année, du nombre de spectateurs, en particulier en ce moment.
Frédéric Martel : Puisqu’on a intitulé cette émission, « La mémoire du cinéma », on ne peut pas la terminer sans évoquer une action important du MK2, à savoir, notamment, le patrimoine, la restauration et la diffusion de films. Vous avez acquis par exemple les droits d’exploitation mondiaux de nombreux films dont ceux de Charlie Chaplin. Vous avez tous les films de Charlie Chaplin sauf La Comtesse, notamment des films aussi importants que La ruée vers l’or, Le dictateur, Les temps modernes. Vous avez, aussi, les droits pour tous Truffaut, sauf, je crois, La nuit américaine. Par exemple, sur Chaplin comment vous avez accompli la prouesse, en 2001, d’obtenir les droits mondiaux ?
Marin Karmitz : C’est grâce à Truffaut. Parce que j’ai racheté la société de François Truffaut, j’ai ressorti les films de François Truffaut. On les a d’abord restaurés puis on les a sortis. Donc, on a fait redécouvrir François Truffaut qui était très connu mais les films n’étaient plus vus. C’était le cas de Chaplin. Donc, c’est grâce au travail qu’on a pu faire sur Truffaut que la famille de Chaplin, voyant ça, a souhaité nous donner les droits à nous plutôt qu’à une grande compagnie américaine.
Paule Gonzalès : Puisque vous parlez de droits internationaux, je souhaiterais vous poser une question concernant des développements internationaux que vous avez. Vous êtes présent à Paris, pas en province, mais en revanche vous avez été très intéressé par la Chine et je crois que vous aviez de grands projets avec la Chine. Est-ce que vous pouvez d’abord nous expliquer pourquoi la Chine et pas ailleurs ? Et, ensuite où en sont ces projets ?
Marin Karmitz : La Chine ? Il y a aussi l’Inde en ce moment, parce qu’ils me l’ont demandé. Quand il y a eu la visite du président chinois en France, les gens de la ville de Pékin sont venus visiter la Bibliothèque nationale et puis ils sont venus visiter nos salles et ils ont demandé à nous voir et nous ont dit : venez faire la même chose à Pékin. Je suis allé à Pékin. J’ai été assez ébloui par l’énergie, le mouvement qu’il y a en Chine. J’ai trouvé un sublime terrain, des associés à Pékin et on leur a proposé un projet absolument extraordinaire, parce que c’est deux architectes qui sont parmi les plus grands architectes mondiaux à qui j’ai demandé ce projet, qui sont Herzog et de Meuron. Le terrain est extraordinaire puisqu’il est en face du parti communiste à côté de la place Tiananmen. Mais c’est très compliqué et très long parce qu’il y a évidemment des difficultés internes à gérer qu’on ne maîtrise pas, je ne maîtrise pas de Paris et donc je ne sais pas le temps que ça pourra prendre. Et on a un autre projet à Shanghai. Qui est aussi très, très beau puisque c’est un mélange entre des salles et des musées. J’ai étendu, si voulez, l’idée du MK2 bibliothèque à quelque chose de plus développé, de plus complexe.
Frédéric Martel : C’est plus McDonald’s, C’est Makarmitz, finalement ?
Marin Karmitz : Non, c’est tout simplement, je ne sais pas, MK2.
Frédéric Martel : Je propose de vous faire écouter, une petite musique qui doit vous rappeler quelque chose, Marin Karmitz. [générique…] Vous vous souvenez de cette musique ?
Marin Karmitz : Je me souviens surtout de Serge Daney.
Frédéric Martel : C’est une émission hebdomadaire de Serge Daney, sur France culture, Microfilms, de 85 à 90. L’INA réédite, ce mois-ci, une sélection des émissions, Microfilms, de Serge Daney, notamment celle avec Olivier Assayas, Jane Birkin, Jacques Demy, Marguerite Duras ou encre Eric Rohmer. Voilà, on entend la voix de Serge Daney.
« Il y a des gens qui sont tellement évidents dans le paysage qui nous entoure, telle la Lettre volée d’Edgar Poe et Jacques Lacan, qu’on finit par ne pas les voir, en tout cas oublier de venir leur demander de venir parler un jour à Microfilms et l’une de ces personnes, personnage absolument central, nodal, maintenant dans le paysage du cinéma français, c’est Marin Karmitz. Alors, ça faisait très longtemps qu’on ne s’était pas vu, ça nous arrivait dans le temps… »
Frédéric Martel : Voilà, donc, réédition de Microfilms, des références complètes de ces CD sur le site de Masse critique, sur http://franceculture.com C’est toujours touchant de réentendre la voix de Serge Daney, Marin Karmitz ?
Marin Karmitz : Je vous remercie, ça me touche vraiment, parce que Serge Daney nous manque beaucoup, me manque beaucoup. C’était, justement, quelqu’un qui pensait l’image et le son. Personne ne l’a remplacé et c’est vraiment très dommage. Je crois qu’il est irremplaçable. Je suis très heureux que l’INA ressorte ces entretiens que les gens doivent écouter parce que c’était remarquable. Ce que faisait Serge était formidable.
Frédéric Martel : France culture, « Masse critique », c’est fini pour aujourd’hui.