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Maurice BAYEN, par Alfred KASTLER

Maurice Bayen (04 décembre 1902- 20 avril 1974), par Alfred Kastler

(Tiré à part de l’Annuaire des Anciens Élèves de l’École normale supérieure, 1975. / Cote : Fonds Kastler. Pièce 01 134)

Maurice BAYEN, né le 04 décembre à Metz, alors ville allemande.

Son père, luxembourgeois, ne tarda pas à se fixer à Nancy pour acquérir la nationalité française et pour permettre à ses deux fils, Maurice et André, de faire leurs études en France.

Maurice fit des études brillantes au lycée Henri-Poincaré qui lui permirent d’être reçu en 1921 à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm dans la section scientifique.

C’est là que, camardes de promotion, nous nous sommes connus, que nous avons partagé la même turne en deuxième année avec René Mazet et Jean Mendousse, qu’en plus des cours officiels nous avons suivi ensemble les cours de Charles Fabry à l’Institut d’optique, de Jean Perrin à la Sorbonne, de Madame Curie dans ce petit amphithéâtre de la rue Pierre Curie où nous saisissait une ferveur qui s’apparentait au sentiment religieux. C’est ensemble aussi, avec Jean Mendousse, que nous passions des journées entières au laboratoire de chimie pour nous initier au mystère de la synthèse organique, pour apprendre comment une légère modification moléculaire permet de transformer l’acide hippurique en essence de rose ou de violette. L’agrégé-préparateur Marius Faillebin nous guidait et nous surveillait. Lorsque nous nous attardions le soir au laboratoire, Madame Faillebin, son tricot à la main, venait le rejoindre, nous donnant l’exemple du bonheur familial. Maurice ne se doutait sans doute pas qu’il devait devenir plus tard son gendre. C’est à l’École de la rue d’Ulm que nous eûmes aussi la révélation des dons littéraires de Maurice et de sa passion pour le théâtre. Je le vois encore sur la tribune de « l’amphi Fischer » - depuis longtemps disparu – nous déclamant une tirade dans la fougue de la jeunesse.

Sortie de l’École agrégé de physique en 1925, Maurice Bayen, après avoir accompli son année de service militaire et suivi pendant un an, au Conservatoire de Paris, le cours d’art dramatique, devait décider, non sans conflit intérieur sans doute, de se consacrer à l’enseignement des sciences. Comme la plupart d’entre nous, il fut d’abord professeur de lycée et alla enseigner la physique pendant six années, de 1928 à 1934, au lycée Galata-Saray à Istanbul. Il n’y fut pas dépaysé, puisqu’il devait retrouver comme collègues en Turquie ses aînés de Noramle : Pierre Fleury, Marcel Cau et Marius Faillebin, chargés d’organiser l’enseignement supérieur scientifique. Il devait y accueillir lui-même, en 1969, son camarade de promotion littéraire Camille Begeaud, qui allait rester vingt-six années en Turquie et dont il a décrit l’épopée turque dans une notice qu’il a rédigée en collaboration avec Jean Pasquier, publiée dans notre annulaire de 1974. En véritable camarade, Maurice passait avec ses élèves, la classe finie, de longues heures en plein air, leur apprenant à construire des planeurs et à réaliser ainsi les premiers essais de vol à voile en Turquie. Il put aussi donner libre cours à sa passion pour le théâtre en organisant, toujours avec le concours des jeunes qui l’entouraient, des représentations d’Œdipe, Andromaque, Orphée de Cocteau, Knock de Jules Romains ainsi que d’autres pièces. C’est dès cette époque qu’il connut celle qui était encore une fillette et qui devint plus tard la compagne de sa vie. De retour en France en 1934, Maurice Bayen devait enseigner successivement au lycée Faidherbe à Lille jusqu’en 1937, puis au lycée Buffon et au Lycée Marcellin-Berthelot dans la région parisienne.

Ce fut une époque féconde en activité multiples. Chef des éclaireurs du lycée de Lille, il les intéressa à la construction de modèles réduits d’engins divers et les groupa dans le « Clan Faidherbe » qui parvint à monter diverses pièces de théâtre : Orphée, Le médecin malgré lui, La volupté de l’honneur. Avec Olivier Hussenot il organise le spectacle français d’Écosse en 1939. Au moment même du drame de Munich et de l’abandon de la Tchécoslovaquie, il fit à Laffrey le « Guillaume Tell » de Schiller. Pressentait-il que le thème de la pièce, la lutte pour la liberté et la dignité humaine, devait devenir, face à l’oppression hitlérienne, le thème de son engament personnel pour les années à venir ?

Depuis sa sortie de l’École normale, et durant toutes ces années, il n’avait cessé de travailler à sa thèse de doctorat et avait profité de son séjour à Lille pour faire au laboratoire de la faculté des sciences, des recherches susceptibles de donner un support expérimental à ses idées théoriques. Sa thèse sur « les indices de réfractions dans l’ultraviolet » était prête pour sa soutenance en 1939. Mais les événements devaient changer le cours de sa vie.

Mobilisé comme lieutenant d’artillerie, il vécut l’invasion allemande sur la Meuse. Commandant de batterie, il réussit à détruire deux auto-mitrailleuses allemandes, mais fut fait prisonnier dès le 26 mai 1940 et transféré à l’Oflag IV-D en Silésie.

Ici une nouvelle vie commença. Une nouvelle tâche l’attendait. Chez tous ces hommes écrasés comme lui par la défaite, dans cette grande lassitude, cette immense détresse physique et morale, il fallait faire renaître l’Espérance, préparer l’avenir. Il fut le premier à s’y employer en organisant le feu de camp scout au solstice d’été 1940, puis en groupant les bonnes volontés pour monter, avec les faibles moyens du bord, des pièces de théâtre. Dès la fin de juin eurent lieu les premières répétitions de Knock, puis l’heure de poésie avec Alfred de Musset, enfin, en novembre, le représentation d’« Œdipe roi ». L’élan était donné. Et ce fut aussi, de concert avec son camarade d’École normale Robert Mazet, l’organisation de l’université d’Oflag, les premiers cours dans les baraques, les séances de discussion.

Ainsi, en peu de semaines, le miracle d’opéra. Il faut, ici, écouter un témoignage : « Pendant la débâcle, puis tout de suite après notre capture, la plupart des officiers ont abdiqué. Lui est resté parfaitement digne, infiniment charitable à tous. Il fut un des tous premiers à réagir, à organiser des séances récréatives, des cours, toujours dans le but d’aider ses camarades, toujours payant intensément de sa personne, alors que nous étions épuisés et sans ressort. Il était fraternel au sens le plus vrai, le plus profond, le plus chrétien du terme. »

Puis, ce fut l’évasion. D’abord en septembre 1941, et réussie en octobre grâce au tunnel creusé sous les barbelés, grâce aussi aux vêtements civils confectionnés par le théâtre du camp. Évasion qu’il a relatée dans « Passage de lignes », où, avec ses deux copains, Popol et antilope, il parvient jusqu’au Rhin, mais se fait reprendre bêtement en gare de Bingerbruck et où, sautant d’un train en marche, il finit par se retrouver seul. Après d’interminables marches nocturnes il revoit Metz, embrasse ses parents à Nancy ; puis, après avoir franchi la ligne de démarcation, se retrouve enfin en zone libre et reprend son travail d’enseignement au lycée de Grenoble, tout en s’enrôlant dans la Résistance en liaison avec le doyen René Gosse qui devait payer de sa vie son courageux engagement. C’est l’époque aussi où il put enfin soutenir sa thèse de doctorat à la Faculté des sciences de Lyon et entrer dans l’enseignement supérieur à l’université de Grenoble.

Ce fut enfin le moment où, avec celle qu’il aimait depuis de longues années et qui l’attendait, il put fonder un foyer. Mais, renonçant à s’y installer égoïstement et après tant d’épreuves, il s’engagea dans la première armée dès la libération de la France, participe à la campagne du Doubs, d’Alsace, d’Allemagne, se trouve promu capitaine à l’armistice, et reste en Allemagne pour organiser les récupérations du matériel scientifique. Démobilisé enfin en août 1945 et nommé pour la rentrée maître de conférences à Lille. Il y organise le recrutement des inspecteurs de spécialité et s’occupe de culture populaire. Mais sa vie universitaire ne tarde pas à acquérir une dimension nouvelle. Ayant attiré sur lui l’attention des responsables du gouvernement pat ses qualités intellectuelles et morales, il est désigné comme conseiller à l’Éducation pour réorganiser l’enseignement en Indochine. Il y part en 1946, accompagné de sa jeune femme médecin, et c’est là que, pendant quatre ans, il s’emploie à restructurer l’enseignement à l’Université de Hanoï, à créer l’Université de Saïgon qui compte à l’heure actuelle plus de 10 000 étudiants, à fonder le lycée de Phnom-Penh, à faire venir en mission d’enseignement d’éminents collègues français, à encourager de son mieux la recherche en aidant l’École française d’Extrême-Orient et l’Institut d’Océanographie de Nha-Trang.

Rappelé en France en 1950, il est nommé recteur de l’Académie de Clermont-Ferrand où, pendant quatre ans, il prépare les plans de la nouvelle faculté des sciences et de la nouvelle cité universitaire devenues aujourd’hui une réalité vivante. C’est en 1954 que l’attend une nouvelle tâche qui lui permettra, pendant six ans, de sonner toute sa mesure. Gaston berger, directeur de l’enseignement supérieur, l’appelle auprès de lui comme directeur adjoint pour les sciences, et c’est alors, qu’ensemble, ces deux hommes exceptionnels entreprennent la tâche qui rend à l’Université française, durement frappée par la défaite et l’occupation son rayonnement international.

D’importantes décisions sont prises : création de l’enseignement de troisième cycle orienté vers la recherche, création du cadre de professeurs associés, et, sur le plan de la recherche scientifique, développement de la station de radioastronomie de Nancy, construction du grand accélérateur linéaire de particules à Orsay, encouragement aux écoles d’été destinées à la formation de jeunes chercheurs.

Parallèlement à cet effort, Maurice Bayen, qui a accepté la direction de l’Office national des universités, en profite pour organiser en 1956 la première rencontre entre recteurs français et allemands, créer des liens entre hauts établissements d’enseignement technique de part et d’autre du Rhin, et participer à la conférence européenne des recteurs à Cambridge. Il est en outre appelé à présider la Commission de l’enseignement supérieur du Conseil de l’Europe.

EN 1957 il a la joie de remettre, à Berlin, au grand physicien et grand résistant Max von Laue les insignes d’officier de la Légion d’honneur.

Ces multiples tâches accomplis, Maurice Bayen est appelé en 1960 à la direction du Palais de la Découverte. Dans ce nouveau poste, il retrouve sa jeunesse, redevient constructeur de modèles, monte la salle d’électrostatique, sonorise la présentation, fait connaître les réalisations du Palais de la Découverte à l’étranger et donne ainsi à des milliers de jeunes – qu’un enseignement secondaire incomplet prive, à l’âge où ils s’y intéressent le plus, du contact des sciences expérimentales – l’occasion de s’initier à la réalité vivante des sciences et des techniques. L’une de ses joies est de s’y promener avec ses enfants enchantés par ce monde merveilleux.

Il n’aurait demandé qu’à continuer cette œuvre éducative jusqu’à sa retraite, mais il faut sollicité de nouveau en 1964 pour un poste de responsabilité dans la vie universitaire et nommé recteur de Strasbourg par Christian Fouchet. Il ne crut pas devoir se soustraire à une tâche intéressant sa Lorraine natale et l’Alsace chère à son cœur. Ces six années furent une époque de prodigieux dynamisme puisque, durant cette brève période, l’effectif de l’enseignement du premier degré devait doubler, et celui de l’enseignement supérieur suive une progression analogue. C’est au recteur qu’il incombait de créer les structures d’accueil. Et ce fut fait. Le centre universitaire de Metz vit le jour, le campus universitaire de Mulhouse fut créé. En coopération étroite avec le monde économique et les responsables de l’industrie locale, les Instituts universitaires de technologie durent institués.

Et puis ce furent les événements de 1968. L’université de Strasbourg avait déjà connu les signes précurseurs de la crise en 1966 avec l’affaire des « situationnistes », et le recteur avait pris les choses en main, avec lucidité et fermeté, dans le souci constant d’éviter des excès. Mais 68 ne constituait pas une surprise pour lui, mais le choc fut rude.

Lorsqu’il dut gouverner ce bateau ivre que fut alors l’Université, on retrouve chez lui son sens profond de l’humain. Ce samedi 11 mai, lorsque le palais de l’université est assailli par les manifestants, il est là, entouré de son conseil d’université, il fait front avec une tranquille audace, il force le respect et évite le pire. Et de nouveau le 17 juin, lorsque les étudiants inquiets redoutent l’assaut des forces de police, il est présent, accompagné du préfet Verdier, et empêche la confrontation et la violence. Toujours il cherche à convaincre, à gagner par le cœur ce que la passion fait perdre et à sauver du brasier les résultats positifs du mouvement. Et c’est ainsi, grâce à lui, s’amorça à Strasbourg la première expérience d’autonomie de l’Université à laquelle sont associés les étudiants.

Le calme revenu, Maurice Bayen œuvrait pour organiser les nouvelles structures et pour réaliser son rêve : doter Strasbourg, siège du Conseil de l’Europe, d’une université européenne, lorsque, brusquement, en mars 1970, il apprend qu’un successeur lui est désigné. Bien qu’il ne se soit jamais plaint à ses amis, il ne peut pas ne pas ressentir la blessure par l’inélégance du procédé et l’ingratitude dont il témoigne.

Durant les trois ans d’activité qui lui restent, il est chargé de réorganiser l’histoire de l’Éducation au ministère de l’Éducation nationale. Il en profite pour mettre de l’ordre dans les archives et pour nous léguer son « Histoire des universités » éditée par les presses universitaires de France. Et, lorsqu’il prend sa retraite, en novembre 1973, M. Fontanet réunit ses amis au Ministère de l’Éducation nationale pour lui exprimer, au cours d’une cérémonie intime, la reconnaissance du pays.

Mais il sent son cœur malade et malgré le repos dont il peut enfin jouir après une vie de labeur, son état s’aggrave lentement. Sa femme est à son chevet lorsqu’il s’endort pour le repos éternel le 20 avril 1974.

Dans sa vie familiale, Maurice Bayen a connu de grandes joies et aussi un deuil cruel, la perte d’une fille bien-aimée en mars de l’année 1968. De ses deux autres filles, l’une, passée par l’École normale de Sèvres, enseigne les mathématiques, l’autre, mariée à un jeune normalien philosophe, exerce la médecine. Son fils aîné a embrassé comme lui la carrière des sciences ; son fils cadet, passé par l’École normale, s’est orienté vers le théâtre, réalisant peut-être l’un de ses secrets désirs.

Il nous laisse le souvenir d’un grand universitaire et d’un grand organisateur. Au-delà de sa vie professionnelle, le scoutisme, le théâtre ont été pour lui des moyens de rechercher la communication avec les autres. À sa richesse intérieure a répondu la variété des fonctions qu’il a été appelé à remplir et dans l’exercice desquelles il a toujours été animé par un profond amour au service des autres, au service de la jeunesse.

Alfred KASTLER

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