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Mohamed Benchicou écrit à Khalida Toumi, ministre de la culture d’Algérie

Cette lettre a été écrite en réponse aux propos de la ministre suite à la saisie du manuscrit de Mohamed Benchicou, Journal d’un homme libre, le 19 octobre 2008, après une perquisition des agents de police dans les locaux de l’imprimerie Mauguin à Alger.

Pour mémoire, Mohamed Benchicou est directeur du journal Le Matin, suspendu depuis 2004. Son précédent livre Les geôles d’Alger avait été interdit lors du Salon du livre d’Alger en 2007. Mohamed Benchicou risque jusqu’à deux ans de prison s’il procède à la publication de son nouveau livre. En 2004, il avait été condamné et incarcéré au centre de détention d’El-Harrach (près d’Alger) pendant deux années.

Madame la ministre de la Culture,

Cette lettre n’est pas une réplique au triste étalage de contre-vérités et de diatribes diffamantes que vous avez proférées à mon endroit lors de votre conférence de presse du 21 octobre 2008. Pour tout vous dire, je n’y ai vu que calembredaines désespérées, somme toute assez classiques chez un régime affolé et forcé à l’oukase. J’ai jugé qu’elles ne méritaient pas grande controverse ni encore moins un recours à l’arbitrage d’une justice à l’impartialité aléatoire.

Je me suis suffi du spectacle de votre embarras : vous ne savez, décidément, plus à quelles gémonies me vouer. De « journaliste irresponsable » j’étais devenu « dangereux trafiquant de capitaux » avant de terminer « apologiste des crimes coloniaux » et, pour l’apothéose, « antisémite ».

Et puis, oserais-je vous l’avouer, Madame la ministre, je m’étais sagement rangé à l’idée que vous n’avez pas lu le manuscrit. « On » a dû le lire pour vous. Votre intelligence vous aurait interdit, autrement, d’accuser d’ « apologie des crimes coloniaux » un livre qui rend hommage au combat de Ben M’hidi, de Ben Boulaïd et d’une de vos « avocats », Zohra Drif, mais qui – ceci expliquant sans doute cela - en dénonce la trahison et l’exploitation politicienne. Si vous aviez lu le texte, vous auriez remarqué qu’à aucun moment je ne qualifie M. Zerhouni de « Massu » même si, je le confesse, je ne m’attarde pas outre-mesure sur les hauts faits d’armes du ministre de l’Intérieur dont je vous laisse seule juge des exploits guerriers.

Si vous aviez lu le texte, Madame la ministre, vous auriez noté qu’il fustige assez tous les Papon et tous les Bousquet pour être taxé d’antisémite.

Je remarque au passage que vous faites bon négoce de la question juive puisque « Le village de l’Allemand » de Boualem Sansal est interdit pour l’« excès » inverse de pro sémitisme !

Non, je n’aurai pas réagi à votre conférence de presse du 21 octobre 2008 si elle ne s’était accompagnée d’un terrible aveu.

Plus que l’aveu d’un abus de pouvoir.

L’aveu d’une intolérable voie de fait.

Une voie de fait, Madame la ministre !

Madame la ministre, vous n’avez pas fait que censurer un livre, vous avez foulé aux pieds les lois de ce pays.

Et sur ce préjudice-là, qui concerne mon pays, sur cette profanation de l’État de droit embryonnaire et, pire, sur la banalisation de l’acte totalitaire, je ne me tairai pas.

Rien ne vous autorisait à violer aussi arbitrairement une propriété intellectuelle.

Rien, surtout pas votre qualité de ministre d’une République dont vous avez le devoir absolu de protéger l’image et de veiller à la conformité aux règles sacrées d’un État de droit.

Vous vous êtes autorisée à « faire justice » vous –mêmes.

Vous vous êtes autorisée à interdire un livre sans passer par le juge.

Vous vous êtes autorisée à réagir au nom des personnes dont vous décrétez unilatéralement qu’elles sont diffamées.

Vous vous érigez en tutrice absolue de la Constitution qui, je vous le rappelle, garantit la défense de la liberté face aux abus du pouvoir.
Vous vous êtes permis une lecture unilatérale et intéressée des lois de ce pays.

« Dans un État libre, il n’appartient à aucune autorité politique de définir la vérité historique et de restreindre la liberté de l’historien sous la menace de sanctions pénales. »

Ce sont d’éminents intellectuels et historiens, dont je crois savoir que vous vous piquez de l’amitié, qui disent cela dans le tout récent « Appel de Blois » : Aleida et Jan Assmann, Elie Barnavi, Hélène Carrere d’Encausse, Etienne François, Timothy Garton Ash, Rafael Valls Montes, José Gotovitch, Jean Puissant, Sergio Romano, Carlo Ginzburg…Certains ont séjourné à Alger, d’autres vont y venir. Qu’allez-vous leur dire ?
Un conseil, Madame la ministre : vous devriez lire cet « Appel de Blois » avant de les recevoir.

Aussi me navre-t-il, en ces moments où la souveraineté du pays est mise à mal, d’ajouter une controverse internationale supplémentaire, mais mon rêve de citoyen ne désespérant pas de voir naître un État de droit, mon rêve ou mon devoir, m’oblige à porter l’affaire devant le Conseil d’État.

J’attends qu’il statue non pas sur l’interdiction du livre en soi mais sur l’inacceptable voie de fait caractérisée dont s’est rendu coupable un ministre de la République en foulant aux pieds les lois de ce pays, en s’autorisant à « faire justice » lui –même, au mépris des règles élémentaires d’un État de droit.

Oui, Madame la ministre, riposter à votre voie de fait est un devoir envers l’avenir de ce pays.

En agissant à contre-courant de votre époque vous faites plus que discréditer la République, vous l’engagez dans le dangereux chemin du totalitarisme.

Vous ressuscitez, Madame la ministre, les odieux procédés d’excommunication qui ont servi à Goebbels, à Mac Carthy ou aux intégristes islamistes.

Vous m’accusez de « félonie ». Mais c’est toujours au nom d’une conception despotique de la « défense de la patrie » que se sont commis les grands crimes de l’Histoire.

En l’espèce, tout a été dit dans cette déclaration du bras droit de Hitler, Goering, lors du procès de Nuremberg : « C’est simple d’entraîner le peuple dans telle ou telle direction…C’est facile. Tout ce qu’il faut dire à ces gens c’est qu’ils sont attaqués, en qualifiant les pacifistes de manque de patriotisme, en les accusant d’exposer la patrie à un danger. Çà marche de la même façon dans tous les pays du monde. »
Et, de fait, ce fut en raison de leur « non conformité à l’esprit allemand » que, le 10 mai 1933, furent brûlés 20 000 livres à Berlin lors de l’autodafé nazi, et que furent ainsi condamnés au feu les ouvrages, entre autres, de Bertolt Brecht, d’Alfred Döblin, de Sigmund Freud, d’Erich Kästner, d’Heinrich Mann, de Karl Marx, ou de Stefan Zweig
C’est au nom de la lutte contre « les traîtres à la patrie américaine » que fut élaborée la liste noire du maccarthysme, que des créateurs comme Bertolt Brecht, Charlie Chaplin, et Orson Welles furent poussés à l’exil et d’autres incarcérés.

C’est cette page abominable que vous voulez faire revivre à l’Algérie, Madame la ministre ?

Je remarque que vous en avez, en tout cas, largement pris le chemin. En décapitant Zaoui, en condamnant Adonis, en interdisant Sansal, Lledo, Benchicou et maintenant Bachi, vous faites le lit de l’intégrisme selon le pire présage de Kabbani : avec vous, l’Algérie craint, désormais, de se regarder dans un miroir de peur de se désirer.

Vous me suggérez de me limiter à publier à l’étranger. Mais cette patrie dont vous revendiquez la tutelle exclusive, cette patrie est aussi la mienne, l’unique, l’indispensable, l’inspiratrice, et vous ne ferez pas de moi un écrivain de l’exil.

Je suis comme l’Allemand que Kastner décrit dans son épigramme, après qu’on eut brûlé ses livres, « Je suis un Allemand de Dresde en Saxe/ le pays natal (die Heimat) ne me laisse pas partir/ je suis comme un arbre qui a poussé en Allemagne/ et qui, si nécessaire, se dessèche en Allemagne. »

J’ai bien peur, Madame la ministre, que votre nom ne reste dans l’histoire comme celui d’une main noire et tremblante qui, à trop vénérer le mot de Goebbels, - « La vérité est le pire ennemi de l’État »-, fut conduite à sortir son revolver à chaque fois qu’elle entendait le mot « culture ».

Je terminerai sur un détour par votre pittoresque péroraison : par votre censure, vous m’auriez évité de « repartir en prison » !
La litote, à cheval entre l’ironie infatuée et la condescendance faraude, ne m’a pas surpris : vous ne retenez, décidément, rien du temps qui passe.

Vous en êtes encore à brandir le code pénal, « arme de dissuasion massive » dont vous oubliez qu’en culture, elle ne sert, selon la formule de Françoise Chandernagor, qu’à « exterminer un petit groupe d’imbéciles. »

Votre prison est impuissante et je ne vous ai jamais demandé de m’en prémunir !

Vous semblez avoir oublié que l’incarcération de 24 mois ne m’avait inspiré qu’un texte, public, lu et publié le jour de ma sortie : « N’ayez pas peur de leur prison ! »

Je vous invite à le relire.

Et comment, revendiquant mon appartenance à la société qui conteste, celle qui fut autrefois la vôtre, pouviez-vous m’imaginer sollicitant clémence de ce régime de geôliers auquel vous semblez éprouver plaisir à appartenir ?

La vie nous a mis face à face et chacun assume, désormais, ses actes : vous, l’autodafé ; moi, mes écrits.

Alors, « assumez » Madame !

Sur cette belle perspective, je vous donne rendez-vous pour mon prochain livre (titre provisoire : « La dynastie des égarés ») et vous prie de croire, Madame la ministre, à ma parfaite considération.

À Alger le 28 octobre 2008

Mohamed Benchicou



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