Fabrique de sens
 
Accueil > Oreille attentive > Transcriptions d’émissions de France Culture > Nouveaux Chemins de la Connaissance / L’érotisme / Georges Bataille

Nouveaux Chemins de la Connaissance / L’érotisme / Georges Bataille

Texte intégral de l’émission, du vendredi 26 juin 2009, « Les Nouveaux Chemins de la Connaissance », par Raphaël Enthoven, consacrée à l’érotisme.

Édito sur le site de l’émission : « De l’érotisme, il est possible de dire qu’il est l’approbation de la vie jusqu’à la mort. », Georges Bataille, in L’érotisme.

Invités :

Gilles Mayné, angliciste, comparatiste, enseigne à l’Université de Saint-Etienne, il est l’auteur de « Georges Bataille, l’érotisme et l’écriture » et « Pornographie, violence obscène érotisme » (Descartes & Cie) et aux USA « Eroticism in Georges Bataille and Henry Miller »

Guy Scarpetta, est romancier, essayiste et universitaire, auteur de « Variations sur l’érotisme » (Descartes & Cie– 2004)

Vos observations, remarques, corrections etc. sont les bienvenues, avec mes sincères remerciements. Taos Aït Si Slimane

Raphaël Enthoven : Suite et fin d’une semaine sur et autour de l’érotisme dans « Les Nouveaux Chemins de la Connaissance ».

A tout seigneur, tout honneur, ou le meilleur pour la faim, f a i m, puisque après Apollinaire, Anaïs Nin et Kundera, c’est de Georges Bataille que nous parlerons ce soir pour clore cette semaine.

De Georges Bataille, c’est à dire d’Éros et donc de Thanatos, de la mère et donc du désir, d’érotisme et donc du sacré, du blasphème et donc de l’obsession, de l’œil et donc de la vulve, de la rage et donc de l’animalité, de cochonneries en un mot, c’est à dire de Dieu. « J’écris - dit-il - pour qui entrant dans mon livre y tomberait comme dans un trou. »

Et c’est en compagnie de Gilles Mayné, maître de conférence à Saint Etienne en littérature américaine, auteur notamment d’un essai intitulé « Georges Bataille, l’érotisme et l’écriture » paru chez Descartes et Cie, et de nouveau de Guy Scarpetta, venu mercredi dernier vous parler de l’érotisme chez Kundera, que nous allons passer cette dernière émission sur le phénomène érotique.

Georges Bataille : « Tout le monde sait que ce qui rend l’homme le plus heureux, ce sont les sensations les plus intenses. Ce qui me paraît le plus intéressant, dans le sens du bonheur ou du ravissement, se rapproche davantage de ce à quoi l’on songe lorsqu’il s’agit de quelqu’un comme sainte Thérèse ou de saint Jean de la Croix que de la première chose à laquelle j’ai assez visiblement fait allusion. L’intensité des sensations est précisément ce qui détruit l’ordre. Et je ne crois pas que cela ait d’autre intérêt. Il est essentiel, pour les hommes d’arriver à détruire, en somme, cette servilité à laquelle ils sont tenus du fait qu’ils ont édifié leur monde, le monde humain, monde auquel je tiens, d’où je tiens la vie, mais qui tout de même porte avec lui une sorte de charge, quelque chose d’infiniment pesant, qui se retrouve dans toutes nos angoisses, et qui doit être levé d’une certaine façon. »

Raphaël Enthoven : Bonjour Guy Scarpetta

Guy Scarpetta : Bonjour.

Raphaël Enthoven : Bonjour Gilles Mayné.

Gilles Mayné : Bonjour.

Raphaël Enthoven : Bienvenue à tous les deux sur France Culture et aux « Nouveaux Chemins de la Connaissance ». « Ce qui rend heureux les hommes, ce sont les sensations intenses », ce qui est intéressant, on vient d’entendre la voix de Georges Bataille, c’est qu’il s’en prend à ce monde humain, cet univers de survivants, cet univers finalement au quotidien. C’est une position assez bergsonienne, hein d’ailleurs, où il dit, voilà, il faut se défaire d’un monde quotidien, d’un monde que nous avons domestiqué et qui au fond est l’univers de la servilité. Est-ce que toute son entreprise se résume à lever le voile sur un monde inhumain que nous dissimulent nos habitudes, Gilles Mayné ?

Gilles Mayné : Pour parler de Bataille, il est difficile de ne pas évoquer les deux réalités qui sont à la base de son système. En fait, c’est un système dualiste, avec une réalité d’une part, la réalité du projet, la réalité des dépenses productives, les dépenses effectuées donc et du travail effectué pour réaliser ces projets, réalité cartésienne essentiellement, et puis donc une réalité qui vient empiéter violemment sur cette première réalité et qu’il appelle la réalité hétérogène.

Raphaël Enthoven : Laquelle empiète sur l’autre ? Pardon, mais est-ce que celle qui empiète, c’est la réalité cartésienne du projet, de l’homme qui se rend comme maître et possesseur finalement de l’objet qu’il se donne ? Ou est-ce que c’est l’autre, qui subrepticement, comme un mort-vivant qui sortirait de sa tombe, viendrait nous hanter ?

Gilles Mayné : C’est l’autre, avec un petit a, et surtout un grand E. Enfin, en tout cas, c’est ce que l’homme peut souhaiter de mieux, c’est que l’autre réalité avec un grand A vienne empiéter sur la première qui n’est que finalement, assez décevante.

Raphaël Enthoven : Et qui est quotidienne, surtout, Guy Scarpetta ?

Guy Scarpetta : Je crois que c’est important de se rappeler que Bataille, par exemple, a beaucoup réfléchi sur la préhistoire.

Raphaël Enthoven : La préhistoire…

Guy Scarpetta : La préhistoire et notamment sur ce qu’a été le phénomène de l’hominisation à travers notamment son livre sur Lascaux, mais d’autres textes aussi, il y revient au début des « Larmes d’Éros ». En gros, il dit cela : c’est par le travail que l’homme se sépare de l’animalité, c’est par le travail, et donc par le projet, et donc par le calcul, et donc par la raison consciente, mais….

Raphaël Enthoven : Tout ce qui nous met à distance du monde ?

Guy Scarpetta : Oui, mais ce qui nous rend humain, en même temps. C’est pour ça qu’il dit qu’il y tient, dans le texte qu’on a entendu. Ce qui nous rend humain, mais en même temps si l’homme se limitait à cela, il ne serait qu’une fourmi dans une fourmilière. C’est à dire que, il y a un moment où les règles et les interdits, mots-clés qui régulent le domaine du travail, du projet, de la raison utilitaire, etc., doivent être transgressés pour que l’homme devienne humain. Lascaux, c’est un rite de chasse, mais en même temps, la grâce animale qui déferle sur les parois de la caverne, vont au delà du rite de chasse. Le rite de chasse ne nous intéresse pas. Ces figures nous émeuvent encore. Et je crois que pour l’érotisme, puisque c’est autour de ça qu’on est censé parler, c’est la même chose. Il y a quelque chose qui soumet la sexualité humaine au projet, au calcul, c’est le souci de la reproduction, c’est le souci de l’avenir et il y a quelque chose qui excède cela, et qui est gratuit, et qui a lieu pour rien. Voilà.

Raphaël Enthoven : Justement, ce qui excède cela, on pourrait l’interpréter de façon assez nietzschéenne d’ailleurs, parce que Bataille est un lecteur de Nietzsche, mais c’est un Nietzsche qu’il dialectise, qu’il théorise, qu’il hégélianise, enfin on va en parler, une lecture nietzschéenne de ce débordement par la sexualité des simples fonctions de l’inscription de l’humanité dans une fonction reproductrice, en somme une espèce de ruse de la nature pour se perpétuer, ce débordement par la sexualité peut être interprété à la lumière de Nietzsche, comme l’occasion de la joie. Faire de la sexualité la plus grande des réjouissances, le moment où on sort précisément du règne de l’utilité pour accéder à ce que Nietzsche, ou ce qu’un nietzschéen de stricte obédience, appellerait la vie vraiment vécue, on a l’impression que ce débordement dont vous parlez, Guy Scarpetta, chez Bataille, se fait nécessairement au profit du désespoir, de la douleur, de la violence, de la tristesse et de la profanation. Gilles Mayné ?

Gilles Mayné : Pour en revenir à ce que disait Gilles Scarpetta, il y a une première transgression, je reviens donc dans la préhistoire, la première transgression, c’est le travail. La première transgression, l’homme est devenu, s’est hominisé par le travail. Première transgression par rapport à l’animal humain. Et ensuite, il y a une deuxième transgression, transgression en quelque sorte d’un individu qui ne peut que travailler et élaborer des projets et travailler à l’élaboration, etc., c’est un cercle vicieux. Finalement cet individu-là, s’il ne fait que travailler, s’il ne fait que s’inclure dans le monde des projets, il rate quelque chose d’essentiel. Et donc, c’est là qu’il y a intrusion notamment de la sexualité, mais il n’y a pas que la sexualité. Dans « Le Collège de Sociologie », dans les années 37, 39, qui sont vraiment fondatrices chez Bataille, il y a une pléiade de textes de sociologie sacrée extrêmement intéressants. Il parle de trois phénomènes. Il est très influencé par Mauss, Marcel Mauss, fait social total, et il parle de plusieurs phénomènes qui emportent chez l’homme la totalité de l’existence, donc il parle du rire et de l’érotisme, et puis de la poésie.

Raphaël Enthoven : Alors justement il parle du rire, de l’érotisme et de la poésie. Alors on va parler de l’érotisme et de la poésie. Bataille est un théoricien du rire. D’ailleurs il raconte lui-même que quand il a rencontré Bergson, Bergson l’a beaucoup marqué en exposant la thèse qui était la sienne dans le livre du Rire, dans lequel, pour mémoire, le rire c’est finalement la vie qui se venge de sa propre mécanisation face à la façon qu’elle a de devenir justement quotidienne, habituelle ou mécanique et que donc le rire est une espèce de retour vital, un retour de bâton vital face à la mécanisation. Et pour autant, d’ailleurs, de la même façon que Le Rire de Bergson n’est pas un livre très drôle, Bataille théorise le rire mais ne fait jamais rire son lecteur. Nous ne rions jamais, ou alors on rit de dégoût ?

Gilles Mayné : Vous avez évoqué Nietzsche. Chez Bataille, il s’agit vraiment d’un rire vraiment nietzschéen, d’un rire qui s’égosille de joie, enfin, je veux dire une sorte d’ivresse folle. C’est un type de rire bien particulier tout de même. C’est à dire qu’en fait il y a un rapport entre le rire et l’érotisme, et même la poésie. C’est à dire que dans le rire, le phénomène du rire chez Bataille, le sujet est confronté en quelque sorte à quelque chose de dramatique, un événement dramatique et à partir du moment où il se rend compte,…

Raphaël Enthoven : Toujours dans ses œuvres, il y a toujours un événement dramatique…

Gilles Mayné : Perçu... À partir du moment où il s’aperçoit que ce qui était perçu comme dramatique, n’est pas aussi dramatique que ça, il y a donc ce rictus, qui est le rire, qui, si on le regarde de près, n’est pas aussi beau, aussi divin que ça finalement. L’érotisme, c’est pareil, mais en poussant plus loin.

Raphaël Enthoven : On va y aller justement. Le meilleur pour la fin. Guy Scarpetta. Il dit ceci quand même. Je cite une phrase de Bataille : « Le rire est plus divin, et même il est plus insaisissable que les larmes. »

Guy Scarpetta : Oui, en même temps, il dit qu’il faut savoir renverser la proposition commune, c’est à dire savoir rire de la mort et prendre le sexe avec gravité.

Raphaël Enthoven : Oui, ce qui me paraît quand même sinistre.

Guy Scarpetta : Pas forcément. Cela dit, je crois qu’il ne faut éviter la question que vous posez. Il y a, probablement, aujourd’hui, quand nous lisons Bataille, quelque chose qui peut nous paraître daté et qui est le fait qu’il n’envisage la transgression que comme marquée par un poids très fort des interdits et notamment des interdits religieux. D’où le fait que la transgression pour lui ne peut s’effectuer que dans le tremblement, l’angoisse, le vertige et même ce qu’il appelle la nausée surmontée. Je crois en effet qu’aujourd’hui, nous avons probablement d’autres interdits à affronter que ceux qui étaient en vigueur à l’époque de Bataille, mais que le tremblement n’est pas forcément ce qui est à la mesure de ces nouveaux interdits. Je veux dire par là qu’il y a, je crois, chez Bataille, une sorte de lien mécanique de l’érotisme et de l’angoisse qui est quelque chose qui peut poser problème. Je donnerais un seul exemple. Il a fait un livre qui est le dernier livre qu’il a réalisé, qui s’appelle « Les Larmes d’Éros », et qui est une sorte de voyage dans l’iconographie de l’art érotique depuis la préhistoire jusqu’à Picasso en gros, jusqu’à Balthus. Moi, ce qui m’avait frappé, quand j’ai un peu travaillé sur ce livre, c’est que, d’une part il exclut tout ce que je nommerais la sensualité chrétienne. Pour lui, le christianisme est le monde du refus de la chair, par exemple, il ne voit pas qu’il y a une extraordinaire sensualité érotique dans tout l’art baroque, y compris celui qui figure à l’intérieur des églises. Et ça, il ne veut pas le voir.

Raphaël Enthoven : Il y a la Capelle Sextine aussi, on en parle...

Guy Scarpetta : Voilà. Ensuite, la deuxième chose qui me frappe dans ce livre, « Les Larmes d’Éros », c’est que, quand il aborde le XVIIIème siècle, il va vers Sade et vers Goya, c’est à dire vers les deux points où la sexualité est liée à l’horreur, de manière précise. Mais il écarte absolument toute la veine libertine aussi bien dans la peinture, Boucher, Fragonard, que la littérature libertine, il ne dit pas un mot de Crébillon, il ne dit pas un mot de Vivant Denon, il ne dit pas un mot de Laclos, il ne dit pas un mot de Casanova qui est un exemple extraordinaire d’érotisme heureux, comme si pour lui, l’érotisme ne pouvait être saisi que dans cette lumière d’angoisse.

Raphaël Enthoven : On va faire une petite parenthèse, on va sortir un instant de l’œuvre de Bataille. Je voudrais vous proposer, vous avez parlé de transgression, de rire, alors voilà un exemple de transgression, de transgression vraiment explicite et sans ambages et qui pourtant peut-être nous fait rire. C’est un extrait du « Manuel de Civilité pour les Petites Filles à l’usage des maisons d’éducation ». C’est Pierre Louys. On revient évidemment ensuite, en votre compagnie, Gilles Mayné et Guy Scarpetta, sur l’œuvre de Georges Bataille et en particulier l’érotisme.

« À l’office, quand vous vous êtes servie d’une banane, pour vous amuser toute seule ou pour faire jouir la femme de chambre, ne remettez pas la banane dans la jatte sans l’avoir soigneusement essuyée. Ne branlez pas tous vos petits amis dans une carafe de citronnade, même si cette boisson vous paraît meilleure additionnée de foutre frais. Les invités de Monsieur votre père ne partagent peut-être pas votre goût. Si vous videz subrepticement la moitié d’une bouteille de champagne, ne pissez pas dedans pour la remplir. Ne suggérez pas au serveur de faire l’amour dans le cul d’une poularde cuite sans vous être assurée par vous-même que le serveur n’est pas malade. Ne faites pas caca dans la crème au chocolat, même si, étant privée de dessert, vous êtes sûre de ne pas en manger. À table, si l’on vous demande ce que vous buvez à vos repas, ne répondez pas : Je ne bois que du foutre. Ne faites pas aller et venir une asperge dans votre bouche en regardant languissamment le jeune homme que vous voulez séduire. Ne faites pas minette à un abricot fendu en clignant de l’œil vers la tribade la plus célèbre de la société. Ne prenez pas deux mandarines pour faire des couilles à une banane, et si vous branlez votre voisin dans sa serviette, faites le si discrètement que nul ne s’en aperçoive. »

Raphaël Enthoven : Guy Scarpetta et Gilles Mayné sont les invités des « Nouveaux chemins de la connaissance ». Aux termes d’une semaine sur et autour de l’érotisme, c’est de Georges Bataille que nous parlons, encore que ce n’est pas du Georges Bataille ce que nous venons d’entendre, c’est de Pierre Louys, preuve, s’il en est, que l’on peut faire rire avec de la transgression. Gilles, qu’est-ce qu’un texte comme celui-là inspire au lecteur de Bataille que vous êtes ?

Guy Scarpetta : C’est une transgression, je dirais, relativement mineure. Moi, bon…

Raphaël Enthoven : Qu’est-ce qu’il vous faut ?

Guy Scarpetta : Elle est en quelque sorte évidente. Il y a une série de transgressions, mais en même temps, c’est du libertinage, c’est du libertinage, je crois que cela n’intéresse pas Bataille. Ce qui intéresse Bataille, encore une fois, c’est ces moments d’extase indicibles dans laquelle la réalité homogène, la réalité des buts, des projets se voit complètement soufflée par quelque chose d’autre qui la ravage et qui est d’ailleurs très difficile à dire, à exprimer, autrement que par un mouvement autoréfléxif du langage, sur le langage sacrificiel. Là, on n’est pas du tout dans le sacrificiel.

Raphaël Enthoven : Alors ce mouvement autoréfléxif du langage, et la question du sacrifice, il en question notamment dans l’une des œuvres de Bataille, peut-être la plus éloquente, je ne sais pas, l’œuvre intitulée Ma Mère, une œuvre, j’allais dire inachevée par définition, c’est presque le sentiment que nous avons à sa lecture. Guy Scarpetta, le personnage de Ma Mère, dans l’œuvre de Bataille, est un personnage, j’allais dire sans équivoque, ouvertement, d’emblée et uniment diabolique.

Guy Scarpetta : Oui, là il va au cœur, c’est à dire il affronte ce qu’il y a au fond de plus sacré qui existait avant les grandes religions que nous connaissons et qui existera après et qui est la sacralisation de la mère. Il opère une transgression qui est en fait un renversement. La mère devient l’initiatrice de débauche. C’est le personnage central et cette désacralisation de la figure maternelle est je crois le blasphème suprême. Parce que c’est un blasphème qui touche non seulement à une figure sacralisée par la société, non seulement à une figure rendue intouchable par les religions, mais en même temps à une figure sacrée aussi pour le naturalisme.

Raphaël Enthoven : On y vient. On va entendre un extrait du film tiré du livre de Bataille, du film de Christophe Honoré, excellent film de Christophe Honoré, avec Isabelle Huppert, Louis Garel et Emma de Caunes. On est au début du film, quand la mère de Pierre, c’est à dire Louis Garel, révèle sa véritable personnalité, celle de salope et de chienne à son fils, juste après la mort d’un père qu’il tenait jusqu’ici pour le seul débauché de l’histoire. Écoutez.

« Isabelle Huppert : Ton père est mort et j’ai plus l’intention de te mentir. Tu dois admettre que je suis pire que lui. T’as un respect pour moi que je mérite pas. Où tu crois que je passais toutes mes après-midi toutes ces années, hein ? Pourquoi tu crois qu’on t’a fait élever par ta grand-mère ? Qu’est-ce que tu t’es imaginé ? Regarde-moi, Pierre. Je suis une salope, une chienne. Personne me respecte. Ton père le savait, lui. Ton père était d’accord. Si tu m’aimes vraiment, tu dois admettre que ch’uis répugnante. Je veux que tu m’aimes pour ça, pour la honte que je t’inspire. »

Lecture d’un extrait de Ma Mère : « Effondré ce jour-là, j’ai quitté la salle à manger, je montais dans la chambre en sanglots. La fenêtre ouverte, un moment, sous le ciel orageux j’écoutais les jets de vapeur, les sifflets et le halètement des locomotives. Je m’adressais debout à ce dieu qui dans mon cœur me déchirait. Ce que ce cœur en se brisant ne pouvait contenir. Il me sembla dans mon angoisse que le vide m’envahissait, J’étais moi trop petit, trop minable. Je n’étais pas à la mesure de ce qui m’accablait, de l’horreur. J’entendis le tonnerre tomber, je me laissais glisser sur le tapis. Il me vint à la fin l’idée, me plaçant sur le ventre, d’ouvrir les bras en croix dans l’attitude du suppliant. Bien plus tard, j’entendis ma mère entrer dans sa chambre. Je me souvins d’avoir laissé la porte ouverte entre cette chambre et la mienne. J’entendis le pas s’approcher et doucement la porte se ferma. La porte en se fermant me rendait à la solitude mais rien me semblait-il ne pourrait désormais m’en sortir et je restais à terre, laissant en silence mes larmes couler. »

Raphaël Enthoven : Guy Scarpetta, Gilles Mayné, tout à l’heure, a parlé de la mère comme d’une initiatrice et de fait, c’est le travail qu’elle opère sur Pierre, son jeune garçon,« son puceau de 17 ans », comme elle dit, à qui elle enseigne la luxure au nom de la gloire presque, au nom d’une adoration. Elle dit : « Je veux que tu m’aimes pour la honte que je t’inspire ». Finalement tout le livre, comme j’allais dire tous les livres de Bataille sont pris dans cette ambivalence.

Gilles Mayné : Oui, alors, il y a longtemps que je n’ai pas relu Ma Mère et la proximité avec Madame Edwarda me semble vraiment frappante, effectivement…

Raphaël Enthoven : Le rapport avec Madame Edwarda, c’est la dame du bordel qui dit : « Je suis Dieu » et dont Bataille découvre qu’elle est effectivement Dieu…

Gilles Mayné : Et pour qui le lecteur éprouve une espèce de tendresse. Donc c’est vraiment Dieu fait chair et Dieu ne se mutilant pas et éprouvant le désir. Dans Ma Mère, on a un petit peu une sorte de variation subtile de ce Dieu, qui se transforme donc en mère, en remarquant bien sûr que la mère c’est le dernier des grands interdits. Interdit de l’inceste, on n’en a pas beaucoup parlé, les cousins, les sœurs, mais la mère, ça reste le dernier des grands interdits.

Raphaël Enthoven : Le dernier des grands interdits qu’il bafoue résolument, j’allais dire allègrement, mais non, pas allègrement, qu’il bafoue dans la douleur. D’ailleurs, comment se fait-il que chez Bataille il y ait un tel sentiment de transgression ? Est-ce que finalement Bataille n’est pas, alors, deux questions : d’une part un théoricien dont les théories hantent en permanence les récits, et deuxièmement, j’allais dire presque un moralisateur, Guy Scarpetta ?

Guy Scarpetta : Non, je ne crois pas. Je crois que Bataille a traversé différents champs artistiques et différents champs du savoir…

Raphaël Enthoven : C’est trop facile comme réponse ça.

Guy Scarpetta :… en n’adhérant jamais vraiment à aucun champ. Il traverse le champ de la philosophie mais il n’est pas philosophe. Son but n’est pas de produire une rationalité conceptuelle. Il traverse le champ du roman, mais ça n’est pas Joyce ni Kafka. Ses récits sont en effet des récits, je dirais, presque allégoriques, et surtout Madame Edwarda. Il traverse différents champs du savoir en essayant de pointer à chaque fois ce que les savoirs spécialisés échouent à éclairer. Donc, je crois que ce n’est pas un reproche qu’on puisse lui faire…

Raphaël Enthoven : Quand même, pardon, tous les deux, d’où vient le fait que si on lit Bataille d’une seule main, c’est parce que de l’autre en général on prend des notes ? D’où vient cette impression ? Quand on lit le marquis de Sade, ça marche pas comme ça, quand lit les « Onze Mille Verges », dont on a parlé lundi dernier, ça ne marche pas comme ça non plus. Quand on lit Bataille, on prend des notes, avec la main droite. Gilles Mayné ?

Gilles Mayné : C’est vrai je viens de prendre des notes.

Raphaël Enthoven : Prenez des notes. Vous avez écrit deux essais sur Bataille. Est-ce que ça ne tient pas justement, j’allais dire, à un excès de théories qui viendraient déborder de façon assez didactique ?

Gilles Mayné : Vous voulez savoir ce que j’ai écrit ?

Raphaël Enthoven : Ça m’intéresse.

Gilles Mayné : Pour répondre à votre question : ni un théoricien, ni un moraliste, en fait. Ce n’est pas qu’un théoricien, je veux dire, c’est quelqu’un dans lequel la théorie est intimement mêlée à la fiction. La fiction part à l’évidence du vécu et d’expériences un peu limite, et qu’il théorise. Il théorise Madame Edwarda d’une façon, alors, je veux dire, c’est très inégal. Madame Edwarda est un court récit. Il y a L’Expérience Intérieure, 200, 300 pages, Le Coupable, 400, qui sont presque la contrepartie, qui sont la contrepartie de cette expérience. C’est un théoricien, c’est quelqu’un qui théorise sur le vide, le vide vertigineux qu’il y a au delà de la première transcendance, c’est à dire la transcendance chrétienne, le Dieu chapeautant un système homogène, le système des buts, du travail, etc., tout ça chapeauté par Dieu. Dieu est donc la pierre de touche de tout le système, et donc ça garantit, hein, et…

Raphaël Enthoven : Mais quand Dieu gouverne un bordel ?

Gilles Mayné : Au delà de ça, il y a un grand vide. Donc, ça lui permet de déconstruire Dieu. Je veux dire, au delà de ça, il y a cette angoisse, très, très pesante chez lui, et donc il y a ce mouvement de désir profond de transgression. Et Dieu…

Raphaël Enthoven : Et s’il y a un grand vide, justement pourquoi ? De deux choses l’une : soit Dieu est mort, soit il est vivant.

[Ah… Rires de Guy Scarpetta et de Gilles Mayné.]

Gilles Mayné : C’est ça le problème !

Raphaël Enthoven : Justement, on est en plein dedans, si j’ose dire. Quand il dit : « Pour moi, le langage tendre et toujours tragique de ma mère était seul à la mesure d’un drame, d’un mystère qui n’était pas moins lourd, ni moins aveuglant que Dieu lui-même », il compare l’impureté monstrueuse de sa mère, en expliquant qu’elle crie au ciel et qu’elle est semblable à Dieu et que seules d’ailleurs, les parfaites ténèbres, sont semblables à la lumière. Donc on ne sait jamais ce qu’il en est de Dieu, de sorte qu’on se pose la question quand même de savoir pourquoi il y a un tel sentiment de transgression. Si Dieu est mort, où est la transgression ? Guy Scarpetta ? Il n’est pas dit qu’il soit mort ?

Guy Scarpetta :… D’une part, si Dieu est mort, peut-être que le Diable l’est un peu moins. Chez Bataille en tout cas. Mais Bataille a eu pendant un moment une perspective qui est passionnante, qui est celle d’une athéologie. C’est à dire…

Raphaël Enthoven : C’était l’époque où ce mot était intéressant.

Guy Scarpetta :… Voilà. C’était l’époque surtout où on pouvait viser une expérience mystique et athée à la fois. Et je crois que Bataille vise ça. C’est à dire quelque chose qui n’a pas besoin de l’hypothèse Dieu mais qui en même temps peut aller jusqu’à l’expulsion de l’être hors de ses limites, telles que les expériences mystiques traditionnelles nous l’évoquent. Donc la question n’est pas de savoir si Dieu existe ou si Dieu n’existe pas. Quand Bataille, dans Madame Edwarda, dit voilà une pute la plus répugnante qui soit, elle montre ses guenilles, elle vomit, etc., et c’est Dieu, en même temps ou peu de temps après, il écrit un essai sur William Blake, c’est à dire la conjonction du paradis et de l’enfer, et je crois que ce qui l’intéressait c’était le court-circuit entre le comble de l’absolu sacralisé et le comble de la déchéance méprisée. Et arriver à toucher cet absolu, c’est arriver à toucher justement une part de vérité humaine, à quoi n’accèdent ni les religions ni les philosophies.

Raphaël Enthoven : En fait arriver à tenir les deux bouts de la chandelle.

Gilles Mayné : Pour Bataille, à partir du moment où on passe au-delà et on se fait transgressé par la transgression en quelque sorte, on devient autre, avec un grand A. Dieu n’est plus qu’un… et il le dit d’ailleurs. Il dit d’une part que dieu est une énormité, mais en même temps, une fois que dieu est déconstruit, ce n’est plus qu’un mot parmi d’autres.

Raphaël Enthoven : Alors allons au sommet de cette déconstruction, de cette transgression qui nous transgresse nous-mêmes avec un nouvel extrait du film de Christophe Honoré, donc Ma Mère, dans lequel, après l’avoir initié à la débauche, de façon tout à fait presque intime, la question de l’inceste est en permanence posée. En vérité, on ne sait pas d’ailleurs si l’inceste est nécessaire dans Ma Mère. On ne sait pas s’il n’est pas déjà consommé dans le désir que la mère et le fils se reconnaissent avoir l’un pour l’autre. Voici Isabelle Huppert, donc Ma Mère, annonçant à Pierre, son fils, qu’ils vont devoir arrêter de se voir, pour ne pas vivre dans le désordre.

« Isabelle Huppert : On a été un peu loin. Il n’est pas question de le regretter mais tu es trop jeune. Trop près du temps où tu priais. J’y peux rien. Dans un monde idéal, une pure amitié nous lierait. Il n’y a pas de monde idéal. Je suis telle que tu m’as vue, Pierre. Et c’est comme ça que je veux que tu me gardes dans tes yeux. Je veux être cette mère-là pour toi. Maintenant écoute-moi, je renonce à te voir. Nous ne pourrons plus jamais vivre sans désordre et j’ai décidé que dans le désordre, nous ne devons pour l’instant plus nous rencontrer. Ne reprend pas ta mine sévère. S’il te plaît ! Ce que nous avons fait, il est insensé de le refaire. Pourtant avec toi à mes côtés je ne songe qu’à le refaire. Je sais que maintenant tu ne me juges pas. Il faut que tu me sois fidèle, même si nous sommes à des milliers de kilomètres l’un de l’autre. Nous devons continuer ensemble à refuser le monde de ceux dont la patience attend que la mort les éclaire. Nous devons être fiers de tourner le dos à tout cela. »

Lecture d’un extrait de Ma Mère : « C’est trop peu de dire que j’aime. J’étoufferais si je cessais de vivre un instant sans rendre claire la vérité qui m’habite. Le plaisir est toute ma vie. Je n’ai jamais choisi et je sais que je ne suis rien sans le plaisir en moi. Que tout ce dont ma vie est l’attente ne serait pas. Ce serait l’univers sans la lumière, et la tige sans la fleur, l’être sans la vie. Ce que je dis est prétentieux, mais surtout est plat auprès du trouble qui me tient, qui m’aveugle au point même que perdue en lui, je ne vois plus, je ne sais plus rien. T’écrivant, je comprends l’impuissance des mots, mais je sais qu’à la longue, en dépit de leur impuissance, ils t’atteindront. Tu devineras, quand ils t’atteindront, ce qui ne cesse pas de me renverser, de me renverser les yeux blanc. Ce que les insensés disent de dieu n’est rien auprès du cri qu’une si folle vérité me fait crier. »

Raphaël Enthoven : Voilà la version livresque, de ce qu’on a entendu dans le film de Christophe Honoré. Évidemment, c’est plus subtil dans le texte même de Bataille. C’est une lettre, dans le texte, que la mère écrit à Pierre, juste avant de partir en Égypte. « T’écrivant, dit-elle, je comprends l’impuissance des mots ». Vous avez parlé du langage chez Bataille, tout à l’heure, Gilles Mayné, et cet élément autoréfléxif du langage chez Bataille. Comment peut-elle à la fois parler de l’impuissance des mots et considérer que ces mots finiront par atteindre son destinataire, c’est à dire son fils Pierre ?

Gilles Mayné : Sur un plan théorique, pour prolonger un peu ma réponse de tout à l’heure, j’avais dit donc ni un théoricien ni un moraliste, en fait il est théoricien, c’est évident, et il est aussi un grand écrivain de fiction, les deux sont intimement liés. J’avais dit n’est ni moraliste, en fait il parle… D’ailleurs, c’est curieux, dans Ma Mère, il y a un élément moral, puisque dans ce que dit la mère : « on ne me refera plus », etc., finalement, on retrouve un petit peu de morale, à la fin. Mais pour ce qui concerne l’écriture, Bataille, lui, parle d’hypermorale, dans l’introduction de « La Littérature et le Mal » et ça,…

Raphaël Enthoven : Qu’est-ce qu’il entend par hypermorale ?

Gilles Mayné : Hypermorale, c’est quelque chose que l’on doit faire avec le langage, de manière à faire que certains, ce que Derrida appelait les signifiés transcendantaux, le progrès, les valeurs occidentales principales, Dieu, etc., tout ce qui concoure donc à la régularité des choses, opèraient un mouvement dans lequel le langage s’arqueboute contre lui-même pour déconstruire, même si ce n’est pas tout à fait la même déconstruction que la dérridéenne. On peut faire voler en éclats ces signifiés transcendantaux. Donc il a une attitude très radicale par rapport au langage. Alors c’est l’œil, c’est dieu, avec Madame Edwarda, c’est Ma Mère, c’est toute une série de mots comme ça, Le Petit. Le Petit qui est loin d’être petit, qui envahit toute l’existence à la fin, etc.

Raphaël Enthoven : Effectivement, rappelons-le, pour les lecteurs qui n’auraient pas en tête toute les œuvres de Bataille. C’est à dire qu’ils n’ont pas lu parce qu’il suffit de lire une fois pour se souvenir de ce qu’il a écrit. Il y a chez Bataille des yeux dans des vulves qui pleurent avec des larmes d’urine. Il y a dans Bataille des meurtres, des incestes, des cadavres dont on se repaît. Il y a chez Bataille, évidemment, il vante en permanence la beauté de la mort, et puis il y a peut-être son animal favori, qui n’est pas seulement un animal métaphorique, c’est le cochon. Il dit à un moment, Pierre, donc le fils de sa mère, si j’ose dire, dit ceci : « Je me sentais perdu, je me souillais devant les cochonneries où mon père, et peut-être ma mère, s’étaient vautrés, c’était bon pour le salaud que je deviendrai, né de l’accouplement du porc et de la truie. » Un peu plus loin, je crois que c’est Hansie ou Rhéa, je crois que c’est Hansie qui lui dit : « Je suis la plus cochonne de toutes. » A quoi tient chez Bataille, selon vous, Guy Scarpetta, cette présence, ce grognement permanent du cochon ? Est-ce que le cochon n’est pas également l’animal à qui la structure de sa colonne vertébrale interdit de regarder vers le ciel ?

Guy Scarpetta : Oui mais c’est l’animal qui symbolise dans notre culture la souillure. C’est l’animal qui se repaît d’excréments, enfin, qui se vautre dans les excréments. Mais je crois qu’il ne faudrait pas prendre tout ce qu’écrit Bataille au premier degré, comme si c’était littéral. Peut-être que le cochon, c’est une métaphore. A la fin de Madame Edwarda, il dit : « Dieu, s’il savait, serait un porc ».

Gilles Mayné : C’est aussi dans « L’Expérience Intérieure »

Guy Scarpetta : C’est aussi dans « L’Expérience Intérieure », oui. Pour revenir à Ma Mère, moi, il y a quelque chose qui m’a toujours frappé, c’est…

Raphaël Enthoven : Donc, la cochonne en l’occurrence, c’est la déesse.

Guy Scarpetta : Voilà. Vous parliez de l’inceste tout à l’heure, en fait il y a deux fins à Ma Mère. Il y a une fin qui laisse ouverte la possibilité de l’inceste réalisé et il y a une fin qui laisse l’inceste comme probable. Donc il a hésité. Et dans la fin où l’inceste est réalisé, il y a cette phrase que je trouve admirable, c’est ma mère qui parle : « Ah serre les dents mon fils, tu ressembles à ta pine, à cette pine ruisselante de rage, qui crispe mon désir comme un poignet ». Alors, que le comble de l’obscénité, probablement le comble de la transgression, c’est à dire l’inceste, réponde à un système linguistique et métaphorique aussi subtil, aussi élaboré, et aussi sophistiqué, ça me paraît désigner quelque chose qui est profond chez Bataille et qui est le fait que, au fond, l’érotisme passe par le langage. Il n’y a pas d’érotisme bataillien qui ne passe par un jeu de signifiants, de métaphores inversées, d’oxymores, de figures de rhétorique, d’une véritable rhétorique sexuelle.

Extrait, lu, de Ma Mère : « Pourrais-je même dire de cet amour qu’il fut incestueux. La folle sensualité où nous glissions, n’était-elle pas impersonnelle et semblable à celle si violente de ma mère, au moment où elle vivait nue dans les bois et où mon père la viola ? Le désir qui souvent me congestionna devant ma mère, indifféremment, je pouvais le satisfaire dans les bras d’une autre. Ma mère et moi nous mettions facilement dans l’état de la femme ou de l’homme qui désire et nous ragions dans cet état. Mais je ne désirais pas ma mère, elle ne me désirait pas. Elle était comme je sais qu’elle était dans les bois. Je lui tenais les mains, et je savais qu’elle était devant moi comme une ménade, qu’elle était folle au sens propre du mot et je partageais son délire. Si nous avions traduit ce tremblement de notre démence dans la misère d’un accouplement, nos yeux auraient cessé leurs jeux cruels, j’aurais cessé de voir ma mère délirant de me regarder, ma mère aurait cessé de me voir délirer de la regarder. Pour les lentilles d’impossibles gourmands, nous aurions perdu la pureté de notre impossible. »

Raphaël Enthoven : Guy Scarpetta et Gilles Mayné sont les invités des « Nouveaux chemins de la connaissance », ce vendredi, aux termes d’une semaine sur l’érotisme, c’est de Georges Bataille, c’est-à-dire de l’inceste en l’occurrence que nous parlons aux termes de cette semaine. « Pour les lentilles d’impossibles gourmands, nous aurions perdu la pureté de notre impossible », en d’autres termes, dans la version où ils ne passent pas à l’acte, il y a chez Bataille une volonté de préserver ce qu’il n’ose même pas appeler un désir au nom d’un impossible. Est-ce que, Gilles Mayné, vous avez parlé d’hétérogénéité, d’un monde qui n’était plus sous la tutelle d’une divinité qui chapeauterait l’ensemble, néanmoins, est-ce qu’il n’y a pas chez lui l’ambition de préserver une forme de transcendance, la pureté d’un impossible qui finalement ressemble à s’y méprendre, pardonnez-moi, à une architecture typiquement chrétienne ?

Gilles Mayné : Oui, oui. Ça, c’est tout le problème en fait. Et d’ailleurs, en parlant de problème, Bataille dit que l’érotisme, c’est le problème des problèmes. Alors, il y a toujours ce dédoublement. Je pense que, comme Guy Scarpetta l’a dit tout à l’heure, justement il ne faut pas se fixer sur : est-ce qu’il est croyant ou pas, etc., en fait ce qui compte pour lui, c’est ce vide vertigineux qu’il ouvre aux consciences, à la conscience humaine. Et donc, à partir du moment où l’on transgresse, en l’occurrence, le mot Dieu, plus que le mot en fait, tous les interstices à partir desquels ce mot construit un système clos, tout valse en éclats.

Raphaël Enthoven : « Je veux de toi, - lui dit la mère - le plaisir innommable que tu m’offres en le nommant. » On est en plein, ici, dans un système clos, non ?

Gilles Mayné : Oui. Tout dépend de ce qu’on met dans ce « en le nommant ». Effectivement, vous avez dit, que la transgression passe forcément par le langage. Tout à l’heure, j’avais parlé de cette hypermorale, il faut reprendre les mots. Pour Bataille, le seul moyen de rendre cette transgression, qu’elle soit effective ou pas, c’est de prendre le langage, c’est ce double mouvement de mettre en branle, enfin ce double mouvement…

Raphaël Enthoven : En branle, c’est vous qui l’avez dit !

Gilles Mayné : Je l’ai dit…

Raphaël Enthoven : Au moment de prendre le langage, vous avez dit mettre en branle, allez-y.

Gilles Mayné : Je suis coupable, moi aussi ! Mais, vous savez, il y a ce double mouvement, dans Le Coupable justement, « mise en action », « mise en question ». Donc il faut mettre en action le langage homogène et donc impulser, dans ce langage homogène qui travaille en système clos, le hiatus, une série de hiatus qui font que justement les mots, qui charpentent ce système, se voient contaminés dans un mouvement de dissolution, en fait ininterrompu.

Raphaël Enthoven : Guy Scarpetta, juste une question, quand même. Dans l’extrait qu’on a entendu tout à l’heure, Isabelle Huppert, la mère dit : « Il faut ensemble refuser le monde de ceux dont la patience attend que la mort les éclaire ». Alors, on est resté un long moment sur cette phrase : « …refuser le monde de ceux dont la patience attend que la mort les éclaire », disons refuser le monde de ceux qui croient en la vie après la mort, c’est en ce sens-là…

Guy Scarpetta : Ou qui ont le souci de l’avenir.

Raphaël Enthoven : Ou qui ont le souci d’un avenir, mais d’un avenir transcendant. Le monde mortifère des survivants de leur propre mort, ou des survivants du quotidien. Qu’est-ce que c’est que ce refus ? Est-ce que, évidemment, ce refus ne rentre pas en contradiction frontale avec la façon qu’il a d’employer un langage ordinaire, finalement ?

Guy Scarpetta : Je crois que pour Bataille, il y a quelque chose d’utilitaire dans la religion qu’il importe d’excéder. La religion, à partir du moment où elle vise un salut, ramène nos activités à quelque chose d’utile, et c’est précisément ça qu’il faut transgresser.

Raphaël Enthoven : En somme il faut maintenir le principe religieux, mais lui ôter la notion de récompense.

Guy Scarpetta : Écoutez, Au XVIIIème siècle, dans un roman de Sade qui s’appelle Juliette, on voit que des libertins jouissent en blasphémant, et font du blasphème un des supports essentiels de leur jouissance, alors même qu’ils ne croient pas en Dieu.

Raphaël Enthoven : Oui, très juste.

Guy Scarpetta : C’est ce que Juliette appelle une impiété imaginaire. Ce qui est, je crois, une très belle formule de Sade. Peut être qu’on en est là aujourd’hui. Peut-être que par rapport à un système d’interdits, qui peut nous apparaître extrêmement lointain, on peut au second degré, jouir de transgresser quelque chose tout en sachant que ça n’existe pas.

Raphaël Enthoven : Mais justement, est-ce que le problème pas justement l’absence d’interdits, précisément ? Est-ce que l’absence d’interdits n’est pas une censure supérieure à ces interdit qui comme autant d’obstacles viendraient susciter le désir ? Est-ce que la leçon de Bataille, ça n’est pas justement le besoin que nous avons d’interdits moraux ?

Gilles Mayné : Je pense que Bataille est encore actuel. Je pense que nous avons tous à l’intérieur de nous, chacun de nous, des interdits. Je veux dire, ce ne sont pas des interdits qui sont catalogués, spécifiés, etc., mais on a tous, au fond de nous-mêmes, un moment, un endroit où, dans lequel on éprouve une sorte d’horreur sacrée. Est-ce qu’on va plus loin ou pas ? Est-ce que je continue ? Dans quel monde est-ce que je serais propulsé ? Etc. Donc l’interdit, il est en nous. C’est ce qui fait de nous des êtres humains. Le plus profondément. Au plus profond de nous-mêmes.

Raphaël Enthoven : Nous ne portons pas en nous que l’interdit, nous portons mais aussi la pensée du suicide, dont Nietzsche disait qu’elle aidait à passer plus d’une mauvaise nuit et dont Cioran disait qu’elle était la plus grande richesse qu’un homme portait en lui. On va entendre, puisqu’on arrive presque au terme de cette émission, de nouveau Georges Bataille parlant de se supprimer, de cette aspiration à se supprimer, mais qui ne vaut évidemment que dans la mesure où il ne passe pas à l’acte.

Georges Bataille : « Je n’aspire qu’à une chose, dans la mesure où je me donne encore des buts, c’est à me supprimer. Ni maintenant, ni autrefois, je n’ai pris de revolver, ni de poison. Je crois qu’il est plus amusant, il est peut-être plus lâche aussi, il est plus amusant d’essayer de se supprimer avec une gymnastique de l’esprit ou des sensations. Je crois aussi que c’est plus intéressant humainement. L’homme au fond est une histoire assez mal venue, qui a toutes sortes d’inconvénients, il est bien obligé à un certain moment d’apercevoir qu’il y a une part d’échec considérable et qu’il faudrait liquider. Mais s’il se supprime, alors il supprime tout, c’est embêtant. Il y a toujours, je crois, chez l’homme, cette nécessite de se supprimer en se conservant. »

Raphaël Enthoven : Puisqu’il faut se supprimer en conservant, est-ce que ça n’est pas tout simplement parce que en se supprimant, l’homme supprime également l’échec dont il est porteur, Guy Scarpetta ?

Guy Scarpetta : Peut-être… mais ce que vise Georges Bataille, lorsqu’il parle de ça, c’est le passage de la petite mort à la grande mort. Cette…

Raphaël Enthoven : De l’orgasme à la mort véritable…

Guy Scarpetta : Cette part d’excès, qui est propre à toute transgression véritable, et qui, si on la pousse jusqu’au bout, peut aller jusqu’à la destruction. Je parlais tout à l’heure d’un livre comme « Les Larmes d’Éros », c’est un livre qui sonde la jonction, et même la conjonction de la mort et de l’érotisme, de la cruauté, de la violence, de la dislocation des corps, et de la pléthore amoureuse, de la prolifération des plaisirs, de l’excès en général.

Raphaël Enthoven : Mais est-ce que ce n’est pas la raison pour laquelle, la torture, chez Bataille, consiste également à maintenir - comme souvent d’ailleurs les phénomènes de torture - en vie le supplicié, en tout cas le plus longtemps possible. Est-ce que la condition même du plaisir, ça n’est pas justement, non pas de mettre à mort le supplicié, ou peut-être de le faire à terme, mais de le maintenir en vie, j’allais même dire de maintenir son cadavre en vie ? Gilles Mayné ?

Gilles Mayné : Oui, c’est tout à fait ça. Il y a quelque chose de cette différence dérridéenne, poussée très loin, mais abrupte, je dirais. En fait maintenir, c’est le mot. Il y a cet aufhebung, chez Bataille qui est constitutif de son écriture : maintenir tout en conservant. Maintenir toujours plus loin tout en sachant qu’il parle aussi beaucoup de rigueur. Donc son hypermorale, c’est de la rigueur…

Guy Scarpetta : Il faut le système, et il faut l’excès. Voilà, c’est une phrase Bataille.

Gilles Mayné : On ne peut transgresser que dans la rigueur, dans la rigueur philosophique. C’est dire que ça va tout à fait contre beaucoup d’aspects du postmodernisme rampant que nous vivons à l’époque actuelle. On a tendance à croire qu’il n’y a plus de tabous, tous les tabous ont été transgressés. Non, le tabou est central à l’homme. Et ce n’est pas parce qu’il a des surcouches, surajoutées d’éléments hétéroclites, on parle beaucoup de multiculturalisme, etc., d’inclure toutes sortes de cultures différentes, etc. Non, au centre il y a toujours ce mouvement de transgression qui est constitutif d’un manque, en tout cas pour Bataille. Je crois que c’est encore actuel.

Raphaël Enthoven : Qui est le tabou de la boue.

Gilles Mayné : De la boue…

Raphaël Enthoven : Est-ce que ça n’explique pas ce que dit à un moment la mère à Pierre, à la toute fin, quand elle revient d’Égypte, elle lui dit : « ton erreur est de préférer le plaisir à la perversité. », Guy Scarpetta ?

Guy Scarpetta : Oui, c’est ça. C’est ça, mais en même temps ce qui est intéressant, dans ce que vous disiez, c’est de voir en quoi ça nous concerne aujourd’hui. Puisqu’on vit quand même une époque qui est complètement paradoxale. D’un côté, il y a la permissivité qui est fondée, pratiquement fondée en loi. Et d’un autre côté, on sent une tentative de retour à l’ordre moral, de réintroduction de la censure. En même temps, les religions se sont effondrées, mais il est probable que le naturalisme, c’est à dire la mythologie d’une sexualité à la fois naturelle et innocente, introduit autant d’interdits qu’en introduisaient les religions anciennes. Et donc, je ne sais pas s’il y a des interdits au fond de nous, mais je crois que les interdits sont là, ils se sont déplacés, ils sont paradoxaux, ils peuvent prendre la forme de ce qui combat les anciens interdits, mais ils sont là extrêmement présents.

Raphaël Enthoven : Et cela sera le mot de la fin, merci à tous les deux. Un grand merci à Guy Scarpetta et Gilles Mayné. Guy Scarpetta, je rappelle que vous êtes romancier, essayiste, que l’on vous a déjà reçu mercredi dernier d’ailleurs pour parler de Milan Kundera. Gilles Mayné, vous êtes angliciste, comparatiste, professeur à Saint-Etienne. J’ai dit maître de conférence tout à l’heure et j’ai eu tort. Vous enseignez donc à Saint-Etienne et vous êtes notamment l’auteur de « Georges Bataille, l’érotisme et l’écriture » et « Pornographie, violence obscène et érotisme », deux essais parus chez Descartes & Cie.


Livres signalés sur le site de l’émission

 Georges Bataille, « Romans et récits », Ed. La Pléiade, octobre 2004.

Premier tome des œuvres complètes de Bataille publiées dans les éditions de la Pléiade. Préface de Denis Hollier. Edition publiée sous la direction de Jean-François Louette. Avec la collaboration de Gilles Ernst, Marina Galletti, Cécile Moscovitz, Gilles Philippe et Emmanuel Tibloux.

 Georges Bataille, « Histoire de l’œil, Madame Edwarda », Ed. Pauvert, novembre 2001.

Un objet-livre dans l’esprit de Georges Bataille réunissant les versions successives de deux textes fondateurs et leurs illustrations d’origine, signées par des artistes tels qu’André Masson et Hans Bellmer. Reproduction à l’identique de livres publiés sous le manteau et jusqu’à aujourd’hui introuvables. Les images jointes au texte sont autant de transpositions d’images obsessionnelles...

 Georges Bataille, « Le Bleu du ciel », Ed. 10-18, 1991.

4ème de couverture : « J’ai voulu m’exprimer lourdement. Mais je n’insinue pas qu’un sursaut de rage ou que l’épreuve de la souffrance assurent seuls aux récits leur pouvoir de révélation. J’en ai parlé ici pour arriver à dire qu’un tourment qui me ravageait est seul à l’origine des monstrueuses anomalies du Bleu du Ciel.

Mais je suis si éloigné de penser que ce fondement suffit à la valeur que j’avais renoncé à publier ce livre, écrit en 1935. Aujourd’hui, en 1957, des amis qu’avait émus la lecture du manuscrit m’ont incité à sa publication.

Je m’en suis à la fin remis à leur jugement. » (Georges Bataille)

 Gilles Mayné, « Georges Bataille, l’érotisme et l’écriture », Ed. Descartes & Cie, mars 2003.

4e de couverture : C’est en général à demi-mot qu’est assignée à l’érotisme au sens fort, passionnel du terme une place restreinte de laquelle il ne saurait facilement déroger. Pourtant il peur arriver qu’après avoir été longtemps contraint à une existence interlope, l’objet du rejet devienne soudain objet de mode littéraire, le plus important étant de tout recycler, ou de « tout parodier », comme disait Georges Bataille : l’obscénité en pornographie, la pornographie en érotisme et l’érotisme en toutes sortes de bons sentiments. Au moment même où nous écrivons ces lignes, on assiste à une véritable déferlante de romans, récits ou anthologies diverses se définissant comme érotiques ou en tous cas vendus sous ce label. Mais qu’en est-il exactement et surtout : qu’est-il advenu de l’érotisme ?

Bataille continue de fasciner, mais lorsqu’il dérange, c’est de façon abrupte, presque rédhibitoire. Lui-même n’en était pas dupe. Peut-être est-ce pour cela qu’il est l’un des auteurs les plus pillés, mais aussi déformés de la littérature française. À partir d’une confrontation très précise et approfondie à certains de ses textes fondateurs, Histoire de l’œil, Madame Edwarda, Le Petit, ainsi qu’aux théories qui les sous-tendent, ce livre démontre que l’exigence de pureté et l’extrême lucidité de l’auteur de « La Littérature et le Mal » peuvent être mises en pratique, concrètement, afin de jauger l’érotisme de certains des auteurs anglo-saxons les plus intéressés à ces questions : Edith Wharton, Henry Miller, D.H. Lawrence ou encore Philip Roth.

 Gilles Mayné, « Pornographie, violence obscène érotisme », Ed. Descartes & Cie, 28 novembre 2001.

4e de couverture : La pornographie ne dérange ni l’ordre social ni les discours qui légitiment cet ordre. On peut même avancer qu’objectivement elle ne fait que le renforcer. Ce ne sont pas les sex-shops et les films pornos que la société censure mais Flaubert, D. H. Lawrence, Joyce, Nabokov, Rushdie ou... Kristof. Ce n’est donc pas lé caractère « pornographique » ou « obscène » de leurs œuvres que la société censure, mais leur érotisme. Notre époque postmoderne qui se proclame tolérante, multiculturelle, « plurielle », ne favorise guère l’expression littéraire de la violence obscène, part intrinsèque de l’érotisme au sens de Georges Bataille.

À partir d’une confrontation très approfondie des œuvres de Georges Bataille et Jean Baudrillard (deux destins de la révolte et de l’érotisation du monde), ce livre expose une critique très aiguë d’auteurs contemporains à la mode (ceux que Dominique Lecourt appelle les « piètres penseurs ») et du politiquement correct.

Messages

  • 1 17 février 2010, 01:00, par denisympa

    en tapant wikipedia c’est formidable dans google je suis tomb ? sur le site de france culture et des nouveaux chemins de la connaissance que j ?coute le matin en prenant mon caf ? ...
    Donc un grand merci ? wikip ?dia , ? votre site et ? votre radio
    Bien ? vous

    denis.lechevalier@msn.com



Haut de pageMentions légalesContactRédactionSPIP