Ali Baddou : [Séquences non transcrites : Annonces diverses du programme des Matins / Journal d’Olivier Bois / La Une des journaux par Ali Baddou, Enjeux internationaux par Thierry Garcin : Quel changement attendre de la nouvelle implication américaine dans la luette contre le réchauffement climatique ? / Carte blanche à Corine Lepage / Titres de l’actualité par Antoine Marest / Revue de presse internationale de Cécile Kervasdoué /]
Un invité exceptionnel, ce matin dans l’émission. Cela fait des années qu’il passe avec un talent inouï du théâtre à l’opéra ou au cinéma, d’un spectacle à l’autre, d’un art à l’autre, d’un genre à l’autre, et j’ai le grand bonheur d’accueillir ici, au studio de France Culture, le metteur en scène Patrice Chéreau. Bonjour.
Patrice Chéreau : Bonjour.
Ali Baddou : Et bienvenue. Vous terminez le montage d’un film avec Charlotte Gainsbourg et Romain Duris,…
Patrice Chéreau : Oui.
Ali Baddou : Vous préparez un opéra à New York. Vous étiez, il y a encore quelques mois, au théâtre et vous serez demain et mercredi à Paris, sur la scène du Théâtre de l’odéon, pour une lecture de Coma de Pierre Guyotat. J’en oublie ?
Patrice Chéreau : Non, non, c’est juste. C’est le panorama, oui.
Ali Baddou : Quelle belle énergie ! Coma donc de Pierre Guyotat, un événement qui est une coproduction France Culture, qui sera retransmis sur notre antenne en direct mercredi à 20h. Pourquoi le choix de monter sur scène Patrice Chéreau pour lire ce texte magnifique sur la dépression ?
Patrice Chéreau : Pourquoi le choix de monter sur scène […] pourquoi ce texte ? Cela fait un bout de temps que je fais des lectures, qui ne sont pas des lectures, qui sont, disons, où j’arpente le plateau avec le texte, et où je le lis à moitié et j’essaye à moitié de l’incarner. C’est un exercice pour moi qui est utile parce que cela me permet de retrouver mes racines sur le plateau et d’apprendre, de réapprendre ou de redécouvrir comment phraser un texte, comment faire parvenir une idée, tout simplement. Je suis tombé l’an dernier sur ce texte, il y a deux ans même, quand je l’ai lu, je l’ai trouvé admirable, d’une grande énergie, une grande énergie de survie finalement et j’ai eu envie de le dire. Quelquefois pour connaître les textes, c’est bien de les dire en public. Voilà, je l’ai choisi et j’ai découvert, en le travaillant, qu’il était plutôt facile à dire, plutôt facile à proférer sur un plateau. J’en ai parlé avec Pierre Guyotat, qui a vu cette lecture à Rome, il y a un an, que ça n’a pas du tout surpris, il m’a dit : c’est normal, le texte est sonore.
Ali Baddou : Qu’est-ce que cela apporte de lire un texte comme celui-là, un texte romanesque ou un récit à haut voix, plutôt que la lecture silencieuse, celle solitaire, lorsqu’on ouvre un livre et qu’on s’y plonge
Patrice Chéreau : D’abord cela ne replace pas la lecture solitaire quand on ouvre un livre, quand on s’y plonge tous les jours, c’est une chose que j’aime et que j’essaye de pratiquer le plus que je peux, j’ai toujours un livre avec moi. Ce que cela apporte, c’est d’abord qu’il sente que le public ait envie de ça, par moment. Par exemple, j’ai lu pendant très longtemps Le Grand inquisiteur de Dostoïevski et je voyais que les gens devant moi étaient totalement surpris par l’histoire - l’histoire de l’inquisiteur qui arrête le Christ et qui décide de le faire brûler - ils étaient totalement sidérés par l’histoire, quand je leur racontais cette histoire, comme là je vais essayer de le faire, demain soir et après-demain soir, leur faire parvenir le plus simplement possible. C’est une narration, ce n’est pas tout à fait un spectacle, ce n’est plus une lecture, je suis débarrassé des accessoires très ennuyeux de la lecture : la table, la chaise, la lampe et le verre d’eau, disons, mais c’est une façon de raconter, je n’ai pas l’impression de faire autre choses que mon métier, c’est une façon de raconter une histoire et de la faire parvenir, c’est une narration.
Ali Baddou : C’est déjà du théâtre, Patrice Chéreau, cet exercice-là ?
Patrice Chéreau : Ce n’est pas loin. Il s’agit d’incarner, je ne vais pas prétendre incarner Pierre Guyotat, puisque c’est un récit autobiographique, et que mercredi je crois il sera dans la salle, mais avec humilité et avec passion, parce que le texte est magnifique à dire, ça se rapproche oui d’une narration théâtrale.
Ali Baddou : Et la mise en scène, un mot, pour nous donner un aperçu avant d’aller au Théâtre de l’Odéon demain et mercredi, à quoi cela ressemblera ? On parle d’un spectacle épuré, réduit à l’essentiel.
Patrice Chéreau : C’est le moins qu’on puisse dire puisque je suis seul sur un plateau et que le plateau est nu. C’est le plaisir d’être seul. Alors, oublions que c’est moi, c’est le plaisir, je crois, d’un acteur, seul sur un plateau, qui fait parvenir un texte, c’est le plaisir d’aller à l’essentiel, d’avoir une seule lumière, unique, pas de musique. Je monte sur le plateau, j’ai été très bien mis en scène - je ne me suis pas mis en scène moi-même – par Thierry Thieû Niang qui collabore avec moi de très nombreuses fois, qui est danseur, qui est chorégraphe,…
Ali Baddou : Oui, il est chorégraphe.
Patrice Chéreau : Donc, c’est l’idée d’occuper le plateau d’une certaine façon, de le faire physiquement - je crois que je suis assez physique sur un plateau – et de faire que le texte passe par le corps.
Ali Baddou : Qu’est-ce qui vous donne envie, Patrice Chéreau de passer d’un art à l’autre, régulièrement, sans jamais vous fixer dans un genre défini, sans jamais faire définitivement le choix du théâtre ou du cinéma ou de l’opéra ?
Patrice Chéreau : C’est qu’à la différence d’autres, qui ne font que du théâtre, je n’ai jamais réussi à ne m’intéresser qu’au théâtre. Donc, je suis curieux de l’opéra, j’ai été curieux d’ailleurs très, très longtemps, je crois que le premier opéra que j’ai fait, par hasard, c’était il y a presque 40 ans, et qu’il y a 30 ans ou 35 ans, j’ai fait mon premier film, et qu’à un moment donné, à force de le faire, je n’ai jamais été convaincu que je le faisait bien, je pense que les films je les fais mieux depuis 10-12 ans simplement peut-être, mais qu’à un moment donné, je pense qu’en traversant les trois, en m’intéressant à la musique, beaucoup, d’où l’opéra, en m’intéressant à la narration cinématographique, j’ai la conviction de faire un seul métier, sous des angles différents.
Ali Baddou : Lequel ? Quel métier ?
Patrice Chéreau : Metteur en scène, ça s’appelle. On appelle ça réalisateur au cinéma, mais moi je dis toujours metteur en scène, c’est-à-dire de raconter des histoires, de fabriquer des objets qui sont des spectacles, qui sont tantôt sur un écran, tantôt sur un plateau.
Ali Baddou : Qu’est-ce qui manque au théâtre, Patrice Chéreau, pour vous ?
Patrice Chéreau : Ah ! Il manque des auteurs, je crois.
Ali Baddou : Il manque des auteurs ?
Patrice Chéreau : Je crois. Il manque la conviction. La conviction de Bernard Koltès, par exemple, quand je l’ai monté, était que c’était là qu’il devait dire les choses importantes, que c’était sur un plateau que ça devait s’incarner. Il n’y en a pas beaucoup. Il y a des auteurs contemporains, les deux très bons, très grands qu’étaient Lagarce et Koltès sont morts, il manque des auteurs, il manque le besoin de certains auteurs de se dire que c’est sur cette tribune-là que je dirais les choses que je dois dire. Il faut savoir aussi que monter des auteurs contemporains peut au début, c’est ce qui m’est arrivé à moi, c’est arrivé à tout le monde, vider les salles, c’est-à-dire qu’il est effectivement plus facile de remplir les salles avec Le Malade imaginaire ou Hamlet. Mais à un moment donné il y a forcément des auteurs, je pense qu’ils sont montés mais peut-être pas suffisamment, et peut-être qu’il n’y a pas suffisamment d’auteurs. À un moment donné, on est sorti d’une période où la survie du théâtre avait été assurée par les metteurs en scène et on a oublié les auteurs, moi le premier dans les années 80. je pense que le théâtre n’existera que s’il y a des auteurs contemporains et que s’ils sont montés.
Ali Baddou : Patrice Chéreau, on peut dire, je crois, que pour de très, très nombreuses personnes qui vont au théâtre, vous incarnez d’une certaines manière le théâtre contemporain, particulièrement avec vos mises en scène de Koltès, avec ce que vous avez fait au Théâtre des Amandiers, depuis en tout cas cette période-là. Qu’est-ce qu’il y a de si différent de mettre en scène Koltès, que vous avez connu, avec lequel vous avez travaillé, qui a été une rencontre déterminante pour vous, quelles différences lorsqu’on met en scène Koltès et lorsqu’on met en scène Racine ou Shakespeare, puisque vous avez alterné les textes contemporains et les classiques ?
Patrice Chéreau : J’ai envie de dire que pendant longtemps j’ai monté les classiques et j’ai fait cette erreur probablement parce que l’heure n’était pas venue et que je suis né d’une période où il s’agissait de relire les classiques à la suite de Planchon, de Strehler, il s’agissait de retrouver sa nourriture dans les classiques et de faire comme si les classiques avaient été écrits hier ou avant-hier et parlaient de nous. Puis, à un moment donné, je crois que ma vie a changé dans le travail avec Koltès, c’est-à-dire qu’un auteur qui était presque mon contemporain, qui avait presque le même âge que moi, écrivait des choses et me donnait à voir le monde, me donner à comprendre le monde par son écriture. Et là, j’ai compris que j’avais perdu beaucoup de temps et qu’en même temps l’auteur n’était pas là…
Ali Baddou : Perdu du temps ?
Patrice Chéreau : Oui, parce qu’il faut monter des auteurs contemporains. J’ai eu la sensation en montant Koltès que là j’existais vraiment, mon métier servait à quelque chose. Shakespeare, tout le monde peut le monter. Mais du jour où j’ai aidé un petit peu à faire connaître des pièces qui n’avaient jamais été montées en France avant, je me suis dit là je suis un passeur, je suis quelqu’un qui peut servir à quelque chose et mon métier sert à quelque chose, à faire surgir, à faire naître, ou à aider à faire naître, il est né sans moi, aider à faire naître une écriture contemporaine. Ce qui a changé ensuite, c’est que j’ai monté Hamlet par exemple et je me souviens d’avoir essayé de travailler les monologues d’Hamlet à travers les monologues de Koltès. Quand j’ai remonté Koltès, La solitude des champs de coton, il y a 10 ou 15 ans la dernière fois, ça m’a amené à Racine que j’ai fait exactement dans le même espace, c’est-à-dire qu’en fait les deux ou trois classiques que j’ai refaits après, deux en l’occurrence…
Ali Baddou : Phèdre notamment.
Patrice Chéreau : Phèdre, notamment, ont été vus à travers le filtre de Koltès, à travers tout ce que Bernard Koltès m’avait appris.
Ali Baddou : Qu’est-ce qu’on peut raconter au cinéma qu’on ne peut pas raconter au théâtre, Patrice Chéreau ?
Patrice Chéreau : Il y a beaucoup de choses que l’on ne peut pas raconter au théâtre. Le théâtre nécessite forcément quoi qu’il arrive, même si l’on est incroyablement réaliste, le théâtre provoque une transposition, la vie absolument quotidienne, normale, de tous les jours, de gens que l’on croise dans la rue le matin ne se montre pas au théâtre parce qu’elle devient transposée, elle devient immédiatement plus poétique. Au cinéma on peut filmer la rue, au cinéma on peut être attentifs aux gens, aux anonymes de la rue, ce qui est mon plus grand plaisir dans ma vie de metteur en scène dans la vie tout court, on peut être beaucoup plus près des acteurs. Je n’oppose pas l’un à l’autre, je sais simplement que le cinéma me permet d’abord de travailler avec ce qui est dans le champ et ce qui n’est pas dans le champ, donc c’est vraiment une écriture alors qu’au théâtre tout est dans le champ, on voit tout et cela me permet d’être plus près des émotions, cela me permet de tourner autour des comédiens et d’être quelquefois plus attentif à eux. Puis, il n’y a pas tant de différences, à un moment donné c’est quand même, je reviens là-dessus, toujours le même métier, c’est des grammaires différentes, mais on raconte des histoires avec des comédiens, avec des émotions, et on les suit, on est plus proches des visages, on est plus proche des corps et c’est de ça que j’ai eu envie.
Ali Baddou : Vous avez le sentiment d’être davantage auteur au cinéma ? Au cinéma on signe un film, c’est un film de Patrice Chéreau, lorsqu’on est au théâtre, c’est une pièce de Koltès, de Racine, mise en scène par.
Patrice Chéreau : Bien sûr. Bien sûr. L’auteur au théâtre c’est l’auteur, c’est l’écrivain, celui qui a écrit la pièce, celui qui a composé les mots, c’est Guyotat pour demain soir et après-demain soir. Au cinéma, oui, je suis l’auteur, avec beaucoup de monde, beaucoup de gens qui sont derrière moi, mais in fine c’est ma narration que j’impose, bonne ou mauvaise, le scénario m’aide, avec un conducteur mais le scénario, lui, s’est dissout dans le film, oui, je suis l’auteur.
Ali Baddou : Quel est le fil conducteur de tous les spectacles, films, opéras, que vous avez réalisés ou mis en scène, Patrice Chéreau ? Est-ce qu’il y a quelque chose de commun entre des histoires qui sont extraordinairement différentes si l’on prend Hamlet et La Reine Margot, si l’on prend La solitude des champs de coton et Tristan, c’est des mondes différents, qu’est-ce qui les réunit ? Qu’est-ce qui les relie ?
Patrice Chéreau : Hamlet et La Reine Margot, ce n’est pas très loin.
Ali Baddou : Ce n’est pas très loin ?
Patrice Chéreau : Non, il y a une constante qui est d’une certaine façon le théâtre élisabéthain et la description de la cruauté et de la violence de ce monde. Je ne suis pas la bonne personne pour dire qu’est-ce qui réunit les spectacles parce qu’à chaque fois que je fais quelque chose, un film, une pièce ou un opéra, j’essaye justement d’aller vers ce qui ne ressemble pas au spectacle précédent que j’ai fait. Alors, il paraît que cela se ressemble d’un coup sur l’autre, il paraît qu’il y a une marque et qu’on y voit des ressemblances, c’est sûr, je les repère bien mais ce qui m’intéresse c’est justement qu’il n’y ait pas trop de ressemblances, c’est d’avancer dans une narration, dans des mondes que je ne connais pas. Quand j’ai fait Tristan et Isolde de Wagner, à la Scala, chose que j’ai refusé de faire pendant des années, j’ai découvert un monde qui était aussi exigeant que celui d’Hamlet par exemple, il fallait rentrer, il fallait comprendre cette philosophie des deux personnages, il fallait aller au bout, c’était un apprentissage qu’il fallait faire. Donc, je pense que chaque spectacle, que cela soit film ou théâtre, est un apprentissage, et l’apprentissage de quelque chose que pensais avant surtout ne pas savoir faire ; le texte de Guyotat, je n’aurais jamais imaginé par exemple que je saurais le dire ou le lire, je crois que j’y arrive, c’est à vérifier, mais je crois que j’y arrive…
Ali Baddou : On pourra le vérifier mercredi soir en tout cas et au Théâtre de l’Odéon et sur l’antenne de France Culture.
Patrice Chéreau : Et mardi aussi.
Ali Baddou : Et mardi aussi pour les spectateurs, je vais indiquer d’ailleurs le numéro de téléphone où l’on peut déjà dores et déjà réserver sa place. Vous ne le connaissez pas par cœur, Patrice Chéreau ?
Patrice Chéreau : Non.
Ali Baddou : Je vais le retrouver, je l’ai quelque part, où est ce numéro de téléphone ? En tout cas, il y a quelqu’un qui est au bout du fil, le temps que je retrouve le numéro, c’est Alain-Gérard Slama. [Séquences non transcrites : Annonces diverses / Chronique d’Alain-Gérard Slama : La situation de la France est-elle révolutionnaire ?]
Un mot de réaction, Patrice Chéreau, on sait que vous êtes intéressé à la chose politique, que vous vous êtes engagé à de nombreuses reprises dans l’espace public aux moments d’échéances politiques importantes, sur ce climat révolutionnaire, cette question que posait Alain-Gérard Slama ?
Patrice Chéreau : Je ne sais pas si le climat est révolutionnaire, je sais qu’on ne peut que comprendre - je ne sais pas s’il faut l’admettre – la violence incroyable de ces conflits et les situations impossibles humainement que cela pose, des gens qui perdent leur travail, c’est tout, d’autant que l’on parle de sommes gigantesques de sauvetage, gigantesques, énormes. Par exemple ces gens qui ont accepté la renégociation des 40h, qui avaient accepté d’autres choses, je comprends qu’ils se sentent floués et désespérés.
Ali Baddou : C’est le rôle du théâtre, le rôle du cinéma, le rôle des arts de se faire l’écho de cette tension sociale, des débats qui parcourent les espaces publics ?
Patrice Chéreau : Ou de ce faire l’écho de tout, on ne peut pas se faire l’écho de rien. On doit se faire l’écho de tout, à notre façon. Le problème du théâtre et du cinéma, c’est que quelquefois on ne peut pas suivre, collé –cela ne serait pas bien non plus - à l’actualité, c’est-à-dire qu’à un moment donné réagir sur les événements d’aujourd’hui supposerait de produire quelque chose qui sortirait dans six mois ou dans trois mois, de plus on doit se faire l’écho de tout, on doit être à l’écoute de tout, à l’écoute du monde et apporter simplement, modestement non pas des réponses, parce qu’on ne les a pas, mais au moins des questions, au moins des interrogations et au moins raconter aussi quelquefois à quel point on peut être scandalisé.
Ali Baddou : À l’écoute du monde, c’est ce qui nous attend, Patrice Chéreau, avec le journal à venir.[Séquences non transcrites : Annonces diverses / Journal de 8h par Antoine Marest / Chronique internationale d’Alexandre Adler : Le Pakistan bascule.]
Question difficile, Patrice Chéreau, qu’est-ce qui vous donne envie ? Qu’est-ce qui détermine vos choix à un moment ou un autre, de raconter cette histoire plutôt que telle autre ?
Patrice Chéreau : Je crois que ce sont souvent des hasards, ce sont des choses le moins calculé possible. Alors, quelque fois on est confronté au temps que prend un projet à se faire mais c’est un jour en écrivant ou en prenant des notes, ou en lisant un livre ou en regardant les gens dans la rue que quelquefois peut se construire soit une idée, je parle d’un film en particulier, soit une narration, soit des choses qui sont arrivées et on se sent au point, suffisamment mûr pour les raconter. Si c’est une pièce, c’est le fait de lire des pièces, de découvrir, d’entendre autour de soi parler de quelque chose, d’un auteur ; l’idée en fait, c’est toujours de pouvoir choisir le plus tard possible. Il y a toujours, pour un metteur en scène, le plaisir de passer trois ans à préparer un spectacle mais que la dernière chose qu’on fait on l’a imaginée trois semaines avant, ça cela serait l’idéal, ça n’arrive jamais, ça ne peut pas arriver…
Ali Baddou : Jamais, surtout à l’opéra, au théâtre ?
Patrice Chéreau : Non, non, c’est trois ans. Je dis toujours que quand on fait un opéra, un film, c’est le pire parce qu’un opéra est prévu trois ans à l’avance et un film trois semaines avant on ne sait toujours pas si on va le faire, si on a le financement. Mais, en même temps, le plaisir et aussi quelquefois - là dans le cas des lectures, c’est le cas – est de pouvoir se dire, dans trois semaines, dans un mois, je vais en faire une, je vais l’inventer, je vais la travailler et puis je vais faire une maquette et puis cette maquette va se développer.
Ali Baddou : Quand on s’appelle Patrice Chéreau, est-ce qu’on a une liberté totale pour faire ce qu’on a envie de faire ou est-ce que c’est plus difficile aujourd’hui que lorsque vous avez démarré dans ce métier de la mise en scène, de monter un spectacle, de convaincre pour réunir les financements et faire un film ?
Patrice Chéreau : Non, j’ai beaucoup de chance. D’abord, comme vous dites, quand on s’appelle Patrice Chéreau, je n’ai pas conscience de ça déjà…
Ali Baddou : Vraiment ?
Patrice Chéreau : Non, non, je vois bien que c’est plus facile pour moi de faire des projets que d’autres qui débutent, j’ai repéré ça, cela ne m’a pas échappé, mais le fond du problème est de rester le plus libre possible, détaché, y compris libre par rapport à son propre nom, et surtout par rapport à son passé maintenant, c’est ça le problème que j’ai, c’est-à-dire d’aller de l’avant surtout sans me retourner et de pouvoir être encore attentif et curieux des choses qui vont me survenir.
Ali Baddou : Vous avez toujours une suspicion devant les institutions ? Vous avez été le directeur mythique du Théâtre des Amandiers à Nanterre – aller mythologique même, n’employons que des grands mots ce matin, Patrice Chéreau – en tout cas, vous avez contribué à réinventer cet espace-là, ce lieu-là, en l’ouvrant avec une école, en en faisant un lieu de vie et pas simplement un théâtre isolé du reste du monde et de son environnement, ça vous donne envie de reprendre ce chantier-là, d’essayer de reprendre une institution, d’inventer un lieu culturel ?
Patrice Chéreau : Je ne crois pas. Je ne crois pas. Je pense qu’on l’a bien fait Catherine Tasca et moi et puis d’autres et tous les gens qui étaient à Nanterre : Pierre Romans, l’école, Alain Crombecque, je pense qu’on l’a très bien fait. On l’a fait dans un laps de temps assez court, 8 ans, je suis parti au moment où ça marchait très, très bien, où le travail était en pleine expansion, le public était là, je n’ai pas envie de vivre les années où après le théâtre se met à péricliter ou à décliner, je suis parti au bon moment je pense. Je pense que des choses de ce type là on les fait bien une fois et qu’il ne faut pas forcément les refaire, ni même les reproduire, que l’expérience de Nanterre ne me donnerait aucun droit, aucune justification pour reprendre un lieu, pour refaire la même chose, je pense qu’au contraire le plaisir de ne pas avoir de lieu et d’être libre de mes projets aujourd’hui est plus important pour moi.
Ali Baddou : C’est plus compliqué aujourd’hui que dans les années 80 d’essayer d’imaginer des lieux culturels ouverts sur leur monde ? On a le sentiment que le modèle, le grand modèle des années 70-80 aujourd’hui est un peu à bout de souffle en France, qu’on a du mal à avoir l’idée de ce que pourrait être aujourd’hui un espace culturel ancré dans son temps, dans sa cité.
Patrice Chéreau : Ce n’est pas à moi de porter un jugement parce que je n’ai plus de théâtre depuis près de 18-19 ans. Je pense que probablement le modèle est à bout de souffle. Je pense qu’il y a eu un âge d’or dont j’ai fait partie dans les années 70, qui était l’émergence de ces théâtres, de ces lieux qui étaient nouveaux, qui étaient sur un modèle qu’il fallait inventer, qu’il fallait construire, qu’il fallait imaginer, et qui étaient des théâtres publics où il y avait une part de rêve qui était d’élargir le public, de faire que ne viendraient au théâtre des gens qui ne seraient pas des spectateurs professionnels mais des gens qui n’y seraient jamais allés et à qui on pourrait raconter des histoires. Je pense que l’élargissement du public stagne, piétine maintenant et qu’il faut sûrement réinventer, je ne sais pas quoi d’ailleurs…
Ali Baddou : Vous, vous l’expliquez d’ailleurs ?
Patrice Chéreau : Non, vous savez les statistiques disent que les gens vont un petit plus au théâtre mais que le public rétrécit parce qu’en fait ce sont les mêmes qui y vont plusieurs fois. Je ne peux pas faire de pronostic, je ne suis plus dans une institution, dans un théâtre, je n’ai pas les comptes donc je ne peux pas faire les pronostics, je ne peux pas parler à la place des gens qui dirigent des théâtres actuellement, je sais simplement qu’il y a un appauvrissement des lieux. Je pense qu’il y aurait quelque chose à réinventer, je sais que lieux travaillent tous en réseau maintenant et que finalement des coproductions théâtrales se produisent et se renvoient l’ascenseur, qui est que finalement dans tous les théâtres, dans tous les centres dramatiques, dans toute la France, il y a un peu les mêmes programmations qui tournent, je pense qu’il y a quelque chose à inventer de différent, je ne suis pas dans la position de pouvoir dire ce qu’il faut faire parce que je n’ai pas de théâtre et que j’ai voulu cette situation. Mais je pense qu’il y a quelque chose à inventer.
Ali Baddou : Et le modèle français des politiques culturelles, Patrice Chéreau, est-ce que ce modèle-là, lui aussi hérité des années 70-80, est-ce qu’il est à bout de souffle aujourd’hui ?
Patrice Chéreau : Il est à bout de souffle pour des raisons très précises, c’est qu’il n’intéresse plus personne et qu’on essaye à tout prix de faire investir de l’argent privé et que l’argent public diminue, oui, il est à bout de souffle parce qu’il n’y a pas de politique culturelle, il devrait y en avoir une beaucoup plus forte. Je ne sais pas comment faire mais je pense que l’État, le ministère - on ne sait plus très bien à quoi il sert maintenant- devrait intervenir franchement, conduire et être un lieu où l’on puisse réfléchir à une politique culturelle.
Ali Baddou : Pour vous, le fond de l’affaire c’est que ça n’intéresse pas les politiques ?
Patrice Chéreau : Encore moins aujourd’hui qu’il n’y a deux ans. Encore moins. Je pense que ça n’intéresse absolument pas et qu’à un moment donné toute la préoccupation de tous les services de l’État, du ministère, c’est de vous dire, quand vous avez un théâtre, qu’il faut trouver de l’argent dans le privé.
Ali Baddou : Et pour vous, le rôle de l’État, des subventions publiques, ça doit être de financer ce qui le plus pointu, la création, ce qui a peut-être du mal à trouver son public ? Ou, est-ce que l’État doit aussi intervenir, comme on le dit aujourd’hui, c’est le discours dominant en politique, pour accompagner les spectacles, pour accompagner les œuvres qui vont réunir le plus grand nombre ?
Patrice Chéreau : C’est les deux qu’il fallait faire. C’est les deux qu’il faut faire. À un moment donné il faut amener le public à des œuvres les plus pointues et, comme disait Planchon, se retourner régulièrement en arrière pour voir si les autres suivent et ne pas les abandonner. À un moment donné, il y a une exigence du plus grand nombre, il y a une exigence de la plus grande exigence, de la plus grande qualité. Je ne sais pas ce que l’État doit faire, je sais ce qu’un directeur de théâtre doit faire, à un moment donné ce sont ces deux exigences-là auxquelles il faut répondre. Il faut savoir, comme je le disais tout à l’heure, que monter un auteur contemporain par exemple ça vide les salles, donc il faut tenir sur la longueur, donc il y a un long terme, si je n’avais pas monté quatre pièces de Koltès on n’en serait pas là, il fallait monter la seconde après que la première n’avait pas marché, il fallait continuer. Donc, à un moment donné, c’est l’idée même du long terme, c’est l’idée de la politique, de ce que l’on vise par rapport à la culture qui est à court, qui est en train de se perdre.
Ali Baddou : Mais il y a une responsabilité du public aussi ?
Patrice Chéreau : Le public, je parle du public de théâtre, et même du cinéma et même le public de danse, le public est formidable. Le public est fabriqué, il existe, le public. Quand on va dans les lieux, même comme Nanterre ou comme Gennevilliers ou comme le Théâtre de la Ville, il y a un public. Il y a un public fervent. Quand on va en province, dans plein de villes où j’ai même fait simplement des lectures, il y a un public. Il est là, il est fervent, il est incroyablement éduqué même, quelquefois. Quand on va dans des villes comme Lyon ou Grenoble, il y a des publics magnifiques, beaucoup plus qu’à Paris quelquefois. Donc, le public, il est là, il est exigeant, il réclame, il est avide.
Ali Baddou : Vous qui êtes un auteur, Patrice Chéreau…
Patrice Chéreau : Je ne suis pas un auteur.
Ali Baddou : Au cinéma au moins…
Patrice Chéreau : Tout juste.
Ali Baddou : Et metteur en scène, la manière dont vous pratiquez ce métier est tellement loin des conventions, tellement loin des modèles formatés que l’on peut voir dans des tas d’univers différents dans le monde culturel, que l’on peut considérer que vous êtes un auteur ? Ce n’est pas être auteur, metteur en scène, tel que vous pratiquez ce métier ?
Patrice Chéreau : Non, je fais la différence, au théâtre non, au cinéma oui. Au théâtre non, au théâtre il y a un auteur, dieu merci, qui est un écrivain, qui a réfléchi à l’ordre des mots, à la place, au sens et au langage qu’il faut, dont on doit se faire l’interprète.
Ali Baddou : Dans l’un et l’autre cas, on est quand même sensible à la réception d’une œuvre. Est-ce que vous faites des concessions, des compromis pour qu’il y ait le plus de personnes qui viennent voir vos films, assister à vos pièces de théâtre ? L’opéra c’est un cas particulier…
Patrice Chéreau : Que le projet que l’on a et qu’on essaye de raconter, que l’histoire qu’on essaye de raconter soit la plus lisible possible et la plus claire possible, ce n’est pas faire des compromis. Les compromis, cela serait de satisfaire le goût du public avant même qu’il se soit prononcé, avant même qu’il se soit manifesté. Mais on a une exigence de clarté, une exigence de réception, on fait ce qu’on pense être juste et à un moment donné on doit être à l’écoute de ce qui arrive. Si on n’est pas compris, si on n’est pas reçu, on doit en tirer deux conclusions : où l’on pense qu’on a raison et on continue dans cette voie et on pense que le public suivra, si l’on pense que le public a raison dans certains moments il doit aussi être compris, être entendu, donc il faut changer.
Ali Baddou : [Séquences non transcrites : Annonces diverses / Chronique d’Olivier Duhamel : Obama, la nouvelle Amérique.]
L’équipe est à mes côtés pour ouvrir la discussion. Texte magnifique, Coma, Pierre Guyotat. Texte malgré tout profond, grave. Ça ne vous a jamais tenté la comédie, la farce ? Pourquoi ce goût pour la profondeur et la gravité ?
Patrice Chéreau : C’est comme ça, je n’ai pas de réponse. Je n’ai pas de réponse. Je vous jure que si je pensais savoir très bien faire des comédies, je le ferai.
Ali Baddou : Vous ne sauriez pas ?
Patrice Chéreau : Je ne suis pas sûr. Le film le plus drôle que j’ai fait s’appelait : Ceux qui m’aiment prendront le train, c’était un enterrement. J’avais essayé de le vendre à mon producteur en disant : c’est comme Quatre mariages et un enterrement sauf qu’il n’y a pas les quatre mariages, il y a juste l’enterrement. En le revoyant, je le trouve assez drôle. C’était écrit par deux personnes formidables : Danièle Thompson et Pierre Trividic. J’ai adoré le faire mais c’est sûr que si je devais faire une comédie, je chercherai forcément dans quelque chose qui raconte une histoire vraie, une profondeur. Voilà, je pense que c’est plus facile d’être dans le drame.
Ali Baddou : C’est plus facile ?
Patrice Chéreau : Oui, beaucoup plus. C’est très compliqué la comédie, c’est très compliqué.
Ali Baddou : Mais qu’est-ce qui a de plus difficile que dans le drame, dans la comédie ? C’est quasiment un lieu commun, c’est vrai que très souvent on entend des auteurs, des acteurs…
Patrice Chéreau : C’est comme dans la vie, c’est plus facile d’être douloureux que d’être léger devant les événements douloureux de la vie, c’est exactement pareil. Peut-être que quand je serai un peu plus âgé je ferai des comédies.
Ali Baddou : Olivier ? Marc ?…
Olivier Duhamel : Tout espoir n’est pas perdu en tout cas. Je voulais essayer de creuser un peu ce que vous disiez sur l’absence de politique culturelle. Qu’est-ce qui permet de dire ça ? Qu’est-ce qui fait dire qu’aujourd’hui, il n’y a plus de politique culturelle ? Ce n’est pas qu’une histoire d’argent.
Patrice Chéreau : Non, c’est une histoire de projet. C’est une histoire de savoir qu’est-ce qu’on veut faire et quels sont les moyens, quel est le projet que l’on veut fabriquer. On est clairement, là, du point de vue de l’État, devant une absence de projet. Il n’y pas de projet, je ne le vois pas, ce n’est pas faire insulte à la ministre que de dire je ne vois pas ce qu’elle fait.
Olivier Duhamel : On gère au jour le jour, c’est ça ?
Patrice Chéreau : Je crois, oui, je crois.
Ali Baddou : Marc ?…
Marc Kravetz : Je vais alors là changer complètement de sujet. J’étais frappé - j’écoutais bien évidemment votre conversation avant d’arriver – quand à un moment vous avez dit : « au fond, tout ça, c’est du théâtre élisabéthain », si ma mémoire est bonne, vous allez me le confirmer, c’est même avec ça que vous avez commencé ? Donc, il y a très, très longtemps de cela, en faisant du théâtre, qu’on appelait à l’époque étudiant, vous aviez déjà plus ou moins fait la différence ? Marlowe, si ma mémoire est bonne.
Patrice Chéreau : Oui.
Ali Baddou : Marc, soyez un peu plus accessible…
Marc Kravetz : L’une des premières pièces que Patrice Chéreau a mises en scène, je ne me souviens plus du titre exact, c’était une pièce de Marlowe,…
Patrice Chéreau : Le massacre à Paris, qui était la Saint-Barthélemy…
Marc Kravetz : Non, je crois que c’était encore un peu avant.
Patrice Chéreau : Oh, là, c’est très loin !
Marc Kravetz : Peu importe,…
Ali Baddou : C’était quand vous étiez en Cours primaire, en cours élémentaire, Patrice Chéreau…
Olivier Duhamel : Ce qui est sûr c’est que ce n’était pas une comédie.
Marc Kravetz : Précisément quand tu dirigeais le Théâtre universitaire du lycée Louis Legrand, si ma mémoire est bonne.
Patrice Chéreau : Oui, oui.
Marc Kravetz : Et qu’il se produisait au Festival de Nancy, où Jack Lang était le patron.
Patrice Chéreau : Oui.
Marc Kravetz : Comme quoi, tout se tient à la fin, mais ce n’est pas tellement ça l’important. Quand on regarde cet ensemble, cette longue histoire, sur plusieurs décennies, Ali Baddou vous demandait, tout à l’heure, si vous aviez une constante, en tout cas il y en a une, c’est vous, c’est votre histoire. Si vous deviez - je sais que ce n’est pas du tout le genre – raconter votre histoire comme vous racontez celle des autres, qu’est-ce que vous retiendriez ? Est-ce que cela ne serait pas une histoire au fond très shakespearienne ? L’Histoire de votre époque d’une certaine façon.
Patrice Chéreau : Oh, là, je ne sais pas répondre parce que je ne sais pas très bien parler de moi. Je pense que les spectacles ou les films que je fais parlent de moi mais par la bande, parlent de moi à travers un monde ou un univers ou une langue que je me suis fabriqué.
Marc Kravetz : Excusez-moi de vous interrompre, ce n’est pas de parler de vous, ça on sait vous n’y arriverait pas, non, c’est de parler, vous disiez tout à l’heure…
Patrice Chéreau : Mais ça parle de moi…
Marc Kravetz : Vous disiez tout à l’heure que vous aviez toujours un regard sur la société, sur l’Histoire. C’est l’Histoire que vous racontez à travers votre histoire, à travers votre histoire de travail.
Patrice Chéreau : Oui, oui, je ne sais pas…
Marc Kravetz : Il y a une constante ?
Patrice Chéreau : Sûrement, il y a une constante très forte, je crois. Une constante très forte qui à voir avec les questions que je me pose sur l’amour, sur le désir et les questions que je me pose sur la violence que les êtres se font mutuellement que cela soit dans la vie privée ou dans la vie en politique, dans la vie en société. Ce ne sont que des questions que je me pose, ce ne sont que des choses qui me heurtent et que j’essaye de raconter, que j’essaye d’expliquer sur cette violence sourde. S’il devait y avoir une constante, c’est ça, essayer de comprendre la violence entre les êtres, essayer de comprendre pourquoi c’est si difficile, c’est pour ça que cela ne vire pas toujours vers la comédie, mais…
Ali Baddou : Elle vous fait peur cette violence, Patrice Chéreau ?
Patrice Chéreau : Oui, bien sûr.
Ali Baddou : Oui ?
Patrice Chéreau : Bien sûr. Elle me fait peur et on y est confronté tous les jours. On est confronté à quelle réponse donner à cette violence ou simplement – violence, c’est un mot très général - à cette brutalité ou conflit ou la façon d’écraser l’autre, de ne pas en tenir compte.
Ali Baddou : Et l n’y a pas de salut même à travers le sexe, même à travers les sentiments comme le sentiment amoureux ?
Patrice Chéreau : Ah, si, moi je ne crois pas avoir jamais écrit… je n’ai jamais pensé qu’il n’y avait pas de salut d’abord, je ne crois pas, je suis un…
Ali Baddou : Moi je vous pose la question.
Patrice Chéreau : Je suis un pessimiste optimiste.
Ali Baddou : Un pessimiste optimiste ?
Patrice Chéreau : Oui, très. Je n’ai jamais pensé qu’il n’y avait pas de salut, je pense au contraire que l’art ou simplement ce que je fais, le théâtre que je fais ou le cinéma, doit proposer, offrir des solutions, pas des solutions, offrir des ouvertures, des aurores, des aubes possibles, simplement. C’est ce que j’essaye de faire, c’est tout.
Marc Kravetz : Je vous repose la question - pour rejoindre cette fois la question d’Olivier Duhamel – sur la politique culturelle, quand je pense à cette époque, vous citiez tout à l’heure Planchon, vous citiez Strehler, remontons encore avant avec Vilar, avec cet élan du théâtre, ce message avec des mots dont on se dit aujourd’hui, on a lu ça dans les livres, est-ce que cela dit encore à quelqu’un : « le théâtre dans la cité », « le peuple et la culture », toutes choses qui sont devenues des notions…
Patrice Chéreau : Je pense que ça devrait toujours pouvoir dire quelque chose mais…
Marc Kravetz : Mais est-ce que ça veut dire quelque chose justement ?
Patrice Chéreau : Je suis sûr parce qu’à un moment donné on est confronté quand on raconte une histoire par quels que moyens que cela soit d’aller – principalement au théâtre, disons – vers ceux qui n’y vont jamais, d’aller vers ceux qui n’y sont pas allés, et je pense que cela a toujours un sens.
Alexandre Adler : Vous êtes plus optimiste que pessimiste, dans ce cas de figure.
Ali Baddou : Voilà Alexandre, une belle prise de parole.
Alexandre Adler : Un peu pessimiste, qui va s’élargir vers l’optimisme. Je voulais vous poser une question sur la mise en scène d’opéra puis sur l’importance que vous donnez maintenant aux textes. Je connais l’œuvre de Régis Guyotat, je n’ai pas lu le texte dont vous allez…
Ali Baddou : Pierre.
Alexandre Adler : J’ai dit Régis ?
Ali Baddou : Oui.
Alexandre Adler : Oh, mon dieu ! Pierre Guyotat, donc je vois tout à fait mais ce sont des textes très exigeants et qui sont portés par une voix humaine, visiblement par la lecture sans le secours de la dramaturgie, de l’effet de profondeur du théâtre, et je pense à la façon dont vous avez mis en scène avec Boulez, l’œuvre wagnérienne, La tétralogie, qui était quand même un moment historique. Alors qu’est-ce qui m’a beaucoup frappé, à part l’extraordinaire réalisation, c’est qu’en fait la mise en scène que vous avez faite spécifiquement avec Boulez, c’est une plongée que le spectateur fait dans l’univers wagnérien, dans les propres fantasmes de Wagner, les images se succèdent exactement comme dans le cerveau du compositeur et curieusement cette espèce de traversée du drame wagnérien permet d’écouter la musique comme jamais. Alors, cette façon est devenue maintenant un procédé, malheureusement comme toutes les grandes révolutions elle a son apogée et sa fin, et maintenant on voit beaucoup d’opéras qui obligent les comédiens à s’évertuer à faire jouer des associations mais qui en sont pas nécessairement bénéfiques, bénéfiques pour le texte en l’occurrence ici pour la musique. Je me demandais si en fait dans cette austérité que je vous vois défendre il n’y a pas une tentative très grande de revenir au texte, de réhabiliter le texte, de remettre à plat le texte, dans une période où les gens ne s’écoutent pas finalement, donc ne se lisent pas non plus.
Patrice Chéreau : Si, je pense que je suis absolument pieds et poings liés avec le texte et je pense que je l’étais déjà à l’époque de La tétralogie. Je pense que le travail que j’ai fait, avec les chanteurs en l’occurrence, sur le Wagner, même chose sur le Tristan et Isolde que j’ai fait plus tard, tenait absolument sur le texte. Quand je dis texte d’un opéra, c’est le texte écrit et le texte musical mais principalement les mots. Je pense que la force de Wagner - la force venait de Wagner, pas de moi – est que la dramaturgie de Wagner est une dramaturgie très forte, qui puise chez Shakespeare, qui puise chez Eschyle, chez les Grecs et que les mots sont d’une importance essentielle, c’est-à-dire que ce ne sont pas des airs d’opéra, c’est une parole, c’est un dialogue, c’est une situation théâtrale. Je pense que si la mise en scène a été réussie, c’est parce que je m’appuyais totalement sur les mots, totalement sur le dialogue, totalement sur la situation et sur les conflits qui étaient résolus avec les mots, et c’est ça qui a fait le théâtre dans cette production. Je pense que c’est un chemin que je continue, qui est allé ensuite vers Koltès, où les mots sont absolument essentiels, et où ce qui m’a frappé, avant même de savoir si Koltès me racontait des choses qui me parlaient à moi, j’ai entendu une langue, je me suis dit : puisqu’il y a une langue, je vais le monter, je vais le présenter, je vais essayer de faire passer cette langue au public. Et ce que je fais là maintenant dans les lectures, ce sont les mots, il y a une dramaturgie, parce que quand je monte Coma, comme je le disais tout à l’heure, je ne suis pas avec une table, un verre d’eau et une lampe, mais je traverse le plateau, aidé par le metteur en scène qui m’a mis en scène, Thierry Niang, il y a une chorégraphie, il y a l’occupation de l’espace, il y a une tentative, assez facile avec Guyotat parce que la langue est facile à dire sur un plateau, beaucoup plus que d’autres lectures que j’ai faites, de dire, de faire passer le texte, de le faire entendre et de faire passer le combat de cet homme pour la survie à travers la dépression. Je pense que je fais le même métier de la même façon que je le faisais quand je montais Dans la solitude des champs de coton. C’est sûr qu’à un moment donné, il y a des cas, comme La solitude, comme Phèdre, etc., où brusquement il commence à y avoir moins de décors, moins de lumière, moins de musique parce que probablement je suis de plus en plus fasciné par les deux comédiens ou quatre comédiens sur un plateau, de la même façon que je suis fasciné quand je les filme et que des comédiens racontant une histoire c’est en train de me suffire à moi. Voilà, c’est ça l’évolution, c’est une évolution normale, qui vient je pense avec l’âge où l’on se dit que l’on arrive peut-être à faire aussi bien avec moins.
Ali Baddou : Et les corps, Patrice Chéreau ? Vous parliez à l’instant des mots, du texte mais ce qui est très frappant lorsqu’on voit vos œuvres, vos mises en scène, c’est l’importante, l’extraordinaire attention aux corps, au corps qui souffre, au corps aimant, au corps désirant, qu’est-ce qui vous attire dans le corps ? Ou plutôt, pour le dire différemment, est-ce que vous donnez à entendre un texte, raconter une histoire ou tout simplement parfois vous avez envie de montrer un corps, montrer le désir ?
Patrice Chéreau : Je n’ai jamais envie de montrer un corps, que cela soit dans la vie privée ou dans la vie professionnelle, ce qui m’intéresse dans les corps, c’est ce qui intéresse beaucoup de monde je pense, il y a une relation physique, une relation charnelle au corps des autres, pas à son propre corps que je n’aime pas mais au corps des autres, il y a une relation évidemment érotique, travailler avec des acteurs ou des actrices, avec des chanteurs même, quand ils ont conscience qu’ils ont un corps, ce qui n’est pas toujours le cas, travailler avec les acteurs, quand ils savent ce que c’est que leur propre corps, quand ils sont dans leur propre corps est la base même de mon travail : Il y a un espace, il y a des corps, il y a des visages, il y a des regards et il y a une parole.
Marc Kravetz : Quelle est, dans vos mises en scène, d’abord au cinéma, celle dont vous vous dites : j’ai été exactement là où je voulais en venir, je n’irai pas au-delà, il faut que je passe carrément à autre chose ? Est-ce qu’il y a, au cinéma, des moments de ce genre, au théâtre ensuite ?
Patrice Chéreau : Pas beaucoup parce que, d’abord je n’ai jamais conscience d’être allé au bout, ça c’est un cliché mais je n’ai jamais conscience d’être allé tout à fait là où je prévoyais d’aller, et ce qui est intéressant quand on est dans un processus de fabrication d’un spectacle ou d’un film, c’est qu’ont découvre soi-même, un peu surpris, le résultat parce que ça ne ressemble pas à ce qu’on avait écrit, cela ne ressemble pas tout à fait à ce qui avait été visé, ce qui avait été prévu. Donc, à un moment donné, comme cela ne ressemble pas tout à fait et qu’on en sort avec une relative frustration, le choix est finalement de ne pas regarder ce qu’on vient de faire et de passer tout de suite à un autre projet - c’est ça qui peut-être assimilé chez moi à de la boulimie - pour se dire : les problèmes que j’ai eu là, que j’ai vu moins que d’habitude, je les résoudrai dans la prochaine chose que je ferai.
Marc Kravetz : Pour le dire à l’envers, il y a un effet de manque à chaque fois ?
Patrice Chéreau : Un tout petit peu, oui.
Olivier Duhamel : Toujours ? Il y a toujours de la frustration, là où je suis allé, n’est pas exactement là où je voulais y aller mais c’est quand même bien d’être allé là ?
Patrice Chéreau : Ah, oui, oui, c’est bien quelquefois d’y être allé d’autant plus qu’on y est allé par surprise, d’autant plus qu’on s’est laissé surprendre. Non, il y a un moment peut-être, quand j’ai fait un film qui s’appelait Intimité, je me suis dit : ah, là, peut-être pour la première fois - c’était tard – je ne suis pas tout à fait… je pense toujours à savoir si j’usurpe la place que j’ai ou pas. Je pense que je l’usurpe toujours un petit peu mais peut-être deux ou trois fois je me suis dit : pas trop.
Olivier Duhamel : Ça, on usurpe toujours en valeur absolue rarement en valeur relative.
Marc Kravetz : À moins que cela ne soit le contraire.
Ali Baddou : Mais vous n’aimez pas vous répéter.
Patrice Chéreau : Non, je n’aime pas me répéter mais on est confronté à la répétition, on se répète même sans qu’on ne le veuille, même en étant très attentif au fait de ne pas se répéter on se répète. À un moment donné, la différence entre un spectateur et moi c’est que moi je dis : j’espère, je pense que je suis allé un petit peu plus loin ou ailleurs que là où je vais d’ordinaire, et le spectateur me dit : ah, c’est formidable, c’est vraiment comme d’habitude.
Alexandre Adler : Moi, je suis frappé quand même de ce que vous avez exploré énormément de genres sans aucune préférence trop marquée, comme les gens qui aiment le théâtre, vous aimez tout le théâtre, quand on aime la musique, on aime toute la musique, vous n’avez pas des… Et alors, je me suis demandé pourquoi après La reine Margot, vous avez épuisé la veine du film historique alors que c’était une interrogation sur la violence d’une prémonition, juste avant 2001, mais déjà tout était là, il y avait une espèce de vision presque programmatique, et après vous n’avez plus voulu prendre un grand sujet historique.
Ali Baddou : Patrice Chéreau, vous aviez Napoléon en projet, en chantier ?
Patrice Chéreau : Ce n’est pas que je n’ai pas voulu, je n’ai pas pu.
Alexandre Adler : Ah, bon ! Alors, voilà une réponse qui éclaire.
Patrice Chéreau : Je pense qu’un film, comme La reine Margot, qui n’a pas, on va dire, rapporté l’argent qu’il a dépensé…
Ali Baddou : Mais qui est un film extraordinaire ?
Patrice Chéreau : Oui, mais l’industrie du cinéma est une industrie à court terme, l’argent qu’on investi il faut qu’il revienne, ça demande aussi des producteurs très aventureux. Le producteur de La reine Margot…
Ali Baddou : C’était Claude Berri.
Patrice Chéreau : C’était Claude Berri, ce n’est faire - comme je disais l’autre jour – insulte à personne de dire qu’il n’a pas de remplaçant. À un moment donné, j’ai eu pendant très longtemps, 7 ans, un projet sur Napoléon, qui devait se faire avec Al Pacino…
Ali Baddou : Pendant 7 ans ?
Patrice Chéreau : Oui, parce que le premier scénario que j’ai reçu des États-Unis, c’était en 2000, juste après Intimité, que j’y ai travaillé avec un scénariste français, puis un scénariste américain, puis un autre scénariste français, que j’en ai présenté des versions à Al Pacino, en 2003, en 2004, je l’ai revu une dernière fois en 2007, et il ne se fait pas. Je crois que pendant 15 jours, décembre 2007, j’ai eu le budget, virtuel, et que cela a duré 15 jours. 15 jours plus tard, j’ai eu 5 millions d’euros de moins et le film ne pouvait pas se faire. C’est-à-dire qu’un film de l’ambition de La reine Margot, je ne suis pas sûr qu’il y ait quelqu’un maintenant pour le faire…
Ali Baddou : Même avec un acteur comme Al Pacino ?
Patrice Chéreau : Même avec un acteur comme Al Pacino.
Olivier Duhamel : C’est impressionnant. Par rapport à ce qu’Ali Baddou vous disait tout à l’heure, vous répondiez : oui, je sais bien que moi je peux faire à peu près ce que je veux, Non ce n’est pas vrai, vous ne pouvez pas faire ce que vous voulez.
Patrice Chéreau : Non, au cinéma non. C’est pour ça que les films sont plus petits maintenant parce que les gros, il fallait le courage, la prise de risque de Claude pour faire La reine Margot. À un moment donné, personne n’en voulait, il s’est acharné et finalement on l’a fait.
Alexandre Adler : Parce que c’est la plongée aussi dans les ténèbres aussi de l’Histoire française alors que les Anglais ont évidemment plébiscité les films sur Élisabeth, sur Shakespeare amoureux, parce que c’est un moment absolument d’apogée…
Ali Baddou : Il y a la série télé Les Tudors qui fait un carton sur la télévision britannique…
Alexandre Adler : Ils aiment ça parce que c’est un retour… et nous, ce retour vers le trou noir des guerres de religion, qui est absolument saisissant dans le film de Patrice Chéreau, je crois qu’il y a une réticence à le voir parce qu’on oblige à voir justement : voilà, regarde, c’est cela. Alors, ce n’est pas la peine de faire sur Vichy ou des… quand on a un film d’une telle plasticité. Je crois que c’est ça qui a chassé le spectateur, c’est ( ? manque un mot) narcissique.
Patrice Chéreau : Un peu. Vous savez, il y avait un dessin, à l’époque de La reine Margot, dans Le Monde, de Plantu, on disait qu’il y avait trop de sang dans de film,…
Ali Baddou : Trop de sang ?
Patrice Chéreau : Il y avait deux personnes, dans le dessin, qui couraient vers le cinéma où il y avait La reine Margot et ils parlaient à un homme qui tournait le dos, qui lisait le journal sur un banc, ils lui disaient : tu viens au cinéma ? Et l’autre, qui avait un journal ouvert sur les massacres du Rwanda et sur la Yougoslavie, disait : Non, trop de sang.
Ali Baddou : Cela sera le mot de la fin, merci infiniment Patrice Chéreau de nous avoir rendu visite.
Patrice Chéreau : Merci à vous.
[Suite du programme des Matins avec diverses rappels d’informations / Chronique de Marc Kravetz : Yukio Asano, etc. non transcris]