Introduction par Philippe Petit : Bonsoir. Vous êtes sur France Culture, bienvenue dans « La fabrique de l’humain ». Aujourd’hui, j’ai le plaisir de recevoir Jean-Louis Laville.
C’est une longue histoire qui s’évanouit sur les barricades de la Commune au moment où le pays est atteint, selon Maxime Du Camp « d’un accès d’épilepsie morale ». C’est une histoire méconnue qui émerge sous Louis Philippe, s’invente en 1848, se métamorphose avant 1914, renaît en 1936, et qui n’en finit pas de se conjuguer, sur tous les modes, et à chaque époque, depuis qu’elle a pris forme sous le nom de « socialisme ». Pierre Leroux (1797-1871), un des inventeurs du mot, aura attendu longtemps, après bien des tentatives de réhabilitation, pour être consacré par l’université et apprécié à sa juste valeur, comme tant de socialistes associationnistes que l’on redécouvre aujourd’hui grâce au travaux de Philippe Chanial que nous avons invité le mois dernier.
Jean-Louis Laville, que nous recevons aujourd’hui, lui emboîte le pas dans un livre tout entier consacré à l’association, l’économie solidaire, l’économie sociale, le tiers secteur.
Qu’est-ce donc que l’association, ce continent oublié de l’économie solidaire ? En quoi peut-elle encore nous solliciter ?
Elle fut d’abord célébrée sous le drapeau de la république démocratique et sociale. En la prônant, les premiers théoriciens du socialisme cherchaient à se débarrasser de l’individualisme, synonyme de « désassociation », selon Pierre Leroux. Elle fut donc une promesse d’unité supérieure, une manière d’échapper au primat de l’économie marchande, et de valoriser l’entraide et la qualité des relations humaines dans le travail. Mais elle fut aussi une véritable économie populaire, qui s’opposa à l’organisation du travail de la grande industrie. Elle connut aussi des dérives philanthropiques au cours de son histoire, comme aujourd’hui par exemple le commerce équitable se cogne contre le mur de la grande distribution. Les coopératives et les mutuelles s’en inspirèrent. Le marxisme la méprisa, obnubilé qu’il était par les questions de l’État et de la lutte des classes… Rien n’y fait. On la croyait disparue, l’association, elle n’en finit pas de renaître à Bogota, comme en Europe où les leçons des années 1960, selon Jean-Louis Laville, ne sont pas oubliées…
Bonsoir Jean-Louis Laville.
Jean-Louis Laville : Bonsoir.
Philippe Petit : Vous êtes professeur au CNAM, au Centre national des arts et métiers, CNRS, et vous venez de publier, aux éditions du Seuil, un livre au titre très parlant, « Politique de l’association », dans la collection Économie humaine. Jean-Louis Laville, j’ai vu, en consultant le dossier de presse, que vous avez organisé une université populaire et citoyenne au Conservatoire nationale des arts et métiers. Ça a un rapport avec l’association, ça ?
Jean-Louis Laville : En fait, vous l’avez dit tout à l’heure, ce qui est important, je crois, c’est de se réapproprier une mémoire qui a été oubliée. Ce que l’on constate, c’est un paradoxe associatif. Quand on regarde attentivement, aussi bien en Europe qu’en Amérique, ce qui s’est passé depuis deux siècles, on constate que les associations ont vraiment participé à la construction des démocraties modernes et en même temps ce rôle a été oublié, voire méprisé, vous l’avez également mentionné, à certains moments, on n’a plus cette mémoire, donc, c’est d’essayer de renouer avec ce fil, de revoir un petit peu à travers les différentes époques, qu’elles ont été les contributions associatives, leurs apports mais aussi leurs limites, et de voir comment ce réapproprier cette histoire. Ce n’est pas simplement revenir vers le passé, c’est aussi mieux comprendre les défis du présent et les défis qui nous attendent aujourd’hui.
Philippe Petit : Alors, est-ce que, je reviens à ma question, c’est ce que vous avez voulu faire avec votre universit’ populaire ?
Jean-Louis Laville : Oui, tout à fait. C’est aujourd’hui l’une des manières d’avoir les espaces qui sont ouverts à tous les citoyens et citoyennes qui cela intéresse pour reprendre un certain nombre de thèmes, qui malheureusement sont insuffisamment traités parfois dans les cadres universitaires classiques, et essayer de le faire à travers une méthode, celle de l’université populaire, que nous avons initiée au CNAM, c’est à chaque fois avoir des contributions qui sont commentées à la fois par les chercheurs et par des acteurs.
Philippe Petit : Qu’est-ce qui se passe au sein de cette université populaire ? Vous enseignez justement cette histoire-là ?
Jean-Louis Laville : On a eu un certain nombre de rencontres sur les formes de l’association aujourd’hui en Europe, des rencontres avec nos collègues sud-américains qui sont impliqués aussi dans un certain nombre de mouvements associatifs en Amérique du Sud, on a eu des thématiques qui ont été plus consacrées à ce qui se passe aujourd’hui en France dans les associations d’action sociale, comme dans les associations culturelles, comme dans les associations de service. Donc, on essaye d’avoir différents angles pour faire de cette thématique une thématique qui soit l’objet de nouvelles réflexions.
Philippe Petit : Il y a une phrase qui m’a frappée, qui se trouve dans la conclusion mais on pourrait la prendre en introduction de notre conversation. C’est celle-ci : vous nous dites, au lieu d’entretenir une mythologie qui postule des choix brutaux entre deux formes de sociétés contradictoires, il est essentiel aujourd’hui d’affronter les défis du pluralisme par la construction de groupes et d’institutions nouvelles à côté et au-dessous des anciennes selon les termes de Marcel Mauss.
Jean-Louis Laville : Oui, cela fait allusion à ce fameux texte de Marcel Mauss, « Critique sociologique du bolchévisme », dans lequel il montrait que ce qui a finalement été la mythologie dominante au XXème siècle, c’est-à-dire la possibilité que l’on pensait envisageable de changer brutalement de société, de créer finalement une société qui soit à l’opposé de la société capitaliste dont on voulait sortir, tout cela nous a emmené au totalitarisme. Et il montre bien comment en fait les seuls changements démocratiques, et c’est vraiment une optique de comment est-ce qu’on peut le penser ce changement démocratique, cela ne peut venir que de pratiques sociales qui déjà dans un monde qui est dominé par d’autres logiques permet une ouverture et ensuite progressivement que ces expériences ont à s’articuler, ont aussi à se lier à un certain nombre de politiques publiques pour voir comment est-ce qu’elles peuvent élargir progressivement leurs marges de manœuvres, trouver plus de possibilités, recréer du débat public, par exemple aujourd’hui sur l’économie, voir qu’il y a plusieurs façons de faire de l’économie et pas une seule.
Philippe Petit : Qu’il s’agit aussi d’affirmer le lien entre l’association et la démocratie sans pour autant céder à la mystification des associations.
Jean-Louis Laville : Oui, toutes les associations ne sont pas démocratiques, on le sait très bien, on en connaît chacun qui sont marquées par l’autoritarisme ou l’autocratie. En même temps, ce qu’il faut reconnaître, c’est que l’association en tant que principe est liée aux démocraties. Je crois qu’il est important de se rendre compte que dans une démocratie, il y a une partie du politique qui est liée aux pouvoirs publics mais une autre qui est liée à l’action publique, c’est-à-dire à la possibilité qu’il y ait des formes de délibération, des formes d’actions collectives qui soient déterminés par des citoyens libres et égaux.
Philippe Petit : Vous insistez beaucoup dans votre livre, dans un premier temps, sur ce point, il faut renouer, vous l’avez dit tout à l’heure, mais il faut préciser ce que cela veut dire « renouer avec le fil de l’associanisme ». Cela veut dire qu’il faut s’imprégner de cette histoire pour essayer de montrer que justement il y a eu des avancées, des reculades, l’association n’a pas toujours été toujours reconnue pour ce qu’elle était. Elle a été parfois dévoyée par la philanthropie, ça vous l’expliquez, mais c’est vrai qu’au départ il y a une sorte de socle qui démarre au début du XIXème siècle.
Jean-Louis Laville : Vous l’indiquez également, c’était cette idée d’une promesse d’unité supérieure contre la « désassociassion », peut-être que l’on a sur-investi également l’association. C’est là où finalement on peut aussi reprendre l’association en ne l’assimilant pas au socialisme utopique, alors que très souvent c’est le cas, en montrant que finalement ce qu’ont fait les premières expériences associationnistes ouvrières et paysannes, c’est une rencontre de l’association et de la démocratie. Contrairement à ceux qui voulaient fonder un monde parfait, complètement différent, ce qu’ils ont envisagés, et c’est bien lié à ce que l’on disait à l’instant, c’est effectivement : comment est-ce que l’on peut former une transition de là où l’on est à un État qui soit plus démocratique ? Finalement, les associations se sont coltinées à la nécessité de faire un cheminement modeste mais en même temps radical vers plus de démocratie.
Philippe Petit : Écoutons comment s’est forgée cette idée d’association, à travers la prise de parole des ouvriers de la première révolution industrielle, écoutons Jacques Rancière, au moment où paraissait justement « La parole ouvrière », en 1976, nous parler de la parole des ouvriers.
Archive, Jacques Rancière : « L’ouvrier, d’une part à l’époque ne se définit pas comme une espèce d’abrutissement dans le train-train quotidien de demande de vente au meilleur prix de la force de travail mais constamment se définit par une espèce de revendication : on est des hommes, il faut prouver à chaque fois que l’on est des hommes. Deuxièmement, il faut effacer, je crois, les images de l’ouvrier sauvage, de l’ouvrier non domestiqué, une image que l’on a un peu tendance à valoriser dans la lignée de mai 68, [manque un mot), etc., par opposition disons au marxisme, l’idée d’une espèce de période sauvage, brutale, de spontanéité sauvage. Ça n’existe pas, on est toujours dans un univers de codes, de discours,… d’abord on est toujours dans des formes d’organisation, elles ses transforment, il n’y a pas de stade pré-organisationnel. Deuxièmement, il y a toute une codification à chaque époque, au fond ce qui est acceptable et inacceptable, et les ouvriers finalement se déterminent à l’action en fonction de cela. À la fois les ouvriers peuvent parler, donc développer cette littérature, ces brochures ouvrières parce qu’il y a eu 1830, parce qu’il y a eu l’insurrection des Canuts lyonnais, qui finalement auront à montrer un petit leur poids à partir de quoi ils peuvent parler justement pour donner un petit peu au fond la raison de leur entrée un petit peu sur la scène de l’histoire. À la fois les ouvriers parlent pour faire comprendre qu’ils ont raison, et donc suspendre un peu le bruit des armes, en même temps cela implique que l’on doit reconnaître leur raison et si on ne la reconnait pas, ils ont raison de se battre. Il y a une espèce d’opposition, si l’on veut, qu’ils font entre la violence, la révolte qui serait quelque chose de brut, de non réfléchie et puis l’explication de leurs conditions et de leurs demandes, en même temps, je veux dire que ça a un corrélat, ça en a deux plutôt. D’abord, c’est une défense extrêmement ferme de l’expression ouvrière et une deuxième, c’est que si on ne les entend pas, finalement la violence reste le seul recours. »
Philippe Petit : [annonce] Jean-Louis Laville, on écoutait à l’instant Jacques Rancière, « prouver que l’on est des hommes », vous voyez l’importance de cette parole ouvrière qui est coextensive à l’idée d’association peut-être, non ?
Jean-Louis Laville : Là, on voit bien la première phase de l’association dans le XIXème siècle, à travers les propos de Rancière. S’il s’agit, pour reprendre les mots de Corbin en 1840, « de ne plus supporter la monarchie dans les ateliers parce que l’on est maintenant en démocratie », donc on a affirmé que tout le monde peut être touché par ce principe d’égalité, donc cela génère tout un ensemble de tentatives associatives et il y a deux mots drapeaux que l’on retrouve dans tous les textes qui sont cités dans la parole ouvrière, ce sont les mots d’association et de solidarité. Et la solidarité à ce moment-là, c’est, comme l’indique Leroux, ce qui succède à la charité en démocratie, c’est-à-dire un lien social volontaire entre citoyens libres et égaux. Donc, on pense à ce moment-là un lien social nouveau qui est lié à la démocratie et qui permet de penser l’égalité non seulement en termes politiques mais aussi dans les rapports sociaux de tous les jours.
Philippe Petit : Vous aimez citer ce mot de l’historien anglais, spécialiste de la classe ouvrière anglaise, Thompson : « certaines causes perdues de la Révolution industrielle peuvent éclairer sur des plaies sociales encore ouvertes aujourd’hui ». Cette phrase à mon avis est très importante parce que cette idée de cause perdue c’est un petit peu l’idée finalement que ceux qui ont lutté ne sont pas morts pour rien et qu’il y a effectivement quelque chose de l’émancipation, de la première émancipation ouvrière, qui peut être gardée en dépit des totalitarismes.
Jean-Louis Laville : Il faut écouter Rancière et Thompson. Ce qu’ils nous disent c’est qu’on nous a finalement raconté un roman sur les associations, ça aurait été un échec parce que les gens étaient trop naïfs, angéliques, parce qu’ils sont tombés dans des utopies qui sont devenues sanguinaires, or quand on reprend point par point l’histoire, c’est bien autre chose, c’est un autre paysage qui apparaît. Je crois que restituer cette mémoire, comme on l’indiquait tout à l’heure, c’est vraiment une condition pour expliquer pourquoi aujourd’hui il y a tant d’association dans le monde entier, quel rôle elles peuvent jouer et aussi de quels dangers elles peuvent se prémunir au regard de l’histoire.
Philippe Petit : Alors, précisons un point, Jean-Louis Laville, c’est que votre regard n’est pas simplement national, il est international. vous essayez d’inventorier les différents mouvements d’émancipation à partir du XVIIIème siècle et vous insistez beaucoup sur l’Amérique du sud, parce que c’est en Amérique du sud que fût expérimentée la première économie populaire.
Jean-Louis Laville : On a l’habitude de mobiliser la comparaison internationale pour mettre en évidence des divergences. Or moi ce qui m’a frappé quand j’en ai discuté en Amérique du nord, en Amérique du sud, dans d’autres pays européens, c’est que malgré les différences de contextes, il y a aussi des questions communes qui ont été très fortes dans tout le XIXème et le XXème siècle parce que c’est bien le problème du vivre ensemble qui est traité à travers la multiplicité des expériences associationnistes. Donc, il m’a semblé intéressant de mettre en rapport ces histoires qui dans chaque continent sont un peu oubliées et de voir que finalement il y a beaucoup de divergences, c’est vrai, mais il y a en même temps un point commun, c’est là où se situent les associations dans leur spécificité, c’est-à-dire à l’articulation problématique entre sphère économique et sphère politique. Elles essayent d’importer les principes démocratiques en économie et ceci, d’une certaine façon, est cause de tension, c’est ce que l’on voit dans toute l’histoire du XIXème.
Philippe Petit : Alors, beaucoup de divergences effectivement, on s’aperçoit que la forme associative telle qu’elle est mobilisée en Amérique du sud, c’est à des fins de parfaire l’économie populaire, tandis qu’en Amérique du nord, c’est plutôt pour revendiquer l’exercice de la citoyenneté.
Jean-Louis Laville : Mais à chaque fois il y a cette interaction très forte entre sphère économique et sphère politique. Quand on regarde en Amérique du sud l’économe populaire sous l’effet des Révolutions anglaises, françaises et américaines se démocratisent. C’est-à-dire que l’on change les règles de l’économie populaire pour justement que l’on forme de nouvelles sociétés mutuelles sur le principe d’égalité. En Amérique du nord, on voit celles et ceux qui sont exclus de la sphère politique, les noirs et les femmes, former des associations, se consacrer à améliorer le sort de ceux qui sont les plus défavorisés dans la société pour ensuite revendiquer à partir de cette fonction utile socialement un droit à l’expression publique. Donc, à chaque fois les deux sphères que l’on considère trop souvent comme séparées, l’économie et le politique, ne peuvent être comprises que dans la combinaison particulière qui s’y exprime dans le mouvement associatif.
Philippe Petit : Alors, autre point important toujours pour le XIXème siècle, c’est qu’à cette époque la philanthropie n’est pas dissociable de la recherche de la recherche de libération des classes dominées, tandis que plus tard la philanthropie se détachera de cet objectif, pour s’autonomiser en quelque sorte, et pour verser dans ce que l’on appellerait aujourd’hui l’humanitaire.
Jean-Louis Laville : Il y a ce premier temps qui est bien celui de la volonté d’aller plus loin dans le principe d’égalité, que plus de personnes soient touchées par légalité, que l’économie elle-même se structure dans la société démocratique à partir de l’égalité puis ensuite il y a un reflux de tout ce premier temps.
Philippe Petit : Ce reflux arrive quand ?
Jean-Louis Laville : Ce reflux arrive, en ce qui concerne la France, la date symbole, c’est 1848, c’est la seconde moitié du XIXème siècle. Là, on voit que les pouvoirs établis réagissent contre cette auto-organisation populaire et c’est la mise en place d’une démocratie beaucoup plus élitiste, c’est la mise en place aussi d’une façon de penser la solidarité différente, c’est-à-dire que l’on va mettre l’accent avec un libéralisme aussi beaucoup plus pessimiste sur la nécessité de la compassion, de la bienveillance. À ce moment-là, ce n’est plus l’organisation des gens concernés eux-mêmes, ce sont les puissants qui doivent aider les pauvres, on rentre dans le paupérisme, on rentre dans une façon de considérer que la solidarité en même temps ne dot pas être légale.
Philippe Petit : Paupérisme de Malthus, pardon.
Jean-Louis Laville : Par exemple.
Philippe Petit : [annonce] Jean-Louis Laville , on était en train de pointer ce fait que l’associationnisme se dilue au XXème siècle et que les coopératives suivent leur trajectoire propre d’entreprises sur le marché, les mutuelles sont arrimées au système de protection étatique, finalement l’institution du social ou l’introduction de l’État social n’a pas dans un premier temps, si j’ai bien compris, favorisé la ré-émergence du courant associatif.
Jean-Louis Laville : C’est vrai que l’on peut, là aussi, revisiter le XIXème siècle. Finalement, on a inventé la solidarité avec les associations bien avant d’inventer le social. Ensuite, quand s’est inventé le social, c’est vrai qu’à la fois cela a été un gigantesque progrès puisque l’on est sortie de la philanthropie pour faire de la solidarité une affaire de droit, donc on n’est plus obligé de tendre la sébile, on peut revendiquer des droits, ça c’est véritablement fondamental mais en même temps on a oublié la première vague de solidarité associationniste et on a pensé que finalement toues les problèmes pouvaient se régler autour de ce dualisme, de cette coopération conflictuelle entre le marché et l’État social. Et tout ce qui émanait de ce premier temps associationniste, associations mais aussi coopératives, mutuelles syndicales, tout cela s’est cloisonné, s’est séparé et s’est intégré dans ces deux piliers du marché et de l’État social jusqu’à être ne partie oublié.
Philippe Petit : Vous voulez dire que la solidarité démocratique d’un côté, celle des solidaristes, celle de Léon Bourgeois, celle de la Troisième République, et de l’autre la prégnance d’une idéologie marxiste où la liberté associative est parfois négligée, ce que l’on a appelé le socialisme scientifique, ces deux facteurs nous ont fait oubli’ le socialisme associationniste ?
Jean-Louis Laville : C’est là où il y a peut-être un message pour le XXIème siècle. Il me semble que la solidarité démocratique quand on reprend l’histoire repose sur deux pieds. Le premier pied c’est celui de l’auto-organisation volontaire à travers ce principe d’égalité. Le second pied, c’est celui effectivement de la possibilité d’une intervention des pouvoirs publics pour la redistribution. Or, on a cru que le second pied pouvait nous faire marcher tout seul, on a oublié le premier. Il me semble qu’il faut que l’on retrouve ces deux pieds pour élargir les formes de solidarité contre l’idéologie du marché total qui est très prégnante aujourd’hui.
Philippe Petit : Mais pour retrouver ces deux pieds il faut aussi quitter une vision un peu convenue de l’association.
Jean-Louis Laville : Absolument. Là, je crois que l’on a beaucoup de mal à retrouver ce qui est actuel dans l’association parce qu’on l’a enfermée dans une image poussiéreuse, un peu Troisième République, sans voir qu’aujourd’hui il y a un renouvellement associatif inédit dans le monde entier.
Philippe Petit : Philippe Chanial, qui était venu à « La fabrique de l’humain », était pour le moins réticent sur la fameuse Loi de 1901 justement. Il disait que finalement cela avait permis une ouverture maximale où tout pouvait devenir association.
Jean-Louis Laville :C’est vrai que la période 1830-1848 est beaucoup plus celle de l’effervescence associationniste en France que la période qui a succédé à 1901 néanmoins cette forme juridique est tellement courante, répandue, et celle à laquelle on a recours qu’elle n’est plus tellement contestée. Elle peut être adaptée, prolongée, il y a de nouveaux statuts sont apparus en France comme ailleurs depuis 10-15 ans, mais ce (manque un mot) a été un pivot de notre vie sociale et démocratique.
Philippe Petit : Ces équivoques associatives, selon vous, auraient été levées en partie durant les années 60, là où vous pointez un renouveau associatif au sens politique du terme.
Jean-Louis Laville : Il y avait donc eu ce premier élan associationniste dans la première moitié du XIXème siècle, ensuite on a vu cette volonté de réduire la question sociale à la philanthrope, puis la mise en place de l’État social, donc on avait abandonné l’association comme question. Et ce qui est frappant, c’est que depuis les années 60, il y a une multitude de nouvelles formes associatives qui se sont manifestées. Elles sont ambigües, on peut voir pourquoi mais en même temps elles existent. Je crois que quand on dit il faut reprendre pied sur l’association, c’est bien dans l’optique de Mauss, que l’on mentionnait tout à l’heure, c’est-à-dire à partir des pratiques et non pas à partir d’un projet parfait de société alternative.
Philippe Petit : Pourquoi dites-vous qu’elles sont ambigües, dans la mesure où vous affirmez que c’est aussi une autre manière de faire de la politique ?
Jean-Louis Laville : Elles sont ambigües au sens où il y a eu deux crises. Il y a eu une première crise où effectivement on a posé des questions nouvelles dans ces années 60, des questions de la croissance zéro, donc on est sorti de la question de l’idéologie telle qu’elle existait précédemment. On a posé sur les rapports entre les sexes, sur les modes de développement, Mouvement antinucléaire par exemple. Donc, il y a eu tout un ensemble de ce que l’on appelait à l’époque, c’est déjà très loin, les nouveaux mouvements sociaux, et ce qui est resté de ces nouveaux mouvements sociaux, 20-30 ans après, c’est tout un ensemble de nouvelles associations où effectivement des gens à la fois continuaient à protester mais en même temps proposent. C’est un petit peu le slogan qui s’est retrouvé dans l’altermondialisme, quelques décennies plus tard, c’est « résister et construire ».
Philippe Petit : Alors, « résister et construire », écoutons Bernard Cassen, à Porto Alegre, le 26 janvier 2001, et là nous sommes effectivement dans le mouvement altermondialiste.
« Bernard Cassen : Ce forum a une longue histoire et une histoire trop brève. La longue histoire c’est celle des résistances au néolibéralisme qui ont commencé à se manifester un peu partout dans le monde, en particulier en France, à partir, disons, du milieu des années 90, la date emblématique pouvant être celle des grandes grèves de décembre. Cette histoire des résistances à la mondialisation s’est d’abord écrite en ordre dispersé. Il y a des luttes partout dans le monde, simplement ces luttes ne sont pas connues, les médias parlent peu de manière transversales des luttes, il n’y a pas une rubrique luttes en quelques sorte dans chaque journal, et l’une des idées c’est quand même de faire converger toutes ces luttes, de les mutualiser, qu’elles se connaissent, que chacun dans son petit coin, dans ce gigantesque archipel des luttes sache qu’il y a une autre île où l’on lutte également. Mais comme je le dis souvent, les financiers, les grands patrons des transnationales ont un sixième sens, c’est qu’ils sentent venir les choses de très loin. Quand il y a de gros intérêts qui sont menacés, eh bien ceux qui les détiennent sentent ça, un peu comme les poules et les serpents, dit-on, sentent les tremblements de terre avant qu’ils ne soient enregistrés. Eh bien, ils le sentent et ils le disent. Tout cela s’est concrétisé dans des moments-clefs qui sont : Seattle, Prague, Melbourne, contre le Forum économique de Davos, délocalisé en Australie, Nice. Donc, il y a une inquiétude et ce Forum social mondiale (FSM) qui vise justement à élaborer des propositions positives et pas seulement à dire non, comme nous l’avons fait depuis longtemps, eh bien ils sentent que dès lors que des mesures, des pistes en tout cas, seraient proposées, feraient l’objet d’un grand consensus, parce qu’il n’y a pas unanimité sur tous les points, fort loin de là, le danger serait plus grand parce qu’il y aurait une référence. Seattle est une référence, si de Porto Alegre sortent des propositions cohérentes, articulés, même si elles ne forment pas un programme commun mondial, clefs en main, elles dessinent déjà des pistes, et je comprends parfaitement que tous ces gens s’inquiètent. »
Philippe Petit : [annonce] Jean-Louis Laville, on écoutait à l’instant Bernard Cassen, alors là effectivement le mot résistance au néolibéralisme ce n’est pas forcément le mieux choisi.
Jean-Louis Laville : En fait on voit que dans le mouvement dont parlait Cassen, il y a deux temps aussi. Il y a un premier temps que l’on pourrait appeler celui de l’antimondialisation, c’est-à-dire « réagir contre », puis il y a un second temps, là encore, où les formes même du mouvement évoluent. Il y a beaucoup plus d’appuis sur des expériences qui sont menées dans différents contextes, et là on passe à ce que l’on pourrait appeler, ce que l’on a appelé d’ailleurs, l’altermondialisation. Je crois que c’est tout à fait symptomatique, par exemple, que les formes d’autres économies qui ont été discutées à Porto Alegre l’ont été à partir de 2002 surtout, jusqu’à ce qu’en 2009 l’économie solidaire soit un des thèmes principaux du Forum de Belém et cette année il y a eu le premier Forum de l’économie solidaire qui a eu précédé le Forum social lui-même. Donc, il y a une montée de ces thématiques parce qu’en fait on n’est plus dans cette idée que l’on pourrait opposer un modèle tout fait au modèle qui existe aujourd’hui mais plutôt qu’il faut essayer de mettre en synergie, de renforcer, de structurer, de consolider ces institutions, pour reprendre Mauss, que sont les associations dans différents continents. Le continent sud-américain est particulièrement représenté aujourd’hui dans des formes d’économie, qui sont des économies basées sur la solidarité. C’est pour cela par exemple que l’on a fait avec nos collègues sud-américains et européens un « Dictionnaire de l’autre économie », pour montrer que sur le plan conceptuel comme sur le plan pratique il y a une multitude de pistes aujourd’hui, qui sont des pistes réalistes parce qu’elles existent.
Philippe Petit : Pistes réalistes, ça je veux bien vous croire, Jean-Louis Laville, mais j’ai du mal quand même à me repérer dans les termes eux-mêmes. D’une part économie populaire, d’autres part économie sociale et maintenant économie solidaire. C’est quoi la différence entre ces trois économies ?
Jean-Louis Laville : L’économie sociale, c’est toute l’histoire dont on a parlé en Europe, c’est-à-dire le passage à des statuts qui ont été reconnus, les statuts associatifs, coopératifs et mutualistes, avec pour contrepartie une intégration dans l’État marché dont on parlait, c’est-à-dire une perte un peu d’identité politique. En ce qui concerne l’économie populaire, c’est une économie qui pendant longtemps dans les pays du sud a été réduite à ce que l’on appelait un secteur informel, ce qui est très intéressant dans les recherches qui se font en Amérique du sud, c’est que les chercheurs essayent d’aborder ces pratiques dans une perspective compréhensive sans les réduire à l’informalité, comprendre vraiment ce qui s’y passe.
Philippe Petit : Le commerce équitable par exemple, c’est une économie solidaire ? Populaire ? Ou sociale ?
Jean-Louis Laville : L’économie sociale, je crois, a été dynamisée par des expériences d’économie solidaire en Europe depuis 20 ans. L’économie populaire essaye de devenir une économie solidaire en Amérique du sud. Quel est le point commun entre économie solidaire au Nord et au Sud, c’est de redonner finalement une importance aux deux aspects de ces expériences associatives, qui sont l’aspect économique et l’aspect politique. Avec l’économie sociale on avait un peu oublié l’aspect politique, avec l’économie populaire on était enfermé dans des stratégies de survie, aujourd’hui, les gens s’organisent en Forum nationaux, en Arènes régionales ou revendiquer là encore auprès des pouvoirs publics une véritable reconnaissance de cette économie, qui pour eux est l’économie à partir de laquelle ils peuvent améliorer leur quotidien.
Philippe Petit : Par exemple, vous, vous est d’accord avec le fait que le commerce équitable puisse être vendu en supermarché ?
Jean-Louis Laville : Je pense que le commerce équitable a posé un certain nombre de questions qui auparavant été restées invisibles. Donc, il y a une importance qui est liée là aussi à la possibilité d’aborder dans l’espace public des questions qui auparavant été réglées par l’expertise technique et économique, donc qui étaient non accessibles à l’ensemble des citoyens. Donc, on a vu la réalité de ce qu’était le commerce international à travers le commerce équitable. Après, il y a un certain nombre de compromis qui peuvent amener à ce qu’une partie du commerce équitable rejoigne finalement un aménagement à la marge mais en même temps quand on regarde là encore la trajectoire du commerce équitable, on constate qu’il a donné plein de nouvelles façons d’opérer. C’est-à-dire que l’on a aujourd’hui, par exemple en Amérique du sud, au Brésil, dans d’autres pays, au Mexique par exemple, des formes de commerce équitable sud-sud. On a aujourd’hui, dans l’optique d’un commerce équitable élargi des formes de circuits courts nord également, avec les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne ou d’autres qui s’inspirent bien du même principe, c’est-à-dire la volonté de retrouver les relations entre producteurs et consommateurs, qui soient lisibles. Donc, à la fois une partie du commerce équitable a pu s’institutionnalisée mais il a généré d’autres réalités qui continuent à travailler les questions essentielles.
Philippe Petit : Oui mais dans le cas du supermarché, ce n’est pas tellement le fait que des produits aient dans un supermarché, c’est le fait que la grande distribution achève le petit commerce.
Jean-Louis Laville : Oui, il y a une tension inhérente à toutes ces expériences, c’est le fait que soit on consolide uniquement sur le plan économique et on risque à ce moment-là d’être intégrés dans des stratégies qui sont des stratégies définies ailleurs, soit on a uniquement un accent mis sur l’aspect politique et on risque de perdre finalement un ancrage dans la réalité. Donc, il faut essayer de balancer ces deux aspects et cela ça se fait – c’est pour cela que je disais tout à l’heure que ces expériences sont ambiguës – dans la douleur, en même temps cela se fait. Et je crois que le commerce équitable aujourd’hui continue, à travers différents regroupements, la plate-forme du commerce équitable en France ou d’autres, en même temps que des regroupements comme MINGA peuvent avoir d’autres...
Philippe Petit : MINGA, ils sont contre.
Jean-Louis Laville : Ils sont contre, ils peuvent avoir d’autres points de vue, le débat continue. Le débat n’est pas forcément évident mais il est là.
Philippe Petit : Le débat, oui mais parfois il est difficile d’agir en parallèle avec des centrales d’achats qui sont de plus en plus calquées sur le modèle de l’ex Union-soviétiques. Je veux dire que l’on n’est pas dans le marché de la libre concurrence, contrairement à ce que l’on croit. C’est un marché d’une concurrence hyper…
Jean-Louis Laville : Oui, la rhétorique du marché est mobilisée pour justifier des logiques de puissance et je crois que c’est l’un des problèmes aujourd’hui. Cela nous montre, je crois, qu’il n’y a pas de solutions à travers une entrée qui soit uniquement sectorielle. Le commerce équitable est pertinent dans certains cas, les finances solidaires le sont, les services de proximité peuvent l’être, l’économie populaire peut devenir solidaire dans un certain nombre de cas, mais c’est à travers la possibilité de proposer aussi des formes de rassemblement et d’agrégation entre toutes ces expériences qui sont nées dans des espaces différents qu’il y a la possibilité de faire évoluer le rapport de force d’ensemble.
Philippe Petit : À côté de ces logiques que vous nous décrivez, il y a ce regret de constater encore une fois la priorité philanthropique contemporaine.
Jean-Louis Laville :C’est là que l’on voit que repasser par l’histoire cela nous donne des éléments que l’on retrouve aujourd’hui puisqu’en fait on retrouve ce qui s’est joué au XIXème siècle aujourd’hui d’une manière très, très contemporaine.
Philippe Petit : Par exemple, sur la philanthrope aujourd’hui, qu’est-ce que vous diriez ?
Jean-Louis Laville : Par exemple, on voit bien au niveau international qu’un nouveau mouvement qui s’est constitué depuis quelques années, ce mouvement que l’on appelle « Witcher philanthropie » ou celui du « social business » qui considère que le capitalisme jusqu’à maintenant était un capitalisme incomplet qu’il faut le compléter avec des entreprises à finalités sociales, donc on voit là qu’il une volonté de moraliser le capitalisme, de délégitimer un capitalisme dont on voit que les peuples aujourd’hui peuvent ressentir aujourd’hui un certain scepticisme, vis-à-vis de ce système économique, bien qu’il soit très prégnant. On a là finalement une façon de réintégrer les associations dans un capitalisme moralisé, ce que je crois est une manière de dénier la dimension politique de ces associations et d’en faire un simple additif, un simple adjuvant à un système inchangé, on retrouve bien ce qui a été voulu au XIXème siècle.
Philippe Petit : [annonce] Jean-Louis Laville, l’association, disions nous, c’est une autre manière de faire de la politique mais c’est également une politique de la vie quotidienne ?
Jean-Louis Laville : Oui, je crois que c’est ce qui est marquant dans ces nouveaux mouvements sociaux qui sont nés dans les années 60 et que l’on évoquait rapidement. Prenons les rapports entre les sexes, avec les mouvements féministes. C’est vrai qu’il y a eu des questions là encore qui ont commencé à être posées, elles ont concernés un certains nombre de services. Prenons les services à la petite enfance, ils étaient organisés avec des tutelles publiques très fortes, avec une vision biomédicale et hygiéniste et à partir des années 60, un certain nombre de groupes de parents ont essayé de voir comment il était possible d’organiser les lieux d’accueil autrement. Au départ, cela a été des tentatives que l’on a appelées « sauvages », « parallèles », « alternatives », puis progressivement un dialogue a commencé à se faire avec les pouvoirs publics pour faire évoluer aussi les critères de ce que sont les crèches ou les garderies et de voir comment il étaient possible de reconnaître au sein de celles-ci une participation des parents comme des professionnels. Donc, on a une évolution vers des formes de service qui sont des services déterminants pour demain puisque les services de garde d’enfants, les services d’aide à domicile aux personnes handicapées ou âgées cela va être vraiment un élément structurant pour la qualité ou la non qualité de nos vies de demain. Donc, là, il y a eu des solutions qui ont été proposées à partir des années 70-80. En même temps, et c’est là où il y a une tension à nouveau très forte, on a marchandisé ces services parce qu’on voulait faire de ces services en même temps un vecteur de création d’emploi rapide pour faire un peu effet d’annonce sur les créations d’emploi. Et ça, cela a entraîné qu’il y a à la fois dans les services des éléments qui permet d’aller dans une vision citoyenne des services, à partir d’une politique de la vie quotidienne, et en même temps une marchandisation très forte, qui est beaucoup plus appuyée par les politiques publiques, on est là aussi dans un autre paradoxe.
Philippe Petit : Et la micro-finance, qu’est-ce que vous en faites ?
Jean-Louis Laville : La micro-finance, c’est d’une certaine façon aussi le nœud d’un certain nombre de difficultés. Il y a à la fois une dynamique indubitable et en même temps, il y a deux façons de concevoir la micro-finance. Il y a la façon capitalisme aux pieds nus, où chaque pauvre serait sauvé par le microcrédit, on voit bien que cette façon de voir est aujourd’hui contestée par tout un ensemble de recherches empiriques, en Inde par exemple, sur les effets concrets du microcrédit. On ne peut pas considérer, me semble-t-il, chaque pauvre comme un capitaliste aux pieds nus parce que c’est oublier que pour remédier à la faiblesse individuelle et aux difficultés il convient d’organiser des sécurités collectives. Et il y a tout un autre ensemble de micro-finance qui n’isole pas le microcrédit et essaye de penser ensemble : accès au microcrédit mais aussi accès à la sécurité sociale, à des formes de protection, des formes de mutualisation entre les personnes qui peuvent être bénéficiaires du microcrédit..
Philippe Petit : Quel serait, selon vous, le nœud puisque vous venez de prononcer le mot, du paradoxe associatif ? Il y en a plusieurs.
Jean-Louis Laville : Oui, il y en a plusieurs. En tout cas, il me semble que c’est en cela que les associations ne sont pas simplement un problème périphérique marginal, c’est en fait le contrat social pour demain, soit on va aller vers le marché total, soit on va aller vers l’approfondissement entre des mixtes entre marché et solidarité avec une large place faite à la solidarité. Ce qui veut dire qu’il ne faut pas éradiquer le marché parce que je crois que le marché est lié au processus d’individualisation, nous y tenons tous, en même temps le marché doit être cantonné dans des règles démocratiques et doit être compléter par des formes de solidarité qu’il faut penser aujourd’hui au niveau local et international en complément de ce qui a été fait au niveau national. Et c’est là où les expériences de politisation de la vie quotidienne, si l’on emploi ces termes, sont très intéressantes pour nous montrer que sur les territoires on peut améliorer les conditions de vie à travers des expériences très concrètes, qui sont menées par des habitants de ces territoires.
Philippe Petit : Il y a un point que n’avons pas encore abordé, Jean-Louis Laville, c’est la question de l’espace public. C’est très important cette idée de la pluralité des espaces publics. On sait que cela a été amplement commenté par Hannah Arendt et Jürgen Habermas mais vous, vous insistez beaucoup sur l’idée que les associations participent évidemment de cette pluralité mais qu’il ne suffit pas d’organiser le pluralisme, il faut aussi que cela débouche sur des actes.
Jean-Louis Laville : Voilà, je crois que c’est là où il y a une originalité associative sur laquelle il faut réfléchir plus. D’une part je suis Habermas quand il dit que c’est dans les associations qu’aujourd’hui vivent es espaces publics autonomes, là encore sans idéaliser les associations, en même temps je suis Fraser quand elle dit : ce qui caractérise les espaces publics populaires, c’est de relier les questions politiques aux questions économiques et de ne pas séparer les deux, de faire que ce pourquoi les gens s’intéressent à la politique dans les espaces publiques populaires, c’est bien pour améliorer, comme on vient de l’indiquer, des manières de vivre, des façons de vivre, pour vivre mieux. Et c’est en cela qu’il y a vraiment un aspect pratique qui est mis en œuvre dans les associations et qui est très liés à un certain nombre de choix de société fondamentaux. Alors que généralement on pense que ce sont de petites choses négligeables, c’est bien le « vivre ensemble » qui est centralement au cœur de certaine expériences associatives.
Philippe Petit : [annonce] Jean-Louis Laville, repensez toute cette nouvelle architecture démocratique n’est pas simple. On parlait à l’instant de l’espace public, c’était une manière de pointer tout simplement les limites de la sphère publique libérale et une manière de dire, je cite cette phrase parce que vous avez insisté sur les aspects pratiques et sur les conséquences, disons, de l’activité associative, vous dites : l’espace public ne se réduit pas à l’échange d’argument rationnel, il inclut des actes qui supposent la conviction de ceux qui les accomplissent. Là, on voit bien l’aspect pratique.
Jean-Louis Laville : Là, je crois que l’on touche à l’un des enjeux majeurs pour le siècle qui s’ouvre, c’est une redéfinition de l’action publique. Depuis la fin du XIXème siècle, on a pensé que l’action publique c’était seulement l’action des pouvoirs publics, or, quand on a une vision de plus longue durée, on se rend compte qu’il y a un engendrement mutuel de l’action citoyenne et de l’action des pouvoirs publics. On n’aurait pas inventé les systèmes de sécurité sociale s’il n’y avait pas eu au XIXème siècle des sociétés de secours mutuels. En même temps, on voit bien qu’aujourd’hui, il y a de nouvelles questions qi ont été posées, qui ont entraîné des politiques publiques. Je pense à ce qui s’est fait par des associations dans le domaine de la lutte contre le SIDA, je pense à l’action des associations, comme l’association des paralysés de France aujourd’hui, ce sont tout un ensemble de questions qui n’auraient pas pu accéder à un statut de questions traitées dans le monde en même temps que traitées dans les instances représentatives de la démocratie si elles n’avaient pas été au départ portées par des associations. Donc, il y a cet engendrement mutuel entre l’action citoyenne et l’action des pouvoirs publics et je pense que c’est autour de cette façon de redéfinir l’action publique, de renouveler l’action publique qu’il y a la possibilité d’accroître ce qui est du domaine de la solidarité et ce qui rend nos sociétés vivables tout en conservant des formes d’échanges économiques de type marchand.
Philippe Petit : Jean-Louis Laville, lorsque vous regardez un débat politique à la télévision, vous êtes frustré, non ?
Jean-Louis Laville : : Cela dépend lequel mais cela peut arriver souvent. Je crois qu’en fait ce qui est aujourd’hui…
Philippe Petit : Parce que là on est dans l’échange d’arguments, plus ou moins rationnels, d’ailleurs.
Jean-Louis Laville : Oui, ce qui est aujourd’hui finalement décevant dans un certain nombre de débats au moins, c’est qu’on a l’impression qu’il y a deux positions qui ne s’affrontent guère plus : la position libérale et la position sociale-libérale. Finalement on a naturalisée par exemple que la seule économie créatrice de richesse et d’emploi c’était l’économie de marché. Et ça, c’est absolument faux au regard des faits. Je crois qu’il convient de redonner des débats sur ce qu’est l’économie par exemple pour que les citoyens ne soient plus dans ce système dont il ne voit plus le sens. Au contraire il faut montrer qu’il peut y avoir des rapports entre ce qui est fait dans l’économie et ce qui est un mieux vivre pour tout le monde. C’est des questions très simples finalement mais qui ne sont guère plus abordées dans un certains nombre de débats, vous avez raison de le noter.
Philippe Petit : Enfin, très simple, Jean-Louis Laville, si les associations font tout le travail, qu’est-ce que font les syndicats ?
Jean-Louis Laville : Les syndicats sont une forme d’association si l’on se rapporte à l’époque que l’on a parcourue. Je crois que l’un des défis c’est aussi de nouvelles alliances entre syndicats et monde associatifs alors que toute une partie de l’histoire du XXème siècle a correspondu à une distanciation.
Philippe Petit : Alors, les associations participent de l’apprentissage de cette société solidaire, qui peut avoir de nombreuses implications, mais il y a un point important qui avait été déjà soulevé par Marcel Mauss, elles participent aussi de la conjuration de la violence.
Jean-Louis Laville : Oui, tout à fait. Je crois que c’est à travers l’expérience que finalement la solidarité cela se vit, que l’on peut résister aussi à tout ce qui peut-être l’un des avenirs possibles, c’est ce contre quoi Polanyi nous alertait aussi, c’est la possibilité de régression avec des chefs charismatiques et un amenuisement de la démocratie à un pouvoir de plus en plus violent qui s’exerce avec une société qui elle-même tombe dans la violence.
Philippe Petit : Ce que permet la dynamique associative, la création associative aussi, selon vous, cela engendre des relations directes, personnalisées, qui ont cette particularité, il faut préciser ce point et on va terminer là-dessus, qui ne se réduisent pas à un intérêt partagé, ce n’est pas uniquement un intérêt commun.
Jean-Louis Laville : Oui. Je crois que c’est des rapports qui sont autres que contractuels. Ce qui d’ailleurs veut dire également qu’il peut avoir des conflits extrêmement violents en associations parce que les gens jouent dans un certains nombre de cas leur identité personnelle. Mais il y a un mode de rapports qui est différent du contrat qui est mis en place dans les autres relations économiques qui sont celles de l’entreprise privée ou du marché. Donc, il n’y a pas d’idéalisation des associations mais il y a en tout cas d’autres ressorts qui sont mobilisés dans la vie associative pour le meilleur et pour le pire.
Philippe Petit : Alors, on ne défend pas uniquement ses intérêt ?
Jean-Louis Laville : On défend je crois ses intérêts, et là on pourrait retrouver Mauss également, c’est que dans le don, dans la réciprocité, on ne défend pas que la gratuité, le désintéressement, on défend aussi son intérêt. C’est un mixte entre l’intérêt et le désintéressement. Donc, il n’y a pas la pure gratuité, le pur altruisme d’un côté et l’intérêt égoïste, il y a une multitude de relations sociales concrètes dans lequel nous expérimentons le fait que nous pouvons être à la fois intéressés et ouverts aux autres.
Philippe Petit : C’est-à-dire que l’on peut-être à la fois intéressé et désintéressé ?
Jean-Louis Laville : Tout à fait.
Philippe Petit : Mais on ne peut pas dissocier les deux ?
Jean-Louis Laville : Voilà.
Philippe Petit : Et ça, c’est le propre de l’activité associative ?
Jean-Louis Laville : Je pense que dans un certain nombre de cas, l’association nous permet de toucher du doigt cette façon d’être au monde qui est la nôtre.
Philippe Petit : Là, on retrouve le lien forcément le lien entre l’association et la démocratie, c’est-à-dire que c’est la démocratie entendue comme processus démocratique ?
Jean-Louis Laville : Comme processus démocratique, tout à fait.
Philippe Petit : Là, c’est évidemment le mot processus qui est important ?
Jean-Louis Laville : Je crois qu’il convient de renoncer à l’idée d’une démocratie parfaite. Une démocratie, c’est un espace dans lequel il y a une conflictualité qui n’est pas regelée par la violence.
Philippe Petit : Mais, c’est un espace d’égalité ?
Jean-Louis Laville : C’est un espace où le principe d’égalité est un des moteurs de ce processus que l’on vient d’évoquer.
Philippe Petit : Pourquoi ?
Jean-Louis Laville : Parce que l’égalité n’est jamais complètement réalisée, elle entraîne des demandes, mais des demandes qui ne sont pas, comme on nous l’a dit, irréalistes. Il y a quand même eu un moment, dans les années 70-80, tout à fait étonnant où l’on nous a mis en garde contre l’excès de démocratie. Je pense qu’il ne peut pas y avoir d’excès de démocratie. Il y a un processus démocratique qui parfois se heurte à un certain nombre de pouvoirs institués qui essayent de le réduire à très peu de chose. Donc, notre histoire des deux derniers siècles, c’est une histoire de tension, par exemple entre capitalisme et démocratie, et non pas de correspondance, comme on nous l’a dit, trop souvent, entre capitalisme et démocratie.
Philippe Petit : Et c’est aussi une manière de tordre le coup à l’égalitarisme.
Jean-Louis Laville : Voilà, l’égalité, c’est dans la différence, come le disait Pierre Leroux.
Philippe Petit : Merci beaucoup. On retrouve Pierre Leroux à la fin de notre conversation. Nous l’avions évoqué au début. Merci beaucoup, Jean-Louis Laville, pour toutes ces précisions.
Jean-Louis Laville : Merci à vous.
Livres signalés sur le site de l’émission
– Jean-Louis Laville, « Politique de l’association », Ed. Seuil, 2010.
4e de couverture : Depuis longtemps, les débats politiques se sont centrés sur les places respectives du marché et de l’État. C’est encore le cas aujourd’hui. Pourtant ce débat s’avère incomplet. L’ampleur des défis sociaux et écologiques appelle désormais la prise en compte de la société civile au-delà des clichés qui l’ont réduite à une affirmation privée ou à un désengagement public. Tel est l’objectif de cet ouvrage qui propose une économie politique de l’association.
Pour ce faire, il présente la première synthèse d’ensemble des expériences américaine et européenne de l’associationnisme, leur histoire et leur actualité.
À partir de cette mise en perspective internationale qui met en évidence l’imbrication entre histoire des idées et pratiques sociales, il devient possible de mieux comprendre le débat contemporain entre différentes approches : économie solidaire, économie sociale, tiers secteur.
Ce livre apporte une réflexion originale sur la démocratie et l’économie. Pour cette raison, il est amené à devenir une référence indispensable pour les responsables associatifs et politiques. Il l’est aussi plus largement pour celles et ceux qui s’estiment concernés par les évolutions de l’action publique et citoyenne.
– Jean-Louis Laville ; Antonio David Cattani (dir.), « Dictionnaire de l’autre économie », Ed. Desclée De Brouwer, février 2005.
Note de l’éditeur : Le succès du libéralisme a longtemps laissé dans l’ombre une partie importante de l’économie réelle ; ses tenants le présentent même comme le seul modèle possible.
Cette prétention est aujourd’hui très contestée, en particulier par le mouvement de l’altermondialisation. Mais ce dernier, loin de se réduire à la seule critique, est capable d’élaborer des propositions concrètes pour promouvoir plus de solidarité et de démocratie.
C’est pour favoriser cette réflexion sur l’autre économie que ce dictionnaire propose la première synthèse fiable et accessible des connaissances disponibles. Interdisciplinaire autant qu’international, il offre une définition approfondie de 50 termes clés : commerce équitable, développement durable, organisations internationales, service public… Ces notions s’inscrivent dans l’histoire comme dans l’actualité la plus récente.
Outil indispensable pour les acteurs, les chercheurs et les étudiants, cet ouvrage allie une approche théorique à la prise en compte de pratiques sociales jusqu’ici méconnues.
– Jean Louis Laville, « Le travail : une nouvelle question politique », Ed. Desclée de Brouwer, octobre 2008.
4e de couverture : « Gilda je t’aime, à bas le travail », « Travailler moins pour travailler tous », « Travailler plus pour gagner plus » : la succession des formules emblématiques témoigne du changement d’époque.
Voici dix ans encore, on parlait de la disparition progressive du travail. Aujourd’hui, c’est l’éloge d’un travail sans limites qui domine. Mais il conduit au salarié jetable et au plein emploi précaire.
Pourtant, le travail contemporain n’est pas que plaintes et souffrances. De multiples expériences réinventent un travail porteur de sens et de solidarité. Loin d’une fausse alternative entre fin du travail et travail sans fin, le défi consiste à articuler les initiatives de la société civile avec des politiques publiques appropriées.
Contre l’économisme, Jean-Louis Laville remet le travail au cœur de la question politique. Sans revenir aux compromis du passé, mais en restant attaché aux visées d’émancipation et d’égalité.
– Jean Louis Laville, « L’économie solidaire : une perspective internationale », Ed. Hachette Littératures, 2007.
4e de couverture : L’économie de marché, malgré ses résultats en termes de niveau de vie, ne résoud pas les problèmes essentiels posés par l’ampleur des inégalités sociales et des dégâts environnementaux. Comment s’y attaquer sans verser dans l’utopisme ? Les contributions rassemblées dans ce livre proposent une réponse. Synthèses de recherches menées sur plusieurs continents, elles mettent en évidence la multiplicité des pratiques dans lesquelles l’économie est un moyen au service de finalités solidaires.
En Europe comme en Amérique, au Sud comme au Nord, ces formes de développement local entrent en résonance avec les réseaux internationaux du commerce équitable. Les enjeux d’une recomposition des rapports entre économie et social concernent tant l’action publique que la justice et l’égalité entre les sexes.
L’économie solidaire existe. La reconnaître pleinement et lui fournir les moyens de son développement est aujourd’hui un choix politique qui engage l’avenir de la société.
– Dirigé par Christian Hoarau, Jean-Louis Laville, « La gouvernance des associations : économie, sociologie, gestion », Ed. Ères, décembre 2008.
4e de couverture : Parce que leurs rôles économiques s’affirment et que leurs missions touchent à l’intérêt général, les associations sont confrontées à une nécessité de contrôle et de transparence. La résistance qu’elles développeraient face à toute exigence de gestion a été maintes fois évoquée, mais elle cède progressivement la place à une véritable fascination de nombre de ses dirigeants pour le management.
A l’écart de ces réactions extrêmes, il existe pourtant une demande de méthodes qui seraient respectueuses des spécificités associatives. Pour y répondre, l’ouvrage propose une analyse élaborée à travers un dialogue réunissant économistes, sociologues et gestionnaires.
Les études de cas réalisées dans le cadre de cette démarche interdisciplinaire mettent en évidence une surprenante diversité des pratiques de gestion et de leurs effets. Elles ouvrent ainsi un espace de réflexion et d’action sur la gouvernance associative. Les auteurs amorcent ici un débat innovant qui devrait concerner les responsables associatifs mais aussi les chercheurs, les enseignants et les étudiants en sciences sociales.