« Portraits »
( ?) : France Culture vous convie à écouter 6 émissions de Pierre Minet, consacrées à Albert Camus, et réalisées par Michel Duplessis. Vous pourrez entendre successivement : Mohamed Dib, Roger Grenier, Suzanne Agnelli, Roger Guillot, Jean-Louis Barrault et Louis Guillot évoquer celui qui fut leur ami.
Avant Mohamed Dib, et par la voix de Jean Bollery ( ?) Pierre Minet parle du grand écrivain : « Camus nous manque. C’est qu’il n’y a guère que lui que l’on pût encore donner en exemple. Son cœur et son esprit parlaient d’une même voix et s’il jouait l’Homme perdant, il le glorifiait néanmoins dans sa lucidité et le poussait à combattre. Il savait que l’exigence est un talisman et que rien ne résiste au courage. Tout, chez lui, découlait de sa passion pour la vérité, pour la justice, au sein desquelles il importe peu de mourir. »
( ?) : Né à Tlemcen en 1920, Mohammed Dib est un écrivain arabe de langue française. Auteur de livres nombreux, il a obtenu le grand Prix Fénéon [2] et celui de l’Union des Écrivains Algériens [3] pour l’ensemble de son œuvre [4]. Mohammed Dib a été un familier d’Albert Camus dont il va maintenant nous parler.
Mohamed Dib : Donc, comme tout Algérien Albert Camus est le frère qui s’est exilé lui-même à la suite d’un malentendu, d’un de ces mouvements d’humeur toujours un peu spectaculaire, dont les hommes des bords de la Méditerranée sont coutumiers. Mais pour douloureux que soit le malentendu, il n’est qu’un malentendu, pas davantage, et pour regrettable que soit le mouvement d’humeur, il est déjà passé depuis longtemps, rejoignant la somme des exagérations, la dose de théâtralité dont un monde vivant constamment sur la place publique et sous un soleil qui affiche permanent a autant besoin que de l’air qu’il respire. Peut-être faut-il ouvrir ici une parenthèse pour noter en passant ce trait particulier du tempérament algérien qui ne ressent jamais le tragique comme tragique mais comme la manifestation d’un destin qui demeure extérieur à lui, aussi fort qu’il en pâtisse en tant que victime. Avec Camus, il reste donc l’essentiel qui est la fraternité. Davantage même, dirais-je, sa consanguinité. Une consanguinité qui doit être située ici du côté de la mère plutôt que du côté du père. Il y aurait beaucoup à dire aussi sur l’image de la mère dans le psychisme de l’homme algérien. Personnellement je suis disposé à croire que le drame de Camus a été pour une part importante dû au fait de se trouver partagé entre cette image et la personne de la mère réelle. Ce n’est pas le lieu d’approfondir ce point de vue, il mérite cependant examen. Mais je ne suis pas moins disposé à croire aussi que depuis le 4 janvier 1960 Camus est retourné à son vrai lieu d’origine, rendu aux oliviers, aux espaces gorgés de lumière, à la mer et aux hommes enfin dont on ne saurait le séparer, ni séparer son œuvre, si peu que ce soit, sans le trahir, sans le défigurer.
Justement parce qu’il reste toujours vivant pour moi, parce que l’idée d’une mort d’Albert Camus me demeure étrangère, j’éprouve beaucoup de mal à parler de lui. Cela vient d’abord de ma crainte de l’enfermer dans des formules, des définitions, et de le trahir à mon tour, de le fausser dans sa vérité. Mais ma véritable appréhension est d’une autre nature. Je redoute d’effaroucher sa présence dont il me semble que je ne suis séparé que par un de ces empêchements absurdes dont la vie quotidienne est prodigue.
Comment par exemple restituer avec des mots cette journée passée ensemble à Tipaza, avant que Tipaza ne devienne un rendez-vous de touristes à devises fortes. Camus vivait en France depuis plusieurs années déjà. Il était de passage seulement. C’était en plein été et il était midi, le soleil avait volatilisé le paysage et dans cette lumière qui semblait siffler dans le cri infini des cigales, sur ces terres intactes qui s’étaient réservées aux lentisques, au thym, au laurier, je le vois au cours de notre promenade sans but, qui d’une façon tout à fait naturelle, écarte les bras et se met à danser. Il tourne de la sorte un moment sur lui-même. Ce n’est peut-être pas une ivresse dionysiaque qui le transporte ainsi et le jette hors de lui. Néanmoins, un bonheur inexprimable luit dans le regard qu’il m’adresse et qui s’étonne, non sans malice, de me voir demeurer simple spectateur. Mais, sans m’empêcher de comprendre son bonheur et de ressentir son étrange émotion, mon éducation, plus soucieuse des formes, m’interdit de suivre son exemple. Je l’ai vu donc célébrer son accord avec les éléments qui lui étaient naturels et avec l’esprit qui les habite.
Qu’est-ce à côté de cela, à côté de la force de cette image, à cette minute et en ce lieu, que les discussions que nous avons eues avant et que nous aurons encore après. Elles ont porté, elles porteront de nouveau sur l’idéal de justice, sur la liberté et particulièrement sur la révolution. Et nous voici débattant une fois de plus à propos de la révolution sur le choix qui se présentait à Kaliayev, à savoir s’il fallait qu’il lance sa bombe sur la voiture du Grand Duc, lequel sans doute transportait des enfants avec lui et prendre ainsi le risque de tuer ces enfants au nom de la révolution. Cela anticipait singulièrement sur un cas qui allait se répéter un nombre incalculable de fois et, quelques années plus tard seulement, sur cette terre au visage rassurant encore.
Je ne veux pas dire que ces problèmes n’ont qu’une importance minime à mes yeux, non. Mais ils ne nous étaient alors que des sujets de spéculation, ce qu’ils sont redevenus aujourd’hui aussi d’ailleurs. A l’époque en effet j’avais le sentiment très net que nous jouions seulement avec ces idées, du reste quand le cas s’est présenté plus tard à nous dans sa brutalité de fait, il nous a tous dépassé. Il ne s’agit en aucun cas d’éluder ces problèmes mais il faut savoir de quoi l’on parle. M’écrivant peu après de Paris, Albert Camus joint à sa lettre une feuille séparée : c’est un texte qu’il intitule lui-même « Les terroristes ». Ce texte, écrit de sa main, est composé cependant, pour commencer, d’une série de réflexions dues à quelques révolutionnaires. Voici par exemple la première d’entre elle, empruntée à un révolutionnaire anonyme à la veille de son exécution : « Pendant toute ma vie, cependant si courte, je n’ai vu que du mal. Dans ces conditions, et avec une vie pareille, peut-on aimer quoi que ce soit, même ce qui est bon ? » Et le « même ce qui est bon » est souligné par Camus. Et en voici une qui est de Bakounine : « La passion de la destruction est créatrice »
Et puis encore celle-ci de Netchaïev : « Le révolutionnaire est un individu marqué, il n’a ni intérêt, ni affaire, ni sentiment personnel, ni biens, rien qui lui soit propre, pas même de nom » Ou, pour finir ces citations, celle-ci de Petrachevski : « Ne trouvant pour moi rien qui soit digne d’attachement, ni parmi les hommes, ni parmi les femmes, je me consacre au service de l’humanité. »
A présent voici le commentaire dont Albert Camus les fait suivre. Il dit : « Ils ont raison et une part de moi, la part terrible qu’il y a en tout homme, est avec eux. Mais ceci est le désespoir. Et un homme s’édifie toujours contre le désespoir, jamais avec. Il y a la potence et il y a les roses. Quoi exclure ? Rien. Nous sourirons au milieu de la terreur. »
Ici s’arrêtait la parole de Camus sur ce sourire au milieu de la terreur, qui, sourire, à mes yeux, ressemble si étrangement au sourire que je lui avais vu à Tipaza, tandis qu’il dansait.
Permettez-moi de rester sur cette image d’Albert Camus qui est mon image de lui et dont aucun mot ne saurait restituer la force et la présence.
Pierre Minet : Ce Camus algérien, ce Camus écrivain algérien que vient d’évoquer Mohammed Dib, il s’est lui-même défini en tant que tel à une époque où la guerre civile déchirait sa patrie. Écoutez-le.
Albert Camus : « J’ai eu l’occasion de dire que je n’avais rien écrit qui de près ou de loin ne se rattache à cette terre, en l’occurrence je n’ai exprimé qu’une chose que je sens profondément et depuis longtemps. Je dois à l’Algérie non seulement mes leçons de bonheur mais je lui dois mes leçons de souffrance et de malheur. Ces leçons sont devenues un peu lourdes depuis quelque temps, mais enfin elles sont là. Il s’agissait de les accepter et je ne suis pas sûr que dans la terrible tragédie où se trouve plongée notre terre commune, il n’y ait pas non seulement une raison d’espérer, mais peut-être aussi pour nous tous, Arabes et Français, une raison de progresser dans une démarche commune vers ce qu’on peut appeler la vérité.
L’une des choses dont je suis fier, en tant qu’écrivain, et en tant qu’écrivain algérien, c’est que nous autres écrivains algériens nous avons fait notre devoir, et nous l’avons fait depuis longtemps. Ce que je veux dire de plus précis c’est que nous sommes beaucoup à espérer ce qu’on appelle maintenant « l’Algérie de demain ». Je ne sais pas si cette Algérie se fera, je ne sais pas non plus dans quelles conditions elle se fera, je ne sais pas non plus ce qu’elle nous coûtera encore en sang et en malheurs. Mais ce que je puis dire, c’est que cette Algérie de demain, nous autres écrivains algériens, nous l’avons faite hier. »
Pierre Minet : On se tromperait de beaucoup et le rôle de ces émissions est de le souligner, si l’on croyait que l’humanisme déclaré d’Albert Camus, sa générosité prépondérante, le coupait de toute violence ou édulcorait sa pensée. Lorsqu’il le voulait, lorsqu’il le fallait, il savait parler fort. Témoin ce passage d’une conférence qu’il prononça en 1958 à la Maison de l’Amérique latine.
Albert Camus : « J’ai lu ces temps-ci que j’étais un solitaire. Peut-être. Mais en même temps que des millions d’hommes qui sont mes frères et dont j’ai pris le parti. J’essaie en tous cas, solitaire ou non, de faire mon métier, et si je le trouve parfois dur c’est qu’il s’exerce principalement dans la si affreuse société intellectuelle où nous vivons. Si l’écrivain tient à lire et à écouter ce qui se dit ou ce qui s’écrit, il ne sait plus alors à quel saint se vouer. Restez un artiste ou ayez honte de l’être, parlez ou taisez-vous, mais de toute manière vous serez condamné. Que faire d’autre alors sinon se fier à son étoile et continuer avec entêtement la marche aveugle, hésitante qui est celle de tout artiste et qui le justifie quand même, à la seule condition qu’il se fasse une idée juste, à la fois de la grandeur de son métier et son infirmité personnelle. »
( ?) : Dans la série d’émissions, de Pierre Minet, consacrées à Albert Camus, réalisées par Michel Duplessis, assisté de Jean-Yves Bizet ( ?) et avec le concours de Jean Bollery ( ?) vous avez pu entendre le romancier algérien Mohamed Dib parler du grand écrivain et ce dernier se situer par rapport à sa terre natale.
Pour aller plus loin :
– Albert Camus en Algérie : la trêve civile de janvier 1956
– Il y a cinquante ans, le prix Nobel de littérature était attribué à Albert Camus
Messages
1 Portrait d’Albert Camus par Mohamed Dib 23 septembre 2011, 11:05, par Jean-Marie Garcia
Merci pour cet immense et utile travail. Un point de détail : je ne pense pas que Tlemcem soit situé au Maroc, comme il est dit à la cinquième ligne, mais en Algérie.
1 Portrait d’Albert Camus par Mohamed Dib 23 septembre 2011, 22:17, par tinhinane
Merci pour votre message. Vous avez parfaitement raison. Je viens de le préciser par une note de bas de page.
La validation de votre commentaire et ma réponse renforceront la correction :-))
Bien à vous
Taos Aït Si Slimane