Thomas Baumgartner : Une revue de presse entièrement consacrée à Pierre Vidal-Naquet, qui a donc disparu, on a appris cela hier. Le nom de Pierre Vidal Naquet était encore inscrit en tête d’une tribune de Libération, publiée jeudi dernier, aux côtés, entre autres, d’Etienne Balibar, Suzanne Citons, Stéphane Hessel, Gilles Monceron et Henri Korn. Cette tribune, intitulée, « Assez ! », appelait à un cessez-le-feu au Liban. Jusqu’au bout, Pierre Vidal-Naquet est resté un intellectuel engagé, un historien engagé. Justement, c’est cette dualité qui est soulignée dans la presse ce matin : la dualité d’un homme, d’un côté historien de la Grèce antique, et de l’autre, homme engagé dans l’histoire immédiate, à travers la Guerre d’Algérie ou la question du négationnisme, entre autres. Le journal qui donne la plus grande place à Pierre Vidal-Naquet, ce matin, c’est Libération. Et c’est Antoine de Daudemar, le directeur de la rédaction, qui prend la plume pour parler de l’historien [1]. Sous une grande photo, de Pierre Vidal-Naquet, qui date de janvier, la plus récente, soit dit en passant, celle que l’on voit ce matin dans la presse, Antoine de Daudemar donne directement la parole à l’historien pour évoquer cette dualité. Il se définissait comme : « un homme passionné qui s’engage, doublé d’un historien qui le surveille de près, enfin, qui devrait le surveiller de près » Voilà, Pierre Vidal-Naquet qui parlait de lui-même.
Antoine de Daudemar dégage trois directions à son œuvre : des recherches d’une part sur la Grèce ancienne, écrites le plus souvent avec le philosophe Jean-Pierre Vernant, qui sont autant de stimulants dépoussiérages du monde antique, ensuite des travaux sur le l’histoire juive et enfin tous ses textes militants contre la Guerre d’Algérie, pour Mai 68 et contre les négationnismes.
Antoine de Daudemar continue : « Entre rage et raison, entre passion et détachement, entre engagement et distance, Pierre Vidal-Naquet aura pu donner l’illusion d’une œuvre dispersée, non aboutie, parfois trop hâtive (il reconnaîtra plusieurs fois s’être trompé), mais, en opposant les époques tout en lançant des passerelles entre elles, il aura montré l’actualité et la générosité du métier d’historien, et sans cesse enrichi dans le monde grec sa réflexion sur la démocratie et la tragédie, deux piliers de notre modernité. »
Alors, un nom qui brûle les lèvres, un précédent en quelque sorte, dans le mouvement de balancier entre engagement immédiat et recherche historique plus ancienne, c’est celui de Marc Bloch, grand médiéviste, fondateur de l’École des Annales, avec Lucien Febvre, et qui a considéré son époque avec un œil critique tout en utilisant ses outils d’historien, eh bien c’est le journal Les Échos qui donne ce nom et qui affirme ce matin [2] : « Pierre Vidal-Naquet se découvre une vocation d’historien en hypokhâgne, après avoir lu Marc Bloch, tout en étudiant la philosophie et notamment Platon. »
La Croix fouille aussi la question des origines de la vocation, ou du métier d’historien tout simplement [3]. Robert Migliorini évoque l’influence du père de Pierre Vidal-Naquet, Lucien Vidal-Naquet, avocat laïque, dreyfusard et Résistant, qui est mort avec sa femme à Auschwitz, qui a fait découvrir Chateaubriand à son fils. Justement, La Croix cite un texte de Chateaubriand que Pierre Vidal-Naquet à mis dans ses mémoires : « Lorsque, dans le silence de l’abjection, l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. »
La mort de ses parents à Auschwitz est évoquée dans tous les articles, ce matin, comme origine de l’engagement de Pierre Vidal-Naquet. La Croix, toujours, le cite : « J’ai vécu l’histoire avant de l’écrire, ou plutôt de tenter de l’écrire », disait-il modestement. C’est ce qui fait qu’Olivier Delcroix, dans Le Figaro [4], qualifie d’intime le paradoxe de l’œuvre de Pierre Vidal-Naquet. Ce paradoxe qui le faisait naviguer sans cesse entre les combats du siècle et Sophocle. Sur la question de l’engament, Olivier Delcroix s’étonne : même s’il se veut homme de gauche, il aura flirté un temps avec le PSU, cela n’empêche pas Pierre Vidal-Naquet de rester selon ses mots « un anticommuniste fondamental ».
Et L’Humanité dans ses pages apporte des précisions sur la question de cet engagement [5]. Dans les années 47-48, Pierre Vidal-Naquet est tenté d’entrer au PC, écrit Maurice Ulrich dans L’Huma : « C’était le seul parti auquel on pouvait songer à adhérer. », a dit l’historien. « Le procès Rajk, dirigeant communiste hongrois victime avec dix-sept autres accusés de l’un des grands procès staliniens de l’après-guerre, dont il est convaincu qu’il s’agit d’« une escroquerie monumentale », l’en dissuadera. »
Bien sûr, il est aussi question de « L’affaire Maurice Audin » dans ces articles. Ce livre paru pendant la Guerre d’Algérie, est signé Pierre Vidal-Naquet, qui démentait les mensonges officiels autour de l’enlèvement par l’armée et la disparition d’un jeune mathématicien communiste, en Algérie.
Un peu plus loin, Maurice Ulrich rejoint les deux visages de l’œuvre de Pierre Vidal-Naquet : Grèce antique et histoire immédiate. Il écrit : « Pour lui, l’héritage gigantesque de la démocratie athénienne, dont on sait qu’elle connaissait ses limites avec l’esclavage ou la condition des femmes, était d’abord le mot lui-même, le mot démocratie. » Et, il cite l’historien : « Ce qui caractérise la cité grecque, écrivait-il, et qui est vraiment une invention, une innovation, se retrouve dans les textes du VIIe siècle (avant J.-C. -NDLR), sous des formules telles que « il a plu au peuple », « la cité a décidé » ».
[annonce : 8h 36, la revue sur France Culture, de presse par Thomas Baumgartner]
Les journaux qui bouclaient hier ont donc pu, pour beaucoup d’entre eux, évoquer Pierre Vidal-Naquet. D’autres ne sont pas encore parus mais ils évoquent quand même déjà l’historien sur leur site internet. Ils ont la bonne idée d’aller chercher, pour quelques uns, la parole de l’historien dans leurs archives récentes. Ainsi, par exemple Le Nouvel Observateur, nouvelobs.com plus précisément, va chercher dans ses archives un forum qui avait été organisé entre les internautes et Pierre Vidal-Naquet en janvier 2007. Alors, outre le ton détendu, sans tabous, amical plutôt de l’historien, on trouve l’échange suivant, avec un internaute, qui permet encore de voir le lien que faisait Pierre Vidal-Naquet lui-même entre les deux objets de ses activités. La question est la suivante : L’étude du monde antique vous semble-t-elle pertinente pour comprendre la crise du système étatique démocratique actuel ? Pierre Vidal-Naquet répond : « Le prochain livre que je vais publier, qui s’appelle L’Atlantide, se termine par un chapitre où il est question d’Auschwitz. Pourquoi ? Parce que les intellectuels hitlériens se voulaient les héritiers des Atlantes. Un certain nombre d’entre eux se voulaient les héritiers des Grecs. Dans ces conditions, il n’est pas inutile de remonter à l’Antiquité grecque, ou s’il s’agit de l’État à l’Antiquité romaine. » Là, Pierre Vidal-Naquet évoquait « L’Atlantide : petite histoire d’un mythe platonicien », paru en 2005, aux éditions Les Belles lettres.
On peut parler aussi du monde.fr, qui, lui, rend disponible un entretien du 9 mai 2004 [6], où Pierre Vidal-Naquet réagit à la diffusion des photos des sévices infligés par des militaires américains à la prison d’Abou Ghraib, en Irak. Là, son rôle s’élargit encore puisque le mouvement de balancier ne se fait plus entre Grèce antique et époque contemporaine mais entre deux époques contemporaines : celle de la Guerre d’Algérie et celle de la deuxième guerre d’Irak. Une des questions de Florence Beaugé et Philippe Bernard est la suivante : Entre 1954 et 2004 en quoi le rôle de la presse a-t-il changé ? Là, Pierre Vidal-Naquet répond : « […] la différence majeure entre les deux époques tient à l’image. Révéler la torture par l’image comme aujourd’hui, c’était inimaginable en 1957. La bataille contre la torture en Algérie a été exclusivement une bataille de l’écrit. Jacques Fauvet, [journaliste au Monde à l’époque] s’était émerveillé quand, un jour, Maurice Clavel avait prononcé le nom de Maurice Audin à la radio ! L’unique image diffusée à l’époque était celle, publiée par L’Express, de l’exécution d’un Algérien par un militaire français. »
La presse rend donc hommage ce matin à l’historien Pierre Vidal-Naquet, le scientifique mais aussi à celui qui par sa parole, par sa voix, pouvait l’éclairer et mettre l’actualité en perspective.
Aurélie Luneau : Merci Thomas pour cette revue de presse spéciale Pierre Vidal-Naquet. C’est sans transition, la deuxième partie de cette émission « Quartiers d’été » un peu exceptionnelle en raison de la disparition, ce week-end, de cet historien engagé, militant, à la recherche de la vérité, Pierre Vidal-Naquet. Avant tout, on a envie de vous faire écouter sa voix, bien sûr. La Voix de Pierre Vidal-Naquet, enregistrée au mois de juin, par Anaïs Kien, pour l’émission « La Nouvelle Fabrique de l’Histoire », c’était le 20 juin. L’émission a été diffusée le 20 juin, il parlait à cette occasion de « L’Affaire Maurice Audin », du nom de ce mathématicien français, arrêté par des parachutistes français, « disparu » en Algérie, victime probablement de la torture.
« Pierre Vidal-Naquet : J’étais à l’époque assistant à la Faculté des lettres de Caen et Le Monde s’est mis à publier régulièrement des protestations contre la disparition de Maurice Audin, qui était, lui, assistant de mathématiques, à l’Université d’Alger, la Faculté des sciences d’Alger. Audin avait à peu près deux ans de moins que moi, je crois, mais il était père de trois enfants. J’ai envoyé une de ces lettres, c’est ainsi que j’ai reçu une lettre de Josette Audin. La première chose que Josette Audin m’ait écrite, c’est que le sort de son mari était en réalité celui de quantité d’Algériens musulmans. Elle était très consciente du fait que l’on s’occupait d’Audin parce qu’il était Européen et communiste et que les quelconques Musulmans qui disparaissaient toujours, que Paul Teitgen appelait les « Sans noms patronymiques, Mohamed », les SNP-Mohamed, ceux-là disparaissaient sans que l’on s’en occupe beaucoup. »
Vincent Lemerre : Voilà un court extrait de la dernière intervention de Pierre Vidal-Naquet sur l’antenne de France Culture, nous l’entendrons, Aurélie, plus longuement dans notre émission de mercredi puisque nous organisons une émission spéciale dans ces « Quartier d’été » qui lui sera entièrement consacrée. Au téléphone avec nous aujourd’hui, Paul Thibaud. Bonjour Paul Thibaud.
Paul Thibaud : Bonjour.
Vincent Lemerre : Avant d’évoquer plus précisément la mémoire de Pierre Vidal-Naquet, je vous propose, Paul Thibaud, d’écouter un enregistrement que nous avons réalisé hier avec Jean-Pierre Vernant, professeur honoraire au Collège de France, qui a écrit un certain nombre de ses ouvrages à quatre mains avec Pierre Vidal-Naquet. Je vous propose d’écouter ce que Jean-Pierre Vernant nous disait de Pierre Vidal-Naquet, hier au téléphone.
[entretien téléphonique]
Vincent Lemerre : Jean-Pierre Vernant, est-ce que vous vous rappelez précisément des circonstances dans lesquelles vous avez rencontré pour la première fois Pierre Vidal-Naquet ?
Jean-Pierre Vernant : Oui, bien sûr ! Cela devait être dans les années 57. C’était, je crois, à la Closerie des Lilas parce qu’il y avait une réunion, une conférence de presse, je crois plutôt, du Comité Audin, dont Pierre Vidal-Naquet était un des animateurs. Il se trouve qu’à cette conférence de presse, j’étais avec Louis Gernet, mon maître, mon ami, qui était l’ancien doyen d’Alger, qui avait pris des positions, avait signé le « Manifeste des 121 », bref, qui était sur la même longueur d’onde que Pierre ou que moi. Donc, nous étions, le vieux Gernet et moi, à cette conférence de presse, à laquelle participait Vidal, et on est sortis de la Closerie des Lilas avec Vidal. Pourquoi ? Cela ne manque pas d’un certain intérêt en dehors de l’anecdote, parce que de quoi nos avons parlé ? Nous avons parlé des affaires algériennes. Lui et moi nous étions également dans cette période engagés dans cette période dans des travaux disons purement scientifiques sur la Grèce ancienne. On a parlé à la fois des affaires algériennes, de « L’Affaire Audin », de la torture, et de tous ces problèmes, Gernet, Vidal et moi. En même temps, Vidal, m’a signalé qu’allait paraître dans un périodique spécialisé, un article de lui qui devait s’appelait je crois « Temps des dieux et temps des hommes », qui était un des premiers articles qu’il pouvait faire, qu’il avait voulu faire sur les problèmes de la tragédie antique. Or, le hasard voulait que dans le même volume, dans la même publication, à la même date sortait un article de moi, cette fois. Chacun ignorant que l’autre faisait un papier sur des problèmes analogues, qui devait s’appelait, peut-être, j’ai oublié, mais je crois que c’était « Le moment historique de la tragédie en Grèce ».
Vincent Lemerre : Pierre Vidal-Naquet a fréquenté votre séminaire à la fin des années 50 ?
Jean-Pierre Vernant : Oui.
Vincent Lemerre : Dans les années 60. Vous en êtes arrivés à fonder ce que l’on a appelé rétrospectivement « l’école de Paris », avec Marcel Detienne et Nicole Loraux, qui a renouvelé profondément l’approche de l’histoire de la Grèce ancienne. Quelle était l’ambition intellectuelle de ce mouvement ?
Jean-Pierre Vernant : L’ambition intellectuelle de ce mouvement, il n’y en avait pas une, il y en avait plusieurs. D’abord, cette liberté de penser, elle existait au sein du Centre. Nicole Loraux, Vidal, moi, détienne, on n’était pas… on n’appliquait ni des recettes ni on adhérait à des dogmes. On suivait un même chemin, qui était quoi ? Qui était d’essayer d’allier à l’exactitude, à l’érudition, au travail sérieux, solide qui est celui des hellénistes, une espèce d’éclairage neuf. Pourquoi ? Parce que pour nous, déjà avec Gernet, qui était helléniste et sociologue aussi, essayer de voir dans ce que l’on avait appelé le miracle grec non pas un miracle mais un produit des changements qui se sont produits dans le monde occidental, sur les rives de la Méditerranée, de cet héritage qu’ils ont transformé, un héritage qui venait de l’Orient. Comment cela se fait ? Pourquoi ce petit pays a-t-il inventé tant de choses ? Donc, on regardait cela en sociologues ne même temps qu’en historiens et en anthropologues parce que nous n’avons jamais pensé, aucun de nous n’a jamais pensé que cette Grèce, à laquelle nous nous intéressions, était une sorte de modèle eternel, que les Grecs avaient tout inventé, qu’ils étaient la vérité de la civilisation, de l’homme, de la vie politique, de la démocratie. On avait le sens que les Grecs étaient sur une voie, avaient ouvert une voie mais qu’on ne comprenait ni la façon dont cette voie avait été tracée, ni ses découvertes, ni ses limites, qu’à condition d’avoir toujours en tête et d’autres civilisations et d’autres cultures, de les comparer, de penser que sur tous les problèmes que l’on étudiait que cela soit la guerre, la religion, la vie collective, l’art, les récits légendaires, les traditions, à côté de la Grèce il y avait la Chine, il y avait l’Inde, il y avait l’Afrique, l’Amérique et les civilisations précolombiennes. La Grèce seule, je reprends une formule de Gernet, comme si la Grèce était un empire à elle-même, un empire fermé sur lui-même, c’est cela que l’on essayait de détruire. En détruisant cela, bien entendu il y avait des arrières plans politiques parce que cette idée d’une Grèce éternelle, qui était un modèle pour nous aujourd’hui, était une idée conservatrice, réactionnaire. Alors que notre idée de tenir compte de toutes les sciences de l’homme et d’avoir toujours en tête la relativité de cette civilisation, que nous étions en train d’explorer, c’était une idée progressiste, une idée d’ouverture sur l’histoire humaine et pas seulement sur l’histoire occidentale, avec l’idée, monstrueuse, que puisque nous étions les héritiers de la Grèce, eh bien le monde devait nous appartenir sur le plan religieux, sur le plan scientifique, sur le plan industriel. Non, pas du tout ! Nous n’avions pas reçu une sorte d’héritage culturel de droit divin, parce qu’il y avait la Grèce.
Vincent Lemerre : Jean-Pierre Vernant, il y a peut-être d’autres raisons qui ont fait que vous vous êtes rapprochés très rapidement ? Vous étiez vous-même orphelin, de la Première Guerre mondiale et lui-même venait de perdre dans la Seconde Guerre mondiale, dans les champs d’extermination, ses parents. Est-ce que ces éléments biographiques ont fait que vous avez pu vous rapprocher plus vite ?
Jean-Pierre Vernant : Écoutez, je ne le crois pas parce que mon père en effet a été tué à la Guerre de 14, ses deux parents ont été arrêtés par la Gestapo, alors que lui était au lycée de Marseille à côté. Ils ont arrêtés son père et sa mère avec le garçon plus jeune, que les parents Vidal sont arrivés à récupérer. Lui, ses deux parents ont été tués, sont morts là-bas dans une espèce de chose qui est sans comparaison. Mon père était socialiste ou socialisant, il était réformé, il s’est engagé volontaire, comme deuxième classe. Évidemment, mon enfance a été nourrie de cette idée, mon père a été té e 15, je suis née en 14. Mais ce n’est pas pareil. Dans ma jeunesse, la mort de mon père cela voulait dire la haine de la guerre, l’absurdité de ce massacre de 14-18. Tandis que ce qui est arrivée aux parents de Pierre, c’était lié à cette chose incroyable, qu’a été la shoah. Cette chose incroyable qui est qu’un des pays de l’Occident le plus civilisé, à tous égards, scientifiquement culturellement, a été capable de ça. Pierre se trouvait englouti dans cette espèce d’immense problème, tout autre que le mien qui était le rattachement à une lignée, contre la guerre, dreyfusarde. Ça, c’était beaucoup plus proche. L’affaire Dreyfus, mon grand père avait fondé un journal, dont mon père a été directeur, qui s’appelait Le Briard, qui a été pour Dreyfus. Dans mon enfance j’avais à la fois cette guerre monstrueuse et l’Affaire Dreyfus, qui était une autre monstruosité mais qui avait été combattue et où finalement la libre pensée, le sens de la vérité avait triomphée. Pour lui aussi au fond, Pierre représente, sur le plan de l’histoire, ce qu’il y a de meilleur dans cette tradition française que l’Affaire Dreyfus a mis à jour, l’intellectuel engagé, mais engagé non pas par fanatisme mais engagé par amour de la vérité, comme Pierre. Quand il traite de la Grèce ancienne, il fait son métier d’historien, à la fois érudit et novateur, mais en même temps, quand il traite des problèmes de l’Affaire Audin, où quand il traite de la torture, ou quand il traite des crimes de l’armée français en Algérie, où quand il traite des négationnistes, il le fait non pas par une espèce de passion partisane mais parce qu’il est habité, en historien, par la passion de la vérité. Et ça, c’est une lignée qui existait en France, qui a été son honneur, il en était peut-être un des derniers représentants, éclatant. Et sa perte, ça crée un vide à la fois dans la vie politique et dans la recherche historique d’aujourd’hui. C’est ça que je pense, moi.
Vincent Lemerre : Paul Thibaud, merci de nous faire l’amitié d’être avec nous ce matin. Paul Thibaud de la revue Esprit. Revue qui a accompagné nombres d’engagements de Vidal-Naquet. Mais les circonstances de votre rencontre datent d’avant Esprit ? Datent sans doute de la revue que vous diriez entre 1960-1962, « Vérité et liberté. Cahiers d’informations sur la Guerre d’Algérie ». C’est à ce moment-là que vous l’avez rencontré ?
Paul Thibaud : Oui, bien sûr, c’est à ce moment-là que je l’ai rencontré, c’est à la suite de l’Affaire Audin, que vient d’évoquer très justement Jean-Pierre Vernant. Si vous voulez, c’était un journal que l’on peut appeler, je vais employer un mot décalé, samizdat, c’est-à-dire qui était publié non pas clandestinement mais sans autorisation et sans s’occuper des problèmes de censure et qui se diffusait disons de la main à la main, bien que quelquefois vendu dans les rues de Paris, et qui publiait des documents sur la Guerre d’Algérie d’ailleurs, prenant la suite d’une autre publication de ce genre. Un certain nombre de réflexions ou de textes qui ne pouvaient pas passer dans la presse légale, complètement légale, étaient publiés là-dedans. C’est là que nous avons travaillé effectivement, pendant quelques années, ensemble. Auparavant, Vidal-Naquet a toujours eu un lien particulier avec Esprit, depuis d’ailleurs je dirais son enfance puisqu’il était planqué, comme on dit, à Dieulefit, entre autres, pendant la Guerre. Là, il a connu Madame Mollier, il a connu un certain nombre de gens qui étaient à Esprit. Mollier était lui-même, la revue ne paraissant pas à l’époque, à Dieulefit. Donc, c’était une constante, si vous voulez. On a évoqué l’Affaire Rajk, tout à l’heure, il est évident, l’article de François Fejtö a été pour beaucoup d gens, pour Pierre, pour moi, quelque chose de décisif dans la première démystification, le début de la démystification du communisme en 1949 ou 50, je ne me souviens pas exactement de la date mais c’est l’une des deux dates.