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Quartiers d’été / Pierre Vidal-Naquet

Texte intégral d’un extrait des « Quartiers d’été », sur les ondes de France Culture, du lundi 31 juillet 2006, consacrés à Pierre Vidal-Naquet.

Merci aux internautes qui me signaleront les imperfections de cette transcription, soit en laissant un commentaire, soit en m’écrivant à : tinhinane[ate]gmail[point]com

Thomas Baumgartner : Une revue de presse entièrement consacrée à Pierre Vidal-Naquet, qui a donc disparu, on a appris cela hier. Le nom de Pierre Vidal Naquet était encore inscrit en tête d’une tribune de Libération, publiée jeudi dernier, aux côtés, entre autres, d’Etienne Balibar, Suzanne Citons, Stéphane Hessel, Gilles Monceron et Henri Korn. Cette tribune, intitulée, « Assez ! », appelait à un cessez-le-feu au Liban. Jusqu’au bout, Pierre Vidal-Naquet est resté un intellectuel engagé, un historien engagé. Justement, c’est cette dualité qui est soulignée dans la presse ce matin : la dualité d’un homme, d’un côté historien de la Grèce antique, et de l’autre, homme engagé dans l’histoire immédiate, à travers la Guerre d’Algérie ou la question du négationnisme, entre autres. Le journal qui donne la plus grande place à Pierre Vidal-Naquet, ce matin, c’est Libération. Et c’est Antoine de Daudemar, le directeur de la rédaction, qui prend la plume pour parler de l’historien [1]. Sous une grande photo, de Pierre Vidal-Naquet, qui date de janvier, la plus récente, soit dit en passant, celle que l’on voit ce matin dans la presse, Antoine de Daudemar donne directement la parole à l’historien pour évoquer cette dualité. Il se définissait comme : « un homme passionné qui s’engage, doublé d’un historien qui le surveille de près, enfin, qui devrait le surveiller de près » Voilà, Pierre Vidal-Naquet qui parlait de lui-même.

Antoine de Daudemar dégage trois directions à son œuvre : des recherches d’une part sur la Grèce ancienne, écrites le plus souvent avec le philosophe Jean-Pierre Vernant, qui sont autant de stimulants dépoussiérages du monde antique, ensuite des travaux sur le l’histoire juive et enfin tous ses textes militants contre la Guerre d’Algérie, pour Mai 68 et contre les négationnismes.

Antoine de Daudemar continue : « Entre rage et raison, entre passion et détachement, entre engagement et distance, Pierre Vidal-Naquet aura pu donner l’illusion d’une œuvre dispersée, non aboutie, parfois trop hâtive (il reconnaîtra plusieurs fois s’être trompé), mais, en opposant les époques tout en lançant des passerelles entre elles, il aura montré l’actualité et la générosité du métier d’historien, et sans cesse enrichi dans le monde grec sa réflexion sur la démocratie et la tragédie, deux piliers de notre modernité. »

Alors, un nom qui brûle les lèvres, un précédent en quelque sorte, dans le mouvement de balancier entre engagement immédiat et recherche historique plus ancienne, c’est celui de Marc Bloch, grand médiéviste, fondateur de l’École des Annales, avec Lucien Febvre, et qui a considéré son époque avec un œil critique tout en utilisant ses outils d’historien, eh bien c’est le journal Les Échos qui donne ce nom et qui affirme ce matin [2] : « Pierre Vidal-Naquet se découvre une vocation d’historien en hypokhâgne, après avoir lu Marc Bloch, tout en étudiant la philosophie et notamment Platon. »

La Croix fouille aussi la question des origines de la vocation, ou du métier d’historien tout simplement [3]. Robert Migliorini évoque l’influence du père de Pierre Vidal-Naquet, Lucien Vidal-Naquet, avocat laïque, dreyfusard et Résistant, qui est mort avec sa femme à Auschwitz, qui a fait découvrir Chateaubriand à son fils. Justement, La Croix cite un texte de Chateaubriand que Pierre Vidal-Naquet à mis dans ses mémoires : « Lorsque, dans le silence de l’abjection, l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. »

La mort de ses parents à Auschwitz est évoquée dans tous les articles, ce matin, comme origine de l’engagement de Pierre Vidal-Naquet. La Croix, toujours, le cite : « J’ai vécu l’histoire avant de l’écrire, ou plutôt de tenter de l’écrire », disait-il modestement. C’est ce qui fait qu’Olivier Delcroix, dans Le Figaro [4], qualifie d’intime le paradoxe de l’œuvre de Pierre Vidal-Naquet. Ce paradoxe qui le faisait naviguer sans cesse entre les combats du siècle et Sophocle. Sur la question de l’engament, Olivier Delcroix s’étonne : même s’il se veut homme de gauche, il aura flirté un temps avec le PSU, cela n’empêche pas Pierre Vidal-Naquet de rester selon ses mots « un anticommuniste fondamental ».

Et L’Humanité dans ses pages apporte des précisions sur la question de cet engagement [5]. Dans les années 47-48, Pierre Vidal-Naquet est tenté d’entrer au PC, écrit Maurice Ulrich dans L’Huma : « C’était le seul parti auquel on pouvait songer à adhérer. », a dit l’historien. « Le procès Rajk, dirigeant communiste hongrois victime avec dix-sept autres accusés de l’un des grands procès staliniens de l’après-guerre, dont il est convaincu qu’il s’agit d’« une escroquerie monumentale », l’en dissuadera. »

Bien sûr, il est aussi question de « L’affaire Maurice Audin » dans ces articles. Ce livre paru pendant la Guerre d’Algérie, est signé Pierre Vidal-Naquet, qui démentait les mensonges officiels autour de l’enlèvement par l’armée et la disparition d’un jeune mathématicien communiste, en Algérie.

Un peu plus loin, Maurice Ulrich rejoint les deux visages de l’œuvre de Pierre Vidal-Naquet : Grèce antique et histoire immédiate. Il écrit : « Pour lui, l’héritage gigantesque de la démocratie athénienne, dont on sait qu’elle connaissait ses limites avec l’esclavage ou la condition des femmes, était d’abord le mot lui-même, le mot démocratie. » Et, il cite l’historien : « Ce qui caractérise la cité grecque, écrivait-il, et qui est vraiment une invention, une innovation, se retrouve dans les textes du VIIe siècle (avant J.-C. -NDLR), sous des formules telles que « il a plu au peuple », « la cité a décidé » ».

[annonce : 8h 36, la revue sur France Culture, de presse par Thomas Baumgartner]

Les journaux qui bouclaient hier ont donc pu, pour beaucoup d’entre eux, évoquer Pierre Vidal-Naquet. D’autres ne sont pas encore parus mais ils évoquent quand même déjà l’historien sur leur site internet. Ils ont la bonne idée d’aller chercher, pour quelques uns, la parole de l’historien dans leurs archives récentes. Ainsi, par exemple Le Nouvel Observateur, nouvelobs.com plus précisément, va chercher dans ses archives un forum qui avait été organisé entre les internautes et Pierre Vidal-Naquet en janvier 2007. Alors, outre le ton détendu, sans tabous, amical plutôt de l’historien, on trouve l’échange suivant, avec un internaute, qui permet encore de voir le lien que faisait Pierre Vidal-Naquet lui-même entre les deux objets de ses activités. La question est la suivante : L’étude du monde antique vous semble-t-elle pertinente pour comprendre la crise du système étatique démocratique actuel ? Pierre Vidal-Naquet répond : « Le prochain livre que je vais publier, qui s’appelle L’Atlantide, se termine par un chapitre où il est question d’Auschwitz. Pourquoi ? Parce que les intellectuels hitlériens se voulaient les héritiers des Atlantes. Un certain nombre d’entre eux se voulaient les héritiers des Grecs. Dans ces conditions, il n’est pas inutile de remonter à l’Antiquité grecque, ou s’il s’agit de l’État à l’Antiquité romaine. » Là, Pierre Vidal-Naquet évoquait « L’Atlantide : petite histoire d’un mythe platonicien », paru en 2005, aux éditions Les Belles lettres.

On peut parler aussi du monde.fr, qui, lui, rend disponible un entretien du 9 mai 2004 [6], où Pierre Vidal-Naquet réagit à la diffusion des photos des sévices infligés par des militaires américains à la prison d’Abou Ghraib, en Irak. Là, son rôle s’élargit encore puisque le mouvement de balancier ne se fait plus entre Grèce antique et époque contemporaine mais entre deux époques contemporaines : celle de la Guerre d’Algérie et celle de la deuxième guerre d’Irak. Une des questions de Florence Beaugé et Philippe Bernard est la suivante : Entre 1954 et 2004 en quoi le rôle de la presse a-t-il changé ? Là, Pierre Vidal-Naquet répond : « […] la différence majeure entre les deux époques tient à l’image. Révéler la torture par l’image comme aujourd’hui, c’était inimaginable en 1957. La bataille contre la torture en Algérie a été exclusivement une bataille de l’écrit. Jacques Fauvet, [journaliste au Monde à l’époque] s’était émerveillé quand, un jour, Maurice Clavel avait prononcé le nom de Maurice Audin à la radio ! L’unique image diffusée à l’époque était celle, publiée par L’Express, de l’exécution d’un Algérien par un militaire français. »

La presse rend donc hommage ce matin à l’historien Pierre Vidal-Naquet, le scientifique mais aussi à celui qui par sa parole, par sa voix, pouvait l’éclairer et mettre l’actualité en perspective.

Aurélie Luneau : Merci Thomas pour cette revue de presse spéciale Pierre Vidal-Naquet. C’est sans transition, la deuxième partie de cette émission « Quartiers d’été » un peu exceptionnelle en raison de la disparition, ce week-end, de cet historien engagé, militant, à la recherche de la vérité, Pierre Vidal-Naquet. Avant tout, on a envie de vous faire écouter sa voix, bien sûr. La Voix de Pierre Vidal-Naquet, enregistrée au mois de juin, par Anaïs Kien, pour l’émission « La Nouvelle Fabrique de l’Histoire », c’était le 20 juin. L’émission a été diffusée le 20 juin, il parlait à cette occasion de « L’Affaire Maurice Audin », du nom de ce mathématicien français, arrêté par des parachutistes français, « disparu » en Algérie, victime probablement de la torture.

« Pierre Vidal-Naquet : J’étais à l’époque assistant à la Faculté des lettres de Caen et Le Monde s’est mis à publier régulièrement des protestations contre la disparition de Maurice Audin, qui était, lui, assistant de mathématiques, à l’Université d’Alger, la Faculté des sciences d’Alger. Audin avait à peu près deux ans de moins que moi, je crois, mais il était père de trois enfants. J’ai envoyé une de ces lettres, c’est ainsi que j’ai reçu une lettre de Josette Audin. La première chose que Josette Audin m’ait écrite, c’est que le sort de son mari était en réalité celui de quantité d’Algériens musulmans. Elle était très consciente du fait que l’on s’occupait d’Audin parce qu’il était Européen et communiste et que les quelconques Musulmans qui disparaissaient toujours, que Paul Teitgen appelait les « Sans noms patronymiques, Mohamed », les SNP-Mohamed, ceux-là disparaissaient sans que l’on s’en occupe beaucoup. »

Vincent Lemerre : Voilà un court extrait de la dernière intervention de Pierre Vidal-Naquet sur l’antenne de France Culture, nous l’entendrons, Aurélie, plus longuement dans notre émission de mercredi puisque nous organisons une émission spéciale dans ces « Quartier d’été » qui lui sera entièrement consacrée. Au téléphone avec nous aujourd’hui, Paul Thibaud. Bonjour Paul Thibaud.

Paul Thibaud : Bonjour.

Vincent Lemerre : Avant d’évoquer plus précisément la mémoire de Pierre Vidal-Naquet, je vous propose, Paul Thibaud, d’écouter un enregistrement que nous avons réalisé hier avec Jean-Pierre Vernant, professeur honoraire au Collège de France, qui a écrit un certain nombre de ses ouvrages à quatre mains avec Pierre Vidal-Naquet. Je vous propose d’écouter ce que Jean-Pierre Vernant nous disait de Pierre Vidal-Naquet, hier au téléphone.

[entretien téléphonique]

Vincent Lemerre : Jean-Pierre Vernant, est-ce que vous vous rappelez précisément des circonstances dans lesquelles vous avez rencontré pour la première fois Pierre Vidal-Naquet ?

Jean-Pierre Vernant : Oui, bien sûr ! Cela devait être dans les années 57. C’était, je crois, à la Closerie des Lilas parce qu’il y avait une réunion, une conférence de presse, je crois plutôt, du Comité Audin, dont Pierre Vidal-Naquet était un des animateurs. Il se trouve qu’à cette conférence de presse, j’étais avec Louis Gernet, mon maître, mon ami, qui était l’ancien doyen d’Alger, qui avait pris des positions, avait signé le « Manifeste des 121 », bref, qui était sur la même longueur d’onde que Pierre ou que moi. Donc, nous étions, le vieux Gernet et moi, à cette conférence de presse, à laquelle participait Vidal, et on est sortis de la Closerie des Lilas avec Vidal. Pourquoi ? Cela ne manque pas d’un certain intérêt en dehors de l’anecdote, parce que de quoi nos avons parlé ? Nous avons parlé des affaires algériennes. Lui et moi nous étions également dans cette période engagés dans cette période dans des travaux disons purement scientifiques sur la Grèce ancienne. On a parlé à la fois des affaires algériennes, de « L’Affaire Audin », de la torture, et de tous ces problèmes, Gernet, Vidal et moi. En même temps, Vidal, m’a signalé qu’allait paraître dans un périodique spécialisé, un article de lui qui devait s’appelait je crois « Temps des dieux et temps des hommes », qui était un des premiers articles qu’il pouvait faire, qu’il avait voulu faire sur les problèmes de la tragédie antique. Or, le hasard voulait que dans le même volume, dans la même publication, à la même date sortait un article de moi, cette fois. Chacun ignorant que l’autre faisait un papier sur des problèmes analogues, qui devait s’appelait, peut-être, j’ai oublié, mais je crois que c’était « Le moment historique de la tragédie en Grèce ».

Vincent Lemerre : Pierre Vidal-Naquet a fréquenté votre séminaire à la fin des années 50 ?

Jean-Pierre Vernant : Oui.

Vincent Lemerre : Dans les années 60. Vous en êtes arrivés à fonder ce que l’on a appelé rétrospectivement « l’école de Paris », avec Marcel Detienne et Nicole Loraux, qui a renouvelé profondément l’approche de l’histoire de la Grèce ancienne. Quelle était l’ambition intellectuelle de ce mouvement ?

Jean-Pierre Vernant : L’ambition intellectuelle de ce mouvement, il n’y en avait pas une, il y en avait plusieurs. D’abord, cette liberté de penser, elle existait au sein du Centre. Nicole Loraux, Vidal, moi, détienne, on n’était pas… on n’appliquait ni des recettes ni on adhérait à des dogmes. On suivait un même chemin, qui était quoi ? Qui était d’essayer d’allier à l’exactitude, à l’érudition, au travail sérieux, solide qui est celui des hellénistes, une espèce d’éclairage neuf. Pourquoi ? Parce que pour nous, déjà avec Gernet, qui était helléniste et sociologue aussi, essayer de voir dans ce que l’on avait appelé le miracle grec non pas un miracle mais un produit des changements qui se sont produits dans le monde occidental, sur les rives de la Méditerranée, de cet héritage qu’ils ont transformé, un héritage qui venait de l’Orient. Comment cela se fait ? Pourquoi ce petit pays a-t-il inventé tant de choses ? Donc, on regardait cela en sociologues ne même temps qu’en historiens et en anthropologues parce que nous n’avons jamais pensé, aucun de nous n’a jamais pensé que cette Grèce, à laquelle nous nous intéressions, était une sorte de modèle eternel, que les Grecs avaient tout inventé, qu’ils étaient la vérité de la civilisation, de l’homme, de la vie politique, de la démocratie. On avait le sens que les Grecs étaient sur une voie, avaient ouvert une voie mais qu’on ne comprenait ni la façon dont cette voie avait été tracée, ni ses découvertes, ni ses limites, qu’à condition d’avoir toujours en tête et d’autres civilisations et d’autres cultures, de les comparer, de penser que sur tous les problèmes que l’on étudiait que cela soit la guerre, la religion, la vie collective, l’art, les récits légendaires, les traditions, à côté de la Grèce il y avait la Chine, il y avait l’Inde, il y avait l’Afrique, l’Amérique et les civilisations précolombiennes. La Grèce seule, je reprends une formule de Gernet, comme si la Grèce était un empire à elle-même, un empire fermé sur lui-même, c’est cela que l’on essayait de détruire. En détruisant cela, bien entendu il y avait des arrières plans politiques parce que cette idée d’une Grèce éternelle, qui était un modèle pour nous aujourd’hui, était une idée conservatrice, réactionnaire. Alors que notre idée de tenir compte de toutes les sciences de l’homme et d’avoir toujours en tête la relativité de cette civilisation, que nous étions en train d’explorer, c’était une idée progressiste, une idée d’ouverture sur l’histoire humaine et pas seulement sur l’histoire occidentale, avec l’idée, monstrueuse, que puisque nous étions les héritiers de la Grèce, eh bien le monde devait nous appartenir sur le plan religieux, sur le plan scientifique, sur le plan industriel. Non, pas du tout ! Nous n’avions pas reçu une sorte d’héritage culturel de droit divin, parce qu’il y avait la Grèce.

Vincent Lemerre : Jean-Pierre Vernant, il y a peut-être d’autres raisons qui ont fait que vous vous êtes rapprochés très rapidement ? Vous étiez vous-même orphelin, de la Première Guerre mondiale et lui-même venait de perdre dans la Seconde Guerre mondiale, dans les champs d’extermination, ses parents. Est-ce que ces éléments biographiques ont fait que vous avez pu vous rapprocher plus vite ?

Jean-Pierre Vernant : Écoutez, je ne le crois pas parce que mon père en effet a été tué à la Guerre de 14, ses deux parents ont été arrêtés par la Gestapo, alors que lui était au lycée de Marseille à côté. Ils ont arrêtés son père et sa mère avec le garçon plus jeune, que les parents Vidal sont arrivés à récupérer. Lui, ses deux parents ont été tués, sont morts là-bas dans une espèce de chose qui est sans comparaison. Mon père était socialiste ou socialisant, il était réformé, il s’est engagé volontaire, comme deuxième classe. Évidemment, mon enfance a été nourrie de cette idée, mon père a été té e 15, je suis née en 14. Mais ce n’est pas pareil. Dans ma jeunesse, la mort de mon père cela voulait dire la haine de la guerre, l’absurdité de ce massacre de 14-18. Tandis que ce qui est arrivée aux parents de Pierre, c’était lié à cette chose incroyable, qu’a été la shoah. Cette chose incroyable qui est qu’un des pays de l’Occident le plus civilisé, à tous égards, scientifiquement culturellement, a été capable de ça. Pierre se trouvait englouti dans cette espèce d’immense problème, tout autre que le mien qui était le rattachement à une lignée, contre la guerre, dreyfusarde. Ça, c’était beaucoup plus proche. L’affaire Dreyfus, mon grand père avait fondé un journal, dont mon père a été directeur, qui s’appelait Le Briard, qui a été pour Dreyfus. Dans mon enfance j’avais à la fois cette guerre monstrueuse et l’Affaire Dreyfus, qui était une autre monstruosité mais qui avait été combattue et où finalement la libre pensée, le sens de la vérité avait triomphée. Pour lui aussi au fond, Pierre représente, sur le plan de l’histoire, ce qu’il y a de meilleur dans cette tradition française que l’Affaire Dreyfus a mis à jour, l’intellectuel engagé, mais engagé non pas par fanatisme mais engagé par amour de la vérité, comme Pierre. Quand il traite de la Grèce ancienne, il fait son métier d’historien, à la fois érudit et novateur, mais en même temps, quand il traite des problèmes de l’Affaire Audin, où quand il traite de la torture, ou quand il traite des crimes de l’armée français en Algérie, où quand il traite des négationnistes, il le fait non pas par une espèce de passion partisane mais parce qu’il est habité, en historien, par la passion de la vérité. Et ça, c’est une lignée qui existait en France, qui a été son honneur, il en était peut-être un des derniers représentants, éclatant. Et sa perte, ça crée un vide à la fois dans la vie politique et dans la recherche historique d’aujourd’hui. C’est ça que je pense, moi.

Vincent Lemerre : Paul Thibaud, merci de nous faire l’amitié d’être avec nous ce matin. Paul Thibaud de la revue Esprit. Revue qui a accompagné nombres d’engagements de Vidal-Naquet. Mais les circonstances de votre rencontre datent d’avant Esprit ? Datent sans doute de la revue que vous diriez entre 1960-1962, « Vérité et liberté. Cahiers d’informations sur la Guerre d’Algérie ». C’est à ce moment-là que vous l’avez rencontré ?

Paul Thibaud : Oui, bien sûr, c’est à ce moment-là que je l’ai rencontré, c’est à la suite de l’Affaire Audin, que vient d’évoquer très justement Jean-Pierre Vernant. Si vous voulez, c’était un journal que l’on peut appeler, je vais employer un mot décalé, samizdat, c’est-à-dire qui était publié non pas clandestinement mais sans autorisation et sans s’occuper des problèmes de censure et qui se diffusait disons de la main à la main, bien que quelquefois vendu dans les rues de Paris, et qui publiait des documents sur la Guerre d’Algérie d’ailleurs, prenant la suite d’une autre publication de ce genre. Un certain nombre de réflexions ou de textes qui ne pouvaient pas passer dans la presse légale, complètement légale, étaient publiés là-dedans. C’est là que nous avons travaillé effectivement, pendant quelques années, ensemble. Auparavant, Vidal-Naquet a toujours eu un lien particulier avec Esprit, depuis d’ailleurs je dirais son enfance puisqu’il était planqué, comme on dit, à Dieulefit, entre autres, pendant la Guerre. Là, il a connu Madame Mollier, il a connu un certain nombre de gens qui étaient à Esprit. Mollier était lui-même, la revue ne paraissant pas à l’époque, à Dieulefit. Donc, c’était une constante, si vous voulez. On a évoqué l’Affaire Rajk, tout à l’heure, il est évident, l’article de François Fejtö a été pour beaucoup d gens, pour Pierre, pour moi, quelque chose de décisif dans la première démystification, le début de la démystification du communisme en 1949 ou 50, je ne me souviens pas exactement de la date mais c’est l’une des deux dates.

notes bas page

[1Pierre Vidal-Naquet, engagé dans l’histoire, Antoine de Gaudemar, Libération, 31/07/2006

Mort samedi à 76 ans à l’hôpital de Nice des suites d’une attaque cérébrale, Pierre Vidal-Naquet aura mené jusqu’à son dernier souffle un infatigable combat d’historien. Il y a quelques mois, il signait une pétition avec plusieurs de ses collègues pour la « liberté de l’histoire ». En pleine polémique sur les effets et méfaits de la colonisation, il s’insurgeait avec d’autres contre toutes les instrumentalisations de l’histoire et les lois qui prétendent dire la vérité historique : « L’histoire n’est pas un objet juridique. Dans un État libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique. La politique de l’État, même animée des meilleures intentions, n’est pas la politique de l’histoire. » Courageuse dans une époque toujours prompte aux démonstrations de morale vertueuse, cette prise de position de Pierre Vidal-Naquet témoigne d’une vie tout entière consacrée à traquer les impostures et mystifications qui cherchent à masquer ou à déformer la vérité historique. C’est cette même haine de l’histoire officielle qui l’avait poussé à dénoncer la loi Gayssot contre le négationnisme, lui qui a pourtant combattu sans relâche les théories de Robert Faurisson et de ses épigones. Pour lui, le métier d’historien était une conception du monde, et la recherche de la vérité, un combat, qui pouvait dans certains cas amener à une forme de paradoxale « trahison », tant il faut se méfier de ses sources, garder la distance avec son objet, ne pas céder à la facilité ni à la démagogie, ne pas se laisser emporter par les préjugés. Exercice difficile, et pas toujours tenu, pour celui qui se définissait comme « un homme passionné qui s’engage, doublé d’un historien qui le surveille de près, enfin, qui devrait le surveiller de près ». Un autoportrait très lucide, si l’on retrace les grandes étapes de sa vie.

La « brisure » d’Auschwitz. Né en 1930 à Paris dans une famille juive laïque assimilée, fils d’avocat dreyfusard et résistant, Pierre Vidal-Naquet démarre sa vie de jeune adulte par une profonde « brisure » : en mai 1944, ses deux parents sont arrêtés par la Gestapo et déportés à Auschwitz, d’où ils ne reviendront pas. Caché juste à temps, le jeune Pierre ne peut « même pas leur dire au revoir » et survivra longtemps dans l’illusion de leur retour. Une « attente » dans l’isolement et la souffrance, éclairée de la lecture du Sentiment tragique de la vie de Unanumo, d’œuvres de Péguy, de Racine et d’auteurs grecs, au point de commencer à écrire une tragédie sur ce thème : « Je le compris rapidement, notait Vidal-Naquet dans le premier volume de ses Mémoires, l’attente n’était pas un sujet de tragédie mais c’est à cette date que je décidai de réfléchir un jour sur la tragédie. » Marqué à vie par cet épisode fondateur, l’historien a par la suite « toujours jugé des hommes et des événements en fonction du destin auquel il avait échappé ».

C’est en khâgne au lycée Henri -IV que Pierre Vidal-Naquet décide de devenir historien. Par goût de la totalité :  « Faire de l’histoire, c’était pour moi le meilleur moyen de m’intéresser à tout ce qui me passionnait, l’histoire elle-même, bien entendu, surtout contemporaine, que j’appréhendais avec quelques cadres marxistes, la philosophie et la littérature, c’est-à-dire la poésie, le roman, et le théâtre. Au-delà de cette recherche de la totalité, l’histoire pour moi est née d’une réflexion sur la tragédie. »

Platon/Jaurès. Avec quelques condisciples, dont le futur historien Pierre Nora, il fonde entre surréalisme et révolution une revue éphémère, Imprudence, qui lui vaudra les encouragements du grand poète résistant René Char : « Les éternelles génisses de la politique et de la littérature ne vous ménageront pas les critiques. Tenez votre liberté et surveillez vos illusions, vous n’en serez que plus profond... » En choisissant Platon comme sujet de diplôme d’études supérieures, le jeune historien va orienter sans le savoir sa future vie de chercheur. Pourtant, le sujet est loin de ses « emballements politiques » du moment et de son attrait puissant pour la « tyrannie de l’immédiat », pour le monde effervescent de l’après-guerre.

De fait, la vie de Pierre Vidal-Naquet se déroule sous le signe du « dédoublement ». Lui qui a voulu « entrer en histoire comme on entre en religion » sera le contraire d’un bénédictin passant ses journées avec ses archives au fond d’une bibliothèque. Ses activités humaines et professionnelles (professeur, du lycée d’Orléans à l’École des hautes études en sciences sociales) le conduisent à un incessant va-et-vient entre travaux érudits sur la Grèce ancienne et engagements d’« historien militant » du monde contemporain. Entre Platon et Jaurès, son autre figure tutélaire, il y aura « opposition et association », complémentarité en quelque sorte. « Militant pour des causes que je croyais justes, tantôt avec raison, tantôt à tort, j’ai toujours essayé de ne pas renier, ce faisant, mon métier d’historien, c’est-à-dire de m’imposer des règles minimales de rigueur. »

Un troisième terme complète bientôt le diptyque fondateur : le mot juif. Longtemps juif au sens sartrien du mot, Pierre Vidal-Naquet se fera aussi peu à peu historien des juifs, comme il était déjà historien des Grecs, et historien des « crises et des crimes contemporains ». D’où les trois volets de son œuvre. D’abord, les recherches sur la Grèce ancienne, écrites le plus souvent avec le philosophe Jean-Pierre Vernant et, qui sont autant de stimulants dépoussiérages du monde antique (Mythe et tragédie dans la Grèce ancienne, la Grèce ancienne, la Démocratie grecque vue d’ailleurs). Ensuite, les travaux sur l’histoire juive (Flavius Josèphe ou Du bon usage de la trahison ; les Juifs, la Mémoire et le Présent ; Réflexions sur le génocide). Et enfin, tous ses textes d’« historien militant » qui accompagneront ses engagements successifs, contre la guerre d’Algérie (l’Affaire Audin, la torture dans la République), pour mai 1968 (Journal de la commune étudiante, avec Alain Schnapp), contre les négationnistes (les Assassins de la mémoire). Dans ce dernier registre, Pierre Vidal-Naquet multiplia préfaces et articles (notamment en faveur de la création d’un État palestinien), signa manifestes (dont celui des « 121 » et pour le droit à l’insoumission en Algérie) et pétitions (dont la dernière, il y a quelques jours seulement, contre la guerre d’Israël au Liban).

Modernité. Athènes et Jérusalem, mythe et tragédie, torture et république, mémoire et présent, Israël et Palestine : comme l’écrivit Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet ne fut pas un, mais plusieurs. Lui qui se définissait comme un « polymorphe souple », il aura été l’homme de la dualité constructive, « l’homme de la conjonction, du ceci et du cela », celui qui « fait de l’entre-deux votre lieu naturel ». Entre rage et raison, entre passion et détachement, entre engagement et distance, Pierre Vidal-Naquet aura pu donner l’illusion d’une œuvre dispersée, non aboutie, parfois trop hâtive (il reconnaîtra plusieurs fois s’être trompé), mais, en opposant les époques tout en lançant des passerelles entre elles, il aura montré l’actualité et la générosité du métier d’historien, et sans cesse enrichi dans le monde grec sa réflexion sur la démocratie et la tragédie, deux piliers de notre modernité.

Dans ses Mémoires, il raconte comment un article de Chateaubriand que lui lut son père peu avant son arrestation le marqua durablement : « Lorsque, dans le silence de l’abjection, l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. » Vengeur des peuples, l’historien ? De quoi, en tout cas, faire naître une vocation et donner une bonne raison de vivre.

[2Vidal-Naquet un historien dans la Cité, Les Échos, n°19719 du 31 Juillet 2006, page 10, par Emmanuel Hecht.

Historien de l’Antiquité et du monde contemporain, Pierre Vidal-Naquet était un citoyen engagé, au nom de la vérité.

Deux anecdotes pourraient résumer la vie de l’historien Pierre Vidal-Naquet, qui s’est éteint dans la nuit de vendredi à samedi dans sa soixante-seizième année. 1958 : il publie aux Éditions de Minuit dirigées par Jérôme Lindon, « L’Affaire Audin », du nom du professeur de mathématiques d’Alger, communiste et pro-FLN arrêté par l’armée, torturé et « disparu ». Vidal-Naquet milite au sein du Comité Audin, pour dénoncer la responsabilité de l’État au plus haut niveau dans l’usage de la torture. Aussi proteste-t-il de la même façon contre les tortures infligées aux membres de l’OAS. Stupeur de ses compagnons du Comité Audin, proches du PCF. Seconde anecdote, quarante ans plus tard : Pierre Vidal-Naquet commande un Livre blanc intitulé : « Mémoire et vérité des combattants d’Afrique du Nord ». Le responsable de la publication, un général, lui répond : « C’est gratuit pour tout le monde, 80 francs pour les traîtres. Pour vous, ce sera 40 francs (1). » Vidal-Naquet envoie 80 francs pour le geste. Ni traître ni demi-traître, il aura été toute sa vie du parti de la vérité.

Si l’Algérie a été sa grande affaire, le négationnisme _ la négation de l’existence des chambres à gaz dans les camps d’extermination nazis _ aura été un autre de ses combats majeurs. Mais là, il n’est pas le citoyen révolté, mais l’historien face à un mythe et à son fonctionnement. Troisième domaine de prédilection : Israël. Hostile au projet sioniste (« un peuple, une terre »), il affirme que « la mission du Juif » est dans la diaspora. Critique à l’égard des dirigeants israéliens, il se prononce très tôt pour la création d’un État palestinien.

Pierre Vidal-Naquet est né en 1930 dans une famille de la bourgeoisie (son père est avocat) juive du Comtat Venaissin (les « Juifs du pape »), laïque et républicaine. Ses parents sont déportés en 1944. A la Libération, il attend leur retour. En vain. Il le raconte dans le premier tome de ses mémoires : « La Brisure et l’attente ». Il poursuit ses études à Paris, se découvre une vocation d’historien en hypokhâgne après avoir lu Marc Bloch, tout en étudiant la philosophie, notamment Platon. Agrégé, il enseigne à l’université, fréquente le séminaire de Jean-Pierre Vernant avec d’autres historiens (Nicole Loraux, Marcel Detienne) dits de l’« école de Paris », qui renouvelle la vision traditionnelle de la Grèce antique. Ainsi, dans « Clisthène », son premier livre, Pierre Vidal-Naquet s’interroge-t-il sur les abstractions chez les Grecs _ l’espace, le temps, le mythe. Historien de l’Antiquité, il ne néglige pas le monde contemporain : outre le négationnisme, il travaille sur l’affaire Dreyfus, il démonte les attaques contre Jean Moulin... La façon dont on écrit l’histoire _ l’historiographie _ est un autre de ses domaines d’étude, en particulier les liens entre la mémoire _ sélective, trompeuse _ et l’histoire. Sceptique et méfiant à l’égard des « appels à la vigilance » et autres « devoirs de mémoire », il disait : « Amnistie et amnésie ont la même racine : aucune société ne peut fonctionner avec une mémoire toujours en action. »

(1) Interview donnée à la revue « Vacarme », automne 2001

[3Pierre Vidal-Naquet est mort, La Croix, 30/07/2006, par Robert Migliorini.

Grand spécialiste de la Grèce antique, militant passionné du rapprochement israélo-arabe, l’historien est mort à l’âge de 76 ans.

Ce jeudi 27 juillet encore, Pierre Vidal-Naquet cosignait dans Libération, avec le collectif « Trop c’est trop », un texte appelant Israël à mettre un terme au Liban à un conflit constituant une « fuite en avant ». Érudit et intellectuel engagé, Pierre Vidal -Naquet aimait à dire que son œuvre trouvait son unité dans une éternelle recherche de la vérité et de la justice, quoiqu’il en coûte. Pierre Vidal -Naquet est décédé dans la nuit de vendredi à samedi 29 à l’âge de 76 ans, à l’hôpital de Nice, a-t-on appris dimanche auprès des éditions La Découverte. Il était dans le coma depuis lundi à la suite d’une hémorragie cérébrale. Ses obsèques se dérouleront mercredi à Fayence, la commune du Var où il résidait.

Pierre Vidal -Naquet aimait se définir comme double : historien et philosophe, historien et universel, helléniste et juif.« Il a toujours manifesté une insatiable curiosité », dit de lui son éditeur, François Gèze. Tout récemment, le scientifique à la bibliothèque encyclopédique avait publié une somme consacrée à la petite histoire d’un mythe platonicien, L’Atlantide (éditions Belles-Lettres, lire La Croix du 3 mars 2005). Un projet qu’il portait depuis vingt-cinq ans. Ses travaux ont alterné sujets spécialisés et ouvrages témoins de leur temps. Il aimait à dire qu’il était entré en histoire comme d’autres entrent en religion.

Citant la phrase de Chateaubriand que lui avait fait découvrir son père : « Lorsque, dans le silence de l’abjection, l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’empire ; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l’intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. » Le texte écrit en 1805 avait mis Napoléon en fureur.

Ses parents meurent à Auschwitz

Né le 23 juillet 1930 à Paris, dans une famille issue de la communauté juive du Comtat Venaissin (Carpentras), Pierre Vidal-Naquet était marqué par l’influence de son père, Lucien, avocat laïc et dreyfusard, entré dans la Résistance pour ne pas devenir « un juif errant ». Les parents de Pierre Vidal-Naquet meurent en déportation dans le camp d’extermination d’Auschwitz. À la Libération, après avoir été notamment accueilli dans une communauté protestante du sud de la France, l’orphelin de 15 ans revient à Paris et découvre les tragédies grecques et classiques, le surréalisme.

À 18 ans, il fonde une revue, Imprudence. Il décide de travailler sur la conception platonicienne de l’histoire. C’est le temps de La Brisure et l’attente, le titre du premier tome de ses mémoires. Il choisit l’enseignement. « J’ai vécu l’histoire avant de l’écrire, ou plutôt de tenter de l’écrire », expliquait-il dans un exposé aux Rencontres de Blois en 2002.

Il avait commencé sa carrière d’enseignant au lycée d’Orléans, en 1955, avant d’être nommé à la faculté des lettres de Caen puis de Lille. Docteur ès lettres et agrégé d’histoire, il collabore très tôt avec un autre grand helléniste, Jean-Pierre Vernant, avec qui il a dirigé le centre Louis-Gernet à l’École pratique des hautes études, de 1989 à 1997. Ils tentent de renouveler l’approche de l’Antiquité. Il publie ensuite de nombreux ouvrages. De Clisthène l’Athénien au monde d’Homère. Il s’était également placé sous le parrainage d’Henri-Irénée Marrou.

Il avait pour modèle Jean Jaurès

« Pierre était un helléniste connu d’abord pour ce qui n’a pas trait à la Grèce. Il avait pour modèle Jean Jaurès. C’est le premier à s’être préoccupé du sort des harkis », précise un ami algérien, Mohammed Harbi. Mais Pierre Vidal -Naquet a consacré son premier livre à la Guerre d’Algérie, L’Affaire Audin, aux éditions de Minuit, dénonçant le sort d’un jeune mathématicien communiste. Un ouvrage qui fait grand bruit et qui voit le professeur interdit d’enseignement. Il dénonce la torture, « la première grande cause de sa vie », expliquait-il.

Commence le temps du « trouble et de la lumière » où l’historien est engagé dans les grands débats du moment. Sans jamais être « encarté » dans quelque parti, il soutient de nombreuses causes. Il multipliera pétitions, lettres à la presse, comités de soutiens. Engagé en restant historien rigoureux. « On ne peut pas cisailler un texte pour lui faire dire n’importe quoi pour des raisons militantes. » Il est l’un des premiers à démonter les thèses des négationnistes, notamment dans ses ouvrages Assassins de la mémoire (1987), et Réflexions sur le génocide (1995).

Par ailleurs, toute sa vie témoigne encore un proche, Pierre Vidal -Naquet a tenté de rapprocher les points de vue dans le conflit israélo-palestinien. On lui doit des centaines de préfaces offertes en appui d’auteurs les plus divers. Au point que Marcel Bénabou a pu consacrer un essai à P.V.N. préfacier. L’historienne Esther Benbassa, directrice d’études aux Hautes Études, spécialiste du judaïsme, n’a jamais oublié cet appel que lui lançait un jour Pierre Vidal –Naquet : « Ne vous contentez pas de votre travail de recherche. Il faut aussi que vous soyez responsable. »

Il avait encore écrit : « Je ne crois guère à la vérité absolue, mais je crois beaucoup à la nécessité de débusquer l’imposture, même à propos de l’Atlantide. » Ou des accusations lancées contre Jean Moulin contre lesquelles il avait réagi avec vigueur.

Pierre Vidal -Naquet, marié à une historienne, Geneviève, était père de trois enfants.

[4Pierre Vidal-Naquet, un « historien militant », Olivier Delcroix, 15/10/2007 « Nous autres, historiens, sommes mortels et serons jugés », déclarait Pierre Vidal-Naquet en 2005. Figure atypique et clairvoyante dans le milieu universitaire, spécialiste de l’Antiquité grecque qui se sera davantage fait connaître sur le terrain de l’histoire immédiate, Pierre Vidal-Naquet, intellectuel engagé, est décédé dans la nuit de vendredi à samedi à l’hôpital de Nice. Plongé dans le coma depuis lundi à la suite d’une hémorragie cérébrale, il est mort à l’âge de 76 ans.

Né le 23 juillet 1930 à Paris, il se définissait lui-même comme un « historien militant ». Toute sa vie aura été marquée par une sorte de dualité essentielle : spécialisation pour le passé et passion pour l’histoire immédiate. Il reconnaissait que le point de départ de ce paradoxe intime remontait au 15 mai 1944, lors de l’arrestation par la Gestapo de sa mère, de son père, l’avocat Lucien Vidal-Naquet, et de sa femme Margot (issus de la communauté juive du Comtat Venaissin, entre Carpentras et Avignon), à leur domicile marseillais.

Après avoir appris leur disparition, dans le camp d’extermination nazi d’Auschwitz, l’adolescent, orphelin, se lance à corps perdu dans les études. En 1947-1948, il entre en classe d’hypokhâgne au lycée Henry IV à Paris, et devient, en 1955, docteur ès lettres, puis agrégé d’histoire. Deux ans plus tard, alors qu’il est jeune assistant à la faculté de Caen, il se lance dans sa « première enquête d’histoire immédiate », comme il la décrivit plus tard dans ses mémoires.

La guerre d’Algérie fait rage et Pierre Vidal-Naquet se mobilise pour un certain Maurice Audin, jeune professeur de mathématiques et communiste d’Alger officiellement porté disparu après une tentative d’évasion. Son livre L’Affaire Audin porte indéniablement des accents dreyfusards, établissant que l’homme a – en réalité – été assassiné par des soldats français chargés de réprimer le soulèvement algérien.

Vidal-Naquet fut d’ailleurs dreyfusard passionné et helléniste distingué, naviguant sans cesse entre les combats du siècle et Sophocle. En 1966, il entre à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), dont il devient le directeur en 1969. Sa vie aura ainsi sans cesse été écartelée entre ses engagements contre la torture en Algérie et l’explication érudite de quelques vers de la Lysistrata d’Aristophane, entre l’épigraphie et les pétitions.

Ce double engagement permanent définit assez bien cet intellectuel engagé, soumis à la douleur et aux vertiges du paradoxe, attribut, s’il en est, de l’intelligence. Nourri de littérature, il se rattache volontiers à l’école de la micro-histoire fondée en Italie par Carlo Guinzburg et Gioanni Levi. Si, d’un côté, l’historien étudie, d’une écriture forte et limpide, la vie de Clisthène l’Athénien, ou déchiffre le Bordereau d’ensemencement dans l’Égypte ptolémaïque, de l’autre, il se plonge avec la même détermination dans le tumulte de ses multiples actions politiques.

Même s’il se veut homme de gauche (il aura « flirté » un temps avec le PSU), cela ne l’empêche pas de s’opposer à la loi Gayssot ou de rester, selon ses mots, « un anticommuniste fondamental ».

De fait, il sera intervenu dans la plupart des grands débats des dernières décennies. Adversaire du pouvoir des colonels en Grèce, il aura multiplié pétitions, lettres à la presse, création de comités de soutien, intervenant sans relâche dans les principaux dossiers judiciaires et politiques. Il aura également été l’un des premiers à démonter les thèses des négationnistes, notamment dans ses ouvrages Assassins de la mémoire et Réflexions sur le génocide.

Membre du comité de parrainage de la Coordination française pour la décennie de la culture de paix et de non-violence, sa dernière passion aura été le mythe de l’Atlantide, auquel il aura consacré un ouvrage somme paru en 2005, fruit d’un demi-siècle de recherches enthousiastes. Le ministre de la Culture et de la Communication Renaud Donnedieu de Vabres a rendu hommage hier soir à un « homme de vérité » tandis que le premier ministre Dominique de Villepin a présenté ses condoléances à la famille, saluant en lui un « grand historien, ayant profondément renouvelé l’approche de la Grèce antique, mais aussi s’étant inscrit avec talent et conviction dans une longue tradition intellectuelle française au service de la personne humaine ».

Marié et père de trois enfants, Pierre Vidal-Naquet était officier de la Légion d’honneur et, en Grèce, commandeur de l’ordre du Phénix. Ses obsèques seront célébrées mercredi à 17 heures, au cimetière La Gardi, à Fayence, dans le Var.

[5Pierre Vidal-Naquet n’est plus, par Maurice Ulrich, L’Humanité, 31 juillet 2006

Historien de renommée internationale, intellectuel rigoureux et engagé, il fut de tous les combats pour la justice dans une quête incessante et courageuse de « fragments de vérité ».

« C’est l’humain même que la torture tue », déclarait-il à Jean-Paul Montferran dans un entretien du 3 novembre 2000 publié dans nos colonnes. Pierre Vidal-Naquet, victime lundi passé d’une hémorragie cérébrale, est décédé dans la nuit de vendredi à samedi. Celui qui se disait lui-même « un historien militant, affirmant sa volonté de prendre part à la vie de la cité », a vécu sa passion érudite pour la Grèce où naquit la notion même de démocratie en menant les combats les plus emblématiques de notre temps pour la justice, pour la vérité. Il était l’un des douze signataires de l’appel à la reconnaissance comme crime d’État de la torture systématisée en Algérie, coordonné par Charles Silvestre et lancé sur France-Inter et ici même en octobre 2000. Il avait été toute sa vie à la pointe des luttes contre les révisionnismes et le négationnisme touchant à la réalité de l’extermination dans les camps nazis. Signataire en 1958 de l’appel des 121 contre la guerre d’Algérie, suspendu pour cette raison de l’université pour un temps, il fut l’auteur de l’un des deux ouvrages — l’autre étant La Question, d’Henri Alleg —, qui secouèrent la conscience de dizaines de milliers d’hommes et de femmes, déterminèrent durablement leur engagement. Dans l’Affaire Maurice Audin, Pierre Vidal-Naquet avait démonté les mensonges officiels autour de la disparition du jeune mathématicien communiste enlevé en Algérie par l’armée en 1957 et disparu, prétendument « évadé ». Il était devenu dans le même mouvement président du Comité Maurice Audin.

Renommée mondiale

Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, spécialiste de renommée mondiale de la Grèce antique, comme son ami Jean-Pierre Vernant avec qui il avait signé plusieurs ouvrages, il était né en 1930 dans une famille juive du Comtat Venaissain, profondément laïque et républicaine. Son père est avocat. Le récit qu’il lui fait de l’affaire Dreyfus le marque profondément avant même que l’histoire ne vienne tragiquement lui imprimer sa marque. Il a onze ans quand ce même père est interdit d’exercer parce que juif. En mai 1944, ses parents sont arrêtés à Marseille. Ils ne reviendront jamais. Ce seront, selon ses Mémoires, « la brisure et l’attente ». Une attente sans fin « que rien ne viendra apaiser ». Le jeune homme de l’après-guerre vit à Paris et poursuit ses études au lycée Carnot ou il s’imprègne de littérature et de tragédie, au point d’être toujours capable de citer par cœur de très longs passages de Sophocle, de Corneille, de Racine. Brillant élève il choisit l’histoire en hypokhâgne parce qu’elle est aussi au carrefour, estime-t-il, de la littérature et de la philosophie. Dans les années 1947-1948, il sera tenté, comme des milliers d’intellectuels de sa génération, d’entrer au parti communiste. « C’était le seul parti auquel on pouvait songer à adhérer. » Le procès Rajk, dirigeant communiste hongrois victime avec dix-sept autres accusés de l’un des grands procès staliniens de l’après-guerre, dont il est convaincu qu’il s’agit d’« une escroquerie monumentale », l’en dissuadera. « Ma décision fut irrévocable : je n’adhérerai jamais au parti communiste. » Ni à aucun autre parti hormis le PSU pendant quelques années mais qu’il considère plutôt comme un lieu de discussion. Ce n’est pas, pour lui, un obstacle à l’engagement, bien au contraire, et sans doute même se sent-il plus libre de défendre les causes qui vont être les siennes sans avoir, peut-être, à s’en justifier. Ainsi, dira-t-il à propos du Comité Audin où il côtoie des communistes, « nous y avons raisonné hors des partis et les positions que nous avons adoptées auraient été inconcevables dans le cadre d’un parti politique ». De la même manière alors qu’il avait envisagé de devenir historien de la guerre d’Espagne, il choisira l’antiquité grecque pour ne pas avoir « de raisons politiques majeures de débloquer » en étudiant « un monde si lointain ». Ce monde si lointain qui va lui devenir familier, dans une entreprise de démontage des affabulations et des mythes, de confrontations de la mémoire et de l’histoire dans une constante recherche de « fragments de vérité ». C’est là que s’enracinera aussi sa conception politique. Pour lui, l’héritage gigantesque de la démocratie athénienne, dont on sait qu’elle connaissait ses limites avec l’esclavage ou la condition des femmes, était d’abord le mot lui-même :« Sans ce mot « démocratie » on ne peut pas expliquer que dès le Moyen Âge il y ait eu des mouvements démocratiques (...). Ce qui caractérise la cité grecque et qui est vraiment une invention, une innovation, se retrouve dans les textes du VIIe siècle (avant J.-C. -NDLR), sous des formules telles que « il a plu au peuple », « la cité a décidé » ».

Actualité d’une pensée. Dans ces temps menaçants, c’est une très grande voix qui va nous manquer.

Message de Marie-George Buffet :

C’est avec une immense peine que je viens d’apprendre le décès de Pierre Vidal-Naquet.

Pierre Vidal-Naquet était d’abord un immense historien. Je pense à ses travaux sur la Grèce antique d’abord, mais aussi à toute son œuvre sur l’histoire juive et la mémoire de la Shoah.

Mais il faisait aussi partie de ces grands intellectuels militants, de ces hommes sur lesquels on pouvait toujours compter pour défendre les valeurs blessées de la République. Lors de la guerre d’Algérie, sa haute conscience fut ainsi décisive dans le combat que tant d’humanistes ont mené, d’arrache-pied, contre la torture et la raison d’État. Je n’oublie pas non plus tout ce qu’il entreprit pour défendre la mémoire de notre camarade Maurice Audin. Sa passion helléniste et humaniste l’avait aussi conduit à s’engager contre la dictature des colonels en Grèce.

Pierre Vidal-Naquet était de tous les combats pour la paix et la démocratie au Proche-Orient, et notamment pour le respect du droit du peuple palestinien. En cette période où tant d’espoirs de paix sont anéantis par le déferlement des bombes sur le Liban, sa résolution, inlassable, à défendre les droits humains fera tristement défaut à tous les soldats de la paix...

J’adresse mes plus sincères et affectueuses condoléances à sa femme et ses enfants.

[6« Révéler la torture par l’image comme aujourd’hui était inimaginable en 1957 », le Monde, Mis à jour le 30.07.06

Vous qui avez été en première ligne pour dénoncer la pratique de la torture et les exactions par l’armée française pendant la guerre d’Algérie, que vous inspirent les révélations sur le comportement de l’armée américaine en Irak ?

À la fois de la consternation et de l’admiration. Consternation parce que les faits rapportés sont absolument horribles, admiration pour la rapidité de réaction de la presse américaine, totalement à l’opposé de ce que nous avons vécu pendant la guerre d’Algérie. S’informer sur les exactions de l’armée française à cette époque, c’était un peu comme écouter Radio Londres sous l’occupation. De ce point de vue, la presse américaine a montré son indépendance. Tout n’est évidemment pas parfait dans le fonctionnement des médias américains, mais du point de vue de la révélation de l’information, c’est un formidable exemple.

Considérez-vous que cette révélation quasi en direct constitue un progrès pour la démocratie ?

Certainement pas pour la démocratie en Irak ! Là-bas, les Etats-Unis prétendent l’imposer à coups de canon et d’autres méthodes moins avouables. Plus généralement, cela résulte surtout de la différence entre les deux sociétés totalement différentes que sont la France et les Etats-Unis. En tout cas, c’est mieux que ce que nous avons vécu dans les années 1950 et 1960.

Précisément, quels obstacles avez-vous surmonté pour faire reconnaître la réalité de la torture pendant la guerre d’Algérie ?

J’avais été dispensé du service militaire parce que mes parents avaient été déportés. Mais la quasi-totalité des garçons de ma génération ont été envoyés en Algérie.

Et plusieurs d’entre eux, comme Robert Bonnaud [un historien, auteur d’un témoignage célèbre sur la vie des appelés en Algérie, publié dans la revue Esprit en 1957], ont été les témoins de tortures, d’assassinats, d’exécutions sommaires. Il y a eu une année de silence, celle de l’envoi du contingent par Guy Mollet en 1956. Ce silence n’a été rompu que par de rares articles comme celui de François Mauriac dès 1955 dans L’Express qui s’intitule La question, ou celui d’Henri Marrou, France ma patrie dans Le Monde au début de 1956. Mais l’année suivante, le silence est rompu avec des articles, notamment celui de Bonnaud dans Esprit. A partir de là, on peut parler d’une campagne nationale. Cela dit, il y a tout un secteur de la presse qui n’a rien dit du tout. Le cas type est celui du Figaro, qui a attendu 1961 pour parler des exactions de l’armée française.

Par la suite, quelles ont été les étapes de la reconnaissance ?

Il n’a jamais eu de reconnaissance officielle. L’État français est resté pratiquement muet jusqu’à aujourd’hui, même si M. Chirac s’est déclaré horrifié par les récentes déclarations du général Aussaresses justifiant le recours à la torture. Même le rapport de la très officielle Commission de sauvegarde des droits et libertés individuels n’a été publié dans Le Monde en décembre 1957 qu’à la suite d’une indiscrétion. L’affaire Audin [du nom de Maurice Audin, un enseignant communiste mort sous la torture après son arrestation par l’armée française à Alger en juin 195] a constitué ensuite un instrument de la mobilisation. Très vite, des universitaires se sont réunis et ont créé un comité pour faire connaître cette affaire. Mais Audin a été à la fois un bon symbole car il a permis la mobilisation, et un mauvais, parce qu’il n’était pas musulman, alors que l’immense majorité des victimes de la torture l’étaient.

Certains militaires comme le général de Bollardière ont aussi joué un rôle.

Effectivement, Jacques de Bollardière, un des officiers les plus décorés de France, a dénoncé des « méthodes contraires aux traditions de l’armée » et soutenu la publication du témoignage de Jean-Jacques Servan-Schreiber sur son expérience de lieutenant en Algérie. Le scandale a été énorme. Ce général a été envoyé en forteresse pour soixante jours, puis muté en Afrique noire.

Cette omerta de l’armée sur la torture est-elle générale, hier comme aujourd’hui ?

Apparemment, l’armée américaine est moins catastrophique de ce point de vue que ne l’a été l’armée française, puisqu’on parle même de révoquer les auteurs des sévices. Du temps de l’Algérie, c’étaient ceux qui dénonçaient les exactions qui étaient révoqués. En France, aucun responsable de la torture n’a jamais été ni jugé ni sanctionné. Aucun. Massu est mort couvert de décorations et si Aussaresses a été condamné par la justice, c’est pour avoir parlé de la torture, pas pour y avoir eu recours.

Aujourd’hui, à propos de l’Irak comme autrefois pour l’Algérie, la première défense des autorités consiste à évoquer des « actes isolés ». Pourquoi ?

Mais Bush n’a pas pu s’en tenir là ! Il a exprimé son dégoût. Cela, Guy Mollet ne l’a jamais fait ! En réalité, si le président américain a dit cela, ce n’est pas du tout parce que ça le dégoûte, puisqu’il est au courant depuis des mois notamment par la Croix-Rouge. Bush le dit parce que les médias exercent une pression formidable.

Entre 1954 et 2004, en quoi le rôle de la presse a-t-il changé ?

Sans doute la tradition d’indépendance de la presse américaine est-elle plus forte que celle de la presse française, notamment à cause de la centralisation de notre pays. Mais la différence majeure entre les deux époques tient à l’image. Révéler la torture par l’image comme aujourd’hui, c’était inimaginable en 1957. La bataille contre la torture en Algérie a été exclusivement une bataille de l’écrit. Jacques Fauvet, [journaliste au Monde à l’époque] s’était émerveillé quand, un jour, Maurice Clavel avait prononcé le nom de Maurice Audin à la radio ! L’unique image diffusée à l’époque était celle, publiée par L’Express, de l’exécution d’un Algérien par un militaire français.

Le réveil de l’opinion sur ces questions ne montre-t-il pas aussi un changement ?

En France, il a fallu attendre l’an 2000, soit quarante ans, pour que la torture en Algérie entre dans le débat public. Aux Etats-Unis, on est presque dans l’instantané.

Que répondez-vous à ceux qui, avec réalisme ou cynisme, estiment qu’il n’existe pas de guerre propre ?

Que c’est tout à fait faux : en 1914-1918, il n’y a pas eu de torture.

Mais les conditions de l’occupation de l’Irak ne portaient-elles pas en elles le risque d’exactions ?

Absolument : les Américains ont tout de suite déshumanisé l’adversaire. Depuis le 11 Septembre, on nous répète que contre les terroristes il n’y a pas d’autres voies que la violence. Rappelez-vous la manière dont on a montré Saddam sortant de sa cave, comme s’il s’agissait d’une bête. Dieu sait ce que je pense de Saddam, mais la façon dont on a exposé ce type, en le retournant, en lui ouvrant la bouche, en lui coupant la barbe devant les télés du monde entier, c’était absolument abject, on se mettait à son niveau. Dans un tel contexte, le plus étonnant aurait été que la torture ne fût pas employée.

Pourtant, des conventions internationales interdisent la torture. En regardant la réalité, on se dit qu’elles ne servent à rien.

Ce n’est pas tout à fait vrai. En 1939-1945, les armées nazies se sont appuyées sur le fait que l’URSS n’avait pas signé cette convention pour faire ce qu’elles voulaient des prisonniers russes, qui ont été traités très différemment des prisonniers français.

Dans une guerre, comment expliquez-vous que certains groupes de militaires basculent et recourent à la torture tandis que d’autres résistent ?

J’ai peur que la tendance la plus fréquente consiste à céder. Ceux qui résistent le font parce que leur commandement les en a empêchés, c’est essentiel. Le colonel Georges Buis n’a jamais toléré la moindre torture dans son secteur en Algérie. En outre, les gens qui ont soit une foi religieuse soit une croyance politique un peu ferme, ont plus de chances d’éviter ce genre de dérives.

Les jeunes soldats qui commettent des actes de torture, aujourd’hui en Irak ou hier en Algérie, se rendent-ils réellement compte de ce qu’ils font ?

Pour beaucoup d’entre eux, je ne crois pas. Je me souviens d’avoir rencontré dans un train, en 1961, un jeune appelé à qui j’avais demandé ce qu’il faisait en Algérie. Il m’avait raconté comment se passaient les interrogatoires. Et quand je lui avais dit qu’il s’agissait de torture, il m’avait répondu qu’il ne le savait pas. Ce doit être la même chose pour les soldats américains.

L’armée française n’a-t-elle pas modifié ses méthodes de formation pour en tenir compte ?

Le règlement des armées élaboré après la guerre d’Algérie a prohibé formellement ce genre de méthode, et on peut imaginer qu’aujourd’hui les jeunes soldats sont mieux préparés.

Vous avez qualifié la torture de "gangrène" pour la République. Aujourd’hui, quels risques les pratiques de l’armée américaine font-elles courir à la démocratie ?

Des risques d’autant plus énormes que le candidat démocrate à la présidence des Etats-Unis n’a presque rien dit. C’est peut-être ce qui est le plus inquiétant. Le pire risque que court la démocratie en Amérique, c’est le consensus.

Et quelles peuvent être les conséquences au Proche-Orient ?

On a entendu Bush qualifier Sharon d’« homme de paix », ce qui est l’un des plus monstrueux mensonges qu’ait jamais proférés un homme d’État. Tout ça est lié. Pendant très longtemps, l’Amérique a cru pouvoir concilier sa politique de soutien presque inconditionnel à Israël et son soutien aux États arabes plus ou moins dictatoriaux. Il va arriver un moment où ce ne sera plus possible. De toute façon, les Américains n’exercent plus aucune pression pour le règlement du conflit à l’heure actuelle. Dès lors, tout dépend du fait de savoir si, aux Etats-Unis, une opposition se déclare. Jusqu’à présent, on a seulement des oppositions fragmentaires. Le jour où existera une opposition unifiée, les choses changeront peut-être. C’est en tout cas ce que j’espère.

Propos recueillis par Florence Beaugé et Philippe Bernard, article paru dans l’édition du 09.05.04.