Fabrique de sens
 
Accueil > Oreille attentive > Transcriptions d’émissions de France Culture > Masse critique / Rue89

Masse critique / Rue89

Transcription, par Taos Aït Si Slimane, de l’émission Masse critique, du samedi 30 juin 2007, que Frédéric Martel et son équipe ont consacré à Rue89, le nouveau quotidien d’information généraliste en ligne, avec Pierre Haski et Pascal Riché, anciens journalistes à Libération et co-fondateurs du site.

L’oralité est volontairement respectée dans toutes les transcriptions disponibles sur ce site. Je remercie par avance tout lecteur qui attirera mon attention sur les imperfections constatées. Les annonces et rappels du sujet de l’émission ainsi que les noms des invités etc. sont remplacés par […], les ( ?) indiquent des incertitudes sur les mots.

Introduction par Frédéric Martel : Masse critique prend peu à peu ses quartiers d’été. Ce matin, je vous invite à découvrir une nouvelle rue, un nouveau boulevard, une nouvelle autoroute de l’information, son nom : Rue89. Comme l’industrie du disque, dont nous parlera notre chroniqueur Joseph Ghosn des Inrockuptibles, à 8h 30, comme l’industrie du cinéma et celle du livre, la presse est en forte mutation du fait d’Internet. De nouveaux journaux généralistes sont lancés sur le web, les pratiques journalistiques évoluent et sont l’occasion d’un passage de relais entre la génération de la vieille presse et celle de la nouvelle.

Bonjour, Pierre Haski et Pascal Riché.

Réponse à l’unisson : bonjour.

Frédéric Martel : Vous êtes cofondateurs de Rue89, un nouveau journal en ligne qui est le sujet de Masse critique, ce matin. […] J’ai dit, en commençant cette émission, qu’avec Internet on avait un passage de relai entre la vieille presse et la nouvelle, Pierre Haski et Pascal Riché vous n’êtes pourtant pas des inconnus, des débutants mais des anciens rédacteurs en chef de Libération et Pascal Riché vous étiez même chroniquer dans cette émission, vous représentez plutôt, je dirais, la « old press » ?

Pierre Haski : Oui, je pense que c’est comme l’Europe : la vieille Europe et la nouvelle Europe, la frontière est… Nous, on a fait cette mutation d’abord dans le cadre de notre travail dans la vieille presse. On est devenu bloggeurs quand on était correspondant à l’étranger. Pascal était à Washington, et moi à Pékin. Et c’est vrai que ça nous a ouvert les portes d’un univers nouveau essentiellement par le rapport différent aux lecteurs. Quand on est dans un journal on a une relation verticale, on est un peu dans sa tour d’ivoire qui balance les infos aux lecteurs. Quand on est sur Internet on est sur un pied d’égalité avec les lecteurs et dans la minute où vous postez votre info, vous avez le premier commentaire, vous avez non seulement la critique mais vous avez aussi l’enrichissement, c’est-à-dire des gens qui vous apportent un plus par leur expérience, par leur expertise. Et ça, ça a été pour nous une vraie innovation.

Frédéric Martel : Parmi l’équipe de Rue89, il y a des « old journalistes » mais il y a aussi une bande de jeunes, que vous avez recrutés Pascal Riché. Vous travaillez comment, avec ces jeunes journalistes ? Qu’est-ce qu’ils vous apportent ? Est-ce qu’ils sont différents ?

Pascal Riché : Ce qui est amusant, chez nous, c’est qu’on a une sorte de rapport d’égalité entre vieux journalistes, comme vous dites, - pas très gentiment, je dois dire - et jeunes journalistes. Nous on dit plutôt qu’il y a les (Net’s ?) ceux qui ont déjà l’Internet dans la tête, ceux qui sont nés avec, qui ont été élevé avec les SkyBlogs, les MySpace et puis nous, les immigrants’.

Frédéric Martel : Vous trouvez ça plus gentil ? Les émigrants ?

Pascal Riché : Oui, tout à fait. Parce que, nous, on aime bien l’Internet, on aime bien le pays qui nous accueille.

Frédéric Martel : Vous voulez dire les immigrés légaux, les immigrés qui parlent le Net avec l’accent, comme on dit ?

Pascal Riché : Exactement ! Nous, on leur apporte évidemment notre expérience, notre carnet d’adresse etc. et eux, ils nous apprennent une autre façon de fabriquer de l’information où l’on mélange du son, de l’image, du texte etc. Ils savent très, très vite monter un petit sujet vidéo, ce que l’on ne sait pas encore faire mais on apprend. Donc, il y a comme ça un rapport plutôt enrichissant de part et d’autre.

Frédéric Martel : Ils ont un regard différent ? Ils disent différemment l’actualité ?

Pascal Riché : Ce n’est pas tellement sur le fond mais je pense qu’ils ont une vision dans la mise en scène de l’information qui est différente. En particulier, nous, il y a une chose sur laquelle on travaille énormément c’est une sorte d’une recherche d’un nouveau langage. Il y a un langage journalistique de l’Internet qui est en gestation qui n’a pas encore vraiment trouvé sa maturation, c’est le seul lieu de rencontre entre toutes les technologies : la vidéo, la photo, le son et le texte. Donc, on essaye de travailler sur cette intégration. C’est vrai que les jeunes, qui ont grandi avec un écran dans la tête, ont une manière beaucoup plus simple et beaucoup plus directe d’appréhender l’utilisation de la meilleure technologie pour faire passer le meilleur message.

Frédéric Martel : C’est quoi Rue89 ? Et comment est-ce que vous avez trouvé ce nom à la fois efficace et un peu vilain ?

Pascal Riché : Comment ça, vilain ? Oh ! La Rue, d’abord c’est beau la rue. C’est un lieu formidable. C’est un lieu où l’on se croise. C’est un lieu où l’on peut s’arrêter pour discuter, il y a des terrasses de café, un lieu de passage. Et puis 89,...

Pierre Haski : Et c’est aussi un lieu de bagarre si nécessaire.

Pascal Riché : Parfois, oui. Et puis 89, c’est un très beau chiffre. Alors là, vous pouvez mettre énormément de choses : la liberté, évidement, la chute du mur, la naissance du web,… eh bien voilà, le mélange des deux nous semblait prometteur.

Pierre Haski : Et nous, on trouve ça très beau.

Frédéric Martel : Au-delà du nom, il y a aussi un concept : l’information à trois voix : journalistes, experts, internautes.

Pascal Riché : Voilà. Il y a un conflit, aussi vieux que l’Internet, entre journalistes professionnels qui sont dans leur citadelle assiégée et de l’autre côté ceux qui disent : la technologie a donné la parole à tout le monde, on n’a plus besoin de journalistes et cette caste nuisible va enfin disparaitre. Nous on estime que le journalisme c’est quand même un corps de règles professionnelles, déontologiques, éthiques qui restent valables sur Internet comme elles l’étaient dans les autres supports, même si ce n’est pas toujours respecté, mais les journalistes doivent aussi ouvrir les porte et les fenêtres, ils n’ont plus le monopole de la parole, et ce n’est pas plus mal. Nous on estime qu’il y a de la place, et même le besoin, pour un site Internet animé, validé par des journalistes professionnels mais épousant la culture participative de l’Internet.

Frédéric Martel : Vous étiez tous les deux anciens directeurs-adjoints de la rédaction, ou ancien rédacteur en chef de Libération, comment ont réagi vos anciens collègues face à cette audace et aussi cette prise de risque ? J’ai lu, par hasard, un certain Laurent Joffrin, directeur de la rédaction, dans 20 minutes, ce jeudi, qui vous égratignait un petit peu en disant : tant mieux, tant mieux s’ils sortent des informations importantes comme Cécilia n’a pas voté,... Je ne suis pas malthusien, plus il y a de médias, de sites, mieux c’est, « maintenant nous n’avons pas la prétention de dire que nous sommes investis », il faisait référence à une citation d’un de vous deux qui avait dit que vous étiez un peu les Amnesty international pour journalistes censurés.

Pascal Riché : Nos collègues nous ont vus partir avec regret mais avec sympathie aussi parce qu’ils étaient aussi très intéressés par notre démarche. En France, il n’y a pas eu tellement de médias créés dans les 30 dernières années. Il y a eu Libération, en 73. Il y a eu L’événement du Jeudi, ensuite Marianne,…

Frédéric Martel : Courrier International, les Inrockuptibles, on peut en citer beaucoup.

Pascal Riché : Oui, c’est vrai, mais de médias généralistes, je pensais, bon… Là, il y a un nouveau média qui…

Frédéric Martel : Il y a la presse quotidienne gratuite qu’il ne faut pas oublier.

Pascal Riché : Tout à fait…

Frédéric Martel : 1 à 0, Pascal.

En tout cas, sur Internet il n’y a pas de nouveau média qui ne soit pas adossé à un grand média existant et qui essaye de créer quelque chose de nouveau. Donc, les journalistes nous regardent tous avec plutôt de la sympathie. Moi, c’est l’impression que j’ai.

Pierre Haski : On a été frappé par le courant de sympathie qu’il y a dans cette profession, de gens qui nous disent, en gros, "on a besoin que vous réussissiez", parce que parfois les journalistes ont l’impression d’être la sidérurgie lorraine du XXIe siècle voués à disparaître avec les derniers journaux et tout d’un coup on fait peut-être la preuve, il faudrait pérenniser ce modèle,…

Frédéric Martel : Confirmer, oui…

Pierre Haski : Qu’on est capable de réinventer le journalisme sur Internet et qu’il y a un avenir pour cette profession sur ce nouveau support.

Frédéric Martel : Vous avez eu un très bon article, très élogieux dans International Herald Tribune, le dimanche dernier, qui vous plaçait un peu en tête, justement, des journaux français qui pouvaient, justement, apporter un nouveau sang froid, sang chaud, je ne sais pas, en matière de journalisme. Les pages les plus lues, étonnement, sur votre site semblent être beaucoup les pages autour des journalistes, des médias et bien sûr de la politique. Ça vous étonne ?

Pierre Haski : On était très étonné au départ par cela. Il n’y avait pas, au départ, de rubrique médias et on a fini par créer une rubrique médias. On est né le 6 mai 2007.

Frédéric Martel : C’est-à-dire un jour particulier, ce jour-là.

Pierre Haski : C’est particulier. Et on était perçu tout de suite comme une espèce de site indépendant, un site de la résistance, etc. Ce n’était pas vraiment ce que l’on cherchait à faire, nous, on cherchait à faire un site d’informations très ouvert. On a eu cette image et il y a eu énormément de gens qui nous ont envoyé des informations sur ce qui se passait dans les médias. C’est vrai qu’on est dans un contexte assez particulier puisqu’on a un président qui a des amis patrons,…

Frédéric Martel : Dans les médias.

Pierre Haski : Patrons des grands groupes médias français.

Frédéric Martel : On reviendra sur ce point mais l’audience a été assez forte au début, on parle de, selon les estimations officielles, je suis allé voir sur NetWaiting auquel j’avais eu accès, 453 000 visiteurs uniques, selon leur comptabilité pour le mois de mai, ce qui est un chiffre important, ça donne plus de 600 000, selon d’autres estimations, enfin on ne va pas se battre sur les chiffres, c’est un chiffre formidable, on peut le dire.

Pierre Haski : C’est colossal. On fait, on a fait pendant ce premier mois ce qu’on pensait faire en un an.

Frédéric Martel : Au bout d’un an, vous voulez dire.

Pierre Haski : On avait trois objectifs qui étaient : (1) gagner la bataille du trafic, c’est-à-dire construire une audience, (2) acquérir une crédibilité en tant que source d’information, c’est-à-dire être reconnus comme source d’information, et ça, ça s’est fait en l’espace de quelques semaines. Ça nous a beaucoup surpris mais c’est vrai que le contexte politique dans lequel on est né, un peu par accident, a été…

Frédéric Martel : Porteur.

Pierre Haski : Il a été très porteur parce qu’il y a eu à la fois cette accumulation de nuages sur l’indépendance des médias et la naissance d’un petit canard indépendant. Donc, la coïncidence des deux a été effectivement formidable.

Frédéric Martel : Alors, je l’ai dit, une audience, on a regardé sur Montpellier, par exemple, vous avez eu 44 077 visiteurs, donc chapeau. Par contre, à Perpignan, 1379 seulement, on ne comprend pas très bien pourquoi d’une ville à une autre de tels changements sur Rue 89. Quels sont vos modèles ? Est-ce que vous avez des journaux en ligne dans d’autres pays qui vous inspirent ? Que vous essayez non pas forcément de copier mais de retrouver ?

Pierre Haski : Ce ne sont pas vraiment des modèles. On s’est inspiré de quelques sites, oui. Aux États-Unis, un site qui s’appelle Huffingtonpost joue sur le même genre de sujets que nous, c’est-à-dire des sujets qui font débat sur lesquels les internautes viennent débattre. Il y a également Salon.com, Slate.com qui sont des sites plus anciens, ils ont plus de 10 ans, ils traitent de sujets politiques – médias – culture, et, en Allemagne, il y a un site qui s’appelle Netzeitung qui est le deuxième site d’informations en Allemagne et qui marche très bien. Ils ont déjà, je crois, une 60aine de salariés. Voilà, ce sont un peu ces 4 sites là…

Frédéric Martel : On retrouve un peu ce type d’idée chez Politico, ou Coffe House pour prendre d’autres types d’exemples.

Pierre Haski : The Politico, sont nés en même temps que nous, juste un petit peu avant. C’est vrai qu’on les regarde un petit peu comme des cousins. Ce sont des journalistes de la presse écrite qui ont franchi le pas, ils sont allés vers l’Internet.

Frédéric Martel : […] J’aimerais maintenant parler d’un autre aspect du débat qui est le modèle économique que vous visez. Quel est votre business-plan, comme on dit dans les écoles de commerce ?

Pierre Haski : D’abord c’est l’accès gratuit. Il est clair qu’aujourd’hui le modèle payant ne fonctionne pas pour des sites généralistes. Il y a des sites spécialisés, comme Les Echos, par exemple, ou des lettres confidentielles qui touchent un public restreint qui peuvent se permettre de faire payer l’accès. Nous, d’une part notre but était d’avoir la plus large audience possible et d’autre part on pense que ça ne marche pas, donc, l’accès gratuit était la première condition. La deuxième c’est évidemment le financement par la publicité parce qu’il n’y en a pas d’autres mais on ne veut pas être 100% dépendants de la publicité, ce n’est pas très sain, donc on a une 3e source qui prend forme qui est celle d’une prestation de services, c’est-à-dire qu’on a acquis dans notre démarche un certain savoir-faire qu’on vend à d’autres médias qui essaye de développer leur site.

Frédéric Martel : Vous allez lancer une agence de journalisme, une école de journalisme ?

Pierre Haski : Pourquoi pas. Non pas tant pour pontifier mais pour associer des jeunes journalistes au labo qu’on est devenu. Nous on a le sentiment, parce qu’on expérimente des choses, tous les jours, qu’on abandonne, d’autres qu’on poursuit, il y a peu d’endroits comme ça qui ont une telle liberté aujourd’hui de tester des procédures, de tester des formes, de tester des styles, donc on estime effectivement que ça peut être un bon lieu pour apprendre des choses.

Frédéric Martel : Un laboratoire mais un laboratoire qui sera composé d’une quinzaine de journalistes, c’est ça le chiffre, à peu près que vous envisagez ?

Pierre Haski : Oui, une quinzaine de personnes…

Frédéric Martel : De salariés ?

Pierre Haski : Une quinzaine de personnes permanentes y compris informaticiens, pub etc. Le noyau dur ne sera jamais très, très important mais l’idée c’est de faire travailler par cercles concentriques un maximum de gens, journalistes, experts, au sens le plus large du terme mais aussi les internautes. Aujourd’hui on a pas mal de remontées d’infos, de commentaires évidemment et de propositions de contributions qui viennent des internautes.

Frédéric Martel : Sur ce modèle économique, 15 journalistes, deux questions se posent, me semble-t-il. D’abord comment est-ce qu’on peut faire, Pascal Riché, un journal à 15 journalistes alors que, par exemple, Libération d’où vous venez se faisait avec 150 journalistes ? Et deuxième question, 15 journalistes ça fait quand même une masse salariale et un budget, qui peut varier, entre 1 et 2 millions d’euros quand même, comment en recettes publicitaires vous espérez pouvoir trouver cette somme ?

Pascal Riché : Alors, première question, comment on peut faire un journal avec 15 journalistes ? Comme l’a expliqué Pierre on ne le fait pas uniquement avec 15 journalistes. Tout le modèle repose sur l’idée de l’information à 3 voix. C’est-à-dire qu’on fait participer les internautes, les experts, d’autres journalistes aux contenus. Deuxième question, je vais vous citer le cas de Netzeitung, 50 salariés ils sont équilibrés. Ils sont nés il y a 6 ans. Slate sont équilibrés à peu près, ils sont 60. Donc, on peut imaginer un modèle financé par la publicité. D’ailleurs ça paraît très nouveau mais si vous prenez les grandes radios commerciales, Europe1 et RTL, c’est un modèle gratuit financé par la publicité. Plus personne ne s’étonne de ce modèle économique.

Frédéric Martel : Mais les journaux que vous citez sont souvent aidés, par derrière, par une grande fondation, voire par un géant, type Microsoft, etc. ce qui est le cas d’un certain nombre de ces sites.

Pascal Riché : Microsoft a aidé Slate quand Internet existait à peine. C’était encore le téléphone quoi.

Frédéric Martel : Le minitel, vous voulez dire.

Pascal Riché : C’était la télématique. Aujourd’hui, en France, 55% des foyers ont Internet à haut débit. Donc, le marché a complètement changé. La publicité aussi a changé. La publicité se rend compte petit à petit, d’ailleurs ce n’est pas très bon pour les journaux de la presse écrite, que sur Internet ils peuvent beaucoup mieux contrôler l’effet de la publicité. Et petit à petit les annonceurs viennent sur Internet.

Frédéric Martel : L’effet, avec 2 F, E, T, bien sûr. L’information à l’âge d’Internet, est-ce que cette information est en train de changer ? On avait hier cette formule très commentée de Patrick Devedjian qui traitait une de ses confrères, je dirais, de « bitch » et qui a fait les choux gras d’Internet, et de Rue 89, on a tendance de voir le off disparaître, la vie privée devenir publique, les Internautes, les auditeurs, les téléspectateurs devenir acteurs de l’info etc. Est-ce que vous voyez les mutations comme conséquences du passage de l’information dans l’Internet ?

Pascal Riché : Bien sûr, ça fait un moment qu’on voit bien que les journalistes n’ont plus le monopole de l’information. Les photos du tsunami ce ne sont pas les journalistes qui les ont sorties, les photos du tunnel de Londres au moment de l’attentat, pareil. La gare du Nord, il y a quelques semaines, ce sont des passants qui avec leur téléphones portables ont filmé les incidents dans la gare du Nord et les ont mis sur Dailymotion. Donc, là, il y a un court-circuitage effectivement de l’information professionnelle classique simplement là où je pense qu’il ya une erreur de jugement c’est de dire : il n’y a plus besoin de journalistes, vous voyez bien les gens se débrouille tout seuls. L’incident de la gare du Nord est très révélateur de ce point de vue-là. Parce que les gens filment à partir du moment où il y a incident mais comment vous reconstituez ce qui s’est passé ? Pourquoi il y a eu incident ? Ça c’est le travail du journaliste qui arrive, qui recueille des témoignages et qui peut reconstituer une affaire et la mettre dans son contexte. Donc, il y a une vraie complémentarité entre le citoyen entre le citoyen qui va mettre la vidéo sur Dailymotion et le journaliste qui vient pour remettre ça dans le contexte et l’expliquer. Donc, là, il y a un phénomène nouveau quand même. D’abord la notion de temps s’est concentrée. Les incidents n’étaient pas finis qu’il y avait déjà des vidéos sur Dailymotion de la gare du Nord. D’autre part cette complémentarité que nous on essaye de mettre en musique on y ajoutant une validation journalistique pour qu’il y ait effectivement une qualité d’information et quand même une sorte de label qualité qui manque parfois évidemment sur Internet.

Frédéric Martel : Les journalistes, disons un peu officiels, entre guillemets ou de la « vieille presse », comme on disait tout à l’heure, ont tendance, d’abord ils ont beaucoup critiqué la presse gratuite, l’accusant d’être pas être assez sérieuse et pas assez reposer sur les faits, de ne pas avoir les moyens de leurs investigations, de leurs enquêtes, les critiques existent aussi sur la presse Internet. Comment est-ce que vous répondez à ça ? Et comment est-ce que la profession elle-même va évoluer ? Je parle notamment, pour l’instant, il est difficile d’obtenir une carte de presse quand on ne dépend pas d’un site Internet qui lui-même est rattaché à un journal. Comment est-ce que vous voyez ce débat, Pascal Riché ?

Pascal Riché : Pour la carte de presse, on va voir. J’espère qu’on n’aura pas trop de mal à garder notre carte de presse. Pour ce qui est des médias traditionnels, Pierre parlait tout à l’heure de citadelle assiégée, c’est vrai –on l’a vécue nous même de l’intérieur- que les journalistes ont un peu peur de ces mutations. Nous, on a fait le pari que ces mutations étaient un nouvel horizon intéressant, excitant et on voit bien que les journaux sont en train de faire ce pari aussi. A la fois Le Monde ou Libération réfléchissent à des sites internet qui soient beaucoup plus coopératifs et participatifs que ceux qu’ils gèrent pour l’instant qui sont, pour l’instant, la prolongation que ce qu’ils font sur le papier.

Frédéric Martel : […] La chronique de Joseph Ghosn du journal Les Inrockuptibles, bonjour Joseph.

Joseph Ghosn : Bonjour Frédéric.

Frédéric Martel : […] Nous suivons dans Masse critique les différentes industries du cinéma, du livre, des médias et aussi de la musique et vous allez justement évoquer ce matin, Joseph, les fortes mutations de l’industrie du disque, pour commencer la grève, écoutez bien, la grève des radios en ligne.

Joseph Ghosn : Oui, c’est assez étonnant puisqu’il y a eu avant-hier, jeudi, une journée de grève, une journée de silence des radios en ligne aux Etats-Unis. Une journée de grève qui était due en fait aux menaces d’une taxation plus forte sur ces radios qui vont être obligées de verser des royalties beaucoup plus élevées. Elles devraient a priori reverser 500 dollars, plus une taxe par morceau, ce qui apparemment, disent-elles, les empêcherait carrément d’émettre.

Frédéric Martel : Dont certaines ont arrêté d’émettre. Si on prend, par exemple, Pandora qui était diffusée partout dans le monde et qui est maintenant réservée aux Américains puisque par votre adresse IP on arrive à reconnaître que vous n’êtes pas aux Etats-Unis et donc vous ne pouvez plus accéder à cette radio.

Joseph Ghosn : Tout à fait. Votre adresse IP c’est ce qui identifie votre ordinateur et la nationalité de votre ordinateur et Pandora sous la pression des maisons de disques, pour le moment, a arrêté de diffuser en dehors des Etats-Unis. La question devrait être réglée dans une quinzaine de jours, on saura vraiment quelle est vraiment la taxe que ces radios devraient payer.

Frédéric Martel : Autre information dans l’industrie du disque, Joseph, le lancement par EMA, maison de disque anglaise, d’un E-label.

Joseph Ghosn : C’est un label qui doit être lancé la semaine prochaine. Son nom est encore tenu secret mais on devrait le savoir d’ici quelques jours. L’idée c’est quoi ? EMA dit qu’il y a aujourd’hui énormément de disques qui sortent et il y a de moins en moins de place dans les magasins, comment faire pour vendre des disques ? Ils se sont dit qu’on va parier sur les nouvelles méthodes de marketing plutôt que sur les nouvelles technologies du web, donc beaucoup plus de participation, beaucoup plus de marketing sous forme de tchat, de rencontre avec les artistes via le Net et évidemment utiliser des choses comme des sites comme YouTube etc. et surtout sortir des disques qui ne sont pas forcément vendables aujourd’hui, c’est-à-dire tenter des choses qui sont un peu plus expérimentales, un peu plus difficiles d’accès et essayer de les vendre sous forme dématérialisée justement.

Frédéric Martel : Après l’Angleterre et le monde, la France aussi évolue avec la FNAC qui annonce « FNAC Live ».

Joseph Ghosn : Ça, ça devrait être pour septembre. La FNAC annonce un site qui s’appelle « FNAC Live » qui serait en gros décalqué sur le modèle de YouTube ou Dailymotion qui sont ces plates-formes communautaires qui proposent des échanges de vidéos en ligne. La FNAC parie sur ça, sur le fait qu’elle a beaucoup de passage en magasin, organise beaucoup de concerts, de shows aux caisses et que les gens qui sont dans le public filment de plus en plus avec des téléphone portable etc. en gros la FNAC va essayer de contrôler un peu ce que ce public-là fait de ses productions en magasin. On a surtout l’impression que la FNAC fait ça pour arriver de rebooster un peu ses ventes, essayer de gagner un peu de marge par rapport à ses ventes en lignes en dur ou en digital. La FNAC aujourd’hui, en France en tout cas, est largement dépassée par iTunes qui reste très fort sur ce secteur-là.

Frédéric Martel : Très bien Joseph. On reste ensemble et vous restez avec nous jusqu’à 9h. Après avoir évoqué l’actualité de l’industrie de la musique, je vous propose un petit insert, c’est le cas de le dire, sur la question du cinéma et de la télévision et notamment du documentaire. On a en ligne Yves Jeanneau qui est en direct de La Rochelle. Bonjour Yves Jeanneau.

Yves Jeanneau : Bonjour.

Frédéric Martel : Yves Jeanneau, vous êtes le commissaire général du SunnySide of the Doc, qui est le grand marché international du documentaire, qui avait lieu ces derniers jours, qui se termine en ce moment. De quoi s’agit-il, le SunnySide, Yves Jeanneau ?

Yves Jeanneau : C’est sa 18ème édition, donc depuis 18 ans on a eu le temps de roder la réponse. C’est un marché, ce n’est pas un festival, qui réunit des professionnels, uniquement des professionnels. 2000 professionnels qui viennent du monde entier, qui sont des producteurs, des prescripteurs et de diffuseurs de télévision, de cinéma, de DVD, VOD et maintenant de ce qu’on appelle les nouvelles plates-formes.

Frédéric Martel : Comment s’est déroulée l’édition 2007 ?

Yves Jeanneau : Elle s’est déroulée fort bien. L’an dernier nous avions déménagé les SunnySide de Marseille à La Rochelle, un déménagement c’est toujours compliqué mais ça c’était très bien passé, puis pour prendre la métaphore rugbystique on a transformé l’essai cette année. C’est à peu près 2000 professionnels qui sont venus de 46 pays et qui ont beaucoup échangé. On échange des films finis, donc de la vente, et on échange beaucoup de projets surtout d’ailleurs et c’est là que se montent des projets de films documentaires que vous verrez dans un an ou deux.

Frédéric Martel : C’est quoi les grandes tendances des documentaires ? Il y a un article dans le dossier de Télérama, cette semaine, qui évoque les difficultés des chaînes françaises, qui rechignent un peu à produire des enquêtes de fond malgré les forts taux d’audiences de ces documentaires. Quelles sont les tendances que vous avez constatées à La Rochelle ?

Yves Jeanneau : Moi, j’avais choisi de mettre ce qu’on appelle les documentaires d’investigation à l’honneur, en ouvrant aussi au grand public de La Rochelle, une superbe salle qui est un grand auditorium de 800 places qui est vraiment formidable et en montrant certains de ces films, une 10aine de ces films, ça a très bien marché, le public est venu. Je voulais montrer par-là aux diffuseurs de chaines, tous pays confondus, ce n’est pas spécifiquement français, que ces films étaient effectivement des films difficiles, difficiles à faire d’abord, long, très long à faire mais quand ils étaient faits et bien faits les publics, et je dis les publics au sens international du terme, étaient extrêmement friands parce que ce sont des films qui permettent de comprendre des événements ou des phénomènes que nous ne comprenons pas à travers les journaux télévisés, ni les magazines. Je prends juste un exemple, c’est un film qui est en cours de fabrication aujourd’hui, qui est une vraie investigation sur Monsanto, qu’est-ce que c’est cette bête-là ? Que fait Monsanto ?

Frédéric Martel : Qu’est-ce que c’est ?

Yves Jeanneau : Vous savez, c’est le plus grand laboratoire mondial qui produit des OGM. Donc, qu’est-ce qu’il y a derrière ? Pourquoi ? Comment ça marche ? etc., etc. Et bien ça, c’est extrêmement difficile à faire parce que Monsanto font tout ce qu’ils peuvent pour empêcher le film et puis pour les chaines de télévision diffuser ça, ça peut être risqué, compliqué, voilà. C’est ce que l’article de Télérama racontait bien. Ces films que j’ai montrés là, en salle, ont attiré beaucoup de monde et singulièrement –il y a une vidéothèque où les acheteurs des chaines peuvent visionner,…

Frédéric Martel : Excusez-moi, parmi les gens qui étaient chez vous il y a le responsable, le directeur documentaire de Canal+ qui a annoncé l’ouverture d’une nouvelle fenêtre, case documentaires, qui s’appellera Emergence sur Canal+, comme quoi le documentaire aura une petite vitrine nouvelle. Pour terminer peut-être, Yves Jeanneau, est-ce que le débat évidemment du numérique et du documentaire a été au cœur de cette édition de SunnySide of the Doc ?

Yves Jeanneau : Tout à fait. L’an dernier c’était la haute définition, cette année c’était la révolution numérique, les nouvelles plates-formes. Et la question centrale était le futur des télévisions face à ces nouveautés. Parce que les télévisions ont de quoi s’inquiéter de ces nouveaux écrans dits nomades.

Frédéric Martel : Merci pour votre intervention depuis La Rochelle. […] On va poursuivre cette discussion autour peut-être d’une évolution formidable de la rapidité, de la multiplication des informations. Mardi matin, tout de suite après l’événement, Paris Hilton de la prison L. A. Conty pour conduite en état d’ivresse et violation d’une suppression du permis, ça a donné plus de 880 articles en moins de quelques heures sur Google News, répartis dans des milliers de sites, comment est-ce que vous voyez votre présence dans cette information surabondante dont Yahoo News et Google News sont un peu les archétypes ?

Pierre Haski : D’abord vous ne trouverez pas d’articles de Rue 89 dans cette masse sur Paris Hilton.

Frédéric Martel : Quel dommage !

Pierre Haski : Non parce que les amateurs d’infos de ce genre n’ont pas besoin de nous pour suivre à la seconde près le gâteau qui arrive chez elle quand elle est libérée…

Frédéric Martel : Vous êtes tout de même au courant.

Pierre Haski : J’ai tout lu mais nous nous essayons de sortir justement dans ce flot d’informations quelques éléments signifiants qui feront débat dans la société ou dans le monde et sur lesquels nous pourrions apporter de la valeur ajoutée. La valeur ajoutée sur Paris Hilton est relativement limitée. Mais c’est vrai qu’il y a un tel flot constant, permanent, Google News est un bon indicateur de ce point de vue là, qu’on a besoin de décryptage et de repères, c’est ce que nous essayons d’apporter. C’est-à-dire non pas la quantité mais donner un peu de sens à tout ce qui se passe.

Frédéric Martel : Qu’est-ce qu’on trouve d’original sur Rue 89, qu’on ne trouve pas ailleurs ?

Pierre Haski : On trouve à la fois, -sur le fond et sur la forme – sur le fond, c’est vrai qu’on a cette sélection, cette hiérarchisation de l’information que nous mettons en avant. C’est un choix qui est très clairement affirmé. On n’a aucune volonté d’exhaustivité. Effectivement il y a d’autres lieux pour ça. Sur la forme, on essaye d’apporter cet éclairage à trois voix, d’apporter cette contribution commune des journalistes, des experts au sens le plus large et des internautes. Moi, je pense que cette alchimie des trois, comme on le disait précédemment, fait qu’on a une information plus complète, plus riche et qui en plus suscite du commentaire. On a, par exemple, une chose que vous trouverez sur très peu de site, c’est que nous participons, nous à l’animation des débats. Dans la plupart des sites d’informations, vous avez des commentaires qui s’empilent et qui sont modérés à l’extérieur. C’est-à-dire que ce ne sont même pas les journalistes qui ont écrit les articles qui relisent les commentaires qui leur sont destinés. Nous, nous intervenons et nous essayons d’animer ce débat et on constate que dès qu’on s’en mêle le niveau du débat monte et une partie de la pollution des sites, côté café du commerce, disparaît de cette manière.

Pascal Riché : Il y a une chose que l’on ne voit nulle part aussi c’est que notre conférence de rédaction, hebdomadaire, est publique. Elle est ouverte. C’est-à-dire que n’importe quel Internaute peut y participer à travers une fenêtre de tchat,…

Frédéric Martel : Ça, c’est de la com. Ça marche vraiment ?

Pascal Riché : Oui, ça marche. On fait notre réunion et de temps en temps on a une question à poser, on demande l’avis des Internautes qui sont connectés, on a des réponses. Parfois on a des critiques, pourquoi vous faites ce sujet et pas celui-là… N’importe qui peut venir le lundi à 15h. Je le dis à tous vos auditeurs.

Frédéric Martel : C’est le lundi à 15h sur Rue89.

Pascal Riché : Voilà, tout le monde peut se brancher sur le tchat, proposer des sujets, critiquer ce que l’on fait.

Joseph Ghosn : Je me demandais, d’un point de vue de la pratique journalistique et de l’écriture, est-ce que vous avez l’impression que votre écriture a changé ? Que le passage du papier au web a changé ? Et est-ce que les sujets que vous traitez aujourd’hui sont différents, peut-être plus légers ou plus… ?

Pierre Haski : Ce changement ou cette évolution de l’écriture on l’avait déjà ressenti sur nos blogs. D’abord on s’implique beaucoup plus. On parle plus facilement à la première personne. Moi, en 30 ans de journalisme j’ai peut-être employé 3 fois le mot JE et,…

Frédéric Martel : On sent que ça vous manquait, Pierre Haski.

Pierre Haski : Oui, beaucoup. Et là, le simple fait que l’on soit, ce que je disais au début, sur ce pied d’égalité avec le lecteur, qu’on soit dans une conversation avec le lecteur fait qu’on s’implique beaucoup plus et on s’engage. C’est une autre écriture. Parce qu’elle appelle une réponse.

Pascal Riché : Finalement, elle est moins artificielle. Si vous dites : « Dans cette maison, une odeur de souffre flottait », ou « Je rentre dans cette maison et je sens une odeur de souffre », l’information est la même mais la deuxième façon de le dire est beaucoup plus simple.

Frédéric Martel : On voit le prof d’une école de journalisme, là.

Joseph Ghosn : Je me demandais au niveau, par exemple, de l’exigence, dans ce que vous écrivez vous êtes du coup beaucoup plus fluide ? Vous êtes moins exigeants ou pas ?

Pierre Haski : Moi, j’ai une règle de base. Déjà quand je faisais mon blog, en complément de mes articles de Libération, je ne mettais rien en ligne que je n’osais mettre dans le journal. Je pense qu’il faut garder ce niveau d’exigence. C’est absolument indispensable. Notre idée c’est au contraire de faire un site qui soit labélisé, qui soit un lieu dans lequel les gens viennent en confiance parce qu’ils savent qu’il n’y aura ni rumeur, ni manipulation incontrôlée et c’est ce qui nous a plu dans la réaction de nos Internautes depuis le début du lancement de Rue89. Les gens viennent parce qu’on est journaliste, contrairement à cette idée qu’on n’ait plus besoin de journalistes. Ils viennent parce qu’ils savent qu’ils seront dans un cadre où l’information sera vérifiée, validée.

Frédéric Martel : Hier, sortait aux États-Unis le fameux iPhone, vous allez acheter un iPhone ? Vous allez parler du iPhone ?

Pierre Haski : Pour être très franc, j’aimerais bien pouvoir acheter un iPhone. Pour l’instant il n’est disponible qu’aux Etats-Unis. On n’a même pas la possibilité de claquer notre argent de cette manière.

Frédéric Martel : Il est à 499 dollars ou 599, selon les versions, hier soir,…

Pierre Haski : Quand on aime on ne compte pas.

Frédéric Martel : Il ne viendra en France probablement qu’à la fin de l’année mais c’est sans doute un des lancements les plus bruyants avec un buzz important grâce au charismatique patron d’Apple Steve Jobs qui a comme projet de vendre 10 millions d’ici 2008. Fier du succès bien sûr du baladeur numérique IPod, plus de 100 millions d’unités vendues dans le monde, depuis son lancement en 2000, l’IPhone sera-t-il le IPod du téléphone mobile ? C’est en tout cas leur pari pour la suite de cette actualité. On a aussi dans les nouvelles de la semaine, Loïc Le Meur depuis une 10aine de jours semble s’être échappé de France pour la Silicon-Valley. Pour être un créateur de site et actif sur Internet il faut finir dans la Silicon-Valley, Pierre Haski ?

Pierre Haski : Loïc Le Meur c’est un cas assez étonnant.

Frédéric Martel : Le célèbre bloggeur Français.

Pierre Haski : Ce qui est drôle dans cette affaire c’est que pendant la compagne électorale, Loïc Le Meur disait, à qui voulait l’entendre y compris à moi, qu’il partirait si Ségolène Royale était élue. Là, il y a Sarkozy, qu’il a soutenu, qui est élu et il part quand même s’installer dans la Silicone-Valley. Comme quoi l’idéologie a sans doute peu de poids dans cette affaire.

Frédéric Martel : En tout cas Rue89 ne part pas aux Etats-Unis. Il existe Street 89. […] Chronique de Françoise Benhamou. Bonjour Françoise.

Françoise Benhamou : Bonjour Frédéric et bonjour à tous.

Frédéric Martel : Votre chronique, de ce matin, Françoise, s’intitule, « Tempête sur la presse écrite, espoir pour la presse numérisée ».

Françoise Benhamou : Oui, crise au Wall Street Journal, révolution au Monde où au-delà des querelles de personnes une brèche s’est ouverte entre journalistes, travailleurs intellectuels et actionnaires extérieurs, grève quasi historique aux Echos, Libération naviguant en eaux dangereuses faute de recettes publicitaires suffisantes et malgré une remontée de son lectorat, le groupe Lagardère enfin qui restructure son pôle presse magazine, tempête sur la presse écrite. Quelles peuvent être dans un contexte aussi morose les chances d’émergence de nouveau modèle comme celui de Rue 89 ? La presse payante a de plus en plus de mal à exercer sa fonction d’analyste de commentaires, informer, structurer sur la base d’investigations dans le champ de la production des connaissances. D’une certaine manière une partie de la presse est condamnée du fait des réductions des coûts qu’elle subit et de diverses pressions à la rentabilité, à se résigner à produire de la mal information à l’instar de la mal bouffe de la restauration rapide. Certes, toute la presse ne jouera pas cette carte, mais tous les antidotes à cette mal-information, tous les antidotes sont les bienvenus. La production en temps réel de commentaires éclairés, ce qu’en langage de la communication moderne on désigne par décryptage, qui nous parviendrait au même rythme que le flux d’informations qui nous envahit est de salubrité publique. Un travail à distinguer de celui des grandes revues Esprit, Commentaire et Le Débats, Etudes et autres qui s’inscrit dans un temps plus long de la réflexion et de l’analyse. Bref, il existe une demande d’accès en temps réel à des commentaires indispensables à la compréhension des faits. Tout cela prend particulièrement sens lorsqu’Internet permet de conjuguer avec cette offre tout une série de liens qui démultiplient les possibilités de s’informer. Les liens sont autant de cheminements possibles dans un monde dématérialisé dont le caractère infiniment séduisant va de paire avec une absence de hiérarchie qui nous laisse un peu perdu. Pour le dire autrement, il existe une demande d’approfondissement immédiat. Internet permet de marcher sur toutes ses jambes quand on en a plusieurs, le son, l’image animée, l’écrit et bien sûr l’interactivité. La presse écrite nous emble parfois amnésique, trop souvent incapable ou peu désireuse de faire ressurgir telle déclaration ancienne ou tel fait qui permettraient pourtant d’éclairer l’actualité, de comprendre l’origine des décisions, la succession des déclarations, l’ensemble des éléments qui mènent à une situation donnée. La question qui se pose n’est donc pas celle des complémentarités entre presse écrite et site tel que celui que vous animez, Pierre Haski et Pascal Riché, je dirais qu’il y a de la place pour tout le monde, en revanche la question qui se pose est celle du modèle économique qui peut porter votre projet, la publicité. Vous l’avez dit tout à l’heure, eh oui ! sans doute faut-il en passer par là à moins que de généreux mécènes ne décident de se pencher sur votre berceau. Or, le problème avec la publicité est que le nombre et les besoins des acteurs économiques qui sont sous sa dépendance ne cessent de croitre, en particulier sur Internet, de sorte que les chances pour chacun d’en capturer une partie s’amoindrissent dans un mode ou la prime aux leaders, c’est-à-dire la logique économique des annonceurs qui fait que la publicité se tourne naturellement vers les sites les plus consultés, la prime aux leaders donc continue de jouer son rôle. Cette presse infiniment libre donc que vous tentez de promouvoir comment va-t-elle pouvoir composer avec la dépendance vis-à-vis de la publicité. On voit très bien votre modèle intellectuel, Rue89, on voit plus mal le modèle économique se dessiner à moyens terme.

Frédéric Martel : Merci, Françoise, vous restez avec nous jusqu’à 9h. […] Messieurs, le contexte dont parlait à l’instant Françoise Benhamou on sent une actualité très forte, un climat dénoncé dans un certain nombre d’articles ces jours-ci, La Tribune pourrait être vendue cet été par LVMH, Vincent Bolloré dit ce matin, dans Le Monde, qu’il est prêt à étudier le dossier du journal La Tribune, par ailleurs aux Etats-Unis Le Wall Street Journal a suscité une grande grève, ce qui est assez rare aux Etats-Unis, suite à la reprise de plus en plus confirmée par Robert Murdoch de News Corporation du journal, l’arrêt de l’émission Arrêt sur image, c’est le cas de le dire, avec une pétition de plus de 100 000 personnes pour soutenir cette émission. Donc, il y a un contexte global qui vous a favorisé notamment à partir de l’information du non vote, si l’on peut dire, de Cécilia Sarkozy au second tour des élections présidentielles, article qui n’avait pas été publié dans Le journal du dimanche, comment est-ce que vous analysez ce contexte et ce climat, Pierre Haski et Pascal Riché ?

Pierre Haski : Il y a une conjonction de plusieurs éléments simultanés. Il y a une concentration de plus en plus grande entre les mains de groupes industriels et là il y a une petite exception française c’est que ces groupes industriels sont en partie dépendants de commandes d’Etat, dans l’armement etc.

Frédéric Martel : Et de subventions importantes aussi.

Pierre Haski : Je ne connais pas d’autres exemples, en tout cas en Europe, de groupes de l’armement qui possèdent des organes d’information. Donc, là, il y a une spécificité française un peu anachronique et en même temps il y a la proximité entre ces groupes et le nouveau pouvoir politique. Et là, ça a créé une sorte de libération au lendemain de l’élection présidentielle qui est assez étonnante parce que les cas de censures, de contrôles, d’autocensure, parce que c’est sans doute plus grave que la censure, ce sont multipliés et c’est vrai que nous, on est apparu comme un média indépendant dans un paysage qui avait tendance à se rétrécir. De fait quand vous découvrez aujourd’hui que le groupe Lagardère, par exemple, est présent à la fois dans le groupe Le Monde, dans le groupe Amaury, vous avez comme ça une situation comme ça dans les grands groupes d’information aujourd’hui où le lecteur, le citoyen se dit : Attendez, qui m’informe aujourd’hui ? Et Où dois-je aller pour trouver une information indépendante et crédible ? Et c’est là qu’on intervient.

Frédéric Martel : Pascal Riché, sur cette même question.

Pascal Riché : On peut voir les choses de façon pessimiste en se disant il se passe des choses très inquiétante sur les médias français et mais on peut aussi voir ce qui se passe d’intéressant et de nouveau. On voit des sociétés de journalistes, de rédacteurs se mobiliser et défendre l’indépendance de leur profession. On l’a vu au Journal du Dimanche, on l’a vu aux Echos récemment, il y a eu deux jours de grève aux Echos, à la La Tribune, au Monde où les journalistes exigent que leur statut soit appliqué, on voit les journalistes s’organiser et même organiser des passerelles entre les différentes rédactions pour pouvoir défendre cette indépendance. Donc, moi, je trouve plutôt intéressant ce qui se passe.

Françoise Benhamou : Cette tentative de défense est extrêmement intéressante. Vous avez raison. En même temps qu’elle chance vous lui donnez, pour les journalistes ?

Pascal Riché : C’est comme ça que les journalistes ont une chance de survie. Il y a des règles qui peuvent être mises en place dans les rédactions, des pactes d’indépendance, des reconnaissances d’un espace autonome,…

Frédéric Martel : Des chartes déontologiques.

Pascal Riché : Absolument ! Des conquêtes qui doivent être obtenues par les journalistes dans les rédactions. C’est vrai que si demain il doit y avoir un changement de propriétaires aux Echos les journalistes doivent exiger ces murailles de Chine qui protègeront l’indépendance de la rédaction, autrement un journal comme les Echos sera discrédité parce que les conflits d’intérêts entre son probable futur propriétaire et la matière qu’il traite quotidiennement seront trop grands.

Françoise Benhamou : Vous voyez la situation comme une chance pour vous ?

Pascal Riché : Il est clair que l’Internet est un espace dans lequel d’abord les enjeux économiques sont un petit différents. Nous, on a démarré un nouveau média comme Rue89 avec des moyens qui sont incomparablement plus faibles que ce qu’il faudrait aujourd’hui pour,…

Pierre Haski : Pour démarrer à peu près 20 000 euros seulement pour faire le site au début.

Pascal Riché : C’est impossible aujourd’hui d’imaginer de lancer quoi que ce soit d’autre dans l’univers des médias avec aussi peu d’argent. Donc, il y a effectivement une possibilité de prendre la parole et d’avoir une véritable audience avec des moyens très faibles. Donc, l’enjeu est déjà différent. Effectivement, il y a un besoin aujourd’hui d’un espace indépendant et crédible, l’Internet le permet.

Joseph Ghosn :Est-ce que devant votre succès très rapide on vous a proposé de vous racheter ?

Pierre Haski : Oui, on a eu des offres. On est très courtisé.

Pascal Riché : On ne nous dit pas racheter. On dit "nous accompagner".

Frédéric Martel : Vous aider, amplifier le mouvement.

Pierre Haski : Nous, nous avons démarré avec nos fonds personnels. Aujourd’hui nous y rajoutons les contributions d’amis, « Love Money », comme on l’appelle.

Frédéric Martel : « Friends and family »

Pierre Haski : « Friends and family », voilà, la Silicon Valley a fait des petits en France. Dans un troisième temps, nous voulons attirer des investisseurs extérieurs.

Frédéric Martel : Donc Lagardère, Bouygues ?

Pierre Haski : Pas forcément. Il y a quand même un choix plus grand, mais minoritaire. Nous, nous voulons garder le contrôle de ce site.

Frédéric Martel : Ça, c’est un peu l’utopie de tous les journalistes qui ont lancé des journaux et ça n’a jamais fonctionné. Pour parler de site, Allo Ciné vient d’être racheté récemment par un fond d’investissement américain. On a appris hier le rachat de Au féminin.com qui est le site, je ne sais pas si Françoise Benhamou le consulte chaque jour, mais plusieurs millions de femmes, 4.3, consultent chaque jour Au féminin.com qui vient d’être racheté par un groupe allemand AXEL SPRINGER, pour une somme qui n’est pas publique mais serait bien supérieure à 200 millions.

Françoise Benhamou : Je vous vois rêveur Pascal Riché ?

Pascal Riché : Ça fait rêver, oui.

Pierre Haski : Il y a un petit côté bulle qui est un petit peu inquiétant, parce que les enchères montent, mais qui s’appuie cette fois-ci sur une audience qui est beaucoup plus solide et un équipement plus important. Mais c’est vrai que c’est très difficile. Nous, on sait bien qu’à la fois pour trouver le bon partenaire avec lequel faire un bout de chemin tout en gardant notre indépendance et garder un modèle économique, comme vous le disiez tout à l’heure, nous permet aussi de garder le cap qu’on s’est tracé, il y a une voie très étroite et on espère la trouver.

Françoise Benhamou : Plus vous êtes construits, plus vous avez de monde, plus les exigences vont monter, donc vous allez être amené à grossir sans doute, à étoffer votre équipe, à faire plus d’investigations, etc. Et c’est là que la question de la "soutenabilité", comme on dit, de ce modèle se pose. Comment voyez-vous l’avenir ? Vous voulez vraiment construire un groupe de mini,…

Pascal Riché : A vrai dire, nous, on est un peu dans la peau de pionniers. On s’est engagé dans une grande plaine et on avance. On est excité par ce qui se passe, ce qu’on découvre. Dans 5 ans on ne sait pas du tout ce qu’on sera. Peut-être qu’on sera un énorme site avec 60 salariés. Netzeitunga réussi à faire cela. Peut-être qu’on sera 12-15 à faire un site intéressant qui aura sa place dans le paysage français. On ne peut pas vraiment dire.

Frédéric Martel : Ou peut-être dans un bureau, dans un groupe de presse.

Pierre Haski : J’allais justement rajouter le contraire. Je sais que moi en tout cas je n’ai pas envie d’être dans un bureau, dans un grand groupe de presse qui fait partie de la liste que vous avez donnée.

Joseph Ghosn : Est-ce que votre succès, qui est basé sur un traitement différent de l’information, ne vous donne pas envie d’une déclinaison papier ?

Pierre Haski : Je pense que c’est tout à fait envisageable que le navire Amiral soit le site Internet et qu’il y ait un supplément papier sous une autre forme.

Frédéric Martel : J’ai une idée de nom pour vous, Libération.

Pascal Riché : The Politico ont déjà fait ça déjà. Ils ont trois éditions papiers par semaine.

Frédéric Martel : France Culture, Masse critique, c’est fini pour aujourd’hui. Merci Pierre Haski et Pascal Riché cofondateurs du journal en ligne Rue89 qui auront été nos invités ce matin. […]