Philippe Petit : Nous allons évoquer, pour la deuxième fois, la figure de Georges Canguilhem. Philosophe et médecin, né en 1904 et disparu en 1995, Georges Canguilhem est une figure majeure de la philosophie et de l’histoire des sciences. Il a particulièrement réfléchi sur les puissances et les limites de la rationalité propres à la médecine. Il s’est battu toute sa vie pour faire entendre que la pathologie comporte une dimension subjective qu’il est vain de vouloir occulter. Que penserait-il aujourd’hui des nouvelles classifications américaines des maladies établies par le DSM, le diagnostic et statistique des troubles mentaux ? Que penserait-il de l’extension du domaine de la santé mentale aux troubles du comportement ? Aujourd’hui, l’idéal d’une santé parfaite, conforme aux besoins de la société, se substitue parfois à celui d’assistance et secours qui était celui des premiers aliénistes philanthropes fidèles aux principes de 1789, comme si l’hygiène sociale devenue une préoccupation majeure à la fin du XIXe s’était transmuée en hygiène mentale et que pour échapper à la dangerosité des uns ou à la mélancolie des autres il fallait à tout prix encadrer les citoyens et de surcroît les éduquer au bonheur. Définir la santé comme le fait l’OMS, « comme un état complet de bien-être physique, mental et social », a transformé le patient en un usager en santé produisant inévitablement un effacement de la relation médecin – malade, donc de la clinique au profit de l’administration des soins. S’il n’y a plus que des maladies au regard de cet idéal de santé qui est un idéal scientifique dévoyé, la logique d’une telle définition conduit à traiter les maladies, à s’assurer des preuves de leur guérison en régulant les humeurs des patients plutôt qu’en cherchant les causes de leur malaise. En ce sens, l’œuvre de Canguilhem est, aujourd’hui encore, un appel à la résistance contre tous les conformismes. Son approche à la fois historique et critique permet d’éclairer d’un jour nouveau les débats actuels qu’il s’agisse de bioéthique, de neurosciences, d’écologie et de bien d’autres choses encore.
Pour évoquer la figure de Canguilhem, un petit livre, qui fut le prétexte de cette émission, coordonné par Jean-François Braunstein, qui s’appelle « Canguilhem : histoire des sciences et politique du vivant », qui est paru dans la collection Débats philosophiques des Presses universitaires de France (PUF). J’ai donc invité Jean-François Braunstein, maître de conférences de philosophie à l’Université de Paris I.
Bonjour Jean-François Braunstein.
Jean-François Braunstein : Bonjour.
Philippe Petit : Il est accompagné d’un éminent canguilhemien, François Delaporte, qui est professeur de philosophe à Amiens. Bonjour François Delaporte.
François Delaporte : Bonjour.
Philippe Petit : Merci d’être venu d’Amiens. J’allais dire de la cathédrale d’Amiens parce que c’est vrai que quand on évoque Amiens on ne peut pas ne pas lever les yeux au ciel, François Delaporte.
François Delaporte : Moi, je les lève tout le temps, à chaque fois que je passe devant la cathédrale, puis je l’ai, si j’ose dire, sous ma fenêtre, à portée de vue, ce qui est très beau, avec la tour Perret aussi. Je peux vous parler de la tour Perret aussi, qui lui fait concurrence et qui est très belle.
Philippe Petit : Vous êtes dans un quartier calme.
François Delaporte : Oui, un peu sur les hauteurs.
Philippe Petit : Donc, ce petit livre, - coordonné par Jean-François Braunstein, comme le sous-titre l’indique, « Histoire des sciences et politique du vivant », politique du vivant qui est une expression forte - porte à la fois sur l’impulsion philosophique qui a été celle de Georges Canguilhem, mais aussi sur la dimension politique de Georges Canguilhem. On connaît ces liens, entre sa philosophie médicale et ce qu’il fut durant la Résistance, ce qui a donné lieu à ce chef-d’œuvre, dites-vous, et vous avez tout à fait raison, « Le normal et le pathologique », et je voudrais vous demander, pour commencer, pourquoi choisir cette double entrée, pour Canguilhem ? Est-ce qu’elle s’impose derechef ? Ou est-ce que, pour vous, une sorte de propédeutique, Jean-François Braunstein ?
Jean-François Braunstein : L’idée qui a commandé ce recueil était d’essayer de sortir de la représentation traditionnelle de Georges Canguilhem disciple de Bachelard et maître de Foucault, même si effectivement Canguilhem est celui qui a solidifié cette tradition, notre idée était de montrer que Canguilhem n’est pas d’abord un historien des sciences. Une bonne partie de son œuvre, jusqu’à l’âge de 40 ans à peu près, ce sont des articles souvent politiques dans les « Libres propos » d’Alain, des textes comme celui sur « Fascisme et les paysans », qui a été édité en Italie, etc. Donc, il nous semblait, et je crois que la recherche sur Canguilhem va dans ce sens, c’est-à-dire qu’on essaye de retrouver l’impulsion propre à l’œuvre de Canguilhem, l’originalité de Canguilhem en tant que telle, et on essaye de faire abstraction finalement de cette tradition Bachelard - Canguilhem –Foucault, même si c’est quelque chose d’énorme, de considérable que d’être l’élève de Bachelard et le maître de Foucault, on essaye de retrouver un petit peu le sens du choix, en particulier de la médecine, dans l’œuvre de Canguilhem. Et il nous a semblé que d’une certaine manière ce choix répond quelquefois à des engagements éthiques. Si on relit les textes de jeunesse de Canguilhem, en particulier dans les « Libres propos », on voit, par exemple, que la conception d’un milieu déterministe c’est quelque chose qu’il récuse absolument, de même la critique de la psychologie est quelque chose qui revient sans cesse. Au fond, la médecine, c’est pour lui, l’exemple d’une technique – alors la technique pour Canguilhem dans ces années-là, c’est quelque chose qui est de l’ordre de la créativité, de la création, c’est ce que montre, par exemple, Dagognet dans son article, et c’est quelque chose qui permet de transformer le monde, d’agir d’une manière courageuse, d’une manière audacieuse, d’une certaine manière, sur le monde. Alors, effectivement, pour revenir sur ce que vous avez dit sur la médecine selon Canguilhem et la médecine d’aujourd’hui, il est évident qu’il est difficile de faire, comme on le fait quelquefois, de Canguilhem un des pères de la bioéthique, ou des choses comme ça. C’est-à-dire que Canguilhem est, me semble-t-il, attentif à la dimension d’innovation, de danger, de risque, d’expérimentation qui est présente dans la médecine, mais en même temps, il est également sensible au caractère individuel de la pratique thérapeutique. Et comme vous le disiez, il est très attentif aux caractères individuels du patient, etc. Donc, à la fois il y a chez Canguilhem, je dirais, un goût de la nouveauté, une inscription dans une tradition médicale qui est une tradition d’oser essayer, d’oser entreprendre et en même temps l’idée que la médecine ne peut pas être standardisée. Il est évident que certains aujourd’hui qui voudraient faire de Canguilhem un père de l’evidence based medicine ou des catégories du DSM, se tromperaient, me semble-t-il, tout à fait. C’est exactement le contraire que veut faire Canguilhem, me semble-t-il.
Philippe Petit : François Delaporte, vous êtes éditeur également, vous avez édité, « A Vital Rationalist. Selected writing from Georges Canguilhem », édité par vous-même. Alors, cette édition anglaise, ce choix de textes corroborent le point de vue tel que vient de le développer Jean-François Braunstein ?
François Delaporte : En gros oui. Elle le corrobore. Jean-François Braunstein a raison d’insister et de dire, en somme, qu’il y a plusieurs facettes. Si on systématise un petit peu plus, on pourrait dire qu’il y a effectivement un versant histoire des sciences qui passe véritablement par Bachelard, l’élaboration d’une problématique spécifique à cet objet qu’est le vivant, mais avec beaucoup de remaniements, de changements, de modifications par rapport à l’épistémologie de Bachelard et même peut-être un projet symétrique et inverse de celui de Bachelard puisque Canguilhem montre comment, par exemple, ce fameux concept de réflexe apparaît au XVIIe siècle avec des gens comme Willis à partir d’images, de métaphores, de mythes, ce qui au calendrier bachelardien serait immédiatement accroché dans la vitrine des horreurs puisque ce serait un esprit préscientifique, ça appartiendrait au monde du périmé. Donc, il y a ce volet histoire des sciences, et puis il y a, ce dont a parlé Jean-François, « Le normal et le pathologique », qui effectivement le premier gros travail, qui est sa thèse de médecine. D’une certaine façon c’est très difficile de séparer un versant histoire des sciences et le versant philosophique, la réflexion sur le normal et le pathologique qui est un livre aussi habité par les mêmes questions. A la limite on pourrait faire deux généalogies de ses œuvres et de la plupart de ses articles qui renverraient aussi bien à une réflexion sur l’histoire des sciences, sur l’histoire des sciences de la vie, ou sur l’histoire de la médecine, et puis aux questions fondamentales qui sont déjà posées dans « Le normal et le pathologique ». Donc, il y a très peu de systématicité chez Canguilhem. Toute sa pensée s’est toujours développée autour de quelques problèmes fondamentaux.
Philippe Petit : François Delaporte, si vous aviez à pointer les continuités, les ruptures - la question d’ailleurs s’adresse à vous deux – de Georges Canguilhem depuis les écrits de jeunesse, depuis 1942, « Le normal et le pathologique » jusqu’au années 80 puisqu’il y a des textes importants qui paraissent dans les années 80, qu’est-ce que vous diriez François Delaporte ?
François Delaporte : Si on prend son œuvre, si on se limite à son œuvre, moi, je ne vois pas tellement de continuité, je ne vois ni continuité, ni rupture mais une forme d’approfondissement de la pensée. Autrement dit, je dirais, très brièvement, qu’il commence avec l’histoire d’une théorie, qui est l’histoire de la théorie cellulaire qu’il publie en 1943, puis qu’il passe à l’histoire d’un concept, qui est l’histoire du concept de réflexe, une dizaine d’année après, puis 10 – 15 ans après toute cette série d’articles qui tournent autour des objets eux-mêmes. Donc, il y a une sorte de décrochement qui le conduit à passer de l’histoire d’une théorie à celle d’un concept et des concepts aux objets. Et à travers ce changement d’objets il y a une volonté d’approfondir la méthode d’analyse et de la compliquer le plus possible pour essayer de montrer que l’histoire doit rester au plus près de son objet, qui est un objet spécifique, le vivant. Alors, voilà, je dirais ça puis je dirais qu’après tout on peut retrouver dans « & Le normal et le pathologique » toutes ces questions-là.
Jean-François Braunstein : Je crois que François Delaporte a bien montré effectivement qu’il y a une différence en particulier d’accentuation avec l’œuvre de Bachelard à laquelle on est souvent insensible en particulier sur la question de la discontinuité. Canguilhem est très sensible aux filiations et aux continuités qu’il y a dans les concepts. De même, comme l’a montré François Delaporte, sur la question des images. Il y a un rôle créateur des images dans la science. Même certains mythes primitifs, dit-il dans « La connaissance de la vie », permettent finalement aux sciences de commencer. Donc, de ce point de vue-là il y a une rupture si l’on veut entre Bachelard et Canguilhem parce qu’ils ne s’intéressent pas au même objet. Canguilhem en est très conscient. Il dit : ce que fait Bachelard marche pour la physique, les mathématiques, en revanche s’agissant des sciences de la vie il n’y a pas de ruptures du même ordre que les ruptures qu’il y a eu dans les révolutions scientifiques. Puis l’autre point, je crois, sur lequel Canguilhem innove beaucoup, c’est sur la question de la science et de ce qui n’est pas la science, c’est-à-dire de ce qu’il appelle l’idéologie scientifique, ce que Foucault appellera les savoirs. Et donc, de ce point de vue-là, il y a toute une préoccupation, chez Canguilhem, sur la manière dont les sciences s’extraient d’un dehors qui est non scientifique et qui est non pas anthropologique ou psychologique, comme c’est un peu le cas chez Bachelard, mais qui est plutôt technique ou ce qu’on appelle à l’époque idéologique, c’est-à-dire effectivement, par exemple, dans la question du réflexe, l’organisation hospitalière, l’usage populaire du concept du réflexe etc. Donc, de ce point de vue-là, il y a toute une réflexion chez les historiens des sciences contemporains sur « la science et ce qui n’est pas elle », je pense aux sociologues des sciences, l’école d’Edimbourg etc., qui d’une certaine manière est annoncée par Canguilhem. De même que la question de l’entrelacement entre les savoirs et les sciences chez Foucault est une question éminemment canguilhemienne. Et on voit effectivement Canguilhem osciller d’une certaine manière, c’est ce que disait Dagognet, je crois, entre Bachelard et Foucault. On peut récuser cela et dire qu’au contraire les deux sont des pôles qui se distinguent de Canguilhem de telle ou telle manière mais effectivement il y a beaucoup de différences, c’est ce qu’on a voulu montrer, je crois, dans ce texte, c’est qu’à la fois il y a une reprise, et Canguilhem est celui qui fabrique l’idée de ce qu’il appelle un style français en histoire des sciences, qui remonterait à Comte et qui irait jusqu’à Foucault et dans la continuité duquel il se situe, mais en même temps il y a, me semble-t-il, beaucoup de différences, sans doute parce que l’objet n’est pas le même et sans doute aussi parce que les conséquences pratiques, ou politiques, ne sont pas les mêmes.
Philippe Petit : Jean-François Braunstein, par rapport au propre programme de Georges Canguilhem, qui insistait beaucoup sur l’idée que le philosophe n’a pas à exhorter à convertir, pas même à moraliser, mais il y a une phrase de lui, qu’il a, je crois, prononcée dans les années 60, où il disait : « il me semble qu’il y a un côté fondamentalement naïf, je dirais même populaire de la philosophie et peut-être qu’une grande philosophie c’est une philosophie qui a laissée dans le langage populaire un objectif. » Diriez-vous, Jean-François Braunstein, que Georges Canguilhem a établi une philosophie et qu’il a laissé dans le langage populaire un objectif ? Par exemple, « la normalité, c’est la normalisation tandis que la normativité c’est la création » ; « En philosophie il faut savoir prendre des risques, il faut savoir s’atteler à des problèmes humains concrets », je crois qu’il prononce l’expression. Jean-François Braunstein, diriez-vous que Georges Canguilhem, de ce point de vue-là a réussi ce programme quasi diderotien, puisque rendre la philosophie populaire c’est Diderot qui le premier l’a énoncé ?
Jean-François Braunstein : Écoutez, je pense que de toute façon il faut se défier de l’idée qu’il y aurait une philosophie de Georges Canguilhem ou une éthique de Georges Canguilhem. Je crois que ce qui fait l’originalité et je dirais l’intérêt de cette œuvre c’est justement que Canguilhem ne fait pas de phrases, si je puis dire, il n’y a pas un passage où il dit : « Voilà ce qu’il faut faire » ; « Voilà ce que c’est qu’une éthique ». Si, il en parle quelquefois en se moquant de ceux qui veulent faire une éthique et qui meurent dans leur lit, à l’occasion d’un éloge qu’il fait de Cavaillès. Au fond, l’éthique de Canguilhem c’est de ne pas faire de phrases, je dirais d’une certaine manière. Quant à sa philosophie, il en parle de manière très, très allusive, mais je crois que néanmoins c’est quelque chose d’important. Lorsque, par exemple, il explique que la philosophie c’est ce qui met en ordre différentes valeurs. Donc, il y a plusieurs types de valeurs possibles. Il n’y a pas que les valeurs de la science, il y a aussi les valeurs de l’art, les valeurs de la justice, les valeurs de la liberté etc. Au fond, ce que dit Canguilhem, et c’est assez paradoxal pour un philosophe, un historien des sciences c’est qu’il n’y a pas de seul choix que celui de la vérité. Il peut y avoir d’autres choix qui seront ceux de la beauté, de la justice etc. Et la philosophie dans les très rares passages où il en parle et les quelques allusions qu’il y fait, c’est effectivement le système, c’est ce qui d’une certaine manière fait coexister ou organise l’ensemble de ces valeurs différentes. Alors, quant à savoir si Canguilhem est un philosophe populaire, je dirais qu’effectivement le mot canguilhemien n’est pas devenu un terme populaire comme cartésien, ou platonique etc., en même temps il me semble que sa pratique et sa réflexion sur la médecine a des conséquences encore très présentes aujourd’hui. Par exemple, l’idée d’une clinique qui serait quelque chose de directeur, ou l’idée d’un refus de la normalisation au profit d’une normativité ce sont des choses pour lesquelles on trouve des armes dans l’œuvre de Canguilhem, me semble-t-il.
François Delaporte : Oui, on trouve des armes effectivement, c’est le mot qui convient. Tout ce qui se fait actuellement, tout ce qui se dit, tout ce qui occupe le haut du pavé en matière d’éthique est profondément anticanguilhemien. De sorte que la force de Canguilhem ce serait précisément de remettre en question tout ce qu’on tente de nous faire prendre pour des problèmes de première importance alors qu’on est en train de transformer en quelque sorte l’éthique en un projet de cours, d’enseignement, c’est une thématique qui fait vivre les philosophes, les psychologues et un bon nombre d’universitaires. Alors, Canguilhem, la valeur de vérité dont parlait Jean-François Braunstein, il a bien raison, c’est aussi on pourrait dire le philosophe de l’erreur au sens où il y a dans toute son œuvre la volonté de donner à l’erreur un statut qui ne soit pas un statut répressif, dévalorisant. Quand on travaille sur les valeurs, effectivement on s’intéresse à la vérité il faut s’intéresser aussi à l’erreur. En ce sens, Canguilhem s’éloigne profondément de Bachelard pour qui l’erreur bascule précisément dans le préscientifique, dans le périmé, c’est ce qu’il faut repousser au profit de la recherche de vérité. Prendre au sérieux l’erreur ça a été un des objectifs de Canguilhem, de valoriser tout ce qui est repoussé par une philosophie qui est orientée vers l’abstraction, vers les lois, comme les disciplines qui s’intéressent aux sciences de la matière, la physique et la chimie. Alors, valeurs, oui. Populaire, non.
Philippe Petit : C’était ça, la question initiale.
François Delaporte : Oui. Elle revient. Populaire, non. Foucault le dit bien dans la présentation qu’il a fait de l’édition anglaise du « Le normal et (du) pathologique », où il dit finalement que Canguilhem a travaillé dans des disciplines qui ne sont pas des disciplines à grand spectacle, ce n’est pas l’histoire, tout ce que l’on a connu, l’École des Annales, la sociologie ou la psychanalyse. C’est une discipline, l’histoire des sciences c’est effectivement une discipline relativement spécialisée qui demande beaucoup d’efforts et qui n’a jamais été finalement très populaire, et qui ne l’est toujours pas. Il me semble. Et on voit bien pourquoi. Cela dit, elle n’est pas sans répercussions, elle a son importance et même pour des philosophes comme Foucault. J’ai l’impression que le fait d’avoir posé cette question de l’erreur a été central dans l’œuvre de Foucault. Il l’a repris complètement en disant qu’effectivement il faut donner un statut à tout ce qui échappe à la science, un statut positif. Ce sont les fameuses épistémès, les fameux savoirs qui enfin trouvent leur régime, leur explication et qui ne sont plus ni stigmatisés, ni ridiculisés. Alors, le concept d’épistémè chez Foucault, je pense qu’il passe par une réflexion sur ce statut de l’erreur et on trouve le point commun Foucault- Canguilhem chez Nietzsche. C’est aussi le philosophe auquel tous les deux se réfèrent. Il y a ça, puis il y a aussi quelque chose que j’ai oublié,…
Philippe Petit : Ça va vous revenir.
Jean-François Braunstein : Sur Foucault – Canguilhem, je pense qu’il y a aussi une très grande communauté dans le style de travail. Au fond, l’un comme l’autre sont des « fact lovers », comme dit Hacking à propos de Foucault. C’est des gens qui font des études sur des objets très précis, très déterminés, qui passent des années à essayer d’expliquer l’histoire du concept de réflexe, ou à s’intéresser à l’histoire de la folie au XIXe etc. et qui n’en tirent pas un système de philosophie. Donc, de ce point de vue-là, c’est peut-être pour ça aussi que ni Foucault, je l’espère, ni Canguilhem ne deviendront populaires au sens où ils seraient des philosophes comme les autres. Ce sont des œuvres évidement non systématiques, qui sont des interventions plus ou moins politiques, plus politiques dans le cas de Foucault, peut-être moins dans le cas de Canguilhem, encore que cela se discute. Ce ne sont pas des auteurs qui ont voulu constituer un système de philosophie. Il me semble que la plus grande erreur qu’il y aurait à faire sur l’un comme sur l’autre serait de dire : La philosophie, L’œuvre de Canguilhem, L’œuvre de Foucault. C’est quelque chose qui, me semble-t-il, n’a pas de sens. C’est justement ce qu’ils ont essayé d’éviter.
François Delaporte : C’est vrai cela. La seconde question qui est importante aussi bien chez Canguilhem que chez Foucault, mais qui est posée à des niveaux différents, c’est celle des normes. Les normes au sens biologique, « Le normal et le pathologique » chez Canguilhem, « L’individu malade », et puis chez Foucault, toutes ces normes, dont vous parliez au début, qui ont plus à voir avec le gouvernement des autres, avec la biopolitique. Et là, il y a quelque chose qui est de l’ordre du vital au social. Canguilhem l’a bien vu, plusieurs années après quand il a rajouté au « Normal et (au) pathologique » de nouvelles réflexions, il y avait dans l’intervalle le travail de Foucault, c’est-à-dire toute cette dimension sociale, biopolitique de l’organisation de la société. Problèmes auxquels il n’avait touchés mais qui étaient aussi implicites dans la question des valeurs proprement vitales que sont le vivant. La valeur est dans le vivant, c’est un fait. C’était le niveau dans lequel Canguilhem a déployé son analyse.
Philippe Petit : Alors, Jean-François Braunstein, la valeur est dans le vivant, vous évoquiez à l’instant la valeur de la justice, et c’est vrai que dans certains articles ayant trait à la médecine, je pense à celui qui date, je crois de 1955, qui s’appelle, « Le problème des régulations dans l’organisme et dans la société », Canguilhem dit ceci « Je crois qu’il y a une liaison essentielle entre l’idée que la justice n’est pas un appareil social et l’idée que jusqu’à présent aucune société n’a pas pu se survivre qu’à travers des crises et grâce à ces êtres exceptionnels qui s’appellent des héros. » Alors cette référence aux héros, on la trouve essentiellement, c’est aussi un commentaire de Bergson, de la fin du livre de Bergson sur la morale et la religion, mais c’est évidemment l’après guerre et l’évocation soit de Cavaillès, ou en tout cas des héros de la Résistance. Dans la mesure où cette figure, disons, des héros s’éloigne peu ou prou, que diriez-vous quand même de cet aspect-là, chez Canguilhem dans la mesure où c’est quelque chose qui revient constamment ? Alors, c’est vrai que ça porte soit sur la médecine, soit sur la société, par exemple sur la médecine quand il dit que l’homme n’est vraiment sain que lorsqu’il est capable de plusieurs normes, lorsqu’il est plus que normal, on voit bien que là la mesure de la santé c’est une certaine capacité de surmonter les crises. Et là, de même, dans cet article sur les régulations sociales, et Dieu sait si aujourd’hui la régulation sociale est quelque chose qui est à la mode, pour le dire vite, on voit bien que les références de Canguilhem, là, sont Bergson, la Résistance et cette idée que finalement la Résistance de ces héros persévère au-delà de la guerre, Jean-François Braunstein.
Jean-François Braunstein : Alors évidemment cet article auquel vous faites allusion était une conférence que Canguilhem a faite, je crois, devant l’Alliance israélite universelle et au lendemain de la guerre, la question qui se pose pour Canguilhem c’est comment faire une philosophie de la vie qui ne soit pas la reprise et la justification des horreurs que l’on a connues. Et il y a évidement une référence à la fois à Bergson, puisque Les deux sources en particulier et le modèle organiciste chez Bergson c’est quelque chose qui toujours tente d’une certaine manière Canguilhem mais à quoi il résiste du début à la fin, en particulier dans cet article où il montre que cette approche, cette comparaison entre l’organisme et la société est une comparaison qui ne vaut pas parce que la société c’est justement l’endroit où il y a toujours quelqu’un qui peut contester la norme. Il suffit qu’il y ait une personne qui conteste la norme pour que cette norme ne puisse pas convenir. Donc, il récuse tout à fait cette assimilation organisme-société, même s’il a été un grand lecteur de Bergson pendant de longues années. Alors, l’exemple de la question de la Résistance, il est vrai que Canguilhem écrit le « Le normal et le pathologique » en 43, il n’emploie pas dans le livre le terme de résistance mais l’idée que l’on ne doit pas accepter la norme que l’on veut imposer, l’idée que la normalité c’est justement mettre en question les normes, récuser les normes, opposer une norme à d’autres normes, c’est évidemment une justification de la Résistance. On le verra dans l’article de 47, « Milieux et normes de l’homme au travail » où il emploie explicitement le terme de résistance pour désigner l’action du travail qui récuse le taylorisme etc. Je dirais que les très beaux articles qu’il consacre à la vie et à la mort de Jean Cavaillès, c’est bien la preuve que dans une situation donnée tout le monde n’est pas obligé d’adhérer à une norme sociale qui est inacceptable, en l’occurrence le pétainisme. On connaît la phrase fameuse : « Je n’ai pas passé l’agrégation de philosophie pour enseigner travail, famille, patrie » et il démissionne de l’enseignement à la suite de cela, c’est évidemment quelque chose qui me semble-t-il ne peut pas être oublié lorsqu’on lit « Le normal et le pathologique », 1943, l’Occupation.
François Delaporte : C’est ce qu’il appelle les valeurs propulsives, prendre des risques fait partie de ces valeurs propulsives. Il y a des normes conservatrices puis il y a celles qui consistent à prendre des risques, à affronter et à remettre en question un ordre établi.
Philippe Petit : François Delaporte, est-ce que cette conception des valeurs qui repose sur l’opposition, disons, aussi des faits et des valeurs ne corrobore pas aussi son point de vue sur la science ? On pourrait dire de Canguilhem, je crois même qu’il le disait lorsqu’il était jeune, le jour où l’on s’apercevra que la science va à l’individu comme à son objet propre, est-ce qu’il n’y a pas cette volonté, disons, dans la philosophie des sciences, dans la mesure où elle insiste aussi, c’est un rationalisme optimiste, sur la créativité du vivant, de ramener la science à l’individu comme à son objet propre ? Ou alors est-ce un propos de jeunesse ?
François Delaporte : La prise de risque, je la verrais moins dans l’objet que dans la démarche qu’il propose, la démarche scientifique elle-même, c’est-à-dire l’idée d’une anticipation nécessaire sur ce qu’on sait. Autrement dit une prise de risque permanente qui est la force propulsive de l’illusion. Alors, c’est un des moteurs et par ailleurs le rejet de l’ignorance et de l’erreur par la science. Il y a ces deux dimensions chez Canguilhem. Je pensais, tout à l’heure, à la Résistance, je pensais que là aussi, il y a une sorte de relation avec Foucault. On n’est plus sur le registre des héros mais des résistances des minorités concernées. Ça, c’est très important. S’il y a à penser les rapports Foucault – Canguilhem, ça me vient comme ça,…
Philippe Petit : Ça passe par là.
François Delaporte : Oui, je pense que ça passe aussi par là.
Jean-François Braunstein : C’est ce que Canguilhem effectivement reconnaît devoir à Foucault lorsqu’il parle de la soutenance de « L’histoire de la folie », il dit : Foucault m’a montré que derrière cette prétendue science il y avait effectivement une volonté de normalisation, que l’on peut récuser au nom des patients, au nom des fous etc. Et donc, de ce point de vue là ce ne sont pas des figures uniques comme celles du héros bergsonien mais c’est plutôt l’idée d’une réserve comme il le dit à propos de Cavaillès et de Spinoza, l’idée d’un retrait. La résistance c’est ne pas accepter, c’est récuser telle ou telle norme plutôt que d’en proposer les normes disons héroïques.
Philippe Petit : C’est l’heure de la chronique. Bonjour Florian Delorme.
Florian Delorme : Bonjour Philippe Petit, bonjour à toutes et à tous.
Philippe Petit : Vous avez choisi de nous parler, j’allais dire de la bête noire de Georges Canguilhem, le behaviorisme qui débouche sur le comportementalisme. Alors là, ce n’était pas ses deux amis.
Florian Delorme : Non, pas vraiment. Alors, le behaviorisme c’est quoi ? Behavior, en anglais c’est comportement, donc le behaviorisme, vous l’avez dit, c’est aussi ce qu’on peut appeler le comportementalisme. Le behaviorisme c’est en fait un courant de la psychologie selon lequel nos idées, notre personnalité, notre comportement sont le résultat de l’expérience que nus fait vivre notre environnement, notre milieu. Pour la pensée behavioriste, le comportement des individus est une réaction aux stimuli du monde extérieur. Alors, à la fin du XIXe lorsque la psychologie et la philosophie se sont séparées, c’est en fait sur le terrain de la revendication d’une approche un petit peu plus scientifique que le divorce a eu lieu. Herman Ebbinghaus, psychologue Allemand, un des premiers à utiliser les méthodes expérimentales dans des domaines comme la mémoire ou l’apprentissage, écrit un livre en 1985, intitulé « Sur la mémoire », qui porte donc justement sur les observations dans le domaine de la mémoire, il fait partie donc de ces précurseurs du behaviorisme désireux de rendre la psychologie plus objective, on va dire. Alors, quelles sont les sources du behaviorisme ? Quelles en sont les racines ? Et bien, c’est sur le terrain de l’observation animale que l’on va trouver les racines du behaviorisme. La plus fameuse de ces observations, c’est certainement celle du chien de Pavlov. Ivan Pavlov, un médecin Russe qui dans les années 1890 met en place l’expérience suivante : Philippe, lorsque vous présentez à votre chien de la nourriture qu’est-ce qu’il fait ? Il salive. Et si vous associez à l’heure du repas un retentissement de cloche, au bout d’un certains nombre de répétition, le chien sait que quand la cloche retentit il va avoir de la nourriture et donc au bout d’un moment le simple fait d’entendre le son de cloche fait saliver le chien. C’est classique.
Philippe Petit : C’est la cantine.
Florian Delorme : Voilà, la cantine. Autre exemple qui est un petit peu du même ordre, au tout début des années 1900, Edward Lee Thorndike, un psychologue Américain, qui d’ailleurs a été un élève de William James, effectue des travaux sur l’apprentissage chez l’animal, qu’il va d’ailleurs transposer un petit plus tard chez l’homme. Pour lui, les capacités d’apprentissage des animaux est très essentiellement due au hasard. Pour s’en convaincre il va mettre au point un dispositif qui est assez simple. Toujours pas très sympathique mais assez simple : il va enfermer un chat dans une cage fermée par un petit loquet, il place de la nourriture à l’extérieure de la cage puis il observe ce qui se passe. Le chat tourne dans tous les sens, évidement il manifeste ce que Thorndike appelle, qualifie de comportement exploratoire, puis à un certain moment le chat heurte le loquet un peu par hasard, la cage s’ouvre, le chat peut sortir et enfin manger. Il va réitérer l’expérience et il s’aperçoit que le chat met évidemment de moins en moins de temps à ouvrir sa cage. Et il considère que le chat a bien appris quand il manœuvre directement le loquet sans tergiverser finalement. C’est donc avec ce genre d’expérience que Thorndike formule des lois de l’apprentissage, la loi de l’exercice et la loi de l’effet qui stipulent en gros que plus vous entraînez votre chat, plus il est efficace dans la réussite de l’exercice et si vous le félicitez quand il réussit, il réussit mieux, il apprend mieux que si vous le punissez quand il échoue.
Philippe Petit : C’est le début du coaching.
Florian Delorme : Un petit peu. Ça paraît assez naturel mais voilà c’est ces lois qui sont issues finalement de ces observations. Donc, dans ces deux expériences, celle de Pavlov et de Thorndike, la nouvelle conduite adoptée par l’animal est appelée le conditionnement répandant, mécanisme que l’on retrouve évidemment chez l’homme, mais c’est sur le terrain de l’expérimentation animal, de l’observation du comportement animal que va naître le behaviorisme, dont le terme émerge sous l’impulsion d’un des adversaires principaux, on peut le dire, de Canguilhem, John Watson. En 1913, ce jeune psychologue américain publie un article qui va avoir un impact assez fort, « Psychology as the behaviourist views it », psychologie telle que le behaviorisme la conçoit. Watson y développe l’idée selon laquelle la psychologie n’a pas vraiment fait de progrès depuis ses origines car il considère que sa méthode comme son objet son mythique et que donc la psychologie ne pourra jamais devenir une science réellement objective. Watson est complètement dans cette lignée de Pavlov et de Thorndike, il a lui-même élaboré un système de l’apprentissage humain sur les bases d’un système stimuli – réponse issu de l’observation animale, qu’il a donc tout simplement transposé à l’homme et ce, bien évidemment, dans ce souci de rendre la psychologie plus objective, plus scientifique. Selon Watson si la psychologie veut vraiment devenir une science objective, il faut qu’elle mette de côté ce qu’il considère comme un mythe, à savoir la conscience. Exit la méthode traditionnelle de l’introspection, il faut oublier la notion d’âme, la notion de conscience, seuls les phénomènes observables sont susceptibles de faire l’objet de l’expérimentation, donc seule l’observation des comportements peut mener à une psychologie que l’on peut qualifier de scientifique.
Philippe Petit : Entre guillemets.
Florian Delorme : Entre guillemets. Donc, voilà en fait l’idée nouvelle qu’apporte Watson. La psychologie ne peut exister en tant que science que si elle devient l’étude des comportements. Idée donc évidemment que combat fermement Georges Canguilhem. C’est l’objet d’une de votre partie évidemment Jean-François Braunstein, la critique de la psychologie behavioriste comme doctrine de la soumission au milieu, Canguilhem s’élève contre ces auteurs qui pensent, je le cite, que les lieux se trouvent invertis de tout pouvoir à l’égard des individus.
Philippe Petit : Le fameux milieu. Merci beaucoup Florian Delorme. Alors, évidemment je disais que c’était la bête noire de Georges Canguilhem, le behaviorisme, la psychologie, toutes les conceptions déterministes du milieu. Attention, Jean-François Braunstein, je voulais quand même vous signaler au passage vous étiez venu lors d’une précédente émission, ici même le jeudi septembre 2006, et il y a une bloggeuse, qui a un site qui s’appelle Fabrique de sens, qui avait retranscrit mot par mot l’intégralité de l’émission, vous pouvez la trouver sur Internet, là donc, c’est une deuxième visite, vous avez intérêt à ne pas vous répétez, à ne pas dire la même chose que la fois dernière, Jean-François Braunstein.
Jean-François Braunstein : D’accord, je vais essayer aussi de ne pas dire le contraire.
Philippe Petit : Non, ne pas dire le contraire.
Jean-François Braunstein : S’agissant de la psychologie et du milieu, c’est vrai que lorsqu’on lit de A à Z, ou du début à la fin l’œuvre de Canguilhem, on ne peut qu’être frappé par cette critique récurrente de la notion de psychologie dans les textes de prime jeunesse, comme dans les tous derniers textes sur « Le cerveau et la pensée ». Alors on connaît en général la formule fameuse, la critique du conseil d’orientation lorsqu’on sort de la Sorbonne par l’Institut de psychologie, soit, avec fort peu de chance, on monte vers le Panthéon, soit beaucoup plus probablement on descend vers la Préfecture de police,…
Philippe Petit : Donc, en gros la psychologie c’est fait pour les flics.
Jean-François Braunstein : C’est fait pour les flics.
Philippe Petit : Bien.
Jean-François Braunstein : C’est une idée au fond très soixante-huitarde de Canguilhem,…
Philippe Petit : Un peu.
Jean-François Braunstein : C’est dans ce sens qu’il est tout à fait dans le courant 68. Alors, ce qui est intéressant, si on remonte, par exemple, au discours de distribution des prix qu’il fait en 1930, on voit que c’est déjà une question qu’il récuse, une explication qu’il récuse, et il s’en prend en particulier à Taine, un théoricien de la race, du milieu et du moment. Et curieusement, Taine revient, là aussi, comme une bête noire du début à la fin. Je crois qu’il y a deux choses chez Canguilhem. Il y a d’abord le refus, disons instinctif, de l’idée que l’homme soit déterminé par son milieu, c’est une idée qui est injuste, une idée qui est inacceptable, on ne peut pas l’accepter. Dans ses textes de jeunesse c’est ce qu’il dit. Il dit que c’est Barrès qui soutient la culpabilité de Dreyfus, etc. Mais par la suite, ce que va faire Canguilhem, c’est qu’il va s’intéresser d’une manière très précise, on peut se demander pourquoi il écrit un livre aussi technique, aussi complexe que « La formation du concept de réflexe ». Est-ce que ce n’est pas d’une certaine manière pour montrer que cette conception est fausse ou en tout cas que la conception pavlovienne, alors dominante, est une conception fausse. On ne peut pas expliquer l’homme en termes de conditionnement, comme vous l’avez dit tout à l’heure. De ce point de vue-là, ce que dit Canguilhem c’est que la conception qu’il récusait auparavant comme injuste, elle est en plus fausse. Et il montre en particulier à partir de la psychologie de la Gestalt qui a très bien critiqué le behaviorisme, à partir de la géographie humaine, qui a changé la définition du concept du milieu, il va montrer que ces conceptions qu’il récusait dans sa jeunesse pour des raisons éthiques, sont également fausses du point de vue scientifique. S’intéresser à l’histoire du réflexe ce n’est pas pour lui faire de l’histoire historienne, c’est essayer de montrer au fond que le Pavlov qui dans ces années-là, 50 et quelques, est une figure dominante de la pensée disons marxiste ou d’inspiration marxiste, ça ne convient pas pour expliquer ce qu’est la pensée humaine. La pensée humaine ce n’est pas la soumission au milieu. Alors, la question qui se pose c’est est-ce que la psychologie c’est nécessairement du behaviorisme ? Il semblerait que Canguilhem soit un peu tenté de dire que c’en est la vérité.
Philippe Petit : Je vais vous poser une question un peu facile mais qui vient à l’esprit toutefois. Georges Canguilhem c’est le refus absolu de traiter les faits psychologiques comme des faits en faisant de l’esprit un petit univers à part. Qu’est-ce qu’il aurait pensé aujourd’hui de la psychologisation de la vie politique ? Du Storytelling, de ce qui constitue aujourd’hui la trame, non pas l’essentiel, de la trame narrative et de la peoplisation, mais enfin il y a là un mouvement de même qu’on observait le mouvement contraire concernant la médecine et l’éthique, et là, l’antipsychologisme, pour le dire très vite, n’est pas très à la mode.
Jean-François Braunstein : Ça confirmerait à la rigueur ce que dit Canguilhem. C’est à dire que la psychologie ça a des usages en général discutables. Donc, cette psychologisation généralisée c’est quelque chose qui fait abstraction de ce qui est humain, de ce qui est concret etc. Je ne suis pas sûr que Canguilhem se serait intéressé au Storytelling mais bon…
Philippe Petit : Certainement pas.
Jean-François Braunstein : Je pense que d’une certaine manière, les usages que l’on fait actuellement de la psychologie ne font que confirmer le caractère dangereux de cette science. Alors, ce qui est très paradoxal c’est que Canguilhem traite d’une manière dissymétrique sociologie et psychologie. Il critique au fond tous les psychologues qui sont tous plus ou moins psychologistes alors que la sociologie est une discipline qui a conservé l’idée de valeur. Et donc, je pense qu’il opposerait peut-être sociologie et psychologie.
Philippe Petit : Oui, mais pour bien faire saisir aux auditeurs ce que vous êtes en train de développer, il y a aussi chez Canguilhem une critique de la vie intérieure, de l’idée que l’esprit ne peut être étudié que dans ses œuvres, il y a aussi une conception rimbaldienne, spinoziste, appelez-la comme vous voulez, de l’individu et du sujet pour qui le cogito, l’ego ne sont pas des pierres de touche essentielles, Jean-François Braunstein. C’est aussi pour ça qu’il y a de l’anti-psychologie chez Canguilhem.
Jean-François Braunstein : Oui, il y a une critique de l’introspection parce qu’elle est bourgeoise et parce qu’elle est concerne un état établi et ce qui est important pour Canguilhem c’est l’action dans le monde.
Philippe Petit : Aujourd’hui, si on dit critique de l’introspection parce qu’elle est bourgeoise, tout le monde se marre, Jean-François Braunstein, non ?
Jean-François Braunstein : Pas moi. Non, bourgeoise ça veut dire respecter le fait établi
Philippe Petit : Que Canguilhem emploie l’expression, on comprend très très bien mais je dirais qu’aujourd’hui on ne pourrait pas employer le même langage.
Jean-François Braunstein : Ça dépend dans quel domaine.
Philippe Petit : D’accord.
Jean-François Braunstein : Si c’est dans le domaine de l’action politique il me semble qu’il n’est pas nécessaire de faire appel à la vie intérieure, pour agir comme Cavaillès, par exemple.
François Delaporte : Le concept de réflexe, je ne sais pas si Jean-François sera d’accord, c’est quand même écrit aussi à un moment ou Merleau-Ponty publie son livre sur « La structure du comportement » et Canguilhem ne veut pas être en quelque sorte à la remorque d’une autre philosophie et il montre comment avec finalement l’histoire du concept de réflexe on est dans une forme aussi de comportement le plus élémentaire mais c’est aussi un comportement. Je crois que le point important c’est le comportement, vous en parliez tout à l’heure, sur l’observation des behavioristes du comportement, il faudrait ajouter observation des comportements catastrophiques parce que ce sont des comportements dans des laboratoires donc dans des situations qui ne correspondent pas à celle de l’objet d’étude d’où l’intérêt…
Philippe Petit : De la psychologie scientifique, entre guillemets.
François Delaporte : Voilà, d’où l’intérêt précisément de recentrer le comportement, d’en faire la manifestation d’un vivant qui poursuit un certain nombre de fins, un certain nombre d’objectifs. Et ce qui est très intéressant c’est que sa théorie même de la connaissance, l’idée même qu’il se fait de la connaissance il l’inscrit comme un comportement de l’homme. La connaissance ce n’est pas pure curiosité, ce n’est pas pure application, c’est quelque chose finalement dont on a besoin et qui doit finir par apporter quelque chose à l’homme. Et il ancré ça tellement loin dans la biologie qu’il montre au fond que nous nous éloignons de l’animal parce que nous ne savons pas où nous placer et que notre champ est précisément historique parce qu’on se trompe, précisément donc on recherche des informations. La connaissance pour Canguilhem c’est une recherche perpétuelle d’informations faute d’avoir été formé héréditairement à ne recueillir et ne transmettre que certaines informations. Sa philosophie est aussi liée très profondément à une théorie des milieux. L’importance qu’il accorde à von Uexküll, à Lorenz ou à tous ces psychologues qui se sont mis en quelque sorte à la place de leur sujet d’étude montre bien quelle est sa manière de voir le problème. Alors, évidemment le vivant n’est pas l’objet de laboratoire. Il peut l’être mais pas en ce qui concerne les comportements.
Jean-François Braunstein : François Delaporte a raison, effectivement l’éthologie, c’est-à-dire l’étude du comportement animal dans son milieu naturel, dans son milieu réel est quelque chose à quoi Canguilhem est très attentif dès le début parce que c’est la preuve que la psychologie behavioriste du comportement animal en laboratoire est une psychologie complètement factice, artificielle. Et de ce point de vue là, effectivement le vivant et le vivant humain en particulier, mais le vivant en général transforme, modifie son milieu, adapte son milieu à ses significations qui effectivement, comme le dit Delaporte, sont quelquefois fausses, qui sont quelquefois déplacées. Donc, il n’y a pas un comportement adéquat, il y a des comportements divers et de ce point de vue là la diversité humaine transforme radicalement le milieu. Moi, je pense aussi qu’une discipline qui est souvent laissé de côté, mais qui est très présente dans « Le normal et le pathologique », c’est la géographie humaine qui pour lui est la preuve qu’il y a une science du milieu humain transformé. Alors Vidal de Lablache, Lucien Febvre etc. sont des auteurs qui donnent le contre-exemple des théories déterministes du milieu, dans le Normal de 1943.
Philippe Petit : Jean-François Braunstein, sur cette valeur de la connaissance qui s’inscrit justement, dit Dominique Lecourt, dans la lignée de Lagneau et d’Alain et là qui prouverait, disons, une certaine unité dans le travail et l’œuvre de Canguilhem, il y a un texte de 1980, où il est invité par le MURS, où Canguilhem s’interroge sur les pouvoirs qui s’intéressent à notre pouvoir de penser, à l’époque c’est IBM et la neuropharmacologie, et Canguilhem nous exhorte à nous défendre contre l’incitation sournoise et déclarée à penser comme on voudrait que nous pensions. Cette exhortation eu égard au pouvoir est-ce que vous pensez qu’elle s’est accentuée à la fin du travail de Canguilhem ou pas ?
Jean-François Braunstein : En tout cas c’est vrai qu’il emploie le même style de critiques contre les neurosciences qu’il l’avait fait contre la psychologie behavioriste auparavant. La question qu’on lui avait posée, savoir ce qu’il pensait de l’œuvre de Changeux, il répondait c’est monsieur Gall, Changeux. Gall c’est le fondateur de la phrénologie. Alors d’une certaine manière ce n’est pas sans intérêt. Ça veut dire que d’une certaine manière ce n’est pas sans intérêt mais en même temps cela veut dire que l’on ne peut pas tirer directement des conséquences s’agissant de la pensée, des facultés humaines alors qu’on croit le faire aujourd’hui à travers l’imagerie cérébrale etc. Il me semble que tous ces comportements, - enfin tous ces comportements, c’est le cas de le dire – sont tout à fait inexacts parce qu’ils négligent ce que c’est que la pensée. Et la pensée c’est justement le retrait, c’est le manque d’une certaine manière et on ne peut pas représenter sur un cerveau des facultés cérébrales, des facultés de penser, des facultés morales etc. Et donc, de ce point de vue-là la critique dans le texte auquel vous faites allusion, c’est à la fois IBM d’un côté et Pliouchtch le dissident soviétique qui à l’époque était psychiatrisé. Je dirais que Canguilhem garde le même tonus du début à la fin pour refuser cela. Alors la question, c’est que je dirais que peut-être aujourd’hui la menace est aujourd’hui plus grande puisqu’il y a une espèce d’utopie neuroscientifique qui croit qu’on va voir la pensée sur les écrans, ça me semble complètement absurde.
François Delaporte : C’est pour empêcher de penser. Je pensais tout à l’heure quand on parlait de Pavlov qu’on devrait plutôt citer le chien de Descartes, parce que je trouve cela beaucoup plus joli. Descartes dit : si on battait un chien au son du violon quand il entendrait que le violon il commencerait à pousser des cris. Voilà, donc, on pourrait reculer de quelques siècles le fameux exemple de Pavlov. Sur le reste je suis tout à fait d’accord.
Jean-François Braunstein : Il parle de cartésianisme extrême à propos du réflexe etc. l’idée d’une détermination, c’est pour ça que l’exemple du chien cartésien serait tout à fait adapté, c’est que ceux qui pensent que le milieu détermine absolument, par exemple les lamarckiens, Watson etc. au fond c’est des ultra cartésiens. Ce n’est pas d’une certaine manière faux, puisque certains psychologues effectivement ont pu poursuivre cet objectif d’une mécanisation globale de la psychologie en particulier certains maîtres de Watson effectivement.
Philippe Petit : Jean-François Braunstein, un mot quand même sur le beau texte de Ian Hacking, « Canguilhem parmi les cyborgs ».
Jean-François Braunstein : C’est un texte extraordinaire. Parce que c’est vraiment, pour qui s’intéresse aux curiosa, comme je pense Canguilhem… le fils de Georges Canguilhem m’a dit que ce texte aurait beaucoup plu à son père.
Philippe Petit : C’est Descartes qui m’y fait penser.
Jean-François Braunstein : Alors les cyborgs ce sont ces êtres mi-humains, mi-machines mis à la mode par des auteurs féministes qui y voient une espèce d’utopie post-genre, Hacking montre que cette idée que le vivant se transforme et peut intégrer des outils, qu’il n’y a pas de limite, de frontière claire entre le vie et la technique, c’est un texte très étonnant, et alors il nous raconte l’histoire absolument invraisemblable des inventeurs de ces cyborgs qui étaient à la fois psychiatres de Duvalier à Haïti et consultants pour diverses firmes etc. Il montre comment a été inventé ce concept de cyborg. D’une certaine manière je crois que ce texte comme le texte d’Utaker qui rapproche Wittgenstein et Canguilhem montre qu’au moins à l’étranger l’œuvre de Canguilhem est devenue un moyen d’intervenir dans des débats extrêmement contemporains : critique des neurosciences, discussions autour des cyborgs, critique on pourrait l’ajouter, comme l’a dit tout à l’heure Delaporte, de la bioéthique qui prétend se réclamer de Canguilhem alors que c’est exactement le contraire. Donc, je pense qu’il y a encore une force disons propulsive chez Canguilhem qui permet de récuser certaines notions, ou les neurosciences évidemment, il serait très difficile de faire de Canguilhem un théoricien des neurosciences. Je ne vois pas comment on va y arriver.
Philippe Petit : François Delaporte, lorsque vous enseignez à Amiens, comment est reçu - lorsque vous évoquez la figure et la pensée de Georges Canguilhem – son travail aujourd’hui par les jeunes générations ?
François Delaporte : Les jeunes générations sont tout à fait passionnées, intéressées par la philosophie, l’épistémologie contemporaine, par Foucault, Canguilhem, Bachelard. Il y a eu il y a quelques décennies une sorte de creux dû au retour de l’humanisme et du conservatisme en philosophie, les choses ont l’air de bien repartir pour le moment. Il y a un regain en tout cas d’intérêt pour cette philosophie. Donc, je m’en félicite tous les jours.
Philippe Petit : Jean-François Braunstein, de la Sorbonne diriez-vous la même chose ?
Jean-François Braunstein : Je dirais la même chose. Moi je dirais qu’à part le conservatisme il y a eu aussi pendant quelques années une espèce de dogme de philosophie analytique ou de philosophie anglo-saxonne qui a essayé d’emporter ou de faire oublier l’héritage de Canguilhem mais on voit aujourd’hui que la notion d’épistémologie historique par exemple est quelque chose qui est largement repris par des auteurs comme Hacking, comme Lorraine Daston en Allemagne… A l’étranger je dirais qu’il n’y a pas les mêmes problèmes autour de cet héritage de l’épistémologie historique qui est considérée comme un des moyens les plus innovants de faire de l’histoire des sciences, qui ne soit pas purement historienne, sinon ça ne présente, je dirais, aucun intérêt. S’il s’agit de faire de l’histoire érudite des sciences ce n’est pas la peine d’y consacrer une heure de peine. Les étudiants me semble-t-il sont très intéressés par ces auteurs-là.
Philippe Petit : François Delaporte, à quand les œuvres complètes de Georges Canguilhem ?
François Delaporte : Ce qu’il faudrait souhaiter ce serait précisément non pas les œuvres complètes parce que ce serait un contresens même sur l’œuvre de Canguilhem, de vouloir parler des œuvres complètes de Canguilhem, dans la mesure où, il l’a dit lui-même, son travail se situait autour d’une série de traces. De fait ses livres c’est « Le normal et le pathologique », une thèse de médecine, et puis le « Le concept de réflexe », qui est aussi une thèse, une thèse de lettres. Et ce qui apparaît comme livre « Idéologie et rationalité », ou « Etudes d’histoire des sciences », ou « La connaissance de la vie » sont des recueils mais comme tout recueil assez arbitraires, qui regroupent des textes, mais on pourrait en trouver beaucoup d’autres et regrouper d’autres textes. Le travail ce serait de faire quelque chose autour des traces, c’est-à-dire de regrouper tous les textes…
Philippe Petit : Mais il y a énormément d’articles.
François Delaporte : Exactement, il faudrait regrouper tous les articles et à la limite même défaire les ouvrages, à mon sens ce serait ça l’idée astucieuse, ce serait de défaire les articles qui se trouvent pris dans des blocs qu’on appelle des livres pour les resituer chronologiquement avec les autres qui se trouvent disséminés dans les revues et qui sont tout aussi passionnants, tout aussi intéressants. Donc, il y aurait là déjà quelque chose d’important à faire. Puis tout ce qu’il a écrit. Il faudrait faire l’équivalent des Dits et écrits, voilà, ce serait ça le bon projet. Mais pourquoi regrouper en œuvres complètes « Le normal et le pathologique » qui en est à je ne sais quel nombre d’éditions, qui a été publié plusieurs fois, ça ce n’est pas un problème.
Philippe Petit : Jean-François Braunstein, un mot. Vous avez parlé tout à l’heure de Georges Canguilhem et le travail, sa critique du taylorisme, Georges Canguilhem et la technique, ce sont les articles qui seront peut-être regroupés un jour qui m’y font penser, le célèbre article de 1937 sur Descartes et la technique, mais c’est une préoccupation que l’on trouve justement dans l’article de Hacking sur « Canguilhem et les cyborgs », pas simplement l’aspect vie des ouvriers comme au travers du travail de Schwartz, par exemple, sur la vie des ouvriers mais il y a une vraie préoccupation technicienne chez Canguilhem.
Jean-François Braunstein : Oui, il y a effectivement chez Canguilhem l’idée que la technique c’est d’une certaine manière ce qui est du côté de la créativité, de la nouveauté et il y a eu une critique qui revient sans cesse, de ce qu’il appelle la maxime positiviste fondamentale, « savoir pour prévoir, prévoir pour agir », donc l’idée que la technique serait une simple application de la science. En fait pour lui la technique est beaucoup plus riche. La technique c’est ce qui introduit la dimension de la créativité, de la nouveauté, de l’inattendu et la science au fond intervient après pour résorber, ou reprendre les résultats de la technique. Donc, de ce point de vue là, Canguilhem est vraiment un penseur de la technique. S’agissant des œuvres complètes je dirais que les difficultés qu’il y a en France tiennent au fait que je crois qu’en France Canguilhem est une espèce de talisman, de tabou, enfin un personnage extrêmement emblématique autour duquel les difficultés persistent. Tout le monde veut s’approprier d’une certaine façon l’œuvre de Canguilhem et tout le monde ne fait pas l’effort de la lire. Curieusement bien des œuvres de Canguilhem sont aujourd’hui accessibles en italien, en allemand, en anglais, le recueil de Delaporte « A Vital Rationalist. Selected writing from Georges Canguilhem » est très riche là-dessus.
François Delaporte : Quand on a fabriqué ça, Canguilhem a donné ses cours de 43 d’où il a sorti le « Le normal et le pathologique », et de ces cours j’ai sorti quelques textes qui me paraissaient toujours d’actualité 50 ans après, de sorte que pour un lecteur français qui voudrait avoir accès à ces inédits, il est obligé de passer par l’édition anglaise.
Philippe Petit : Merci beaucoup François Delaporte. Merci beaucoup Jean-François Braunstein. Nous indiquerons sur le site de France culture, la référence de cette édition anglaise, qui est éditée par vous-même François Delaporte ainsi évidement que la référence du petit livre, dont nous avons parlé aujourd’hui, coordonné par Jean-François Braunstein, « Canguilhem : histoire des sciences et politique du vivant », paru aux Presses universitaires de France (PUF). Merci à tous deux pour ces précieuses précisions.