Alain Veinstein : Bonsoir. Raison de plus avec Maurice Nadeau.
Il y a cinq ans, si je me souviens bien, je vous avais proposé, dans cette émission, un portrait de Maurice Nadeau en deux volets. Deux volets car il y avait beaucoup de choses à raconter vu que Nadeau, aujourd’hui âgé de quatre-vingt-quinze ans - mais il n’aime pas que l’on rappelle son âge, n’a pas perdu son temps dans la vie. Tour à tour, et quelquefois simultanément, militant politique, journaliste - il fut notamment critique littéraire à Combat et à L’Observateur - directeur de la revue Les Lettres Nouvelles et surtout éditeur parmi les grands découvreurs : Malcolm Lowry, Chalamov, Sciascia, Gombrowicz, Benjamin, Hawkes, entre beaucoup d’autres, nous lui devons de les avoir rencontrés dans notre langue. Perec, Houellebecq, il en fut également, pour ne citer qu’eux, le premier éditeur. Il y a, comme ça, une longue liste d’auteurs qu’il a repérés et publiés et qui, une fois suffisamment implantés dans la vie littéraire, se sont fait séduire par des sirènes jugées plus prometteuses et ont pris la poudre d’escampette.
Si je suis heureux d’accueillir, une nouvelle fois, Maurice Nadeau dans Raison de plus, c’est qu’il fête, cette année, les quarante ans de La Quinzaine littéraire, son journal. Le journal de tous ceux qui aiment, encore, vraiment les livres. Un journal entièrement dédié au libre exercice de l’esprit. Autant dire un rescapé dans un paysage, aujourd’hui, dominé par une logique exclusivement commerciale.
Dans La Quinzaine, les livres sont commentés pour ce qu’ils sont, quand on n’accepte pas l’idée qu’ils peuvent être des produits jetés sur le marché par l’industrie et le commerce du livre. Chaque quinzaine, contre vents et marées, La Quinzaine littéraire rend compte de ce qui mérite l’attention dans l’actualité éditoriale, éclaire, explique, distingue l’épisodique de l’essentiel, adhère ou prend ses distances, voit les choses de haut ou les étudie dans le détail, les met à leur juste place. Bref, elle fait son boulot de façon irremplaçable, même si faire son boulot, dans ce domaine, où s’illustrent pourtant tant de passions, relève, aujourd’hui, de l’exploit.
Un numéro anniversaire, publié en mars, et encore disponible à La Quinzaine, nous convie à un état des lieux en même temps qu’à un examen de conscience. Simultanément, Maurice Nadeau, avec nous jusqu’à minuit, publie à ses éditions, un choix des chroniques de son journal en public où, depuis bientôt une dizaine d’années il rend compte, dans La Quinzaine, de ses lectures, commente les événements littéraires ou éditoriaux, évoque ses grands auteurs favoris et signale, avec le flair dont il a toujours témoigné, les auteurs d’aujourd’hui dont il sera question demain.
Quarante ans, Maurice Nadeau, ce n’est pas tant que ça ?
Maurice Nadeau : Mais non, ce n’est pas tant que ça.
Alain Veinstein : Ben, non c’est moins que la moitié de votre vie.
Maurice Nadeau : Ah, ça y est, il va me parler de mon âge, c’est pas croyable ! Bon ! Et bien oui, d’accord, mais je m’y suis mis tard, il faut bien le dire. Ça fait plus de trente ans. Oui bien sûr, mais j’ai fait, aussi, autre chose ça…
Alain Veinstein : Donc on peut faire autre chose.
Maurice Nadeau : Oui, on peut faire autre chose mais en même temps c’est le principal de ce que j’ai fait quand même depuis ? En effet, depuis 66. Soixante-six, oui, c’est ça. Le 15 mars 1966, c’est vraiment le quarantenaire.
Alain Veinstein : Une fois que c’est parti, on ne peut plus arrêter la machine.
Maurice Nadeau : Ah ! mais c’est-à-dire qu’elle s’arrête toute seule aussi ! Il faut la remettre en marche. Ce qu’il lui faut ? Devinez ce qu’il lui faut, ce n’est pas les collaborateurs qui manquent, les éditeurs non plus, ni les services de presse, c’est la finance. Les financiers manquent. Il faut, il faut assurer, comme on dit. Il y a pas mal de dépenses pour un journal, même petit, qui espère toujours grandir mais qui est resté, finalement, modeste. Il n’y a jamais eu d’arrêt. On a toujours trouvé, au moment où ça allait le plus mal, quelqu’un ou quelques-uns, on a pensé à quelque chose que l’on pouvait faire, qui nous a sorti d’affaire. Mais enfin ce n’est pas une vie très facile hein !
Alain Veinstein : … Quel est l’enjeu ?
Maurice Nadeau : Eh ! bien l’enjeu c’est de ne pas faire ce que font les autres, bien sûr ! On se dit qu’il y a quelque chose qui manque, on se croît toujours, plus malin qu’on est, plus important,… et on se dit : il manque quelque chose… On voudrait bien qu’il y ait quelque chose d’autre et on essaye de le faire. Et ce quelque chose d’autre c’était, c’est, enfin pour nous, une approche de la littérature qui ne serait pas l’approche courante. Une approche commandée, plus au moins, sûrement par des passions, par des sentiments mais aussi par de l’intérêt. S’il y a des articles qui paraissent dans des journaux dont on sent que derrière il n’y a pas seulement le journaliste qui l’écrit, ça le décrédibilise, l’article en question. Or, on est dans une situation telle que, pas de finance, pas d’intermédiaires ni de personnes, pas de groupes de presse ni d’éditeurs, on peut être mieux, tranquille d’une certaine façon, sur l’honnêteté des articles qui seraient publiés. Je ne dis pas plus. Je ne dis pas le talent, toute sortes de choses extraordinaires, l’honnêteté des articles, le jugement, moins que ça même peut-être, il ne s’agit pas de dire que ceci est con ou ceci est mauvais, les impressions que suscitent à des collaborateurs, choisis bien sûr, les livres qu’ils ont à lire.
Alain Veinstein : Donc, finalement, le journal que vous avez fait, c’est le journal qui vous manquait et que vous auriez eu envie de lire.
Maurice Nadeau : Eh ! bien c’est tout à fait ça. C’est formidable. C’est le journal que j’aurai eu envie de lire, en effet. Je ne dis pas que ce qu’on fait c’est extraordinaire et satisfaisant sur tous les plans, mais si j’étais à l’extérieur, que j’achète ces journaux, je l’achèterais volontiers, plutôt que d’autres. Mais enfin, à l’époque il n’y en avait pas beaucoup, il n’y en avait pas tellement. Maintenant, les quotidiens sont mis au courant, il y a même, maintenant, un hebdomadaire. Mais ce qui manquait, ce qui continue à manquer, à mon avis, c’est le regard ou l’écoute des auteurs d’abord plutôt que des éditeurs. Ça c’est déjà une première chose. Ensuite, ça se moquait un peu de, comment pourrait-on dire ? L’opinion publique, ce n’est pas exactement le mot mais enfin des tout venants, de tout ce qui paraît aller de soi. C’est-à-dire le best-seller, la chose qui plaira à tout le monde, qui n’est pas forcément mauvaise, on ne rejette pas, il n’y a, d’ailleurs, pas de nécessité de rejeter tout ce qui paraît, mais enfin, disons ce qui peut intéresser l’honnête homme, comme on disait au XVIIème siècle, enfin la personne cultivée qui désire se mettre au courant, lire, savoir aussi, puisqu’il y a toute une partie consacrée aux sciences humaines, savoir ce qui se passe dans le monde des idées, sur le roman, la littérature, la poésie en général.
Alain Veinstein : C’est vrai qu’aujourd’hui il y a pas mal de journaux qui parlent de livres, sinon de littérature. Il y a des journaux spécialisés comme Le Magazine littéraire ou même Lire, qui sont nés après La Quinzaine, mais la tendance, comme c’est le cas pour Le Magazine littéraire, c’est de proposer des dossiers sur des thèmes ou bien, ou pour beaucoup d’autres suppléments littéraires, des journaux, c’est de parler des mêmes livres, c’est-à-dire de parler des livres dont on parle, dont il faut parler. Ce n’est pas le cas de La Quinzaine qui n’a jamais pris l’option thématique d’une part,…
Maurice Nadeau : Si, on a fait quelques dossiers, autrefois, mais ce ne sont pas des dossiers qui ont le volume de ce que fait le Magazine littéraire. Ce sont des dossiers de trois, quatre ou cinq articles sur un auteur ou sur une question, ou sur un thème. Mais, je dirais que c’est presque commandé par l’actualité, ce n’est pas tellement la volonté de faire un dossier pour dire : tiens, il y a trois ou quatre livres qui parlent du même problème on va les mettre ensemble. On peut appeler cela un dossier ou autrement mais enfin ce n’est pas…
Alain Veinstein : Et d’autre part, vous ne cherchez pas à parler de livres qui pourraient vous valoriser, vous, mais au contraire à vous mettre au service du livre, ce qui est une démarche légèrement différente.
Maurice Nadeau : Oui, je ne comprends pas comment on pourrait se valoriser.
Alain Veinstein : En allant au-devant du succès.
Maurice Nadeau : Ah ! Oui. Ah ! Oui, dire ils sont formidables....
Alain Veinstein : d’être les premiers à en parler…
Maurice Nadeau : Oui, d’accord, ça, peu importe. Ça nous arrive quand même d’être les premiers à en parler mais enfin on ne l’a pas fait exprès,…
Alain Veinstein : et les seuls, quelquefois…
Maurice Nadeau : Parfois, oui. Je veux dire, c’était nos discussions. Des discussions qu’on a entre nous. Il y a des comités de lecture, on n’est pas seuls à faire le journal. On est une bonne trentaine, une bonne quarantaine de personnes depuis le début, ça fait déjà pas mal de temps en effet. Et, c’est aussi ce que ces gens compétents, spécialistes souvent, sachant écrire pour un journal, ce qui n’est pas donné à tout le monde, ont lu, ont remarqué, ont dit : ça, il ne faut pas manquer ça c’est important, etc. Il nous arrive de manquer des choses, ça bien sûr.
Alain Veinstein : Ou de manquer du collaborateur idoine…
Maurice Nadeau : Oui, exactement, de manquer des collaborateurs idoines. Le reproche a pu nous être fait de, justement, de ce que les livres ne sont pas faits que pour des spécialistes. Ils sont faits pour un public qui veut écouter des émotions, des sentiments enfin quelque chose d’autre, au niveau littérature ou qui veulent apprendre quelque chose aussi par des livres de philosophie, d’histoire etc. Ce n’est, en effet, pas toujours facile de trouver la personne qu’il faudrait et, ou parce que là où elle est, je ne dirais pas qu’elle est trop savante, ce serait idiot, mais enfin ce n’est pas quelqu’un qui serait capable aussi, ça arrive souvent chez les spécialistes, de se mettre à la porté d’un public disons cultivé, il y a un côté pédagogique, toujours là, je crois. On veut, c’est une prétention qu’il faut assumer, on veut faire découvrir, faire lire, il y a une volonté, oui, d’enseigner, de montrer, de dire vous pourriez faire… C’est un peu gênant mais en même temps ça paraît nécessaire, non ?
Alain Veinstein : Vous parliez, tout à l’heure, des finances. L’argent qui manquait. Les collaborateurs ne manquent pas, les livres ne manquent pas parce que c’est vrai que les éditeurs en publient beaucoup, mais quelquefois c’est l’argent qui fait défaut. Alors, l’argent ça vient des lecteurs, du journal et ça vient de la publicité. Donc, ça veut dire que les éditeurs, dont vous parlez des livres pourtant, ne font pas de publicité dans votre journal. Comment vous expliquez ça ?
Maurice Nadeau : Eh bien, ça ne les intéresse pas parce que c’est le climat général. On va au devant de ce qui rapporte. De ce qui donne un intérêt, oui de ce qui rapporte. Avoir un article dans La Quinzaine ça fera du bien à un auteur, qui sera en général ravi, ça dépend, ce n’est pas sûr, mais l’éditeur cela ne lui fera ni chaud ni froid. Parce qu’il en vendra, c’est peu probable. C’est probable qu’il vende des livres. Il n’en vendra pas des milliers. Il en vendra sûrement mais pour un public qui est justement celui de La Quinzaine, c’est-à-dire pour des gens attentifs et qui ne veulent pas jeter leur argent par les fenêtres, pour le reste, bon… Alors, ces financements, cette publicité, c’est parce qu’elle est abondante dans les autres journaux du même genre, bon… Je n’ai pas de motivation, je ne voudrais pas faire le travail qu’ils font pour avoir la publicité qu’ils ont, c’est tout.
Alain Veinstein : Le public de La Quinzaine, c’est combien de personnes ?
Maurice Nadeau : Eh bien, je ne sais pas. On évalue ça comme ça, toujours au plus, hein ! C’est un public qui devait être celui… Le même public n’a pas changé depuis des siècles, je crois. Il y a des gens qui s’intéressent à ce qui paraît depuis le temps de Victor Hugo. Je ne sais pas. Il y avait des gens des débuts de la presse quand ils publiaient en feuilletons, ça devait quand même atteindre un certain public. Mais je crois que ce public-là est resté à peu près le même. Moi, je l’évalue, comme ça à vue de nez, à trente mille personnes à peu près. Mais ces trente mille personnes ne suffisent pas pour faire vivre un journal tel que le nôtre qui est modeste. Enfin, trente deux pages, même si l’on ne paye pas les collaborateurs, il faut payer l’imprimeur, beaucoup de gens, le loyer, ici… Enfin, ce n’est pas quelque chose dont on se plaint, c’est une chose qu’on constate, parce que l’on fait ce travail parce qu’il nous plait et non pas pour gagner de l’argent. Bon, ça c’est tout-à-fait différent mais pas forcément pour faire gagner de l’argent aux éditeurs. S’ils vont en gagner tant mieux pour eux mais ce n’est pas notre but. Notre but c’est d’assurer une certaine continuité dans le regard que des gens cultivés portent sur les livres, la littérature en général.
Alain Veinstein : Trente mille personnes ce n’est pas rien quand on sait qu’un livre, aujourd’hui, se vend rarement à plus de mille exemplaires, et quelquefois beaucoup moins…
Maurice Nadeau : Oui, c’est le maximum. C’est l’horizon qu’on doit atteindre mais ce n’est pas quelque chose qui rapporte suffisamment pour que cela soit alimenté de cette façon, c’est l’éditeur, c’est les imprimeurs, les transporteurs,… le numéro qu’on envoie à l’étranger, par avion, ça revient plus cher que sa fabrication. C’est ça. Qu’est-ce qui nous revient cher, la distribution, on avait fait le calcul une année je ne sais plus combien c’est. Un journal alimente beaucoup de gens qui ne sont pas les rédacteurs du journal, évidemment !
Alain Veinstein : En tout cas, depuis mars 1966, toutes les quinzaines, on peut lire La Quinzaine.
Maurice Nadeau : Oui, en effet.
Alain Veinstein : Au fait, pourquoi l’avez-vous appelé La Quinzaine Littéraire, Maurice Nadeau ?
Maurice Nadeau : Eh ! Oui, je sais bien. Eh ! bien sûr c’est en pensant à lui, à celui auquel vous pensez. Ça ne veut pas dire que je partageais toutes ses opinions et ses sentiments mais durant le temps qu’il a fait ses Cahiers de la quinzaine c’était quand même une voix, on ne disait pas de l’intellectuel à l’époque, mais enfin qui représentait quand même – il était même contre les intellectuels, ce n’est pas la question – mais c’était une voix honnête et responsable, aussi, et compétente, bon… Des gens qui sont devenus éminents, par la suite, qui ont collaboré à ces Cahiers de la Quinzaine je pense à des gens comme Romain Roland, d’autres… Je pensais à ça et je pensais, aussi, au fait que ce n’était pas pour souffrir comme lui, du peu de… ça avait une grande résonance dans une petit cercle, enfin dans un cercle assez important mais enfin ce n’est pas ça qui le faisait vivre, ce pauvre Charles Péguy. Bon, comment dire, je reconnais que c’était prétentieux que de se mettre à la suite de Péguy parce qu’on ne représente pas une idéologie donnée, lui non plus, ce n’était pas un parti, c’était une mystique, quelque chose de ce genre mais il y a au moins, chez nous, cette façon de penser, c’est peut-être un mythe, mais enfin de penser qu’existe un art de l’écriture, de la poésie, en général de la littérature.
Alain Veinstein : Là, on est dans votre bureau de La Quinzaine littéraire et, sur le mur qui est derrière vous, il y a des photos d’écrivains, il y est Charles Péguy ?
Maurice Nadeau : Non, il n’y est pas, ce sont rien que les couvertures de La Quinzaine. Ce sont des couvertures, cela n’a pas été fait exprès, mais s’il y a une couverture qui me plait, je dis tiens pourquoi on ne la collerait pas ? Celui-là, il a toujours refusé de se laisser photographier et ça vient d’une...
Alain Veinstein : Michaux
Maurice Nadeau : Oui. Ça vient d’un tableau qui a été envoyé du Brésil, une personne qui possédait cette photo. Rimbaud, on a pu la retrouver, Paul Valéry jeune, Beckett, etc.
Alain Veinstein : Beckett, il y est deux fois représenté sur ce mur mais c’est vrai que ça a du sens aussi.
Maurice Nadeau : Mais où est-il ? Ah ! Oui, c’est ça là-haut, en effet, oui, oui…w/p>
Alain Veinstein : Proche de votre fauteuil c’est Raymond Queneau, hein ?
Maurice Nadeau : Oui. Il commence à battre de l’aile lui. Il y a juste un vivant qui est Claudio Magris. Tous les autres… Ils sont immortels !
Alain Veinstein : Le plus jeune c’est quand même Rimbaud, hein ?
Maurice Nadeau : Oui, toujours. Lui bat tous les records. Il n’y a rien à faire. Où est-ce que je lisais récemment ? Ah ! Oui dans le livre de Bernard-Henri Lévy sur l’Amérique. Il entre chez un intellectuel, non un journaliste même mais qu’est-ce qu’un intellectuel, un journaliste ? Charles Leyros [ ?], qu’est-ce qu’il trouve dans son bureau Un portait de Rimbaud. Ça, aux États-Unis, en plein machin, Charles Leyros c’est plutôt un républicain, un conservateur, etc. Ah ! bon, s’il vous plaî ! Enfin c’est devenu, je n’ose pas dire le mot, une tarte à la crème…, enfin, bon, oui…
Alain Veinstein : Vous avez, toujours, la même curiosité à l’égard des livres ? Vous parliez, à l’instant, du nouveau livre de Bernard-Henri Lévy qui vient de paraître, donc vous lisez les choses qui sortent ?
Maurice Nadeau : Oui, oui, en effet, je me précipite même. C’est très ennuyeux parce que je voie les livres qui arrivent sur ma table, j’en reçois chez moi aussi, et c’est toujours un livre qui m’intéresse. Je me précipite et je l’enlève à Sarraute. Je lui enlève les livres dont il faudrait qu’elle fasse la bibliographie, et je l’emmène chez Anne Sarraute et lui dis qu’il faudrait qu’elle en fasse la bibliographie. Mais elle les retrouve chez moi, je les rapporte aussi. Oui, ça c’est vrai. Mais tout ne m’intéresse pas, évidemment, au même titre, quoi. En ce moment je lis Rembrandt, je trouve ça passionnant. Je suis en train de lire ce livre, le personnage n’est peut-être pas sympathique mais quand même ce tour des États-Unis, ça, ça m’épate un peu. C’est du reportage, si l’on veut, mais il y a les idées, il y a une culture, il y a quelque chose. Ce n’est pas seulement pour faire parler de lui ou pour gagner quelque chose. La célébrité, il l’a. Ce n’est pas ça. En effet ça m’intéresse beaucoup. Je lis ça mais l’embêtant c’est qu’on lit beaucoup de choses à la fois. J’ai un Vila-Matas aussi, c’est une vieille connaissance, enfin si j’ose dire, il y a une dizaine d’années seulement, mais enfin, dans le sens de l’analyse, je l’ai lu et je le relis souvent, je suis toujours épaté par quelqu’un qui veut faire du roman autrement que les autres font. On est arrivé, les règles, il y a longtemps, qu’on s’est assis dessus, mais maintenant on mélange tout : la fiction, le réel, l’imaginaire, le dialogue, c’est formidable et puis on lâche pas, etc. J’allais prendre la question juive de Marx que Bensaïd réédite, je n’ai pas eu le temps de le lire, il est pour le moment sur mon bureau, mais je vais y arriver probablement… Oui, c’est divers et varié. Il y a le roman qui m’intéresse, toujours, mais disons un petit peu moins, je me le reproche mais je suis de plus en plus porté vers les livres qui m’apprennent quelque chose, qui me font moins rêver que penser. Je lis ça et je me dis : tiens ça c’est vrai, des livres qui me font moins rêver que penser, c’est bizarre ! C’est-à-dire qu’on change, au cours de la vie humaine. Parce que je pourrais dire que c’était le contraire jusqu’à il n’y a pas longtemps. Les bases que l’on croyait solides, bien assis dessus,… eh ! bien pas du tout…
Alain Veinstein : Vous n’avez plus envie de rêver ?
Maurice Nadeau : … J’ai envie… Mais, c’est la nuit. Ah ! Ça, je rêve beaucoup mais je ne me souviens plus au réveil. Je suis dans un certain climat mais ça ne m’est pas fourni par la littérature. Ça, je le regrette. Je le regrette parce que c’est banal. Ce sont des incidents de la vie, ce sont des histoires incomplètes, ce n’est pas drôle les rêves, ça peut être drôle, ils ne sont pas tous mauvais les rêves mais ce n’est pas toujours drôle…
Alain Veinstein : Le roman a, en tout cas, gardé sa place dans La Quinzaine littéraire et aussi aux éditions Maurice Nadeau puisque vous en publiez quelques-uns.
Maurice Nadeau : Oui. J’en publie quelques-uns. Les auteurs sont très bien, je les accueille, j’en publie un livre, j’en publie deux, parfois, puis l’auteur s’enfuit. Il s’enfuie parce que c’est comme ça. Il y a des jeunes auteurs auxquels je tiens et puis, je ne sais pas, par exemple Coetzee, dont j’ai publié le premier, il y a beaucoup d’ouvrages, je suis le premier à les publier puis ensuite ils passent ailleurs. Ah ! C’est comme ça, c’est la loi du marché. Le dernier auquel je pense, je le vois en train de travailler, j’ai confiance, il a fait un petit succès, et puis je le vois emprunter le téléphone, je dis pourquoi ? Il me dit : on me demande. Je dis pourquoi ? Il me dit ce sont des éditeurs, un tel, puis, un tel,… Je dis faites comme vous voulez. Ah ! non, non, je reste avec vous ça c’est sûr. Alors j’ai écrits à un Tel, parce qu’il m’avait cité son nom. Il me dit : mais non, je ne cherche pas à débaucher vos auteurs, simplement j’accueille ceux qui viennent chez moi. Bon. Bon alors, je dis : alors c’est pas lui qui vous a proposé, c’est vous qui êtes allé ? Et, il me dit : mais mettez-vous à ma place. Il m’offre un à-valoir. Combien ? Eh ! bien 30000 francs, ça me dépanne quand même. Ça, je ne peux pas faire ça. C’est les lois du marché. Quand ils ont eu un petit succès avec moi, ils passent ailleurs. ( ?), et même Houellebecq avaient eu un petit succès chez moi,…
Alain Veinstein : Houellebecq, vous n’avez été très mécontent de le voir partir, Houellebecq.
Maurice Nadeau : Non. Non, mais j’avais refusé le deuxième, pas le roman, mais les poèmes mais ça, ça paraît normal. Mais le jeune auteur qu’on a mignoté un petit peu, bien sûr ça n’a pas été un grand succès mais quand même les gens ont été attentifs, on a fait ce qu’il fallait, aussi, et qui vous quitte, ça fait un petit pincement au cœur. C’est la loi. C’est la loi de la vie.<:p>
Alain Veinstein : Ces quarante ans, pour revenir à La Quinzaine littéraire, Maurice Nadeau, est-ce que vous les avez vu passer ?
Maurice Nadeau : Je ne sais pas trop. Est-ce que je les ai vu passer ? Je n’ai pas l’impression, que les ai vus passer, c’est ce qui est bizarre. Je ne suis pas au début, ça je m’en rends compte, hein ! Il y a beaucoup de temps, quand même, puisqu’on comptabilise mais enfin, il y a eu beaucoup d’événements qui ont jalonné ça,… ne serait-ce que les dissidents, il y a eu toute une époque quand même. Kundera était encore à Prague quand on parlait de ses bouquins ici. Soljenitsyne, je pense à Siniavsky… On a eu le culot, La Quinzaine, de faire un amphithéâtre à Jussieu pour accueillir Siniavsky en France, La Quinzaine littéraire tout le culot !… Ça a été une époque, ça a marqué quand même la La Quinzaine, si ça n’a pas marqué le monde entier. Parmi les jeunes, c’est qui les jeunes maintenant ? C’est Pierre Michon, j’ai participé avec France Culture, qui l’a couronné à ce moment là, Les vies minuscules, on ne l’avait pas loupé, ni d’un côté ni de l’autre, c’était bien. Bon, il a fait son trou maintenant, si j’ose dire, il n’aimerait pas cette expression, mais enfin qu’il soit apparu ensuite comme un écrivain qui compte ça fait plaisir.
Alain Veinstein : La Quinzaine a toujours eu à cœur d’être au cœur des débats intellectuels,…
Maurice Nadeau : C’est ce que disait Derrida. On avait fait, parce qu’à l’époque c’est la mode, on n’est pas trop pour cette mode mais on y succombe, c’est la mode des anniversaires, des commémorations, de tout ce qu’on veut, on avait fait les vingt ans, parce que les vingt ans on battait de l’aile déjà, on continue à battre des deux ailes, même maintenant, mais pour les vingt ans j’avais fait écrire des lettres par un certain nombre de gens : Vincent Descombes, les philosophes, les gens imminents… je leur avait dis : La Quinzaine c’est quand même le reflet de ce qui se passe dans ce climat intellectuel. Il avait fait un grand article qui m’avait touché : « mais non, vous n’êtes pas un reflet, vous y participez au débat intellectuel ». Ah ! très bien mais ça, c’est bien de la part d’un philosophe qui dit qu’il vous reconnaît une importance dans son domaine. C’est quand même extraordinaire. Bon, le temps passe. Les gens disparaissent aussi. Le pauvre Derrida c’est fini,… Bon, il y a les nouveaux. Puis, il y a les anciens que l’on redécouvre. Qu’est-ce que je n’ai pas fait pour Benjamin par exemple ? D’abord, j’étais le premier à le publier en français, à l’époque où cela n’intéressait pas les grands éditeurs, ensuite j’ai continué. La Quinzaine s’est occupée de lui, constamment, sans avoir eu aucun contact avec lui, il s’est suicidé en 1940. Mais on s’est dit : c’est quand même un de ces philosophes allemands qui s’est intéressé à la France, à Paris notamment, qui a fait un tableau de ses passages parisiens, que les parisiens auraient intérêt à lire, à connaître. Il a fait bien d’autres choses, c’était un critique éminent, un nomade, un voyageur, une personne comme on les aime. Il n’avait pas de système, il surmontait un peu tous les systèmes. Je n’arrête pas de parler de Benjamin. Je viens de publier un livre de Jean Lacoste - traducteur habituel - sur les voyages de Benjamin, des choses que je fais avec Vuitton. Mais auparavant j’avais publié des choses de Benjamin, déjà un livre de Lacoste auparavant encore.
Alain Veinstein : Il y a comme ça des figures de référence à La Quinzaine. Il y en a quelques-unes que l’on retrouve, là, derrière votre dos, en photographie....
Maurice Nadeau : Ce sont, aussi, des figures...
Alain Veinstein : et que l’on retrouve évidemment dans Journal en public : Beckett, Bataille, Leiris,…
Maurice Nadeau : Oui, c’est déjà des gens dont on ne parle plus. Ça va vite les générations. Pour des gens qui ont, aujourd’hui, entre vingt et trente ans, c’est des ancêtres évidemment, c’est des gens qui n’existent plus, d’abord, et puis ensuite dont les ouvrages il faut aller se les procurer. S’ils ont une Pléiade, encore heureux, mais Becket n’a pas de Pléiade…
Alain Veinstein : Claude Simon, Nathalie Sarraute qui sont aussi des figures…
Maurice Nadeau : Oui. C’est une génération. Witod, Nathan en a publié les œuvres complètes, Claude Simon a sa Pléiade etc., c’était les jeunes de mon temps, si j’ose dire.
Alain Veinstein : Il y a eu, ensuite, une autre vague avec Sollers, avec Le Clézio, avec Perec que vous avez découverts en tant qu’éditeur.
Maurice Nadeau : Oui. Perec, sa célébrité est venue après sa mort. C’est curieux. C’est une gloire posthume. Sollers, j’avais salué son avènement dans L’Observateur à l’époque où j’y écrivais. Le Clézio, j’étais du jury Renaudot, le jury qui lui a donné le Prix pour son premier livre Le procès verbal. Le Clézio est resté jeune, formidable. Ourania, formidable. Il ose faire un livre utopique comme ça, une contrée utopique, un pays comme ça où l’argent, tout ça n’existe pas, toutes les marchandises, toutes ces choses qui nous asphyxient,… Il est vivant, il a encore de la ressource…
Alain Veinstein : Si on part huit jours à la campagne, avec les quarante ans de numéros de La Quinzaine littéraire, sous le bras, on se rend compte, en les feuillant, que La Quinzaine, le plus souvent, a défendu les novateurs.
Maurice Nadeau : Oui. Est-ce qu’elle le faisait exprès, ce n’est pas sûr ! C’est probablement parce que les collaborateurs sont très attentifs à ce qui se passe. Ce sont des écrivains, eux-mêmes, ou des romanciers, des poètes, ou des universitaires – ils ne sont pas tous bêtes - qui sont à l’affût. Il y a surtout beaucoup de jeunes. C’est, en général, les plus jeunes qui viennent à La Quinzaine, parmi les spécialistes. Il y a un jeune historien qu’on découvre et qui dit : ah ! Oui, ça me plairait… Il y a une jeune Docteur en littérature qui voulait venir, je lui ai dit : très bien, venez, prenez un livre et faites un compte rendu, on verra ce que vous savez faire. C’est un peu comme ça que cela se passe. Les désillusions viennent de la clientèle que l’on croyait plus jeune, plus avertie, plus nombreuses surtout. Mais bon, avec le livre de poche, avec l’enseignement, etc. Les jeunes, ça lit mais en réalité c’est la désillusion. Il y a bien eu au début des corporations, comment dire ? des étudiants qui se sont réunis, des organismes pour prendre des abonnements mais peu à peu ça s’effile tout ça. C’est-à-dire qu’il y a aussi un certain nombre de contraintes qui font que l’on n’a pas le droit de vendre La Quinzaine sur le campus, dans la rue… autrefois, moi, je pouvais vendre dans la rue les journaux. On ne peut pas vendre dans les librairies parce que les kiosquistes ne sont pas d’accord… enfin, il y a toute sorte de contraintes qui font qu’au lieu de nous faciliter les choses, on les empêche, un petit peu.
Alain Veinstein : C’est dommage, parce que, souvent, il y a des articles dans La Quinzaine qui peuvent intéresser, les agrégatifs par exemple qui sont les auteurs du programme, parce que si vous êtes attentifs aux nouveaux auteurs, vous restez aussi des défenseurs du patrimoine. Des auteurs du passé avec des dossiers dont vous parliez tout à l’heure avec Rimbaud , dont vous parliez tout à l’heure, Flaubert, Hugo,…
Maurice Nadeau : Oui. On s’est mis à l’informatique. On ne recule pas devant le progrès. N’importe quel agrégatif ou doctorant, comme on les appelle, peut avoir accès à La Quinzaine par internet. C’est formidable, ça n’existait pas il y a quelques années. Il y a trente mille articles qui sont à la disposition des gens qui veulent les consulter. Ça fait, quand même, une petite encyclopédie vivante sur ce qui s’est passé en quarante ans sur beaucoup de plans puisque l’on parle aussi du cinéma, du théâtre, on parle des arts, C’est énorme ! ça n’a pas de limite.
Alain Veinstein : La science, aussi.
Maurice Nadeau : La science aussi mais c’est peut-être la partie la moins représentée parce que c’est une rubrique difficile à tenir. Parce qu’il faut avoir le langage, je ne dirais pas du journaliste, mais disons accessible au public qui n’est pas idiot mais qui n’est pas au courant de toutes les découvertes, surtout maintenant, de tout ce qui se passe dans le domaine. Mais on trouve. Il y avait un ami, physicien, qui a fait un grand travail dans l’enseignement, il avait fédéré les professeurs de mathématiques, vous vous rendez compte ! Une fédération des professeurs des mathématiques, ça c’est une chose ! Il était rubricard de La Quinzaine, il est mort. Il a été remplacé par un autre, c’est quelqu’un de très bien, mais c’est difficile de tenir une rubrique dans un monde qui est encore plus vaste que la littérature, les sciences. Quand on prend les sciences de la nature, je ne parle pas de sciences humaines, et dans ces sciences-là, la biologie, la génétique, et tout ce qui se fait actuellement, c’est très difficile. Mais enfin il faut tenir, aussi, ce public, qu’on a, au courant de ce qui se passe.
Alain Veinstein : Dans La Quinzaine littéraire on a des informations sur les livres qui paraissent dans tous les domaines mais aussi sur les arts, les grandes expositions, l’actualité du théâtre, l’actualité du cinéma, et tout de même il reste une petite place pour la littérature, on l’a vu, et en particulier ça, je ne l’ai pas souligné, je voudrais, peut-être, que vous nous disiez un mot, la place que vous accordez, dans La Quinzaine, à la littérature étrangère.
Maurice Nadeau : Ça a été la plus grande place. Ce n’est pas un reproche que l’on m’a fait mais une remarque qu’on a faite qu’en effet on s’intéressait plus à ce qui paraissait à l’étranger qu’à ce qui paraissait en France dans le domaine du roman. C’est vrai mais c’est vrai aussi parce que les choses sont ce qu’elles sont et qu’il paraissait beaucoup d’œuvres étrangères qui méritaient qu’on en parle. Alors maintenant voyez ce qui dégringole de la Chine, du Japon, de la Corée etc. et on arrive même difficilement à suivre. Il y a des éditeurs avisés, spécialisés qui sont, eux aussi, à la recherche d’un public. On voudrait leur faciliter l’approche de ce public mais ce n’est pas, non plus, toujours facile. Alors là aussi, on a quelqu’un qui a passé quelques années au Japon, qui connaît bien tout ça qui peut en parler. Mais ce n’est pas n’importe qui qui peut en parler. Mais en même temps, vous voyez le dilemme dans lequel on se trouve, on veut, aussi, que n’importe quelle personne qui ne connaîtrait rien au Japon puisse être intéressé par un livre japonais. C’est ça le propre du journalisme, arriver à faire découvrir, à faire aimer, à faire lire quelqu’un qui vous est étranger. Ça, on l’a fait ici. Ce n’est pas un effort, c’est presque naturel pour La Quinzaine. C’était déjà ce que j’avais fait dans Les lettres Nouvelles pendant plus de vingt ans, c’était d’essayer d’intégrer à la culture, ce que l’on appelle la culture en général, qui est un mot très vaste et qui recouvre beaucoup de choses, d’intégrer tout ce qui se passe d’intéressant, tout n’est pas intéressant, mais beaucoup d’étrangers. On a eu peu de l’Est, je pense à l’URSS quand elle existait mais on a eu Gombrowicz, pour la Pologne, à l’époque, des roumains, l’Allemand, après la guerre etc. Les Américains, oui bien sûr, ils sont mieux représentés ailleurs, mais j’en ai publié aussi surtout les américains du sud. Maintenant, c’est une tâche qui est devenue banale. Il y a des éditeurs pour tous ces auteurs mais il fallait quand même ouvrir la voie.
Alain Veinstein : Ces quarante ans de La Quinzaine, Maurice Nadeau, sont l’occasion d’un numéro spécial anniversaire que vous publiez en mars, comment avez-vous conçu ce numéro ? C’est un numéro qui pleure ou un numéro qui rit ?
Maurice Nadeau : C’est un numéro où il y a un peu d’autosatisfaction, c’est un peu gênant. Je veux dire : vous voyez comme nous sommes beaux, comme nous sommes intéressants, comme nous sommes intelligents, comme nous sommes malins, etc. C’est un peu gênant mais c’est un peu ça en même temps. On dit ce qui manque et des critiques, heureusement. Comme dit Annie Lebrun, qui est une de nos critiques les plus tranchantes, elle dit qu’il y a beaucoup de beaux esprits dans la La Quinzaine. Les beaux esprits, elle n’aime pas beaucoup ça. Vous voyez, par exemple, je parle pour elle, elle est unique donc ce n’est pas le truc général, elle voyait les choses beaucoup plus dans le sens de la révolte, du refus, d’un examen de la culture avec un grand « C » et ce n’est pas grand-chose, c’est un cache sexe souvent de la marchandise, enfin des intérêts, c’est cela quand on ne sait plus quoi faire, on met les relations diplomatiques pour installer une usine au Pakistan ou je ne sais pas où, on parlera d’une exposition, on parlera de la culture, on parlera des écrivains, des poètes etc. C’est un peu cela ce qu’elle reproche. Ce n’est pas le travail, heureusement, auquel on se livre, il y a assez de journaux ou de revues qui le font. Mais cette période de refus, de révolte, est aussi une période qui est un peu utopique. On y a participé, on voit ce que c’est aujourd’hui. Qu’est-ce que c’est devenu, c’est devenu un biais de lune, un espoir un peu fou, une idée comme ça dans les têtes, qui se manifestait dans les faits mais les faits ils ne sont, non pas ce qu’ils sont mais la façon dont on les voit. On les a vus autrement. Autrefois, on parlait des luttes des classes, on parlait de choses extraordinaires, les classes ont disparu. Les classes ouvrières qu’est-ce que c’est ? Personne ne sait plus. C’est dans le capitalisme alors là on le voit, il nous bouffe de tous les côtés, ça c’est sûr. On voit les grandes entreprises, l’urbanisation, les histoires incroyables et on se dit comme ça marche tout ça ? Des millions de pauvres dans le monde et en Afrique les enfants qui meurent… enfin, on voit tout cela, à la fois, et on se dit qu’on ne peut pas faire grand-chose. On assiste, on est un peu décontenancé, désarçonné aussi, on ne sait plus quoi faire. La Quinzaine n’a pas un rôle révolutionnaire, qui soit prétentieux et qui n’est pas dans ses moyens, mais elle a quand même attiré l’attention sur les livres.
Alain Veinstein : Il n’y a pas que de l’autosatisfaction dans ce numéro de la quarantaine de La Quinzaine, Maurice Nadeau, c’est une, quand même une étude très sérieuse, sociologique, historique qui est menée par Gisèle Sapiro, chercheur au CNRS, et qui vous a sans doute appris beaucoup de choses sur votre journal ?
Maurice Nadeau : Oui, en effet. Elle m’a appris, notamment, cette chose que je n’avais pas remarquée, que j’avais changé 4 fois de maquette. Ça c’est tout-à-fait étonnant parce que, on a eu des maquettistes - oh ! Il y a eu un moment où on avait se payer des maquettistes - mais enfin il y a eu un moment, aussi, où il n’y avait plus de maquettistes parce qu’on ne pouvait pas les payer et c’est moi qui faisait les couvertures avec l’assentiment et la collaboration des autres. Mais, enfin, quand même, elle m’a apprit… mais c’est le sort des journaux qui cherchent à se renouveler, au moins les apparences, de dire : vous voyez, ce n’est pas le ronron, vous savez, on essaye nous aussi… mais ce qui est difficile, parce qu’il y a une – ce n’est pas une frange – c’est une partie importante des lecteurs et des abonnés, qui nous écrivent carrément : surtout, ne changez rien, restez comme vous êtes, ne faites pas comme les autres… Ça, c’est tout à fait extraordinaire. Et puis, on se dit, quand même, si on peut rendre les choses plus agréables à lire. On ne va pas se mettre à mettre des photos en pleine page, comme les autres, on regarde bien un petit peu, non. C’est la lecture. C’est le texte qui doit compter d’abord. Le journal avait été conçu comme ça. Il avait été conçu, à une époque, où le modèle qu’on s’était donné, parce qu’on l’avez conçu à deux, François Erval et moi, on s’était dit, on va faire comme Le Monde, on ne publiera pas de photos, on ne lira que du texte. On s’est aperçu que ça devenait impossible à lire. C’est ça la chose. C’est que pour lire les textes, il faut un petit peu les aérer, il faut faire un peu de mise en page, il faut faire du journalisme quoi. Alors, on n’a pas beaucoup changé de modèle, si, on a mis des photos mais des photos qui serviraient, qui ne seraient pas des illustrations, qui seraient des documents en somme, d’un auteur que l’on connaît mal, ou d’un manuscrit, ou d’un extrait d’un ouvrage, etc. On a suivi cette politique, ce n’est pas une politique qui paye mais c’est une politique qui satisfait les gens qui disent : surtout ne changez rien. On essaye de changer toujours un peu parce que c’est la vie qui évolue, aussi.
Alain Veinstein : Dans ce numéro, il y a aussi plusieurs articles et des entretiens, notamment Pierre Michon, que vous citiez tout à l’heure, qui propose un regard rétrospectif sur ces quarante ans.
Maurice Nadeau : Oui. Il y a en effet une très bonne interview de mon collaborateur, Bertrand Leclair, c’est quelqu’un ! C’est un esprit aigu. Je ne soupçonnais pas même à quel point il pouvait être attentif à ce que l’on faisait. Ça m’a surpris, dans le bon sens du mot. Il a encore grandi à mes yeux, vous voyez, Pierre Michon ! Il a un regard sur La Quinzaine, comme tout lecteur mais il y a des lecteurs qui disent : oui, j’ai lu La Quinzaine etc. mais on voit bien que ce ne sont pas des affidés, ils ont lu, oui mais comme ça par curiosité ou pour d’autres raisons. D’autres, en effet ça les a – je ne dis pas guidés- alertés sur des choses qu’ils n’auraient pas connues sans La Quinzaine. Et, pour un écrivain, même comme Michon qui est un type curieux, curieux à la fois d’histoire, de poésie, etc., ça a été, je ne dis pas un guide mais tout de même une approche des choses qu’il ne connaissait pas. Alors ça, c’est important, quand même. Si dans la mesure où ça le fortifie, disons, où ça le nourrit un peu, sans se faire trop d’illusions, ça nourrit aussi les gens qui nous lisent, c’est tout de même intéressant. On se dit qu’on ne travaille pas pour rien.
Alain Veinstein : Il y a, aussi, un long entretien avec François Maspero.
Maurice Nadeau : Oui. Maspero qui est toujours un peu à regretter les belles années mais bon, c’est vrai mais l’époque, qui était aussi la mienne, moi je survis un peu comme lui. C’est-à-dire que l’on regrette une époque où les choses paraissaient plus faciles à faire, plus simples, plus évidentes. L’édition, telle qu’il la comprenait, on prenait des coups, enfin il prenait des coups mais on pouvait étaler, assumer jusqu’au jour où il n’a plus pu. Il a fait le bilan. Mais il regrette, ce temps où le livre avait une importance qu’il n’a pas plus. Parce qu’il ne faut pas se leurrer ça a été remplacé, dans les occupations des gens en général, par d’autres activités plus ludiques, plus différentes. Je crois que le livre, c’est devenu un objet un objet passe-partout, qui a moins d’importance qu’il n’en avait autrefois. Le livre c’était autre chose, même il y a cinquante ans, c’était une chose un peu sacrée que l’on ne jetait pas à la poubelle, au contraire. Il y avait des bibliothèques dans ce temps-là. Les gens se devaient d’avoir, chez eux, une partie bibliothèque. Il y avait des clubs des livres qui fournissaient du meuble. Je pense à ce que faisait l’Imprimerie nationale, par exemple, les chefs-d’œuvres de la littérature française, on les trouvait là, de Rabelais à Voltaire, La Bruyère, etc. Toute cette époque c’est terminé. C’est maintenant autre chose. Bon, il y a des collections très remarquables de littérature mais il n’y a plus sacralisation de l’objet, je crois avoir deviné ça chez Maspero. Ce n’étaient pas seulement des objets, je crois, il y avait ce côté bombe à retardement, surtout pour lui. C’étaient des livres que personne n’osait publier, que lui publiait. Il se faisait, d’ailleurs, poursuivre par la justice, les organismes, mais il le faisait. Il fallait du courage pour publier ces livres-là. Il l’a fait. Il ne parle pas de lui, personnellement, il parle de ce courant en général qui faisait, qui a été analysé par un autre, André Schiffrin, en Amérique, ou pour les éditeurs, c’est la rentabilité qui compte, d’abord. Il faut atteindre les 15% etc. Si vous ne les atteignez pas, les gens placent leurs actions en bourse, ça rapporte d’avantage. Bon, c’est ça. Et si l’édition c’est devenu ça, on comprend qu’un éditeur comme Maspero, qui avait mis un partie de son héritage là-dedans, et qui a tout perdu, on comprend qu’il regrette cette époque.
Alain Veinstein : Dans ce numéro, anniversaire de La Quinzaine, il y a encore beaucoup d’autres choses dont nous n’avons pas parlé, de nombreux témoignages d’écrivains, de lecteurs ou de collaborateurs de La Quinzaine. Il y a, également, une table ronde, que vous avez réunie, Maurice Nadeau, avec des gens qui font, autour de vous, La Quinzaine, toutes générations confondues et puis, la petite surprise c’est quand même la couverture réalisée, spécialement pour ce numéro, par Antony Tapies.
Maurice Nadeau : Tous les collaborateurs, je ne pouvais pas. J’ai essayé de réunir, non pas les plus importants, les plus représentatifs, mais ceux qui pouvaient disposer de leur temps pour discuter, pour voir où l’on était, pour voir ce qui nous attend, le passé mais aussi l’avenir. Les autres n’étaient pas disponibles. Puisque vous avez lu cette table ronde, ce n’était pas que de l’autosatisfaction complète, beaucoup voient les manques de ce journal : le fait que ce que l’on se promettait de faire, on ne peut plus, par exemple, Raillard montre que les galeries d’art ont disparu, on ne peut plus parler de peinture,...
Alain Veinstein : Donc, les choses se passent dans le cadre institutionnel…
Maurice Nadeau : voilà, dans le cadre institutionnel. C’est en face. C’est Pompidou ou les grandes expositions, partout, au Luxembourg ou ailleurs. Il y a Lapouge qui fait justement, vous m’en parliez tout à l’heure, à propos des sciences. A La Quinzaine on ne sait rien sur la génétique, sur la paléontologie, il y a des découvertes on n’est pas au courant, etc. Oui, bien sûr. Il faut trouver les collaborateurs compétents et puis on n’est pas le dictionnaire Larousse. On parle de ce dont on est capable de parler, ce dont on n’est pas capable, on le tait, je crois que c’est la bonne politique. En attirant l’attention sur ce que l’on tait, sur ce qui manque, ce n’est pas mauvais non plus.
Alain Veinstein : Il y a un dernier cadeau, pour l’anniversaire de La Quinzaine, et cette fois-ci, c’est un livre, Maurice Nadeau. Un livre signé Maurice Nadeau, publié par La Quinzaine et Maurice Nadeau, intitulé Journal en public et c’est un journal que vous tenez dans le journal, dans La Quinzaine littéraire, précisément, depuis le 16 février 1997, date qui est analysée dans cette table ronde dont nous venons de parler par Tiphaine Somoyault, comme un tournant, parce que pour elle, il y a une autre façon de s’imposer, dans le journal, qui commence à partir de là, une façon beaucoup plus subjective que précédemment, parce qu’il y a votre journal, il y a, aussi, la chronique de Pierre Pachet,...
Maurice Nadeau : Exact.
Alain Veinstein : Qui publie, sous le titre Loin de Paris et où vous vous exprimez l’un et l’autre à la première personne.
Maurice Nadeau : Oui, c’est curieux parce que ça n’a pas été prémédité. C’est très curieux. Parce qu’on en a senti le besoin. On est toujours en train de jouer un rôle, le rôle du journaliste, du critique, et moi je m’étais dit, c’est curieux, j’ai fait cela toute ma vie, si j’ose dire, j’ai fait cela pendant des années, au fond est-ce que je me suis exprimé tel que j’aurais voulu le faire ? Je me suis toujours, au fond, un peu caché derrière les autres.
Alain Veinstein : Vous avez publié des livres, quand même.
Maurice Nadeau : J’ai publié des livres, oui. J’ai publié des livres, oui, c’est vrai, mais c’est toujours l’auteur. Je me mettais comme dans les tableaux de je ne sais plus qui, dans le coin, comme celui qui parle du livre et de l’auteur en se tenant à sa place, sa petite place. Et, je me disais, mince alors - je me parle plus poliment que ça - je me dis j’existe aussi, pourquoi je n’essayerais pas de dire ce qui me tombe entre les mains même de façon brève ou raccourcie ou tout ce que l’on voudra et, voilà ça m’a pris tout d’un coup, c’est bizarre. Mais je dois dire, il faut dire quand même que j’avais un modèle, si l’on veut, c’était le Diario in pubblico d’ELio Vittorini, que j’avais bien connu, qui était un ami, et j’avais préfacé, en français, ce Journal en public, et j’ai repris le titre en m’excusant, mais il est mort déjà il y a un petit bout de temps, mais en m’excusant auprès de ses mânes, en disant je vais essayer mais c’était autre chose. Il avait des vues, lui, quand même beaucoup plus globalisantes, si l’on veut. C’était un homme politique en même temps qu’un écrivain, il était à ce moment-là au parti communiste, et son journal en public agitait toutes ces questions, à l’époque... C’était le parti communiste italien de Toliatti, de toute cette époque, qui était en train de changer, qui était en train de préparer l’aggiornamento, aussi, en Italie. Alors, ça n’avait pas du tout le même caractère mais le titre me plaisait parce qu’il signifiait que je tenais mon journal mais que tout le monde pouvait le lire. Ce n’est pas un journal à sens unique, ce n’est pas un journal où je vais m’épandre sur des choses qui n’intéressent personne, mais il y a le public, le monde qui est autour de nous, il y a les livres, il y a tout ça, je vais essayer d’en parler à ma façon. Une façon, un peu paysanne, je m’efforce de n’être pas trop concierge, d’être à la hauteur du lectorat que j’ai. Je dis ma façon de penser mais j’essaye de ne pas la dire de la façon dont je parle, c’est-à-dire argotique ou mal embouchée, j’essaye de faire un effort pour que ça ait une allure, du moins une peinture littéraire, voilà.
Alain Veinstein : Il n’y a rien du journal intime dans le Journal en public.
Maurice Nadeau : Non. Il n’y a rien du journal intime parce que, je pense, que ce sont des choses que l’on raconte ailleurs, dans un roman, une confession, tout ce que l’on voudra. Ce n’est pas, non plus, un journal qui tienne compte de toute la vie autour de nous. En ce moment, ce qui se passe, il n’en est pas question dans ce journal. Il y aurait beaucoup trop de choses à dire qui m’effleurent et je ne suis pas capable, non plus, de les écrire. Ce sont, si vous voulez, des sentiments, des sentiments, des choses fortes mais vagues, vagues pour l’expression. Donc, je ne vais pas me lancer dans des considérations économiques, politiques ou de je ne sais quel ordre. Je parle de ce que je connais, de ce que je ressens, sur un plan qui est le mien, qui est mesuré, qui est limité, qui n’est pas extraordinaire, mais une voix. Une voix que je recherche, moi, dans les auteurs que je publie. Je dis, ah/ ! faire entendre une voix. Alors je voudrais que l’on entende la mienne, c’est ça, pas plus.
Alain Veinstein : Donc, pas de journal intime mais tout de même quelque chose du quotidien de votre vie de lecteur, de patron de journal ou d’éditeur qui transparaît dans ces chroniques.
Maurice Nadeau : J’espère. Je ne fais pas toujours exprès, quand on publie un auteur dont personne ne parle, ça me fait quand même quelque chose. Je me dis – quand on est éditeur : pourquoi, ça n’a pas d’intérêt ? Pourquoi n’en parle-t-on pas ? Pourquoi ? Les journalistes ne sont pas tous abrutis, ils ne sont pas tous vendus, pourquoi ils n’en parlent pas ? Parce que je n’ai pas de marketing, pas d’attachée de presse, il y a toute sorte de raisons que je connais, mais je pense, aussi, que quelques esprits, suffisamment avertis et curieux pour se rendre compte que ce que je leur offre ce n’est pas n’importe quoi. Alors, là, parfois ça met en rogne. En même temps je le fais. Je reçois des centaines de manuscrits qui ne valent pas un clou mais ce sont des gens qui se sont donnés un peu de peine pour écrire déjà, ce n’est pas facile, mais qui n’ont pas encore compris qu’écrire était autre chose que dire n’importe quoi. On ne peut pas leur dire, à chacun, mais non vous savez la littérature ce n’est pas écrire un roman, même quand on raconte des choses intimes il faut les raconter d’une certaine façon, faire un effort d’expression, acquérir une technique, sans aller jusqu’à l’art, c’est quand même l’art. La littérature est un art, comme la peinture, comme les autres arts. Il faudrait arriver à leur dire, on ne vous demande pas d’être tous des artistes, vous voulez dire quelque chose, alors dites-le de façon audible, non seulement pour tout le monde mais aussi pour des gens qui seraient intéressés par ce que vous dîtes. Vous leur racontez des histoires, vos premières amours, vos histoires de familles qui écrit, comme ça au courant de la plume, parce qu’elle a le Bac, parce qu’on lui a appris à écrire, elle croit que cela va passer, ça va être édité et que les gens vont la lire. Pour faire comprendre ça, aux apprentis, aux apprentis en littérature, c’est très difficile à faire comprendre mais il y a des gens qui vous engueulent parce que vous ne prenez pas leur manuscrit. Ils vous prennent pour une institution. On a un devoir. Vous avez le devoir d’abord de lire, ce n’est pas une petite affaire, ensuite de donner votre avis, en somme une consultation. Si l’on va chez le psychiatre, le médecin, etc. sans payer la consultation… Ici, on vous demande une « consultation », au frais de quoi ? De la princesse, des gens qui consacrent leur temps à ça. On ne peut pas. Il y a des écoles de journalisme mais il n’y a pas d’école pour écrivains, il y a des ateliers d’écriture mais ça, c’est encore autre chose,…
Alain Veinstein : C’est vrai qu’il y a là beaucoup de manuscrits sur votre bureau et, quelquefois, vous dites dans votre Journal en public, vous répondez aux auteurs que le livre est publiable mais pas par vous. Une fois un auteur vous a répondu pratiquement une lettre d’insultes, en vous disant : Vous dites que c’est publiable, alors expliquez moi-moi pourquoi vous ne le publiez pas.
Maurice Nadeau : Oui, c’est vrai. Dans ce cas-là, on est, d’ailleurs, bien ennuyé pour répondre. Il faut dire la vérité mais il faut quand même ménager la susceptibilité des gens qui écrivent, ce n’est pas rien. Quelqu’un qui écrit, il met beaucoup de lui-même dans ce qu’il écrit et attaquer ce qu’il écrit c’est l’attaquer lui-même. Alors, il faut prendre quelques précautions. Il faut dire : non, je ne crois pas que mais il me semble aussi etc. Il y a des gens qui me remercient. Il y en a, aussi quand même. Il n’y a pas très longtemps, quelqu’un m’a envoyé un ouvrage publié ailleurs, en me remerciant de l’avoir bien conseillé. Ça arrive, quand même, assez souvent parce que je ne peux pas prendre tout ce qui m’est proposé, ensuite parce que je n’ai pas les moyens, non plus, je n’ai pas l’envergure d’un éditeur, d’un grand éditeur.
Alain Veinstein : Dans Journal en public vous parlez, à plusieurs reprises, des éditions, justement des éditeurs que vous admirez, il y en a quand même quelques-uns, y compris parmi ceux de la nouvelle génération, Pierre Poulon pour citer son nom, mais on apprend au détour d’une phrase, que vous, Maurice Nadeau, alors que vous avez découvert la plupart des grands écrivains, qu’on lit aujourd’hui, vous dites : je ne suis pas vraiment un éditeur.
Maurice Nadeau : Je ne suis pas vraiment un éditeur. L’édition, c’est une entreprise. J’oserais dire, c’est une industrie. On a placé des capitaux que l’on fait fructifier à l’aide des livres que l’on publie. Une entreprise qui s’appelle l’édition. A l’origine il faut un capital, or, ce capital je ne l’ai jamais eu. C’est difficile de se proclamer un Tel alors qu’on n’est pas un Tel, on n’a pas les moyens. Ce que je peux faire, c’est faciliter les choses, ce qui arrive d’ailleurs, je publie un auteur, qui devient ensuite Prix Nobel, je pense à Coetzee, par exemple, bon il a oublié ça, comme d’autres, ou un jeune auteur qui pour un deuxième livre va ailleurs parce que je n’ai pas les moyens de lui offrir une mensualité, un à-valoir suffisant pour le garder… L’édition est effectivement une industrie et, qu’effectivement, on ne vend pas des sardines, comme disait Julliard. Je ne vends pas des sardines, c’est une affaire entendue, mais c’est devenu un objet, un commerce rentable. Oh ! Oui, je sais bien que les éditeurs se voient autrement, ils mettent autre chose dans leur activité que ce simple amour du profit. Bien sûr, ça peut être quelquefois autre chose mais à la base c’est quand même ça. Or, moi, je n’ai jamais pu mettre plus dans cette entreprise, plus que ce que me rapportait, comme éditeur, les livres que je publiais. Or, c’était peu, pas du tout ou des pertes. J’ai plus de pertes que de gains. J’arrive à subsister parce qu’un livre qui marche, comme vous dites, ça arrive un fois par an, me permet d’éditer les deux ou trois livres suivants, des livres plus difficiles, philosophiques, des essais, ou d’autres romans qui sont aussi à découvrir. C’est de l’artisanat. Je ne suis pas un industriel mais un artisan. Je ne vais pas me proclamer éditeur alors que je n’ai pas pignon sur rue. L’édition, ici, c’est la chambre à côté. C’est la pièce à côté, exactement. Ici c’est le journal et l’imprimerie, la pièce d’à côté.
Alain Veinstein : Ce que l’on voit dans le Journal en public, c’est qu’en effet, comme vous le disiez tout à l’heure, on a l’impression que le roman que vous considériez il y a une vingtaine d’années comme la voie royale de la littérature, vous n’y croyez plus tellement, votre intérêt va plutôt à quelques auteurs étrangers.
Maurice Nadeau : C’est vrai. Je vois les choses dans un tel sens. Les romans que j’ai pu lire, je ne dis pas que j’ai tout lu, loin de là, parce que je n’ai plus envie de lire des romans de l’existant, mais enfin ce que je lis ne m’apprends rien ni sur moi ni sur la littérature en général, ni sur le monde surtout. Alors, les histoires personnelles, intimes etc., c’est intéressant pour celui qui les raconte, qui les écrit mais intéresser un public, intéresser d’autres gens, au fond faire lire,… c’est le vieux problème : est-ce qu’on écrit pour soi ou pour les autres ? On écrit à la fois pour soi et pour les autres. Si on n’a pas de lecteurs, on n’a pas de ressort, non plus, pour écrire. Je pense à Flaubert qui disait : Je vais écrire toute ma vie et je ne publierais pas. De mon vivant, rien ne sera publié. Et puis il a fait comme les autres. Au bout d’un moment il a eu besoin qu’on lui dise c’est bon, c’est mauvais, ça nous intéresse, ça ne nous intéresse pas. C’est ça le problème. Mais ça, l’auteur – qu’est-ce qu’un auteur ? – la personne qui vous apporte un manuscrit, timide et tremblante, si vous prenez le manuscrit, si vous l’éditez, c’est un peu loin du seigneur,… la deuxième fois quand il vient vous revoir avec des manuscrits, il a des épaules un peu plus larges : je suis un écrivain. Voilà la transformation qui s’est opérée. C’est tout de même quelque chose d’extraordinaire. Je me dis : ah ! Tiens, je suis capable de faire des écrivains, il est devenu un grand écrivain, c’est formidable ! Or, il l’était, sans moi, bien sûr, mais j’ai été à la naissance ça me fait quand même une justification. Je me dis que je ne vis pas pour rien, ma vie a - je ne dirais pas qu’elle a un sens - mais disons une excuse, je fais quand même du boulot, voilà.
Alain Veinstein : Dans tous ces livres dont vous êtes amené à parler, votre choix va souvent vers les livres qui relèvent, plutôt de l’histoire littéraire. Vous aimez bien, hein ?
Maurice Nadeau : C’est vrai. Peut-être parce que je n’ai pas suffisamment de curiosité pour ce qui se fait sous mes yeux. Enfin, je suis attentif à ce qui a été fait. Les livres vivent aussi, les auteurs à travers les livres et à travers les générations et on s’aperçoit que lire aujourd’hui Flaubert, c’est bien. Flaubert, ce n’était pas ma tasse de thé, j’étais dans le surréalisme, j’étais je ne sais pas quoi,… et puis tout d’un coup, Madame Bovary, oui, très bien, je lis et puis je continue à lire et je tombe sur la correspondance et je me dis : quel drôle de type, c’est formidable !… Je me forme une vue de l’auteur, à cent ans de distance et je me dis : tiens ce n’est pas du tout ce que je croyais, voilà autre chose c’est-à-dire que le regard que j’ai désormais sur
Alain Veinstein : Il y a des passeurs, aussi, qui ont beaucoup compté pour vous. Il y en a un, dont il est question dans le Journal en public, c’est Pascal Pia, qui a été votre patron à Combat, dont on a rassemblé les feuilletons littéraires chez Fayard, ainsi que la correspondance avec Albert Camus.
Maurice Nadeau : Pia, c’était un érudit, surtout du XIXème siècle, mais ils connaissait aussi bien, il avait un feuilleton littéraire dans un journal, je ne sais plus lequel, - je crois que c’était « Carrefour » ou je ne sais plus - et qui était attentif à ce qui se passait sous ses yeux mais qui l’était encore plus à ce qui s’était passé il y a cent ou deux cents ans. Par exemple, il connaissait Baudelaire, j’ai vu des choses extraordinaires en parlant avec lui. Il connaissait la vie de Baudelaire, jour par jour. Je ne dirais pas heure par heure, mais jour par jour. Il connaissait Apollinaire. Un jour je suis allé avec lui à Verviers, il m’a dit : voilà, c’est ici qu’Apollinaire est venu en telle année etc. C’est un homme qui connaissait tout. A la fin, il était vraiment très malade, on se réunissait, avec des gens qu’il estimait comme moi, je pense à Gilbert Sigaud, Annie Lefranc, qui étaient des amis, on se réunissait près de la gare du Nord, dans une Brasserie, il nous épatait. Il ne cherchait pas à nous épater, justement, s’il avait eu le téléphone de l’auteur du XIXème siècle dont on parlait, il vous l’aurez donné son téléphone, c’était un érudit extraordinaire ! C’était en même temps, le genre de vie qu’il avait choisi, qui était tout à fait exemplaire pour moi, un homme sans ambition littéraire, qui aurait pu faire, qui avait d’ailleurs commencé par écrire des poèmes, publié par la NRF, admiré par Paulhan, etc. puis qui s’est dit, non tout ça ce n’est pas ça, je ne suis pas capable, etc. qui est devenu un journaliste. Un journaliste qui ne marchait pas sur son métier, qui ne piétinait pas son métier. Il le faisait pour gagner sa vie mais il le faisait aussi pour jouer un certain rôle. C’est lui qui a fait Combat, dans la résistance. Il a fait ce journal dans lequel j’ai été embauché sans le vouloir et qui avait dit : bon ! On ne parlera pas de faits divers, etc. Nous allons faire un journal intelligent, donc, ça ne marchera pas. Il savait à l’avance ce qui allait se passer mais il a fait le journal qu’il a voulu. Il a engagé Camus, Albert Olivier, Aragon, Aron, ensuite, Pierre Herbart, enfin des gens qui étaient capables de nourrir ce journal, qui est tombé lui aussi, bon… Comme il l’avait dit d’ailleurs ! mais le jour où il avait vu que ça tournait mal, il est parti. Simplement, il est resté chez lui. Allo ! Pascal, qu’est-ce qui t’arrive, tu es malade ? Non, non, c’est fini. C’était l’homme qui était capable de ça. Débrouillez vous, moi c’est terminé. Il n’a même pas demandé sa paie mensuelle. C’était ce genre de type que l’on rencontre une fois dans sa vie, quoi ! qui fait que l’on dit, une vie sans chic, discrète en même temps si pleine, extraordinaire. Enfin, il m’a beaucoup appris, par sa vie même.