Antoine Perraud : En un mot, commençons. Nous allons évoquer Pierre Dac né en 1893 et mort, Jacques Pessis, en…
Jacques Pessis : En 1975, le 9 février, très exactement d’un manque de savoir-vivre.
Antoine Perraud : Son père était boucher et que faisait sa mère ?
Jacques Pessis : Sa mère élevait les trois enfants, Pierre, son frère Marcel et le papa que la maman considérait comme un enfant.
Antoine Perraud : Le petit Pierre, 1 mètre 63, commença dans les cabarets, sans être cabaretier. Il était en effet chansonnier. Il a révolutionné le genre, en misant sur tout un art qui allait s’avérer radiophonique à souhait. Pierre Dac, de 1922 à 1940, à Paris, puis à Londres, accompagna la sans fil dans son essor puis son triomphe. Un art tout entier résumé dans ce mot qu’il sut distraire du… comment appelle-t-on ça ? L’argot des bouchers ?
Jacques Pessis : On appelle ça le louchebem, c’est-à-dire que les bouchers ont un langage particulier et c’est de ce langage qu’est sorti ce mot, ce mot loufoque.
Antoine Perraud : Jacques Pessis, vous venez de rééditer chez Omnibus, deux romans loufoques de Pierre Dac, « Du côté d’ailleurs » et « Les Pédicures de l’Âme », publiés en 1953, agrémentés d’un inédit, si l’on vous suit bien, par vous trouvé dans un coin de la cave de l’auteur après son trépas.
Jacques Pessis : Exactement.
Antoine Perraud : « Du côté d’ailleurs » Pierre Dac loufoque poursuivi par les loups-garous de la mélancolie. Son alchimie du verbe c’était en gros « Tu m’as donné ta bile noire et j’en ai fait du boyautage » non, Jacques Pessis ?
Jacques Pessis : C’est à peu près ça, c’est-à-dire que Pierre Dac a toujours été mélancolique pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il ne savait pas comment on pouvait être aussi méchant dans ce monde car il était poète et il a fait deux guerres : la guerre de 14, où il a été blessé à deux reprises et où il a vu son frère Marcel presque mourir devant lui, et la guerre de 39-45, où il a été l’un des Résistants, l’un des « Français qui parlaient aux Français ». Et tout ce qu’il a vécu l’a profondément marqué, surtout qu’après la guerre, alors qu’il avait été vraiment un héros, il a été rejeté par ceux qui n’avaient pas été des Résistants, d’où l’une de ses pensées les plus célèbres et les plus vraies : « Les véritables Résistants sont les résistants de 1945 parce qu’ils ont pendant 4 ans résisté à leur désir de faire de la Résistance. »
Antoine Perraud : La boucherie de 14, son frère est mort au front.
Jacques Pessis : Son frère est mort au front pendant les batailles de Champagne et quand Pierre Dac l’a appris alors qu’il avait été blessé, il avait été touché par un obus au bras gauche, il avait perdu 12 centimètres de bras gauche, eh bien, il est reparti au front pour venger son frère Marcel, et il ne s’est jamais vraiment remis de cette mort et c’est la raison de sa mélancolie totale et intégrale.
Antoine Perraud : Et ensuite la deuxième guerre mondiale vient précisément le nier en ce qu’il est, un juste patriote ?
Jacques Pessis : Oui, car au départ il a quitté Paris non pas parce qu’il était juif mais parce qu’il avait écrit dans l’« Os à moelle » que Hitler était vraiment un pourri et que l’« Os à moelle » allait se dissoudre au contact du vert-de-gris, donc les Allemands l’ont mis en tête de liste à Paris. Lorsqu’ils sont arrivés pour l’arrêter, il a fui avant. Il n’a pas entendu l’Appel du Général de Gaulle, il en a entendu parler et il a décidé à ce moment-là de rejoindre Londres pour participer à la libération de son pays. Non pas parce que il était juif mais parce qu’il était français plus que tout.
Antoine Perraud : Et là, à Londres, on connaît tous – on va pas insister là-dessus – mais parlez-nous Jacques Pessis juste d’une chanson extraordinaire après que Hitler commençait à perdre du terrain et avait inventé ou ressorti le concept de défense élastique.
Jacques Pessis : La défense élastique, il s’était inspiré d’une chanson célèbre et il avait écrit cette parodie totale : « Avec la défense élastique on avance pour aller en arrière et réciproquement » et ça a été vraiment un de ces refrains qui a permis au Français de résister à travers la TSF, à travers le sans fil, pour accoucher de la victoire. Pierre Dac est resté neuf mois à Londres et ce sont neuf mois déterminants avant l’arrivée des alliés, avant le débarquement du jour J.
Antoine Perraud : Et ce qui est extraordinaire dans sa chanson Ah ah, c’est la défense élastique, c’est qu’on a l’impression d’entendre une déconstruction d’une parade nazie et qui correspond à ce qu’ont pu faire certains cinéastes militants dans London calling par exemple.
Jacques Pessis : Pierre Dac était un littéraire et cette chanson comme les autres il les écrivait le matin dans son bureau de Londres, il se servait de chansons célèbres, « La défense élastique », je crois que c’est une parodie de « La plus bath des javas », chanson célèbre des années 30 et il enregistrait l’après-midi dans le studio de Londres ou juste à côté de Londres en vérifiant chaque syllabe, chaque sonorité, avec des musiciens qui ne parlaient pas un mot de français puisqu’ils étaient Anglais mais cette sonorité des mots pour lui comptait par dessus tout, que ce soit dans ses chansons ou dans ses éditoriaux contre l’ennemi.
[Extrait sonore, chanson, « La défense de l’élastique »…]
Antoine Perraud : Mais maintenant, avec vous Jacques Pessis, je voudrais qu’on puisse aller avant guerre car c’est possible, il a enregistré des disques. Je disais qu’il avait accompagné l’invention de la sans fil mais c’est exactement à l’année près, il commence à être chansonnier en 1922 au moment où arrivent sur les ondes Radio PTT, n’est-ce pas ?
Jacques Pessis : Exactement, et ensuite lorsqu’arrivent les premières émissions, les premières stations privées arrivent c’est-à-dire le Poste Parisien et la radio Cité de Marcel Bleustein-Blanchet, Pierre Dac est au premier rang pour inventer les premières émissions d’humour à la radio. Tout ce qu’on entend aujourd’hui, eh bien ce sont des descendants de Pierre Dac, des émissions qui s’appelaient de « l’académie des travailleurs du chapeau » ou qui s’appelaient de « le club des loufoques » ou la SDL c’est-à-dire la Société des Loufoques, une parodie de la SDN, la Société des Nations, l’ancêtre de l’ONU.
Antoine Perraud : Qui était à Genève.
Jacques Pessis : Qui était à Genève, et dont Pierre Dac s’est joyeusement inspiré. Il y avait une équipe autour de lui de gens joyeux et tous les dimanches l’émission se déroulait en direct dans un théâtre parisien, le théâtre Michel. Alors Pierre Dac arrivait dans une sorte de vieux drap qui correspondait à une robe et tous les… les gens se levaient dans la salle en direct et chantaient l’hymne des Loufoques qui était SDL « SDL vive les loufoques. »
Antoine Perraud : Parmi ces gens qui l’accompagnaient, il faut dire un mot de Fernand Rozena.
Jacques Pessis : Ah oui, c’est un comédien totalement oublié. C’est-à-dire on l’entend encore aujourd’hui car c’est la voix du Sergent Garcia dans les aventures de Zorro qui sont régulièrement diffusées à la télévision et Fernand Rozena était un comédien qui prenait toutes les voix et qui était le complice idéal de Pierre Dac car Pierre Dac écrivait très bien mais il avait une certaine logorrhée c’est-à-dire qu’il écrivait des tonnes de pages et là dedans il fallait extraire l’essentiel et là, avec Rozena, ils se complétaient parfaitement. Et Rozena que j’ai connu était le seul homme au monde capable de connaître le dictionnaire par cœur. Il vous récitait chaque mot avec sa définition. C’était unique, il aurait pu en faire un numéro de music-hall.
Antoine Perraud : Eh bien nous allons entendre un sketch, une saynète comme on disait peut-être alors, de 1935. Je crois qu’il y a Fernand Rozena et Pierre Dac à la maison de retraite des travailleurs du chapeau et vous allez entendre d’abord ce Allo, allo, c’est très important, c’est comme ça qu’on parlait à la radio, et puis ce mot « loufoque ».
[…]
Antoine Perraud : Jacques Pessis, le poste parisien, 1935, Fernand Rozena, Pierre Dac à la maison de retraite des travailleurs du chapeau et là, nous avons un exemple parfait de cette invention verbale dont vous nous parliez tout à l’heure.
Jacques Pessis : Oui, Pierre Dac a été le premier dans son genre à jouer avec les mots. Aujourd’hui tout le monde le fait. Curieusement d’ailleurs, la jeune génération adore Pierre Dac aujourd’hui parce qu’à ses jeux de mots correspondent à notre langue française, spécifiquement française. Y a qu’en français qu’on peut faire de tels calembours. Pierre Dac disait il faut faire des calembours bons et pas forcément des calembours hâtifs. Mais il adorait jouer avec les recettes de cuisine. Je me souviens qu’il a réalisé la recette du suprême de rognure à la va te faire. Il a réalisé la water sauce. C’est une sauce à l’eau qu’on met dans une casserole et qu’on recoupe avec de l’eau dans une autre casserole. Il a réalisé aussi la sauce aux câpres sans câpres que je vous recommande et la confiture de nouilles. La confiture de nouilles c’est un texte de Pierre Dac et dans les écoles j’ai déjà vu des jeunes faire de la confiture de nouilles parce qu’ils avaient appris le texte. C’était une invention permanente et surtout des recettes et des mots dits avec le plus grand sérieux. La moindre grimace, la moindre erreur, ça fichait tout en l’air. Y a un autre point de Pierre Dac qui est très célèbre, c’est schmilblick de Pierre Dac, c’est un mot de Pierre Dac et très sérieusement Pierre Dac vous expliquait que le schmilblick des frères Jules est Raphaël Fauderche n’a rien à voir avec le Biglotron du professeur Slalom Jérémie Ménairlache qui est un schmilblick avec bidule. Je suis sûr que vous comprenez la différence.
Antoine Perraud : En même temps il semble gorgé par l’histoire et prophétique. Prenons l’histoire de ce sandwich au pain avec une tranche de pain, on peut très bien dire que ça annonce les tickets de rationnement du second conflit mondial à venir et en même temps, il y a sans doute aussi j’imagine le souvenir du siège de Paris en 1870, enfin…
Jacques Pessis : Oui, car il avait entendu parler de ce genre de chose par ses grands-parents qui avaient quitté Paris pour aller en Alsace-Lorraine et qui ont ensuite été expulsés d’Alsace-Lorraine en 1870. D’où, d’ailleurs le désir de Pierre Dac de combattre les Allemands. Il avait été frappé par tout ce qui était pauvreté. Lorsqu’il était adolescent, il avait fait des petits extras pour gagner un peu d’argent. Il avait notamment assisté à une nuit des pauvres où des riches se déguisaient en pauvres pour faire semblant d’être heureux. Et ça l’avait profondément marqué, profondément dégoûté, car Pierre Dac était un homme pur, totalement poète, totalement dans son univers et je me souviens même au lendemain de la guerre alors qu’il s’était battu en duel par ondes interposées avec Jean Hérold Pacquis, il est allé au procès de Jean Hérold Paquis et m’a raconté un jour « j’ai quitté ce procès parce qu’il y avait pas de justice, c’était juste une parodie de gens qui se vengeaient faussement sans jamais avoir rien fait ». C’est dire ce côté sérieux, ce côté rigoureux qu’il avait face aux mots et face à la vie.
Antoine Perraud : Jean Hérold Paquis, celui qui commençait toutes les chroniques par « L’Angleterre comme Carthage sera détruite ». Il n’a pas pu assister au procès de Philippe Henriot puisque celui-ci a été assassiné le 28 juin 1944 et en même temps y a eu un duel à distance extraordinaire entre Philippe Henriot et Pierre Dac, n’est-ce pas Jacques Pessis ?
Jacques Pessis : Oui, bien sûr ! Y a un texte qui s’appelle « Bagatelle sur un tombeau ». Un jour, à Londres, les dirigeants de la radio, Jacques Duchenne et compagnie disent à Pierre Dac « On n’arrive pas à se débarrasser de Philippe Henriot, l’éditorialiste de radio Paris, faites quelque chose ! » Pierre Dac réfléchit. Il dit, « si je fais quelque chose, ma femme, qui est à Paris, va se faire interner à tous les coups, alors qu’elle est catholique, mais c’est mon devoir. » Et il commence à attaquer Philippe Henriot sur les ondes. Philippe Henriot attaque en disant « cet André Isaac dit Pierre Dac qui n’est même pas français » et là, Pierre Dac répond du tac au tac avec un texte en expliquant pourquoi il est français et il évoque la mort de son frère mort pour la France en 1915 et il ajoute « Sur votre tombe Monsieur Henriot, on lira un jour « mort pour Hitler, fusillé par les Français ». Et nous sommes en juin 1944 et quinze jours plus tard les Résistants vont abattre Philippe Henriot. Là aussi, Pierre Dac a été prophète.
Antoine Perraud : Et nous savons que une certaine extrême droite de l’époque – c’était je crois d’ailleurs, dans un texte d’un de ces normaliens qui avait mal tourné, Robert Brasillach – expliquait qu’un juif ne pouvait pas ressentir de toutes les fibres de son être un texte de Racine. Et je voudrais que nous écoutions ensemble un extrait de ce qui pourrait être la réponse de Pierre Dac à Robert Brasillac.
[…]
Antoine Perraud : C’était donc après les plaisirs de la table dans l’extrait précédant, là c’étaient les plaisirs de la couche si j’ose dire, Jacques Pessis. C’était Phèdre 1930…
Jacques Pessis : 36-37. C’est étonnant qu’on puisse entendre à l’époque ce genre de choses. En réalité, Pierre Dac avait écrit ce sketch pour le dirigeant d’un cabaret qui s’appelait René Goupil, Odette…. surnommé Odette, qui était une sorte de transformiste avant la lettre, dans un cabaret très célèbre et il s’était amusé avec Fernand Rozena à jouer ce sketch pour un soir. Il a eu tellement de succès qu’il l’a repris pendant trois années de suite, d’abord dans ce cabaret chez Odette et ensuite au Casino de Paris et René Goupil qui était un monsieur un peu efféminé disait « Je ne sais pas ce que je vais faire l’an prochain, je vais peut-être reprendre Phèdre » et ce texte avait disparu parce que Pierre Dac jetait tout, en disant « après moi ça n‘intéressera personne ». Il partait du principe qu’il valait mieux hériter à la Poste que passer à la postérité. Et aujourd’hui, le succès de ses œuvres montre qu’il avait totalement tort sur ce point et j’ai retrouvé ce texte, un jour après sa disparition, mais il servait à équilibrer une table et j’ai retrouvé ces vingt feuillets de Phèdre qui sont un chef-d’œuvre et qui ont servi ensuite de base à une jeune troupe pour créer Phèdre (à repasser) dans les années 80.
Antoine Perraud : Mais le côté égrillard est continuel dans « Du côté d’ailleurs » que vous venez donc de rééditer chez Omnibus. On a Madame de Baisemont ( ?).
Jacques Pessis : Bien sûr ! Il y a aussi un mouvement qui s’appelle le MOI, le Mouvement Onaniste Indépendant, ce qui est totalement surréaliste, dont le responsable est Alexandre le Hillan ( ?) Mais Pierre Dac adorait ce genre de choses, ça faisait partie de la gaudriole, de la gauloiserie qu’il affectionnait, avec les mots, bien sûr. Des mots choisis, jamais vulgaires.
Antoine Perraud : On a l’impression qu’il était une véritable éponge… On a l’impression que… Je prends un exemple : vous rééditez je l’ai dit « Les Pédicures de l’Âme », ça date de 1953, ça a été édité, écrit pendant l’année 53 je crois…
Jacques Pessis : Oui exactement…
Antoine Perraud : 52-53. Or vous savez que peu de temps avant, en 1951, il y a avait eu « Le rivage des Syrtes » de Julien Gracq, Goncourt refusé par Julien Gracq, avec une description absolument inouïe de la citadelle d’Orsenna et quand je lis au tout début de ce livre « Villeneuve-la-Vieille » déjà, « Villeneuve-la-Vieille est une cité mi-souriante, mi-austère et mi-naturelle dont il est assez difficile de déterminer l’exacte position géographique, non pas qu’elle ne soit mentionnée sur les cartes mais la difficulté provient de ce qu’il est à peut près impossible de se procurer celles sur lesquelles elle est inscrite ». Mais, je me dis, il a forcément fait du loufoque avec le très sage, très grave et très austère monsieur Poirier dit Gracq non ?
Jacques Pessis : En tout cas, Pierre Dac était un homme très austère, dans les coulisses des cabarets, c’était le seul à ne pas rire, à rester dans son coin. Il lisait beaucoup. Moi je me souviens très bien qu’il a découvert Montesquieu à la fin des années 60, on en parlait ensemble. Il se passionnait pour Voltaire, il se passionnait pour la littérature, donc il a forcément lu Julien Gracq, il forcément lu tous les romans d’actualité et effectivement peut-être sans s’en rendre compte il a glissé des textes de ce genre. Moi je me souviens par exemple qu’il connaissait Victor Hugo par cœur. Il a parodié Victor Hugo avec un texte qui s’appelle « Après la bataille » qui est aujourd’hui dans les écoles, où il l’avait parodié en disant « Mon père ce cornichon, au regard andalou suivi d’un nénuphar qu’il aimait entre tous pour son faux-col vert pomme faite en pierre de taille, parcourait en nageant la foire à la ferraille », etc. etc. Il fallait un sens du verbe, de la poésie, pour arriver à parodier un aussi grand auteur, avec une classe totale.
Antoine Perraud : Mais, Jacques Pessis, tout cela remonte non pas au paléolithique mais au 20ème siècle. Il est mort en 1975, y a bientôt 35 ans, vous l’avez rencontré vers la fin de sa vie ?
Jacques Pessis : Moi je l’ai rencontré quand j’avais 16 ans. Je voulais absolument lui faire signer un livre…
Antoine Perraud : avait horreur de ça, hein ?
Jacques Pessis : Oui mais je l’ai cherché dans Paris. Je l’ai trouvé. C’était ma première enquête journalistique. Je devais être ingénieur à l’époque, ça a totalement raté et je l’ai rencontré, c’est un véritable coup de foudre d’amitié. Je suis devenu son secrétaire général particulier et j’ai travaillé avec lui mais avant même de travailler dans le monde réel, je suis devenu son neveu adoptif parce qu’il n’avait pas d’enfant et comme j’avais déjà un père, il m’a officiellement adopté. Je suis devenu son légataire universel pour, justement, défendre ses œuvres, et aujourd’hui quand je constate que vers la fin de sa vie, il n’avait que des jeunes autour de lui, il a fait des conférences au lycée Claude Bernard où j’étais, à Polytechnique, à Centrale, et aujourd’hui tous les mois, je reçois une lettre d’un professeur qui me demande l’autorisation de faire étudier un texte de Pierre Dac et aujourd’hui ses livres se vendent encore mieux que de son vivant. Ça veut dire que ses textes sont intemporels, que dans ce désert littéraire humoristique qui existe aujourd’hui, où certains font des textes sur des coins de table, eh bien, il avait une valeur, il avait un attachement aux mots qui est toujours d’actualité et qui, à mon avis, le sera très longtemps.
Antoine Perraud : Vous parliez Jacques Pessis, tout à l’heure, de jeunes comiques. Je pensais par exemple, ils ne sont plus si jeunes que ça, quinquagénaires, Antoine de Caunes, je pense à Edouard Baer, on l’impression qu’ils reconnaissent cette filiation.
Jacques Pessis : Totalement. Je me souviens avoir présenté Coluche et Pierre Desproges à Pierre Dac, ça a été un des grands jours de leur vie. J’étais jeune journaliste, ils se sont rencontrés. Pierre Dac était timide, mais Coluche et Pierre Desproges étaient encore plus intimidés que lui. Et je suis sûr qu’aujourd’hui les Guignols, ce sont les descendants de l’Os à moelle de Pierre Dac. Edouard Baer a un côté absurde et loufoque. Tout ça existe et heureusement qu’ils sont là parce que ce qui compte dans le loufoque c’est de dire des choses très sérieuses avec une langue parfaitement maîtrisée. Et aujourd’hui ceux qui se contentent de faire de l’humour en croyant que quelques mots grossiers suffisent à faire rire, eh bien ils tuent l’esprit d’une nouvelle génération. Donc, heureusement qu’il y a des Pierre Dac, des Antoine de Caunes pour ne pas leur faire oublier que l’humour français existe vraiment.
Antoine Perraud : Et pratiquait-il après Flaubert une sorte de gueuloir ? Vous l’avez vu répéter ses textes à voix haute pour précisément juger de la sonorité des différentes scansions ?
Jacques Pessis : Pas du tout. Alors Pierre Dac écrivait pendant des nuits entières devant sa feuille et il se…. musicalement c’était dans sa tête mais je ne l’ai jamais vu dire un texte à voix haute. D’ailleurs, la preuve, quand il disait ses textes ce n’était pas ce qu’il faisait de mieux. Parce qu’il avait un ton particulier. Il jouait assez faux, il le reconnaissait. Au cinéma ça a été une catastrophe. Chaque fois qu’il jouait un rôle, ce n’était pas possible, alors quand c’était du Pierre Dac, ça collait, mais autrement non. Donc, curieusement, il n’a jamais répété ses textes à voix haute, il était un vrai créateur, pas un comédien.
Antoine Perraud : Vous l’avez connu forcément après sa guérison, après cette immense déprime qui va de la fin de la guerre où il est nié après avoir fait tout ce qu’il avait fait, jusqu’à, je crois, c’est vers 60-61 ?
Jacques Pessis : 60-61, c’est-à-dire qu’après la guerre, rejeté par tous et n’ayant plus d’argent et heureusement Francis Blanche va arriver, il fait ce qu’on appelle une dépression, on n’appelle par encore ça une déprime et à l’époque il n’y a pas de médicaments pour soigner cette dépression et tous les professeurs que Pierre Dac consulte lui disent, un jour ça va partir et Pierre Dac se sent une énorme araignée dans la tête. Il va tenter à quatre reprises de se suicider parce qu’il ne peut pas faire autrement. Heureusement, il est aussi maladroit avec ses mains qu’adroit avec ses mots et il va se rater à chaque fois. Puis un matin de 62-63, il se réveille et tout va bien, tout est parti et à partir de cet instant il va redevenir le créateur qu’il n’a jamais cessé d’être, au fond de lui-même.
Antoine Perraud : Mais vous l’avez connu néanmoins pratiquant à égalité, dans un équilibre incroyable, « gravitas et gaudriole ».
Jacques Pessis : Alors, c’est extraordinaire parce qu’il vous parlait un soir de Montesquieu, de mathématiques car il était passionné par les mathématiques et le lendemain on allait faire des blagues ensemble. Par exemple, je me souviens que l’un de ses jeux favoris consistait à aller distribuer dans la rue des tracts complètement blancs, au gens. On était en vacances en Italie, il avançait vers quelqu’un, il lui donnait un tract, la personne prenait et au bout de 10 secondes elle s’apercevait qu’il y avait rien dessus et rien qu’à voir sa tête on pleurait de rire. Il avait un autre truc extraordinaire. Vous diniez avec lui au restaurant et des gens arrivaient et tout en discutant avec vous, sans changer de ton, il entrait dans la conversation des autres et c’est impossible de résister. Par exemple je me souviens un jour dans une grande brasserie, y a quatre personnes qui arrivent à côté et Pierre Dac tout en me parlant, fait « C’est à c’t’heure-ci qu’on arrive ? ».Les gens sont étonnés et tout au long du repas il s’est mêlé à la conversation sans vraiment changer la nôtre. Et à un moment il dit mais… dans la conversation de la table d’à côté j’entends « Tiens j’ai eu des nouvelles de Jean l’autre jour ».et Pierre Dac tout en me parlant sur le même ton fait « Quel con celui-là ! ».Eh bien, ces gens-là n’ont pas pris de dessert et je vous assure que résister, vous vous mordez les lèvres jusqu’au sang.