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Tout arrive ! / Aharon Appelfeld

Transcription, par Maryse Legrand, d’un extrait de la table ronde de l’émission, du lundi 26 octobre 2009, Tout arrive !, animée par par Arnaud Laporte, consacré au livre d’Aharon Appelfeld, Et la fureur ne s’est pas encore tue.

Pour toute remarque concernant cette transcription, vous pouvez écrire à maryselegrand@orange.fr ou laissez un commentaire sur ce site. Vous pouvez également retrouver, entre autres, des comptes rendus de lectures de Maryse Legrand sur le site de l’Institut ESPERE® International

Tout arrive ! le grand rendez-vous quotidien de l’actualité culturelle, nationale et internationale réunit le temps de midi, des passionnés attentifs aux commentaires critiques des « tables rondes » comme aux entretiens de fond, menés avec des créateurs et des intellectuels.

Le traumatisme des guerres est [...] le thème d’Et la fureur ne s’est pas encore tue, le roman d’Aharon Appelfeld, né en Roumanie, rescapé des ghettos, désormais citoyen de Jérusalem. Son héros s’efforce, malgré la rancœur et le cynisme semés par la guerre dans le cœur des déportés, de leur rendre leur noblesse perdue, de leur redonner la foi en l’homme. Avec, cependant, cette constatation inéluctable : « toute personne qui a traversé la guerre est un invalide ».

Sophie Joubert : Nous vous accueillons avec Valérie Zenatti, votre traductrice et interprète, pour la sortie aux éditions de l’Olivier de votre dernier livre traduit en français Et la fureur ne s’est pas encore tue, qui paraît après Histoire d’une vie, L’amour soudain, ou encore La chambre de Mariana, pour n’en citer que quelques uns. Vous êtes né en 1932 en Bucovine, une région rattachée à l’époque à la Roumanie et pendant la seconde guerre mondiale vous avez connu le ghetto, vous avez été déporté, vos parents sont morts et encore enfant vous vous êtes échappé, vous vous êtes caché dans la forêt puis vous avez émigré en Palestine en 1946 et vous vivez aujourd’hui à Jérusalem. Vous racontez cette expérience dans Histoire d’une vie, votre autobiographie. Et c’est aussi ce que vit en partie Bruno Brumhart le héros de ce livre Et la fureur ne s’est pas encore tue, c’est un héros qui dit « Je » et pourtant Bruno n’est pas votre double, Aharon Appelfeld. Qui est cet étrange personnage ?

Aharon Appelfeld : Bruno c’est quelqu’un qui traverse la guerre en effet et puis qu’on suit ensuite après la guerre et il a une seule envie qui le pousse à agir, c’est de se changer et de changer le monde.

Sophie Joubert : Alors, Bruno a une particularité physique, il a perdu une main dans un accident, il ne se souvient plus d’ailleurs dans quelles conditions vraiment il a perdu cette main. Pourquoi avoir voulu ce personnage de handicapé ? C’est une particularité physique qui le rend particulièrement fort paradoxalement.

Aharon Appelfeld : Oui, je pense que chaque personne qui a traversé la guerre, qui a été dans un ghetto, dans un camp, dans les forêts est en quelque sorte un invalide, c’est quelqu’un à qui il manque quelque chose, à qui on a arraché un bras, une jambe, peu importe. Et c’est une… je veux dire par là que c’est une blessure extrêmement profonde et d’avoir vécu ces années-là. Bruno, lui, en fait une force, une force qui le conduit à vouloir donner tant qu’il peut aux autres, à faire don de lui-même aux autres. Il essaie de rendre un visage humain à ces êtres qu’on a rabaissés en dessous de tout.

Sophie Joubert : Mais c’est aussi un livre qui parle de la découverte de la foi, Aharon Appelfeld ?

Aharon Appelfeld : Je dirais que c’est plus un livre sur la foi dans l’homme. Il n’y a pas ici, à proprement parler d’atmosphère religieuse, c’est plus la volonté de venir en aide à son prochain, de retrouver peut-être la foi en l’homme.

Sophie Joubert : Alors, justement Bruno Brumhart a une utopie. Il veut construire des châteaux pour les survivants, les réfugiés, les rescapés, où ils pourront se reconstruire en écoutant de la musique et en lisant les écrits saints et au fond vous nous dites quelque chose de très important : il ne suffit pas de survivre, mais il faut vivre. Il faut penser non seulement à son corps mais à son âme.

Aharon Appelfeld : Oui c’est exact, Bruno a reçu de ses parents en héritage cette foi dans l’homme et après la guerre il se trouve face à des êtres, des déportés qui ont perdu tout ce qui leur donnait un visage humain, ils sont plongés dans cette condition de déporté dont ils n’ont pas envie de sortir finalement. Et lui, il veut leur venir en aide bien sûr en les aidant très concrètement mais aussi en leur rendant quelque chose d’une noblesse perdue, alors bien entendu effectivement cette noblesse c’est la noblesse de l’âme.

Sophie Joubert : Mais ce qui est très frappant dans le livre c’est que votre personnage Bruno, se heurte parfois à l’incompréhension des anciens déportés qui lui disent « Au fond on a fait ce qu’on a pu et vous nous en demandez peut-être trop. »

Aharon Appelfeld : C’est vrai, Bruno répète que « Chaque personne qui a été dans un ghetto, dans un camp, dans les forêts, qui a traversé toutes les différentes strates du mal est en quelque sorte tenu de ne pas être un être normal, il n’a pas le droit d’être un homme normal, il doit être un homme pour l’homme ». Il doit être un homme qui soit un exemple qui permette aux autres peut-être de s’élever à travers lui et lui-même doit tendre à arriver au meilleur de lui-même.

Sophie Joubert : Mais, par la voix de Bruno il vous arrive de décrire les déportés comme parfois mesquins, parfois égoïstes, Bruno est même agressé à la fin du livre par un ancien déporté, c’est quelque chose qui est extrêmement déstabilisant pour le lecteur, choquant, quelque chose qu’on n’a pas l’habitude de lire dans les romans, vous comprenez qu’on soit déstabilisés par ça Aharon Appelfeld ?

Aharon Appelfeld : Vous savez, moi je n’ai jamais idéalisé l’homme. Les hommes ne sont que des hommes. Ceux qui ont été dans les ghettos, dans les camps ou dans toutes ces marches forcées savent très bien que ce genre d’événement blesse profondément l’âme humaine et que les hommes à partir de là peuvent devenir cyniques, vides de tout contenu. L’image qu’ils ont du monde est une image qui est faite de sarcasmes principalement et Bruno, lui, lutte contre ça et essaie de faire de ces hommes, des hommes qui ont un peu d’esprit, de spiritualité.

Sophie Joubert : Quelle est la place de la musique dans votre vie Aharon Appelfeld ? Il est beaucoup question de musique dans ce livre.

Aharon Appelfeld : Je ne suis pas musicien mais j’aime beaucoup la musique, principalement la musique classique. Pour moi c’est la langue artistique pure, c’est l’art absolu, nous avons beaucoup à apprendre de la musique. La musique ce n’est pas une succession de notes et de sons mais un son, un silence, un son, un silence. Il faut apprendre à entendre le silence entre les notes et il est vrai que la prose à côté de la musique paraît un art peut-être trop concret mais il faut essayer d’amener le plus possible la musique vers l’écriture.

Sophie Joubert : De quelle manière ?

Aharon Appelfeld : Nos phrases ont l’ambition d’être des phrases mélodieuses lorsque l’on écrit. On essaie d’y introduire une forme de chant, autrefois on faisait la distinction entre le chant, la poésie et le roman, la prose, mais des grands écrivains comme Kafka, Kleist ou Proust nous prouvé que les phrases pouvaient être extrêmement musicales et moi-même lorsque j’écris, je fredonne en permanence.

Sophie Joubert : Vous écrivez en hébreu, Aharon Appelfeld, c’est une langue qui n’est pas votre langue maternelle, votre langue maternelle était l’allemand, vous avez perdu cette langue mais vous avez appris l’hébreu en arrivant en Palestine en 1946 et l’hébreu est devenu votre langue adoptive. Quel est votre rapport avec cette langue aujourd’hui ?

Aharon Appelfeld : Quand j’étais petit, effectivement, ma langue maternelle c’était l’allemand mais je n’ai pas beaucoup appris avec cette langue, j’ai été seulement au cours préparatoire, ensuite il y a eu la guerre et lorsque la guerre s’est terminée j’avais treize ans et demi, je ne pouvais pas dire grand chose avec l’allemand que je connaissais alors et puis ce n’était plus seulement ma langue maternelle mais aussi la langue des assassins. Alors, pour moi il n’y a pas eu de dilemme, j’ai voulu apprendre l’hébreu, cela n’est pas venu facilement mais j’avais ma propre méthode, je lisais chaque jour un chapitre de la Bible que je recopiais également et de cette façon que je me suis attaché à la langue, j’ai senti la façon dont les lettres pénétraient le papier et j’ai eu un rapport à cette langue qui n’était pas uniquement le rapport des yeux vers les lettres, mais aussi des doigts et aujourd’hui, c’est une langue que j’aime infiniment et je peux dire que l’hébreu c’est ma patrie.

Sophie Joubert : Et le yiddish qui est la langue de vos grands-parents et que vous avez réapprise ?

Aharon Appelfeld : J’ai appris le yiddish en même temps que l’hébreu parce que j’ai compris alors que si je voulais être un écrivain juif je devais connaître les deux langues juives.

Sophie Joubert : Mais quand vous parlez de votre identité juive, Aharon Appelfeld, on se dit qu’en vous cohabitent de nombreuses identités juives. Votre personnage, Bruno, se sent juif, mais c’est comme s’il ne se reconnaissait pas dans une identité particulière, dans ces identités qui ont émergé après la guerre, alors, communiste, sioniste, orthodoxe. Est-ce que vous êtes toutes ces identités à la fois ?

Aharon Appelfeld : J’ai de la chance d’être un écrivain. Lorsque j’écris sur mes parents je suis comme eux un juif assimilé et européen, lorsque j’écris sur mes grands-parents, je suis un juif pratiquant et croyant et il ne me manque rien pour avoir cette identité-là. Lorsque j’écris sur mes oncles, comme eux je suis communiste et lorsque j’écris sur la guerre d’indépendance en Israël, d’Israël à laquelle j’ai participé, je suis 100% israélien.

Sophie Joubert : Merci Aharon Appelfeld. Et la fureur ne s’est pas encore tue paraît aux éditions de l’Olivier. Merci à Valérie Zénatti.



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