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Tewfik Hakem : Bonjour à toutes, bonjour à tous. Nous sommes le vendredi 16 mars et aujourd’hui sur France culture la journée est consacrée à la France et à l’Algérie, aux relations des deux pays, cinquante ans d’indépendance, cinquante ans d’allers-retours. Dès 6h 30, on retrouvera nos équipes installées à Alger : avec tout d’abord Marc Voinchet puis Emmanuel Laurentin, on verra commente en Algérie on célèbre les 50 ans des Accords d’Évian et de l’indépendance du pays, comment l’histoire de la Guerre d’Algérie est enseignée là-bas et comment les jeunes Algériens voient l’ancienne puissance coloniale. Mais juste avant, c’est-à-dire aux alentours de 6h20, on va s’intéresser au traitement de cet anniversaire par les télévisions françaises. Mais tout de suite, Benjamin Stora, pour son histoire de la Guerre d’Algérie, aujourd’hui quinzième épisode.
Benjamin Stora : Au moment du trentième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, en 1992, la production du travail historique sur la Guerre d’Algérie s’accélère et s’intensifie. En France particulièrement, de nombreux colloques universitaires se tiennent, et cela correspond bien entendu au moment d’ouverture des archives, des archives étatiques, des archives militaires en particulier, qui permet le déploiement de la recherche historique de manière beaucoup plus conséquente, car jusqu’alors les historiens travaillaient essentiellement sur deux sources principales : essentiellement les témoignages d’acteurs engagés dans le conflit mais également la presse qui était une source de renseignement tout à fait essentielle.
Depuis 1992, trente ans après la Guerre d’Algérie, les archives, progressivement les archives étatiques, les archives militaires jusqu’aux archives de la justice commencent à s’ouvrir et des thèses commencent à être soutenues, ce qui naturellement accélèrent la production du travail scientifique. Les colloques qui se tiennent, par exemple la Guerre d’Algérie et les Algériens, en 1997, donnent lieu à des publications, sous la direction de Charles-Robert Ageron [1], également un colloque organisé par Daniel Lefèvre, à la Sorbonne, en 2000, La Guerre d’Algérie en miroir des décolonisations françaises, publié en 2001 [2], et enfin l’ouvrage que j’ai publié moi-même avec Mohammed Harbi, en 2004, sur La guerre d’Algérie [3], signifient qu’une nouvelle génération de chercheurs commence à arriver, commence à émerger, qui n’a pas vécue la Guerre d’Algérie, ni même née en Algérie.
Avec cette émergence d’une nouvelle génération de chercheur, je pense en particulier à Sylvie Thénaut, qui a sorti un ouvrage sur la justice française pendant la Guerre d’Algérie, aux éditions de la Découverte [4], de Raphaëlle Branche, qui a soutenu un travail de thèse remarqué sur la torture pendant la Guerre d’Algérie, publié aux éditions Gallimard [5], eh bien une nouvelle génération de chercheurs, de jeunes femmes d’ailleurs pour la plupart, émergent, qui n’ont pas connus la Guerre d’Algérie. Évidemment, du côté algérien, dans un premier temps, l’urgence bien sûr ce n’est pas d’écrire cette histoire mais de bâtir cette société. Nous sommes dans une situation, au lendemain de l’indépendance de l’Algérie, très difficile, puisque les archives ont disparu, elles ont été transférées à Aix-en-Provence, donc les historiens qui veulent se mettre au travail de l’autre côté de la Méditerranée n’ont pas la possibilité d’avoir accès directement à ces archives très particulières. Néanmoins, il y a plusieurs tendances que l’on peut observer dans la production de l’histoire de la Guerre d’Algérie, en Algérie : des années 60 aux années 80, la tendance lourde, la tendance décisive, la tendance majeure est celle de l’affirmation de l’identité nationale dans la guerre, par la tendance affirmée à l’arabité et à l’Islam, avec la volonté, pour reprendre l’expression d’un historien algérien, de « décoloniser l’histoire ». Ce titre d’ouvrage de Mohamed-Cherif Sahli [6], qui donne précisément cette tendance majeure, « décoloniser l’histoire », nous avons une séquence où la pluralité est assimilée à un risque de division de la nation algérienne. L’urgence par conséquent est de trouver une idéologie forte qui légitime l’État nation, et nous avons la production de récits officiels qui glorifient le peuple unanime et qui met au secret les figures de la dissidence, soit les pères du nationalisme algérien, comme Ferhat Abbas ou Messali Hadj qui n’existe pas dans l’espace public, ou bien ceux qui ont été à l’origine de cette révolution et qui disparaissent des manuels scolaires, comme Mohamed Boudiaf, Krim Belkacem, etc. Mais pendant que s’opère cette fabrication d’un discours officiel de l’histoire de la guerre d’Algérie, il y a quand même des historiens qui produisent des contres discours, qui déconstruisent ce discours officiel. Le grand historien qui va émerger dans la fin de ces années 70, c’est d’abord Mohammed Harbi, qui à travers différents ouvrages, comme Aux origines du FLN [7], ou Le FLN : Mirage et réalité [8], va donner une autre vision de la guerre, une vision d’une complexité beaucoup plus forte, beaucoup plus grande. Il nous montre, il nous découvre le vrai visage du FLN, il critique la dimension populiste de ce qu’est cette organisation nationaliste, il envisage sa dimension messianique et religieuse, ce qui avait été peu fait jusqu’à présent, et surtout scrute les origines de la violence à l’œuvre dans le nationalisme algérien. Il y a également bien sûr le travail de Mahfoud Kaddache, un autre grand historien algérien, qui explique, dans son histoire du nationalisme algérien, le rôle joué par Messali. Il remet en scène Messali Hadj. Il y a l’ouvrage de Slimane Cheikh, sur l’Algérie en armes ou le temps des certitudes [9], qui est un ouvrage essentiel, qui donne lui aussi à voir la violence qui existe dans cette révolution, cette guerre de libération nationale algérienne.
Dans les années 80-90, d’autres ouvrages, d’autres historiens, je pense en particulier à l’ouvrage de Mohamed Teguia, L’Algérie en guerre [10], qui a été republié récemment avec une préface de Madeleine Ribeiro, le travail aussi d’Ali Haroun, sur la Fédération de France du FLN [11], qui a été publié aux Éditions du Seuil. Ces livres très intéressants, très importants, sont peu portés à la connaissance du public français, montrent une certaine volonté d’un travail historien qui existe de l’autre côté de la Méditerranée.
À côté de ces ouvrages à caractère généraux, existent des livres de biographies, des livres de mémoires bien évidemment, des livres d’autobiographie. On citera bien sûr les mémoires de Ferhat Abbas, Autopsie d’une guerre [12], qui est un récit de celui qui a été le premier président de la République algérienne, mais aussi les mémoires de Messali Hadj [13], qui sortent en 1982, et les mémoires de Hocine Aït Ahmed [14], qui sortent en 1983.
En Algérie, le travail d’histoire s’est considérablement accéléré à la fin des années 80 et tout au long des années 90, pour une raison évidente, pour une raison essentielle, c’est le déferlement de la violence en Algérie, tout au long de ces années 90. Dans ce déferlement de violence, les Algériens ont voulu comprendre la généalogie de cette violence, l’origine de cette violence, et de remonter par conséquent en amont, essayer de comprendre très exactement ce qui avait pu exister à l’intérieur de cette guerre d’indépendance livrée contre la France dans les années 54-62. C’est pour cela que tout une série d’études, une série de réflexions ont eu lieu autour de la question de la violence entre Algériens pendant la guerre de l’indépendance et qui ont pu être publiées dans les années 90. À cela il faut ajouter la libéralisation, l’ouverture du marché, avec la création de maison d’éditions indépendantes, ne dépendant pas directement du pouvoir, ce qui était le cas jusqu’à présent, la maison d’édition centrale en Algérie, pendant très longtemps, était la SNED, la Société nationale d’édition algérienne, qui avait le monopole d’édition d’ouvrage en Algérie. Or, là, dans les années 90, il y a multiplicité de maisons d’édition qui vont publier des ouvrages déjà parus en France, bien sûr, par exemple les ouvrages d’Yves Courrière, qui vont être publiés en Algérie. Un certain nombre d’ouvrages interdits d’auteurs Algériens vont aussi être publiés tout au long des années 90. Je pense en particulier aux ouvrages de Mohammed Harbi qui vont être publiés en Algérie durant toute cette période-là, puis des ouvrages d’acteurs politiques du nationalisme algérien qui vont être publier tout au long des années 90, les mémoires de Benyoucef Benkhedda, qui a été le deuxième président du GPRA, les mémoires de Saâd Dahlab ou de Redha Malek, qui ont été des négociateurs très importants des Accords d’Évian, les mémoires d’Abderrezak Bouhara, qui a été aussi un homme très important auprès de Houari Boumédiène ans l’armée des frontières.
Ce sont là quelques exemples d’ouvrages, de mémoires mais aussi de documents qui sont publiés. Je pense en particulier à la publication de Mabrouk Belhocine sur La correspondance Alger - le Caire [15], ou comment s’est établie cette sorte liaison entre le nationalisme algérien et l’État Égyptien. Ce sont des documents clefs, des documents décisifs portés à la connaissance de la jeune génération algérienne.
Donc, il y a tout au long des années 90 la volonté, qui existe en Algérie, d’essayer de sortir d’une sorte d’histoire unanimiste, d’une histoire officielle, d’une histoire qui redonne la parole aux acteurs, qui sorte de l’ombre un certain nombre d’acteurs. Il y a eu accélération de production d’ouvrages, notamment après 1999, on a vu réapparaître des personnages sur la scène médiatique, comme Messali, puisque l’aéroport de Tlemcen porte désormais son nom, mais également l’université de Sétif qui aujourd’hui s’appelle l’Université Ferhat Abbas. Des ouvrages de Ferhat Abbas sont maintenant en Algérie sur le marché et la jeune génération peut avoir accès plus directement à ces sources qui sont tout à fait évidentes, tout a fait essentielles à la compréhension du drame que l’Algérie traverse.
Donc, l’Algérie doit faire face à son passé. Cette excuse qui était celle de la France qui ne s’était pas confrontée à son passée colonial n’est plus de mise. Il faut que les Algériens se réapproprient cette histoire, cette histoire complexe, cette histoire difficile, cette histoire compliquée, et ils commencent à la fier. Évidemment, il y a des difficultés. D’abord parce que cette histoire n’est pas encore totalement libre du pouvoir politique, il y a des instrumentalisations qui s’opèrent dans l’écriture de l’histoire en Algérie. Il y a aussi des difficultés pour aller aux archives à Aix-en-Provence, aux archives en France, parce qu’il n’y a pas beaucoup de visas qui sont délivrés aux historiens algériens pour aller travailler librement en France, les archives algériennes sont très faibles puisque la plupart des archives algériennes du FLN sont des archives militantes, ce sont les militants qui sont les plus à même de donner leurs archives. Je dis cela parce qu’étant allé très récemment à un colloque à Tlemcen, organisé à la mémoire du colonel Lotfi, qui été un des dirigeant de la Wilaya V, j’ai pu constater à quel point ce sont les acteurs vivants toujours en Algérie qui possédaient encore énormément de témoignages, d’archives, de documents, de mémoires, de bandes sonores, y compris de photographies, d’archives visuelles. Et toutes ces archives-là sont encore la propriété de témoins, d’acteurs ou la propriété de familles et n’ont pas été versées à l’État, ce qui signifie aussi une difficulté qu’a l’État d’organiser un système d’archives en rapport avec sa légitimité politique. Néanmoins, le travail de l’histoire avance, des deux rives de la Méditerranée, et véritablement depuis maintenant quelques années nous sommes passés de la mémoire à l’histoire.
Tewfik Hakem : La série de Benjamin Stora continue. Prochain épisode lundi. Vendredi 16 mars, journée spéciale sur France Culture, consacrée aux cinquante ans de l’indépendance algérienne. Cinquante ans de va et vient entre le passé et le présent, entre la France et l’Algérie. Dès 6h30, on retrouvera nos équipes à Alger pour voir comment cet anniversaire est célébré, enseigné, vécu, là-bas en Algérie.
En attendant, on peut décrypter comment ce cinquantenaire des Accords d’Évian et de l’indépendance algérienne est traité par les chaines de télévision françaises, le service public en particulier. Dimanche dernier, sur France 2, une première, un film retraçant la Guerre d’Algérie à l’aide d’archives, dont certaines étaient inédites et très violentes, a été diffusé à 20h 30. Un film de Gabriel Le Bomin et Benjamin Stora. Ce documentaire a attiré près de trois millions trois cents mille spectateurs. Peut-on tout dire, tout montrer de cette guerre, cinquante ans après sa fin officielle ou faut-il prendre des précautions ? Pour répondre à ces questions, j’ai invité ce matin Fabrice Puchault, responsable des documentaires sur France 2 et le réalisateur du film,[Guerre d’Algérie : la déchirure 1954 - 1962]. Un film à base d’archives. On se rend compte maintenant que cette guerre qui a été longtemps tue, oubliée, ignorée, a été en revanche très filmée.
Donc, première question, Gabriel Le Bomin, d’où proviennent ces images d’archives ?
Gabriel Le Bomin : Pour construire ce film, ce récit tout en images, qui dure 2h, on a bénéficié d’une masse d’images exceptionnelle. J’avais dans ma salle de montage 140h de rushes issus de 300h de visionnage.
Tewfik Hakem : La Plupart des archives de votre documentaire, ce que je viens de dire, elles proviennent d’où ?
Gabriel Le Bomin : Les sources sont multiples. D’abord l’armée française qui nous a largement ouvert sa cinémathèque et nous a permis d’accéder aux rushes qui étaient tournées en Algérie à ce moment-là, l’ensemble du fond algérien a été visionné et utilisé.
Tewfik Hakem : Parce qu’il a été récemment déclassifié ?
Gabriel Le Bomin : Il a été d’abord numérisé, les rushes sont accessibles de façon très facile, très directe par rapport à une époque où il fallait manipuler des bobines de films, ce qui était très lourd. Et on a eu le droit d’utiliser un film qui était effectivement classé, un film qu’on pouvait consulter mais ne pas diffuser auprès du grand public, il était au coffre, comme disent les militaires, tout simplement parce que le niveau de violence des images enregistrées est tel que les militaires préféraient ne pas le montrer.
Tewfik Hakem : Montrer les images, même quand elles sont insoutenables, restituer les faits, raconter ce que fut cette guerre d’une manière factuelle et pédagogique, ça, c’était votre objectif depuis le début ?
Gabriel Le Bomin : L’objectif était de trouver la bonne distance par rapport à cette histoire de feu, de sang, de passion, de déchirure, trouver cette distance qui permet à la fois d’être dans la pédagogie, c’est-à-dire d’expliquer clairement le déroulement des événement mais aussi d’être dans un récit grand public et de la raconter avec des émotions. On était en permanence sur cet équilibre entre…
Tewfik Hakem : Récit grand public, donc des émotions ?
Gabriel Le Bomin : Oui, je pense que le grand public marche à une histoire parce qu’on crée de l’empathie et que l’on génère des émotions.
Tewfik Hakem : Et le commentaire est lu par un acteur français d’origine algérienne, Kad Merad. Fabrice Puchault, bonjour. Vous dirigez l’unité de documentaire à France 2.
Fabrice Puchault : Bonjour.
Tewfik Hakem : Programmer à 20h 30 un documentaire sur la Guerre d’Algérie, c’est très particulier. C’est la première fois que cela passe peut-être à une heure grand public, à 20h 30, avec des images qui sont violentes, est-ce qu’on se pose des questions ? Est-ce qu’on prend des précautions ?
Fabrice Puchault : Inédit, un film sur la Guerre d’Algérie, il y a eu par exemple un précédent important, L’ennemi intime, le film documentaire de Patrick Rotman, qui a été diffusé en « Prime time ». Néanmoins, c’est la première fois qu’un film retrace la totalité de la Guerre d’Algérie avec des mages de l’époque. Est-ce qu’on se pose des questions ? Bien évidemment parce qu’aller en « Prime time » pour un documentaire, c’est un enjeu. Un enjeu particulier parce que ce n’est pas une forme si facile que cela mais cela fait parie des missions de France 2, et je dois dire que l’on ne m’a pas demandé de prendre des précautions particulières, parce que la précaution principale, c’est de dire l’histoire et de la dire de la façon la plus rigoureuse possible.
Tewfik Hakem : Mais quand on veut s’adresser à un grand public, quand on fait un programme de « Prime time », Gabriel Le Bomin parlait de jouer avec les émotions avec la mise en scène, il est aussi question de ça ?
Fabrice Puchault : Tout à fait, mais Gabriel ne disait pas jouer avec les émotions, il disait créer de l’émotion. Je crois qu’à partir du moment où l’on raconte une histoire, à partir du moment où l’on se met dans la position de celui qui raconte, du conteur, la dimension narrative est une dimension faite aussi d’émotions, aucun récit n’y échappe. Et le récit de l’histoire, nous ne faisons pas un cours d’histoire, la télévision n’est pas l’école ni l’université, néanmoins avec toute la rigueur de l’historien, il faut effectivement il faut effectivement proposer un récit cinématographique de cette guerre. Et un récit cinématographique n’échappe pas aux règles du récit, c’est-à-dire qu’effectivement ces récits vont nous procurer de l’émotion, ce n’est pas la recherche des émotions, quand vous avez affaire à des images aussi brutales. Évidemment elles créent des émotions, c’est à nous de les encadrer, de les construire et à leur donner du sens.
Tewfik Hakem : Vous avez travaillé avec France 2 pour la réalisation de ce documentaire en compagnie de Benjamin Stora ? Auriez-vous fait le même film si cela avait été pour le cinéma, par exemple ?
Gabriel Le Bomin : Oui, je ne me suis pas posé les questions dans ces termes-là. J’avais une histoire à raconter, j’avais des événements à mettre en perspective, j’avais des liens de cause à effet à trouver, j’avais des personnages à faire entrer dans cette histoire, le film est raconté par les personnages, c’est-à-dire qu’il est raconté par les hommes, par les humains, plus que par les événements eux-mêmes. Le dialogue avec la chaîne a été permanent, j’avais conscience des enjeux, des responsabilités qui étaient les miennes aussi, parce que s’adresser au plus grand nombre, à une heure de grande écoute, sur un sujet aussi complexe, cela demande un certain sens des responsabilité à mon avis, on a coopéré de façon intelligente. Quand la chaîne me demandait de réfléchir à certaines séquences ou d’intégrer des éléments que j’avais oubliés, je comprenais bien pourquoi, parce que je crois qu’il y a de leur point de point de vue le sens du public en permanence, c’est-à-dire l’attention portée à la réception du film. Et pour moi, c’est important, parce que pour moi réalisateur du film, c’est quelque chose que j’ai toujours en tête, y compris pour le cinéma.
Fabrice Puchault : Ce n’est pas, si je puis me permettre la recherche de l’audience, c’est la recherche aussi de notre responsabilité, parce que si l’on raconte cette histoire en première partie de soirée, c’est pour que tous puissent s’en emparer. C’est parce que cette histoire, la guerre de 54 à 62, n’ayant pas été dite de façon globale encore, il faut véritablement l’ambition et qu’elle puisse être entendue par le plus grand nombre. Il ne s’agit pas de céder à la facilité mais des savoir que l’on va raconter cette histoire en espérant que tout le monde se l’approprie.
Tewfik Hakem : Ces commémorations du cinquantenaire des Accords d’Évian, de l’indépendance algérienne, interviennent alors qu’en Algérie on s’apprête à vivre des moments d’élection, des élections législatives, on va voir tout à l’heure avec Emmanuel Laurentin et Marc Voinchet, comment ces deux événements peuvent se retrouver. En France ce sont les élections présidentielles. C’est la première fois que tous les candidats de l’élection présidentielle n’ont pas participé de manière directe à la Guerre d’Algérie, on est passé à la génération d’après. Est-ce qu’à un certain moment vous vous êtes posé la question de savoir si ce propos, la Guerre d’Algérie, l’histoire de la Guerre d’Algérie, les séquelles de cette guerre, la mémoire de cette guerre peut intervenir, rencontrer l’échéance présidentielle, les débats autour de l’élection présidentielle ?
Fabrice Puchault : Moi, je ne me suis pas posé la question comme ça, mais je pense qu’évidemment ce film parle de la France, et de l’Algérie, mais aussi de la France. Ce qu’est la France aujourd’hui, c’est aussi le résultat d’une histoire, d’une histoire complexe et contradictoire. Quand on nous parle d’identité française, moi j’aime à penser que nous sommes le fruit d’histoires multiples. Kad Mérad, son père est d’origine algérienne, sa maman est Berrichonne, je crois. Il est parfaitement ce qu’est la France. C’est-à-dire un multiple, une identité complexe et contradictoire. Je pense que nous sommes tous une part d’autre chose mais nous sommes aussi et très fortement une part de cette histoire. Ce sont nos pères qui ont fait la Guerre d’Algérie, nous avons été marqués par cette guerre même sans le savoir, elle nous constitue, et je pense, non pas de participer aux discours et aux enjeux de l’élection présidentielle de façon directe parce que cela serait absurde, mais simplement qu’on puisse partager tous ensemble, que le plus grand nombre puisse partager cette histoire complexe, le fait que oui la France vient de tas de chose différentes. Voilà, c’était ça, mais est-ce que c’était une participation au débat présidentiel, je n’en sais rien.
Tewfik Hakem : Vous n’avez pas peur, pour aller très vite, que la Guerre d’Algérie s’invite dans le débat pour les élections présidentielles ?
Fabrice Puchault : Je ne suis pas un grand clerc et je serais incapable d’en dire grand-chose. Peur, pas peur ? Je ne sais si cela sera une bonne chose, une mauvaise chose. Je ne sais pas si c’est véritablement dans les préoccupations actuelles de l’élection présidentielle. Je ne sais pas. Je ne pourrais pas vous répondre. Ce que je sais, c’est que tous ces films d’histoire que nous essayons de faire sur France 2 en « Prime time » tendent à toucher effectivement ce d’où nous venons. D’où venons-nous, qui est toujours essentiel à réfléchir.
Tewfik Hakem : Gabriel Le Bomin ?
Gabriel Le Bomin : Moi, quand j’ai abordé ce projet, il y a un peu moins d’un an, j’ai une image qui m’est venue en tête, qui m’avait marquée quand j’étais adolescent, sur un autre conflit, qui est le président Mitterrand et le Chancelier Kohl main dans la main devant les soldats de Verdun. Je crois que c’était cinquante ans ou soixante ans après la fin de la Deuxième guerre mondiale [16] Et je me suis dit, peut-être que pour les cinquante ans de la fin du conflit algérien, on aura ce type d’image-là : deux leaders politiques, l’un Français l’autre Algérien, devant un monument commun, main dans la main ou en tout cas se donnant une accolade ou un signe…

Tewfik Hakem : Ce n’est pas le cas.
Gabriel Le Bomin : Le signe n’est pas venu. En revanche, si le champ politique, n’a pas été investi de ces commémorations l’ensemble du champ culturel, médiatique et journalistique l’est complètement. Je crois qu’il y a une centaine d’ouvrages sur le sujet qui paraissent, il y a des émissions, comme la vôtre, des émissions de télévision, des films à la télé à 20h 30, d’autres en deuxième partie de soirée, d’autres l’après-midi, c’est foisonnant. Cela veut dire que le public va partager cette commémoration même si elle ne pénètre pas le champ politique.
Tewfik Hakem : Merci beaucoup Gabriel Le Bomin. Pour terminer Fabrice Puchault est-ce que cette soirée qui démarre les programmes de France 2 autour des commémorations de l’indépendance algérienne, des cinquante ans des Accords d’Évian, est cruciale pour vous ? Est-ce que vous allez guetter les réactions, peut-être pas l’audimat ?
Fabrice Puchault : L’audience, si, bien sûr ! Nous allons regarder l’audience, c’est très important parce que quand on met un documentaire en première partie de soirée, c’est justement pour qu’il touche le plus grand nombre. Notre objectif n’est pas d’aligner des chiffres, des chiffres importants. Notre objectif et notre mission de service est de favoriser la rencontre avec le public, le partage et l’enrichissement. Vitez, regardait le nombre de sièges qu’il y avait d’occupés dans sa salle de théâtre. Eh bien oui, on fait des œuvres, pas moi mais les réalisateurs, les auteurs, et nous les mettons à la disposition du public, nous les offrons au public de façon à provoquer cette rencontre avec le public. Nous avons envie que le plus grand nombre de gens puissent regarder ça. Ce n’est pas une question de publicité, nous n’en avons plus. Ce n’est pas une question de cibles nous ne cherchons qu’cible, mais c’est : va-t-on réussir à partager cette histoire avec le plus grand nombre ? Ça, c’est la première chose. La deuxième chose…
Tewfik Hakem : Pour les réactions, oui…
Fabrice Puchault : Sur les réactions, un film qui vit est un film qui fait réagir.
Tewfik Hakem : Ce que je veux dire, c’est que la Guerre d’Algérie reste encore aujourd’hui un sujet sensible.
Fabrice Puchault : C’est un sujet très sensible, oui. On va voir les réactions. Je ne sais pas puisque c’est la première fois que se fait un film qui essaye de dire l’histoire et non pas qui essaye d’abolir la dimension des mémoires concurrentes, qui peuvent se livrer bataille, de façon à tenter de dire l’histoire. Donc, je ne sais pas quelles vont être les réactions. Mais oui nous y serons très attentifs parce que c’est aussi cela la vie d’un film, c’est ce qu’il provoque. La deuxième chose, c’est important aussi parce que comme c’est le premier film, il donne peut-être, espérons-le en tout cas, le La à toute une programmation qui sera faite sur France télévision. Il y aura des fictions, il y aura des documentaires sur France 3, sur France 5, encore un autre sur France 2, le 27 mars, qui s’appelle Troufions, sur les appelés celui-là. Là pour le coup ce sont des témoignages. C’est un film complètement différents, ce sont des gens qui témoignent qui racontent ce qu’ils n’ont jamais raconté, c’est-à-dire leur Guerre d’Algérie à eux, de troufions, d’appelés du contingent. Et il y aura des tas d’autres films jusqu’au mois de juillet, pour parler de ce qu’a été l’Algérie, l’Algérie et la France, la guerre, les séquelles de la guerre, ce qu’est devenue l’Algérie, l’Algérie depuis les années 60, que sais-je ! Des fictions, des documentaires sur l’ensemble des chaines de France Télévision, oui, c’est un dispositif important parce que la commémoration des Accords d’Évian est l’occasion de véritablement parler de ce qui nous traverse, et cette histoire nous traverse.
Tewfik Hakem : Merci Fabrice Puchault. Je rappelle que vous êtes directeur de l’unité documentaire à France 2. Merci à Gabriel Le Bomin d’être venu aussi ce matin. Gabriel Le Bomin, qui est coréalisateur, avec Benjamin Stora, de Guerre d’Algérie, la déchirure, film en deux parties qui sera diffué ce dimanche à 20h30, sur France 2.
Un autre jour est possible, c’est terminé. C’est une émission préparé avec Arthur Bedouin, réalisée par Dominique Briffaut, avec, aujourd’hui, à la technique Anil Bosselet.
Vous pouvez réécouter cette émission en passant par la page de l’émission Un autre jour est possible. Excellent week-end, j’espère vous retrouver lundi à 6h.