Une mémoire radiophonique
Êtes-vous chanceux ? En permanence et ostensiblement cela peut-être irritant pour les autres, celles et ceux qui se sentent malchanceux, ou insuffisamment chanceux. Au début des années soixante, Marguerite Taos avait crée une émission au titre très explicite, « L’étoile de chance ». Une personnalité est invitée à dévoiler sa biographie, son itinéraire, et les étoiles de la chance qui ont permis l’éclosion de sa vocation. Pour autant il n’était pas toujours question de chance. Le 9 mai 1962, la duchesse Edmée de La Rochefoucauld était l’invitée de la chaîne parisienne. Edmée de La Rochefoucauld écrivain, biographe, elle était alors également jury du prix Femina.
« L’étoile de chance », une émission de Marguerite Taos. Aujourd’hui, la duchesse de La Rochefoucauld, réalisation Marcel Sicard.
Marguerite Taos Amrouche : Edmée de La Rochefoucauld, à vous qui prisait tant la réserve dans l’éloge, à vous qui savait allier merveilleusement dans vos écrits la discrétion et la ferveur, je voudrais rendre ici hommage au nom de toutes les femmes de France, et même du monde, car nous vous devons toutes de vous payer un tribut d’admiration non seulement pour l’ardente lutte que vous avez menée en faveur de l’émancipation de la femme française et son accession aux droits politiques mais aussi pour votre attitude exemplaire dans la vie. Vous êtes gênée par ce que je vous dis, n’est-ce pas ?
Edmée de La Rochefoucauld :…
Marguerite Taos Amrouche : Je le voie bien et je vous e demande pardon. Mais moi, à travers cette réserve qui vous caractérise je sens tant de vraie générosité et de chaleur humaine, tant de curiosité passionnée, je dirais même d’ardeur, de fièvre dans la lucidité, comme l’atteste vos émouvantes biographies de Paul Valery, Anna de Nouailles et Léon-Paul Fargue. Aussi à cet hommage, vous nous permettrai d’associer votre fils, le compositeur François de la Rochefoucauld, qui a écrit la musique des contes d’Andersen, interprété par Jean-Michel Damase. Je pense que vous ne verrez aucun inconvénient à ce que nos auditeurs écoutent une musique aussi jolie ?
Edmée de La Rochefoucauld : J’en serai tout à fait charmée.
Marguerite Taos Amrouche : Pour ma part, je ne peux pas oublier l’accueil que vous m’avez réservé quand je suis venue vous voir pour vous demander de réfléchir à l’intervention de la chance dans votre beau destin. Vous m’avez montré certains de vos trésors, le portrait de Paul Valery notamment, et c’est pourquoi, Madame, dans votre sillage, pénètre dans ce studio, fort gris, le cortège de vos prestigieux amis : Anna de Nouailles avec ses beaux yeux couleurs de jour, l’expression est de vous, Paul Valéry, Valery Larbaud et Léon-Paul Fargue que j’ai eu le grand bonheur d’approcher très peu avant sa mort. Alors, maintenant, nous attendons de vous que vous vouliez bien nous raconter les multiples formes que la chance a prise de pénétrer dans votre vie.
Edmée de La Rochefoucauld : C’est une question forte embarrassante. Vous m’obligez à revenir très loin en arrière. Peut-être lorsque j’ai eu quinze ans une certaine fatigue qui m’empêchait de continuer mes études et qui a déterminé mes parents à me faire apprendre la peinture, pour que je reste très longtemps en plein air, a été une chance, puisque par la suite, ayant pris des leçons avec le charmant Lévy-Dhurmer, et ensuite avec le maître Axilette, j’ai pu peindre certains amis, que vous avez nommés, et trouver là peut-être une très grande joie en même temps que ma santé s’était rétablie pendant mon adolescence. Voilà une chance, peut-être en ai-je eu une autre avec une autre maladie.
Marguerite Taos Amrouche : Parce que, voyez-vous, pour un observateur distrait, la naissance vous a gâtée, aussi bien vous auriez pu vous contenter d’être une femme comblée, menant une vie facile, et même oisive. Or, vous donnez le spectacle d’une activité très grande. Donc, ce que j’aimerais savoir c’est comment la chance est entrée dans l’existence de la petite Edmée de Fels pour en faire un écrivain, un peintre, la présidente de l’Union nationale des femmes, l’un des membres prépondérant du jury Femina, l’amie de biologistes et de savants, et la biographe de Paul Valery, comme je l’ai dit tout à l’heure, d’Anna de Nouailles, Léon-Paul Fargue, etc., sans parler aussi de l’écrivain qui nous vaut vingt livres, dont de très beaux poèmes, d’une forme très précise et pleins de frémissements néanmoins.
Edmée de La Rochefoucauld : Je pense que ma première chance est d’avoir eu des parents assez remarquables. Mon père était écrivain. C’est grâce à lui, au moment où il dirigeait la Revue de Paris, que j’ai commencé mes études sur l’auteur de La Jeune parque, c’est-à-dire Paul Valery, à la fin d’une scarlatine. Comme j’étais obligée de rester en quarantaine, mon père, très gentiment, pour m’occuper m’a suggéré de faire un premier article qui a été suivi, peut-être d’un trop grand nombre, d’autres articles sur ce maître fascinant. Ma mère était très féministe. C’est à elle que je dois cette tournure d’esprit. J’ai continué son action, j’ai eu la chance, qu’elle n’a pas eue, de voir réussir nos efforts, puisque malheureusement elle est morte en 43 et que c’est en 44 que nous avons reçus en France les droits politiques.
Marguerite Taos Amrouche : À un an près, alors !
Edmée de La Rochefoucauld : Exactement !
Marguerite Taos Amrouche : Mais comment il se fait que des êtres aussi extraordinaires aient non seulement traversés votre voie mais qu’ils soient devenus les compagnons de votre pensée ?
Edmée de La Rochefoucauld : Eh bien, j’ai très grande curiosité de toutes choses : des sciences, de l’histoire, de l’art, et chacun de ces êtres évidement…
Marguerite Taos Amrouche : Vous a enrichie ?
Edmée de La Rochefoucauld : A satisfait dans une certaine mesure cette curiosité. Par exemple les savants : Maurice de Broglie ou Collery, m’ont permis très aimablement de pénétrer dans leur laboratoire. J’ai connu aussi le père Teilhard de Chardin et ses magnifiques synthèses. J’ai eu la chance de rencontrer Monsieur Deslandres, qui était le directeur de l’Observatoire de Meudon et qui m’a permis d’aller à l’Observatoire, qui m’a ouvert les portes du ciel, si j’ose dire. J’ai vu aussi Jean Perrin, qui avait découvert l’atome en son temps. Je dois dire que j’ai aussi beaucoup fréquenté les conférences du Conservatoire des arts et métiers où j’ai eu la chance de rencontrer Langevin, Madame Curie, Painlevé,…
Marguerite Taos Amrouche : Mais pour ce qui est des voyages, Madame, qui vous a incité à élargir à ce point votre horizon, car je crois que vous êtes grande voyageuse ?
Edmée de La Rochefoucauld : Oui, c’est exact, j’ai vu beaucoup de pays. Eh bien, je pense que c’est parce que j’avais pris l’habitude de faire des conférences en province, pour préparer les femmes à obtenir et à user des droits politiques ; l’Alliance française m’a désigné pour faire des conférences à l’étranger, ainsi j’ai été en Amérique du Nord, dont j’ai conservé un souvenir merveilleux, toutes les villes américains sont différentes, elles ont chacune leur intérêt, leur charme, leur physionomie ; j’ai été en Amérique du Sud aussi, j’aime beaucoup les pays exotiques ; en Afrique noire ; naturellement dans toute l’Afrique du Nord, en Iran, au Japon. Je dois dire que l’homme aujourd’hui doit être planétaire, évidemment le cinéma y pourvoie mais enfin c’est une grande chance, puisque vous aimez ce mot, de pouvoir se rendre dans les pays même, de connaître les habitants, leurs mœurs, leur diversité. Parce que si je me sens évidemment l’âme planétaire un peu comme le père Teilhard, j’ai aussi un très grand goût de l’aspect très différent de chaque pays, et je les aime tous.
Marguerite Taos Amrouche : Vous venez de me taquiner un petit peu sur le mot chance. Est-ce que vous n’y croiriez pas par hasard ?
Edmée de La Rochefoucauld : Pour dire la vérité, je n’y ai jamais énormément réfléchie. Je ne crois pas que la chance joue un très rôle dans mon esprit. Et lorsque j’ai écrit les biographies par exemple, auxquelles vous faisiez allusion, je n’ai jamais pensé au rôle que la chance pouvait avoir dans la vie des ces êtres remarquables.
Marguerite Taos Amrouche : Peut-être que vous donnez à la chance un autre nom ? Moi, je la voie sous forme d’étoile, d’où si vous voulez le titre de mon émission.
Edmée de La Rochefoucauld : Eh bien, on a dit que le génie était une certaine impatience mais on a ajouté aussi que c’était une longue patience. Je crois que la chance c’est de pouvoir continuer à travers toute son existence un long effort, et tout le monde évidemment n’a peut-être pas la possibilité de le faire. Je l’ai remarqué chez tous les êtres exceptionnels. Par exemple, puisque nous parlions de Valéry, jusque la fin de son existence il se considérait comme un étudiant, il disait : je suis un vieil étudiant. Il avait une faculté d’apprendre, de travailler qui ne s’est démentie que dans les dernières semaines de son existence. C’est ça la chance, il me semble.
Marguerite Taos Amrouche : Bien sûr, l’endurance dans certains cas, la foi, la façon de tirer profit pour le plein épanouissement de l’âme et du cœur d’une épreuve, mais tant d’êtres n’ont pas ces ressources !
Edmée de La Rochefoucauld : C’est possible, peut-être n’ont-ils pratiqués suffisamment les moralistes, puisque je pense que vous voulez me poser une question à ce sujet, ayant le goût de faire des observations, les sentences morales. Goût que j’ai pris peut-être dans…
Marguerite Taos Amrouche : L’étude de La Rochefoucauld, peut-être ?
Edmée de La Rochefoucauld : Dans ma première jeunesse en lisant beaucoup Pascal, et certainement La Rochefoucauld. Je crois que les moralistes sont peut-être un peu abandonnés aujourd’hui et que leur lecteur peut vous donner justement ce courage, le mot courage est un mot que j’aime beaucoup, de vivre de persévérer dans ce que l’on a entrepris.
Marguerite Taos Amrouche : Mais Madame, d’où vous vient ce goût que vous avez pour la découverte des peuples qui vous sont pourtant en apparence les plus lointains ?
Edmée de La Rochefoucauld : Je pense que nous avons besoin de tout connaître, simplement j’ai fait des mathématiques, c’est aussi une chose très spéciale, je pense que les mathématiques sont peut-être à l’extrême pointe de ce que notre esprit peut concevoir, peut être que le contact avec les peuples, surtout dans ce qu’ils ont de plus original, de plus primitif, nous permet justement de tirer en quelque sorte une ligne depuis le commencement de l’histoire de l’homme jusque justement les mathématiques qui sont je crois l’aboutissement de l’esprit d’humain.
Marguerite Taos Amrouche : C’est pourquoi vous attachez tant de prix aux traditions je crois, aux traditions des peuples que vous dites primitifs ?
Edmée de La Rochefoucauld : Oui, cela m’intéresse beaucoup, vous en savez quelque chose puisque j’aimerais beaucoup entendre vos chants berbères, que vous interprétez certainement d’une manière remarquable.
Marguerite Taos Amrouche : Un jour, je me ferai une grande joie de vous les révéler Madame et je suis sûre qu’ils seront très, très bien entendus et reçus de vous. Avant de nous quitter Madame, vous me permettrez peut-être de donner lecture de l’un de vos poèmes, extrait de « Plus loin que Bételgeuse », une petite plaquette signée Gilbert Mauge, votre pseudonyme pour certains de vos livres. Ce poème s’appelle, je le dis pour les amis qui nous écoutent : « Voici qu’enfin je dis le tout dernier adieu »
Voici qu’enfin je dis le tout dernier adieuMoi qui ne voulais voir sans toi ni ciel ni lieuJe m’avance et voici la fleur,la douce feuille vers quoi m’amène ce tempsque sans toi elle cueilleVoici les pas déjà j’ai fait sur le solquel oiseau chatait là ? Fauvette ou rossignole ?Loin de cette pelouse absurdement fleurieJe m’en vais, je m’en vais vers le bout de ma vieDes nuits de pleurs, des jours, des soirs et du matinJe sais que je pourrai marcher jusqu’à la finDes soleils et des ciels, des grandes nébuleusesQue je pourrai marcher à l’endroit, à l’enversDu temps, de l’universSans jamais retrouver les minutes heureusesEt sans que je rencontre, hiver, printemps, été,L’éclair d’un instant l’être que tu as étéTu n’es pas dans ce parc, dans aucun autre au monde.Celui que tu fus n’est nulle part dans le monde,Et je ne te rencontreraiPlus loin que Bételgeuse ou le Cygne, jamais
C’était « L’étoile de chance », une émission de Marguerite Taos. Aujourd’hui, la duchesse de La Rochefoucauld. Prise de son Michel Sivelinge, collaboration technique André Coudet, assistant Marc Darno, réalisation Marcel Sicard.