Deux hommes proches et dissemblables.
Parler dans ces lieux qu’ils ont tant fréquentés de Jean Pierre Vernant et de Pierre Vidal-Naquet est doublement difficile, d’abord par ce que leur présence est encore si proche que le travail de deuil est inaccompli, ensuite par ce qu’on ne peut penser à eux sans évoquer bien des figures qui ont permis leur présence en Italie du Sud : Georges Vallet, Ettore Lepore et Maurizio Taddei parmi bien d’autres. Vernant et Vidal aimaient passionnément le Mezzogiorno qu’ils avaient découvert l’un et l’autre au cours de voyages restés fameux dans leur mémoire et dans celle de leurs proches. Ils y étaient attirés autant par les gens, que par les paysages et les sites. Vallet qui a été un si bon passeur entre culture italienne et culture française, Lepore qui de sa chaire à l’Université de Naples rayonnait sur toute l’Europe, et transformait l’histoire ancienne en histoire totale par le seul exercice de son verbe, ont contribué à faire de l’un et de l’autre des habitués de la cité parthénopéenne. Ils ont permis d’établir un dialogue unique entre ce qui se faisait à Paris dans le champ de l’histoire ancienne et la tradition napolitaine, celle de Vico et de B.Croce. Le colloque d’Ischia (1977) organisé par Bruno d’Agostino, et l’alors tout jeune séminaire de Studi classici de l’Istituto Orientale, reste sans doute la trace la plus nette et la plus forte de ces échanges. Bien avant les études devenues banales sur les pratiques funéraires dans le monde ancien, B. d’Agostino avait compris tout ce que l’archéologue pouvait tirer des réflexions de Vernant sur la mort et du travail de Vidal sur l’initiation. Le colloque d’Ischia créait sans doute pour la première fois les conditions d’un échange fructueux entre archéologues et historiens, et en même temps il adoptait une approche comparatiste qui étendait la question de l’interprétation des pratiques funéraires à la plupart des civilisations de l’Antiquité. Charles Malamoud qui nous a fait l’amitié d’être présent aujourd’hui, parlait de l’Inde, G. Gnoli de la Perse, E. Cassin du monde mésopotamien, C. Barocas de l’Égypte et D. Lombard de l’Indonésie contemporaine. Le colloque d’Ischia a été suivi de bien d’autres rencontres qui ont toutes débouché sur des échanges fertiles dont les numéros d’AION et ensuite de Métis sont le produit. Le lien entre le centre de recherches comparées et Naples est devenu structurel, et la visite qu’E. Lepore effectua au Collège de France à l’invitation de Vernant restera comme un moment mémorable de ce flux continu d’échanges et de discussions qui ont vu les uns et les autres se succéder comme conférenciers, professeurs invités, et participants à toutes sortes de projets communs. Vernant et Vidal étaient les hôtes assidus des fouilles que B. d’Agostino avait lancé à Pontecagnano, à Eboli, à Moio, comme du chantier de Paestum dirigé par E. Greco, ils ont soutenu, voire préfacé, des entreprises comme « la cité des images » présentée et éditée à Salerne et Modène grâce à Angela Pontrandolfo. Ce lien si fort n’était pas limité à la ville de Naples il s’étendait au Mezzogiorno dans son ensemble, entendu à la façon de Lepore, comme une terre de luttes et d’espoirs. Les rapports entre eux et le milieu scientifique d’Italie du sud n’étaient pas que scientifiques, ils étaient amicaux et politiques à un moment ou le « peuple de gauche » pensait que le voie italienne du communisme pouvait être un modèle pour l’Europe…
Vernant et Vidal étaient des personnalités exceptionnelles qui se voulaient des intellectuels engagés au sens que ce mot avait après la seconde guerre mondiale. Seize ans les séparaient, une demi génération et, par delà cet écart d’âge, la différence de style était éclatante. Vernant avait été marqué par la mort de son père durant la première guerre mondiale, Vidal par la déportation des siens pendant la seconde. Les deux frères Vernant avaient perdu aussi leur mère très jeune et cela expliquait selon Jipé, comme nous l’appelions affectueusement, son engagement collectif, sa vision de l’intellectuel comme le membre d’une chaîne solidaire. Vidal était hanté par ce qu’il appelle dans ses mémoires la brisure, ce jour de Mai 1944 où la police allemande avait enlevé ses parents et failli arrêter lui-même avec son frère et sa sœur. A l’origine de la vocation historique de Vidal et de la vocation philosophique de Vernant il y a cet événement déterminant de la disparition précoce des parents, la nécessité d’affronter seul le monde dans un contexte de crise, avant guerre pour Jipé, après guerre pour Pierre : au moment crucial de leur formation intellectuelle l’un et l’autre ont dû en quelque sorte pour reprendre un mot de Vernant « se faire eux-mêmes ». Mais les contrastes de formation, de tempérament, de style sont plus forts que les ressemblances, deux hommes si proches et si différents pourrait-on dire.
Chez Vernant, il y avait un côté Zeus. Non pas qu’il ait incarné une figure royale mais Zeus dans le sens où, le premier mot qu’il prononçait vous installait dans un univers d’intelligibilité et de lisibilité que je n’ai connu chez presque personne d’autres. J’ai eu la chance de rencontrer quelques personnages de cette trempe, Vernant possédait, avec certains d’entre eux cette qualité magnifique de la clarté absolue : il vous expliquait un problème et ça tombait sous le sens…C’était clair. Il n’y avait plus d’aspérités, tout était lumineux. Moses Finley, le grand historien de la Grèce, ami très proche de Vidal et Vernant, disposait du même don. La principale qualité de Vernant, tous ses élèves vous le diront, tous les gens qui ont fréquenté son séminaire vous le répéteront, c’est qu’à la fin d’un exposé, même d’une question un peu longue, Vernant reprenait et disait : « Tu as sans doute voulu dire ça. », et en trois phrases, il vous révélait ce qu’il y avait de fondamental dans votre propos, que vous-même, l’auteur n’avait véritablement pas vu.
Vernant, tutoyait presque tout le monde de façon naturelle, il était d’emblée fraternel, il mettait les gens à l’aise, du bébé au vieillard, de l’académicien au type rencontré dans la rue, il s’adressait à toutes les classes d’âge. Il avait la grâce absolue de l’écoute qui faisait qu’on restait sous le charme. Même ses adversaires, (il n’avait pas d’ennemis), les gens qui le considéraient à la fois comme un intellectuel critique, un communiste engagé, un type dangereux (et parmi eux beaucoup de professeurs de la Sorbonne) cédaient à sa Châris. Face à face avec Vernant, jamais ils ne pouvaient conserver leur animosité. J’ai vu des jurys de thèse où il retournait ses contradicteurs comme des crêpes.
Vidal, c’était, je dirais, le feu follet. Il commençait toujours là où on ne l’attendait pas. S’il devait commenter un passage de la Tragédie, il racontait un épisode qui était survenu dans un de ses voyages, si vous lui demandiez de vous expliquer tel élément, la Guerre de Trente ans, il commençait à partir de Flavius Josèphe et vous montrait comment le discours historique est une part de que ce que nous appelons la Guerre de Trente ans ; comment le regard de l’historien construit ce qu’il fait apparaitre. C’était une prose plus classique que celle de Vernant. C’était aussi un prodigieux connaisseur de la littérature française et anglaise, un très bon linguiste. Vernant n’était pas du tout linguiste. Vernant ne s’exprimait dans aucune autre langue que le français. Vidal avait un anglais très élégant. Il savait par cœur des milliers de vers français, qu’il pouvait, en commentant un passage de l’Odyssée ou d’une tragédie, se mettre à réciter Racine, Victor Hugo, Mallarmé… Vidal créait chez l’étudiant, chez le débutant encore plus, cette idée d’une supériorité intellectuelle incroyable, il disposait d’une agilité à se déplacer d’une question à l’autre qu’il enrobait d’une provocation toujours mordante. Chez Vernant, la provocation était là, mais elle était maîtrisée et n’apparaissait que dans la suite des structures logiques. Chez Vidal, elle était primaire. Il le décrit très bien dans son autobiographie. Vidal avait du se battre pour simplement continuer à exister. La tragédie de l’arrestation de ses parents, la destruction de sa famille, la brisure, s’étaient abattues sur lui. Alors, il avait dû se constituer en réaction. Ce jeune lycéen, cet étudiant super doué, qui mémorisait tout, qui avait une curiosité qui allait de la musique à la littérature et à la poésie la plus contemporaine, faisait jaillir la vérité, (entre guillemets), l’interprétation plutôt, (il aurait préféré cela), des contraires, des opposés. Il n’était pas simple à suivre, souvent, parce qu’il vous prenait à rebrousse-poil. Mais la force de sa réflexion, l’efficacité de sa poétique propre, apparaissait au fil inspiré, de son discours. Il suivait rarement un plan dans ses cours. Il arrivait avec les textes de Budé, écornés, dont on voyait qu’il les avait lus et relus, avec un gros cartable, et nous réunissait dans les très jolies salles que Braudel avait obtenu de je ne sais quelle administration de l’État, rue de Varenne. La rue de Varenne donnait sur un joli jardin et Vidal allait fumer des cigarettes après une heure de cours, et là nous parlions entre nous, on sortait de ses cours avec l’idée qu’à la fois on n’y arriverait jamais, parce qu’il en savait tellement, et il réclamait qu’on en sache tellement, que cela nous semblait impossible, mais avec une stimulation extraordinaire. En portant témoignage de la figure et de l’action de ces deux hommes je n’entends pas analyser leur œuvre, ni même décrire leur engagement et leur action politique mais simplement m’interroger sur ce qui reste d’une influence, sur la façon dont se constitue une tradition. Et pour ce faire je vous invite à une courte méditation sur le rôle de la tradition.
Deux réflexions sur la tradition.
A la fin du IXe siècle le roi saxon du Wessex, Alfred Ier fit traduire en Saxon la cura pastoralis du Pape Grégoire le Grand, un des livres de base de l’éducation ecclésiastique. Dans sa préface le roi explique pourquoi la traduction est nécessaire : « En me remettant en mémoire tout cela, je me rappelais aussi avoir vu avant que tout ne soit ravagé et brûlé combien les Églises de toute l’Angleterre étaient pleines de trésors et de livres, et aussi du grand nombre de serviteurs de Dieu ; mais aussi combien peu ils tiraient d’avantages de ces livres, car ils ne pouvaient rien en comprendre du fait qu’ils n’étaient pas écrits dans leur langue. Il en allait comme s’ils avaient dit : « nos anciens qui autrefois occupaient ces lieux, aimaient la sagesse, et grâce à elle ils obtinrent des biens et nous les laissèrent. Ici nous pouvons voir leurs empreintes mais nous ne pouvons pas les suivre ». Et ainsi nous avons maintenant perdu à la fois les biens et la sagesse, car nous sommes incapables de nous pencher sur leurs traces avec notre esprit » [1].
Dans l’Angleterre des VIII et IXe siècles, chahutée par les invasions et les guerres intestines, la culture latine est en pleine régression, comme le dit le roi, les prêtres eux-mêmes ont le plus grand mal à maintenir la tradition et à entendre le message des pères de l’Église. La transmission ne s’effectue plus. Pour que la foi et le savoir puissent s’épanouir, il faut un lieu, des moyens et une tradition. Celle ci est menacée quand les clercs ne sont plus capables de déchiffrer les textes de leurs prédécesseurs, quand leurs écrits sont devenus des traces, un modèle qu’il est impossible de suivre. C’est en quelque sorte la seconde étape d’un processus d’oubli qui culmine avec le commentaire d’Alfred : à la génération précédente on pouvait encore voir les empreintes de ce savoir mais au jour où il écrit, ces traces mêmes ne sont plus accessibles. En même temps que le trésor spirituel, les moyens d’une vie normale ont disparu : restent la ruine des âmes et les ruines de la société. Le temps du savoir et de l’opulence s’est éloigné, les successeurs n’ont pas su préserver l’héritage, et les successeurs des successeurs n’ont même plus la force de se souvenir. Il est frappant de noter la ressemblance entre ces propos sur l’oubli et un texte fameux d’un célèbre rabbin ukrainien Israël de Rishin du XIXe siècle, dont le récit est précisément une parabole de l’érosion de la mémoire et des actes des hommes. Il existe plusieurs versions de ce texte recueillies par Gershom Sholem dans son ouvrage classique sur les grands courants de la mystique juive [2] qui disait les tenir de Samuel Agnon. Moshe Amit, un ami proche de P. Vidal-Naquet et professeur à l’université de Jerusalem a bien voulu aller vérifier le texte et le retraduire à partir d’un original publié en 19O6 dans la revue Kenesset Israel et qui est annoté de la main de Sholem : « Notre Saint Maître raconte un fait du Baal Chem Tov [3] (que sa grâce nous protège) : il y avait un grave problème de vie ou de mort, un fils unique et excellent… Il (le Baal Chem Tov) ordonna de faire une bougie de cire, s’en alla dans la forêt, et colla la bougi sur un arbre, et (fit) encore quelques arrangements en présence des Juifs etc. Et le salut survint avec l’aide de Dieu, que son nom soit béni. Ensuite il y eut une affaire semblable chez mon grand père, le Saint magid : il fit la même chose et dit : « je ne connais pas la prière du Baal Chem Tov, je vais seulement suivre la direction qu’il avait indiquée ». Il fit et fut exaucé. Ensuite il y eut un événement semblable chez le Saint Rabbi Moshé Lev de Sasov (que sa mémoire soit une bénédiction), et il dit : « nous n’avons même pas la force d’agir ainsi mais de raconter l’événement, et le seigneur, béni soit-il nous aidera. Il en fût ainsi avec l’aide de Dieu »
Vernant et Vidal étaient des incroyants mais, comme le roi Alfred et le rabbin de Rishin, ils croyaient à la nécessité de la mémoire, une mémoire critique consciente de ses propres limites.