Premier épisode : Un enfant de la guerre, lundi 16 décembre 2019
Jean-Marc Crantor : Bonsoir Jack Lang
Jack Lang : Bonsoir !
Jean-Marc Crantor : En préparant cette émission, j’ai éprouvé de nombreuses difficultés à trouver un titre pertinent, un titre qui vous irait bien, qui vous collerait bien à la peau. Donc, j’ai dû organiser quelques séances de brainstorming avec des amis, et l’idée qui est venue c’est « Jack Lang, l’expression iconique de la culture ». C’est complètement vous, ça ?
Jack Lang : C’est exagéré, parce que certes les actions que je mène depuis fort longtemps peuvent être parfois emblématiques, c’est vrai, parce qu’elles se trouvaient préfiguratrices ou à contre-courant, et surtout elles sont souvent, c’est mon tempérament, des actions positives, créatrices d’événements de monuments, de réalisations ; en même temps les icônes sont nombreuses.
Jean-Marc Crantor : C’est quoi une icône, alors ?
Jack Lang : C’est quelqu’un qui, je pense, rassemble de façon un peu une certaine vision de la société.
Jean-Marc Crantor : Donc, comme vous.
Jack Lang : Si vous le jugez tel, alors je m’y rallie.
Jean-Marc Crantor : Vous êtes né le 2 septembre 1939 dans le département des Vosges, à Mirecourt, au sud de Nancy, peut-on dire que vous êtes un enfant de la ?
Jack Lang : On peut le dire, puisque je suis né au lendemain de la déclaration de guerre. Mes premières années furent vécues au milieu de la guerre, d’abord dans cette région de Lorraine, puis ensuite nous étions réfugiés dans la région de Brive. En même temps, si vous voulez, quand on dit enfant de la guerre, ça peut donner à penser qu’on a subi les crises et les fureurs, les douleurs et les horreurs ; un enfant ne ressent pas les choses la même manière. D’ailleurs, la souffrance n’était pas à nos pas, ou sous nos yeux, elle nous a été rapportée. Donc, malgré tout il y a une forme d’insouciance, liée à l’enfance, encore qu’il y ait eu deux ou trois événements tout le même marquants. Par exemple, ce jour où au loin passait un corbillard transportant une personne, qui était morte, et ma mère m’a dit : « Tu vois, si ton père avait été là, celui qui aurait été tué à la place de ce monsieur » Ça vous marque, quand même, ça. Ou bien encore un jour, je me trouvais accueilli par une famille un beau matin, la milice est arrivée, avec ses voitures Citroën noires, et ils les ont embarqués, je me suis retrouvé tout seul dans leur maison. Ai-je souffert ou non ? Je n’en sais rien, c’était un étonnement surtout. Une autre fois, j’étais transporté, là encore pour pouvoir être épargné, à dos d’un vélo, d’un village à un autre, ou bien encore nous sommes réfugiés dans un bourg au milieu de la forêt, mais pour nous enfants, c’était plus une aventure qu’un effroi.
Jean-Marc Crantor : Oui, mais vous réagissez comment ?
Jack Lang : Disons-le, je crois que je le vivais avec une certaine forme de sérénité. Je ne ressens pas l’inquiétude, comme peut la ressentir un adulte. C’est une chose d’ailleurs que m’a dit un jour Françoise Dolto, on ressent l’idée réellement de la mort qu’à partir de 8 ans 9 ans ou 10 ans. Sauf, quand on voit devant soi évidemment une personne tuée, assassinée ou disparaître.
Jean-Marc Crantor : Vous êtes l’aîné d’une famille composée de cinq enfants, quels souvenirs et quelles relations avez-vous eus avec vos frères et sœurs ? Vous avez deux frères et deux sœurs.
Jack Lang : J’ai une famille assez remuante, joyeuse, souvent heureuse ; naturellement il y a, comme dans toutes les familles, des petites bagarres secondaires. Puis, comme j’étais déjà emporté par le démon du théâtre, j’invitais mes frères et sœurs à composer avec moi de petits spectacles, que nous offrions, si j’ose dire, à nos parents ou à nos copains, des spectacles sans prétention. Un peu plus tard, avec l’âge de l’adolescence, les rapports parfois se sont tendus.
Jean-Marc Crantor : Et avec vos parents ?
Jack Lang : Avec mes parents, c’étaient des rapports d’affection, de respect, d’amour. Mon père a disparu malheureusement quand j’avais, 15 ans, et ma mère s’est retrouvée seule avec ses enfants. Mais liens n’étaient pas seulement avec mes parents, mais avec mes grands-parents paternels. Peut-être que nous étions plus proches encore d’eux.
Jean-Marc Crantor : Vos relations avec votre grand-père paternel se renforcent, intensifient ?
Jack Lang : Exactement, il devient comme une sorte de père, ou de grand-oncle plutôt, parce qu’on a des rapports libres, marqués par des conversations. J’avais, je crois, 16 ans, peut-être 17 ans 18 ans, et nous parlions beaucoup de politique déjà, de la vie, de ses affaires. C’est quelqu’un qui s’était auto-construit. Il avait créé sa propre entreprise au début du siècle, il avait l’âme d’un vrai chef d’entreprise et d’un patriarche.
Jean-Marc Crantor : Vous étiez le chouchou de votre grand-père.
Jack Lang : J’étais chouchou, parce que j’étais l’aîné.
Jean-Marc Crantor : Tout simplement ! ?
Jack Lang : En même temps, j’avais pour lui beaucoup de tendresse et d’affection. J’aimais être avec lui. Nous allions très souvent dans leur maison et j’y étais très heureux. La maison de mes grands-parents était une maison sublime. Elle a été conçue par des architectes et des artistes de l’École de Nancy, c’est-à-dire que du grenier à la cheminée tout était façonné, dessiné, sculpté, construit par les l’école de Majorelle ou de Prouvé, rien échappait à leur talent. C’était une splendeur absolue, c’était la perfection de l’École de Nancy. La chambre qui mettait réservée était une chambre dessinée, construite, dans l’esprit de l’École de Nancy.
Jean-Marc Crantor : Vous étiez déjà très sensible à l’art à cette époque ?
Jack Lang : Naturellement, oui, en tout cas au théâtre, à la décoration, à l’environnement. Tout petit, mais je ne suis pas le seul exemple, j’aimais beaucoup le jeu, le théâtre, le cinéma. Ma grand-mère paternelle m’a emmené au théâtre, quand j’avais 7-8 ans, c’était à Nancy, dans ce beau théâtre de la place Stanislas, tout de velours et or, j’ai découvert là les premiers spectacles.
Jean-Marc Crantor : Qu’est-ce qui vous a plu dans ces premiers spectacles, que vous avez vus ?
Jack Lang : La magie. Je me souviens en particulier d’une opérette, que je continue à aimer, même si je ne l’ai pas réentendue depuis, « Le pays du sourire » de Franz Lehár, c’est une magnifique opérette, qui mériterait d’être rejouée aujourd’hui.
Jean-Marc Crantor : Votre grand-père meurt en 1964, vous aviez 25 ans, pour vous c’est une terrible épreuve, comment vous la surmonter ?
Jack Lang : C’est une épreuve évidemment. Il était devenu le pilier central de la famille, sa disparition a représenté un réel déchirement.
Jean-Marc Crantor : Plus important que celui de votre père ?
Jack Lang : Peut-être plus pour une raison, mon père est mort quand j’étais plus jeune, donc j’avais eu des rapports moindres avec lui, moins intenses, moins profonds, plus superficiels ; et avec l’âge je me suis passionné pour des sujets multiples, donc j’ai tissé avec mon grand-père des liens, je crois, c’est riche.
Jean-Marc Crantor : Quand vous dites avec l’âge, j’ai développé des centres d’intérêts multiples, vous pensez auxquels ?
Jack Lang : Avec l’âge, c’est-à-dire mes études, mes engagements civiques, très tôt je me suis passionné pour la vie collective, et je me suis engagé notamment à lutter contre les guerres coloniales. Je devais avoir 16 ans peut-être, j’étais encore au lycée, et avec mon grand-père on parlait très souvent de la Guerre d’Algérie, de la lutte du Maroc et la Tunisie pour l’indépendance, nous avions la même passion pour un homme, qui hélas c’est trop oublié aujourd’hui, Pierre Mendès France, qui a marqué une vraie rupture dans la conception de la politique ; par conséquent mon propre paysage s’enrichissait de la familiarisation, qui était la mienne, avec la vie sociale et la vie politique, et mes propres engagements civiques.
Jean-Marc Crantor : Comment se passait la religion à la maison, parce que vous avez une double culture, si j’ose dire, vous êtes né d’un père juif et d’une mère catholique, comment parle-t-on de religion chez vous ?
Jack Lang : On n’en parlait pas. Dieu ne fait pas partie de nos conversations. Ma mère elle-même appartenait une famille non croyante, son père était un instituteur de l’École publique, et en Vendée, c’est beaucoup dire, il était l’envoyé du diable. Sa mère, la mère de ma mère, avait créé, je crois, la première Loge Féminine, La loge du droit humain à Nancy. Mon grand-père aussi appartenait à la Franc-maçonnerie, mon père de même, il était vénérable de la Loge du Grand Orient de France. Donc, oui, cette tradition, c’est une tradition républicaine, laïque, nos croyances, on peut le déplorer après coup, je n’ai reçu aucune éducation religieuse, d’aucune sorte.
Jean-Marc Crantor : Elle vous fait quelque chose après pour compenser, cette absence d’éducation religieuse ?
Jack Lang : Oui et non. Je suis profondément athée, ma seule religion, c’est l’être humain et c’est la beauté du monde. En même temps, je suis triste parfois d’être totalement ignorant. Je me souviens d’ailleurs que François Mitterrand qui, lui, avait une vraie éducation religieuse connaissait par exemple la Bible sur le bout des doigts, très souvent, il me mettait en boîte, en disant : vous ne connaissez rien à ces textes admirables. Il me mettait en boîte en me disant : dis-moi combien d’enfants avaient Joseph. Il aimait beaucoup charrier les uns les autres, sur leur ignorance ou leur méconnaissance des grands textes religieux.
Jean-Marc Crantor : Mais par curiosité, vous les avez lus quand même ?
Jack Lang : Bien sûr, mais quand vous n’avez pas été pénétré jeune par les rites, par les croyances, par les traditions, ça reste un peu extérieur. Cela peut paraître paradoxal pour quelqu’un qui plus tard, comme ministre de l’Éducation nationale, plaidera avec le soutien de Régis Debré, pour que le fait religieux soit enseigné à l’école.
Jean-Marc Crantor : Pour revenir à votre scolarité, vous êtes un enfant plutôt doué, vous rentrez en 6ème avec un an d’avance, et vous ratez cette 6ème, que se passe-t-il ?
Jack Lang : Vous êtes bien informé, là je suis impressionné, vous êtes un véritable Sherlock Holmes. Oui, c’est vrai, scolarité brillante à l’école primaire, à l’époque, je crois, un concours existait pour rentrer en 6ème, on m’a rapporté, est-ce vrai ? que j’avais été le premier de l’Académie, admettons. En tout cas, j’étais confirmé comme un très bon élève, et puis en 6ème patatras ! Pourquoi ? D’ailleurs j’ai souvent songé un peu plus tard, lorsque j’ai eu à m’occuper de ces questions d’éducation, le passage de l’école à ce qu’on appelle aujourd’hui le collège, est une épreuve pour les enfants. Vous passez d’un maître unique, dans une classe unique, à des maîtres multiples, dans des lieux divers, et ça peut provoquer une sorte de déstabilisation, à laquelle on ne veille pas assez au moment de ce passage, même passage d’ailleurs ce produit, moins fort, mais quand même, lorsque vous l’enfant passe ou l’adolescent passe de la troisième à la seconde, et un peu plus tard d’ailleurs du lycée à l’université. J’ai essayé, lorsque, j’ai été ministre de l’Éducation nationale, de faciliter ces passages d’un cycle à un autre, d’une situation à une autre, qui est parfois vécue difficilement, et je suis un exemple typique d’un enfant brillant à l’école, qui tout d’un coup est totalement déstabilisé par le lycée. J’ai été pris par un désir de chahut permanent, qui a failli me valoir la mise à la porte.
Jean-Marc Crantor : Vos parents réagissent très rapidement et vous envoient en pension.
Jack Lang : Très rapidement, non, on attend de la fin de la sixième. Je suis menacé d’expulsion et pour l’éviter mes parents en effet …
Jean-Marc Crantor : Vous envoient dans ce collège à Lunéville. Vous passez deux ans, et vous vous dites que vous avez détesté ces deux années.
Jack Lang : Pas détester, parce qu’elles m’ont remis à niveau, si j’ose dire, elles m’ont donné le goût du travail, le goût de l’étude, le goût de l’apprentissage, et en même temps j’étais malheureux, parce que j’étais coupé de mes copains, de mes parents, de mes frères et sœurs, et je supportais assez mal cette vie d’internat. À l’époque c’était des internats plus ou moins chauffés, on était 40 dans un dortoir, on se lave à l’eau froide, ce n’est pas drôle tous les jours.
Jean-Marc Crantor : Vous revenez au lycée Poincaré en classe de 4ème, là tout se passe bien, la 4ème, la 3ème, tout se passe bien, et rebelote en seconde.
Jack Lang : Ça confirme ce que je disais, vous avez raison, rebelote, en seconde, peut-être parce que j’étais trop ambitieux aussi, j’ai voulu rentrer dans une section, qui n’est pas faite pour moi, c’est la section C, je crois, c’était scientifique et littéraire, et là j’ai dérapé, à nouveau le goût du chahut m’a repris, et j’ai eu deux blâmes successifs. Finalement je me suis ressaisi, je suis allé trouver, je crois, le proviseur, pour lui dire donnez-moi une chance permettez-moi de changer de filière. Il a accepté, et le trimestre suivant, la chance qu’il m’a donnée a été fantastique, j’ai obtenu ce qu’on appelait à l’époque les félicitations.
Jean-Marc Crantor : Les deux trimestres qui suivaient !
Jack Lang : Les deux trimestres, oui, ce qui prouve, si vous voulez, indépendamment de ma personne, il faut faciliter les passages d’une filière à une autre. Il est vrai qu’aujourd’hui, la réforme du lycée, la question se pose autrement, mais ça se pose dans les universités.
Jean-Marc Crantor : Mais comment êtes-vous arrivé à convaincre le proviseur à changer comme ça en pleine année ?
Jack Lang : Surtout que ce n’était pas la pratique habituelle. Une fois qu’on était embarqué dans une …
Jean-Marc Crantor : Et ça ne l’est toujours pas !
Jack Lang : Ça ne l’est toujours pas d’ailleurs, c’est très difficile. Donc, la confiance acompte, l’encouragement, ça compte, l’attention, la tendresse. Je pense que parfois notre système, pas seulement scolaire, manque de cette tendresse, cette forme, disons, d’amour et d’attention. Mais les professeurs n’ont pas toujours le temps, ils sont submergés, ils sont de plus en plus soumis à des règles administratives …
Jean-Marc Crantor : Vous arrivez à changer d’orientation, vous obtenez votre bac en 1957, vous vous inscrivez à la Faculté de Droit à Nancy et au Centre universitaire d’études politiques, qui dépend de Sciences Po Paris. Pourquoi vous faites ce choix ?
Jack Lang : Je n’en sais rien. Disons que lorsque j’étais … c’est l’époque où nous avions la chance de regarder la vie avec optimisme, et comme j’appartenais par ailleurs à une famille qui n’était pas la plus pauvre, je pouvais me permettre de tâtonner, d’hésiter, de m’interroger, ce qui me passionnait, surtout c’était le théâtre, les études étaient là parce qu’elles devaient s’accomplir. Je crois que c’est ma mère qui avait rêvé …
Jean-Marc Crantor : Que vous soyez ambassadeurs ?
Jack Lang : Oui, c’est ça, elle voulait, pensait que je pouvais être un diplomate. Elle se trompait un peu.
Jean-Marc Crantor : Pourquoi ?
Jack Lang : Parce que j’aurais été un mauvais ambassadeur. Diplomate pour résoudre des questions, oui, mais diplomates pour représenter, dans une fonction purement officielle, non, ce n’est pas ma tasse de thé, ce n’est pas mon tempérament. Mais enfin, peu importe. Du coup, je crois que cette telle qui a eu cette idée de m’inscrire d’abord au Centre universitaire d’études politiques à Nancy, lié en effet à Sciences-Po Paris. C’était à la Faculté de Droit, je me suis dit après tout pourquoi ne pas entreprendre simultanément les études de droit et les études de sciences politiques, et ça m’a beaucoup plu, ça m’a passionné. Et là encore, je m’aperçois que j’ai réussi des choses à ce moment-là que j’ai raté au lycée.
Jean-Marc Crantor : Par exemple ?
Jack Lang : Ça entretien en moi cette idée qu’on doit donner aux jeunes à tous les âges de la vie n’ont pas une chance, mais deux chances, trois chances ,10 chances, parce qu’on peut rebondir. Par exemple, l’histoire m’ennuyait profondément au lycée, j’ai eu généralement d’assez mauvaises notes, même au baccalauréat. L’histoire et la géographie m’ennuyaient prodigieusement, et voilà que dans ce Centre universitaire d’études politiques je tombe sur un professeur d’histoire lumineux, passionnant, merveilleux conteur, délicieux professeur et ce fut pour moi une révélation, et depuis lors, je suis amoureux de l’histoire et de la géographie. Vous voyez, rien n’est irrémédiable, rien n’est définitivement écrit.
Le droit, je ne savais rien du droit, c’était un univers totalement inconnu, et j’ai été fasciné. Fasciné là encore parlé professeurs.
Jean-Marc Crantor : Pas la matière, les professeurs, l’humain qui vous amène à aimer …
Jack Lang : Pour une part, non, parce que dans les matières il y avait notamment des matières liées à la politique indirectement, qui m’intéressaient, en particulier le droit constitutionnel et les institutions politiques, l’histoire du droit, et les professeurs. Les professeurs fabuleux, eux aussi lumineux, et qui m’ont rendu amoureux du droit, et de l’université. Donc, j’ai suivi ce double chemin : sciences politiques et droit.
Jean-Marc Crantor : Alors vous êtes tombé tellement amoureux de cette université que vous décidez de faire une carrière à l’université.
Jack Lang : Un peu plus tard. D’abord je vais à Paris, rue Saint-Guillaume, puis je suis revenu à Nancy, j’ai fait deux diplômes d’études supérieures de droit, et j’ai appris, chemin faisant, qu’on pouvait éventuellement devenir professeur de droit. Comme je rêvais étant lycéen encore de devenir un jour professeur, professeur de langue à ce moment-là, j’aimais le latin, j’aimais les langues vivantes, je me suis dit que professeur de droit ce ne serait pas si mal. Donc, je me suis embarqué dans cette direction, sans trop y croire vraiment, parce que ça paraissait lointain et inaccessible, un concours national, quelques postes chaque année, mais je me suis accroché.
Jean-Marc Crantor : Alors que ça a été très rapide. Votre ascension dans le milieu universitaire a été très rapide. Vous êtes devenu maître de conférence en 1971, vous aviez 31 ans.
Jack Lang : D’autres que moi ont réussi plus rapidement, disons-le.
Jean-Marc Crantor : Vous devenez Professeur titulaire de droit international en 1976, Doyen de l’unité d’enseignement et de recherche de sciences juridiques et économiques en 1977. C’est un très beau parcours universitaire. Vous dites d’autres sont devenus maître de conférences plus rapidement que moi, mais d’autres sont devenus maître de conférences plus tard que vous aussi, et d’autres sont devenus doyens d’une unité d’enseignement bien plus tard vous.
Jack Lang : Ne chipotons pas, en plus je n’ai absolument pas la mémoire exacte des dates, vous me les rappelez à l’instant, je n’ai pas dans ma tête les différentes périodes, mais disons que c’est vrai, qu’à ce moment-là, ça paraissait inhabituel de devenir doyen d’une faculté de droit aussi jeune. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus habituel heureusement.
Jean-Marc Crantor : Vous faites une thèse de doctorat sur le thème « L’État et le théâtre » vous réunissez deux domaines qui vous sont passionnent : le droit et le théâtre, c’est ça ?
Jack Lang : Oui, on peut dire ça. D’ailleurs j’avais écrit deux diplômes de diplômes d’études supérieures pourtant chacun sur une matière artistique : l’un sur les conservatoires de musique, l’autre sur le dramaturge irlandais, Seán O’Casey, parce que ça me permettait peut-être d’aller plus vite, ou de moins m’ennuyer, et de découvrir de plus près une matière qui me passionnait l’œuvre de Seán O’Casey et l’organisation administrative des conservatoires de musique. Pourquoi ai-je choisi ce sujet « l’État et le théâtre » ? Pour gagner du temps, j’allais dire.
Jean-Marc Crantor : C’est-à-dire ?
Jack Lang : J’avais entrepris par une sorte de folie personnelle une première recherche, qui portait sur un sujet extrêmement difficile, « Les sources soviétiques du droit international ». Comme je connaissais un peu le russe, que j’avais appris un peu seul, je me suis dit je vais me débrouiller, finalement c’était très difficile, et j’ai, avant que la catastrophe ne se produise, changé et décidé de choisir un sujet plus immédiatement accessible à mes faibles capacités.
Jean-Marc Crantor : En janvier 1967, vous obtenez votre Doctorat de droit et puis vous vous écrivez à l’agrégation. Comment se passe ce concours ?
Jack Lang : J’ai travaillé comme un fou, je voulais absolument être agrégé de droit, c’était réellement quelque chose qui, pour moi, était vital. Pourquoi ? Parce que d’abord j’aimais, j’aime toujours, passionnément l’enseignement, j’aime toujours passionnément le droit et la réflexion intellectuelle, et enfin, et peut-être surtout, l’agrégation de droits, pour moi, était un passeport pour la liberté. Quand vous êtes agrégé de droit, vous êtes aussitôt professeur indépendant, libre, sans subir aucune tutelle. S’il y a dans ma vie une ligne de force, c’est ce désire personnel, peut-être un peu trop égotique, ou un peu trop intime ou un trou trop personnel, d’être libre de ne jamais, jamais dépendre de personne, de ne jamais subir une instruction, ne dépendre matériellement, intellectuellement, physiquement, de qui que ce soit, que ce soit la famille ou l’armée ou l’administration ou un chef d’entreprise. Donc, d’une manière, à ce moment-là, j’accomplissais un idéal de vie, être libre, libre, libre, libre.
Jean-Marc Crantor : Pourtant, vous avez été à plusieurs reprises dépendant d’autres personnes.
Jack Lang : Non, pas vraiment. Disons qu’il y a indépendance et indépendance. Par exemple ministre de la République pendant 12 ans, je me suis senti constamment libre. Pourquoi, d’abord on m’accordait la confiance : François Mitterrand pour la Culture, Lionel Jospin l’Éducation, et surtout lorsqu’il y avait des exigences collectives, j’étais en harmonie avec cette politique nationale. Vous pouvez être à la fois libre et membre d’une équipe. Et j’aime les équipes aussi. J’aime animer les équipes ou faire partie d’une équipe, ce n’est pas incompatible. Par contre, je ne supporte pas intellectuellement, physiquement même, la tutelle de qui que ce soit.
Jean-Marc Crantor : Et les autres supportent votre tutelle ?
Jack Lang : J’essaye de l’exercer de façon, comment dire, honnête, respectueuse, je pense qu’il y a une manière de diriger, parce qu’il s’agit de diriger, diriger le ministère ou de diriger l’Institut du monde arabe, ou de diriger une faculté de droit, ou de diriger une ville, j’ai été le Maire de Blois, en associant les personnes. J’en ai besoin d’ailleurs. Je pense que, si je réfléchis bien, beaucoup de décisions qu’on juge positives prises par moi, comme ministre sont le fruit de délibération collective, ou de conseils particuliers de tel ou tel collaborateur. On peut être à la fois libre et désireux de participer à une équipe, une équipe créative, une équipe brillante, une équipe d’action.
Jean-Marc Crantor : Libre aussi.
Jack Lang : Libre aussi.
Jean-Marc Crantor : Jack Lang, Doctorant en droit, diplômé de Sciences Po Paris, agrégé de droit public et de sciences politiques, mais pas que. Nous nous retrouvons demain pour voir et comprendre ce qui se cache derrière ce « mais pas que ». Bonsoir, Jack Lang, à demain.
Jack Lang : Bonsoir !
Deuxième épisode : Du droit à la culture, mardi 17 décembre 2019
Jean-Marc Crantor : Bonsoir Jack Lang.
Jack Lang : Bonsoir !
Jean-Marc Crantor : C’est notre deuxième rendez-vous cette semaine. Hier soir, nous avons parlé de vos origines, de votre enfance, de votre famille, de votre formation universitaire, de vos brillantes études, mais on a aussi appris que vous aviez d’autres passions, le droit et la science politique, mais pas que. Vous nous avez parlé des langues, mais, moi, j’ai surtout connu ou découvert votre passion pour la culture et le théâtre, en particulier. Comment est née cette passion pour le théâtre ?
Jack Lang : Tout petit, j’ai aimé le jeu, j’ai aimé les textes de théâtre, j’en dénichais parfois dans le grenier de mes parents. Je me souviens de la grande « Illustration », elle reproduisait régulièrement des textes de théâtre, souvent les textes de théâtre de boulevard, mais j’aimais le dialogue, j’aimais les personnages, mais aussi surtout imaginer comment ces personnages entraient en lutte, ou en amour, ou en rixe, ou en étreinte les uns avec les autres. Et le soir je lisais beaucoup de textes de théâtre, quand j’étais adolescent, des textes classiques aussi, Shakespeare, Molière, mais aussi des textes contemporains. Et puis j’allais au théâtre assez souvent, c’est ma grand-mère maternelle qui m’a initié à la découverte du théâtre, dans ce magnifique Théâtre de la Place Stanislas à Nancy, qui deviendra plus tard le siège ce Festival mondial du théâtre, en tout cas le haut lieu. Je suis allé au Conservatoire de Nancy, j’avais 16 ans peut-être, j’y allais surtout pour mieux articuler. Je ne suis pas certain d’avoir atteint le résultat parfait, mais je devais lutter contre un petit zozotage, on dit ça encore maintenant.
Jean-Marc Crantor : Qu’est-ce qui vous plaît au théâtre, c’est le fait de jouer ? C’est le fait de raconter des histoires ? C’est le fait d’être sur scène ? C’est le fait que ça soit vivant ?
Jack Lang : Oui, vous venez de dire ça, on est confronté à la vie, on est fusion à la vie en mouvement, la vie en ébullition. Oui, la présence physique, le souffle des acteurs, la respiration, c’est bouleversant même parfois, c’est drôle quelquefois, mais c’est souvent bouleversant. Et le Conservatoire était pour moi l’occasion d’améliorer ma diction, de rencontrer des passionnés de théâtre. C’est là où j’ai eu le bonheur, le privilège de rencontrer la personne, qui est devenue la femme de ma vie, Monique. Elle était merveilleusement douée. Elle avait une diction parfaite, encore aujourd’hui. Elle était pleine de vie, pleine de charme. Elle était le personnage clé de ce petit groupe de jeunes qui essayaient de pratiquer le théâtre.
Jean-Marc Crantor : Effectivement, il est difficile de parler du théâtre et de votre inscription au Conservatoire de Nancy, sans parler de celles qui deviendra votre future épouse. J’ai retrouvé cette affirmation, elle déclare : « Je me souviens de lui poussant la porte de la classe de diction. J’ai tout de suite remarqué son allure, ses vêtements. Il était très original. Je l’ai dragué. Pour l’épreuve de réplique, je lui ai demandé de jouer avec moi. » Elle vous a réellement dragué ?
Jack Lang : Un déclic s’est produit, surtout à l’occasion d’une réplique qu’elle m’a demandé de lui donner, dans « La locandiera » de Goldoni. Elle jouait l’aubergiste et je jouais le chevalier, et ainsi sont nées les choses par le théâtre.
Jean-Marc Crantor : Vous marier en 1961, et son rôle va être déterminant dans votre vie à la fois professionnelle et affective.
Jack Lang : C’est vrai ça, nous avons tout de suite, si j’ose dire, formé une équipe ou équipage. Elle a mille et une qualités d’action, d’intelligence. Disons que tout au long de cette période, sans elle, je n’aurais pas pu accomplir certains miracles, par exemple le Festival de Nancy, qui est devenu plus tard le Festival mondial du théâtre, qui est un petit peu entré dans la légende théâtrale. Il est né, en partie, parce qu’elle s’est engagée auprès de moi pour trouver quelques ressources, des appuis, pour faciliter l’organisation. Nous avions trois francs six sous pour concevoir un tel événement. Elle était déterminante, elle était craquante, personne ne pouvait lui résister, personne ne pouvait lui dire non, parce qu’elle avait sorte de sourire séduisant, convaincant et déterminé.
Jean-Marc Crantor : Vous parlez du Festival de Nancy, c’est un festival de théâtre universitaire, que vous avez créé en 1963. Comment et pourquoi avez-vous créé ce théâtre ?
Jack Lang : Souvent, les choses ne sont pas calculées à l’avance. La seule chose que j’avais décidée, c’était avec un copain, que j’aimais beaucoup, qui s’appelait Édouard Guibert, on s’était dit, quand on préparait le bac : si nous entrons à l’université, nous allons créer une troupe de théâtre étudiante, ce que nous avons fait. On a joué toute une série de pièces : Caligula, de Camus, L’accord, Céline, etc., avec les spectacles réalisés, on se baladait un peu à travers l’Europe, et on a découvert à ce moment-là qu’il existait deux festivals de théâtre universitaire, un en Allemagne, à Erlangen, un autre en Italie, à Parme. Et on s’est dit : pourquoi pas à Nancy, un festival comparable, mais en l’élargissant au monde entier ?
Jean-Marc Crantor : Tout de suite vous vouliez une dimension internationale ?
Jack Lang : Assez vite, bien sûr. Je suis un peu mégalomane, vous l’avez compris. Donc, on s’est dit : un festival, oui, mais un festival plus grand, plus large, plus ambitieux. C’est ce que nous avons réussi en 2-3 ans, et progressivement Nancy est devenue une sorte de capital internationale du théâtre étudiant, plus tard du théâtre d’avant-garde. Et année après année, il s’est imposé comme l’événement phare du théâtre mondial.
Jean-Marc Crantor : C’était important pour vous, qu’il s’impose comme …
Jack Lang : On préfère toujours que les choses s’accomplissent plutôt qu’elles ne se cassent la figure. D’abord, c’est un festival entièrement fondé sur le bénévolat, les organisateurs, les acteurs, qui venaient du monde entier. Donc, il y avait une atmosphère, comment dire, un peu de jamboree, une atmosphère de camaraderie, de complicité de fête, d’amour partagé. Et puis, c’était un festival de révélations, la règle principale c’était que les spectacles choisis n’avaient jamais été présentés auparavant, ou que ce soit, en France ou en Europe. D’où la découverte, au fur et à mesure, de personnages qui sont devenus célèbres : Patrice Chéreau, Bob Wilson, Pina Bausch, et tant d’autres.
Jean-Marc Crantor : Mais à l’origine, c’est un festival d’amateurs.
Jack Lang : Un festival d’amateurs de théâtre étudiants, et les personnages que je vous cite à l’instant étaient eux-mêmes des amateurs, ils n’étaient pas encore vraiment professionnels. Patrice Chéreau était dans un théâtre universitaire, je crois, dans la compagnie du Lycée Louis-le-Grand. Bob Wilson n’était absolument pas reconnu aux États-Unis, il se débrouillait avec un peu d’argent pour pouvoir faire vivre son école de théâtre, ses danseurs, et le spectacle lui-même, « Le regard du sourd », qui a été la grande révélation de Nancy, qu’Aragon a célébrée comme « le plus beau spectacle qu’il n’avait jamais vu en ce monde », je le cite, avait été, en partie, réalisée avec des acteurs amateurs à Nancy même. Il y avait ce côté vraiment d’improvisation, de liberté aussi.
Jean-Marc Crantor : Comment les compagnies étrangères finançaient leurs déplacements ?
Jack Lang : C’est une histoire invraisemblable, elles se débrouillaient elles-mêmes, certains vendaient leurs bagnoles, pour venir à Nancy, ou réussissaient à obtenir d’une compagnie aérienne un soutien, un parrainage, ou d’un mécène local, ou d’une université aussi. Mais toutes se débrouiller avec les moyens du bord, et acceptaient aussi des conditions d’accueil très modestes.
Jean-Marc Crantor : Grâce à ce festival, vous êtes repéré par les spécialistes du théâtre, notamment par le ministre de l’époque, qui vous propose de venir à Paris, ça vous avez surpris ?
Jack Lang : La surprise, c’était que Jacques Duhamel, c’est son nom, un homme très cultivé et humaniste, avait changé les méthodes de son ministère. Malraux, qui l’avait précédé, était un immense personnage, il avait contribué par sa parole, par sa stature, à faire naître le ministère de la Culture, mais il était coupé des nouvelles générations, il était plutôt tourné vers les grandes gloires du moment ou du passé. Jacques Duhamel, c’était un vrai changement, il a ouvert ses portes aux nouvelles générations, qui n’ont pas accès au ministère de la Culture, en tout cas au Cabinet du ministre, avant son arrivée. Et ses collaborateurs se déplaçaient. Nous avons eu le plaisir d’accueillir à Nancy, notamment deux personnes, pour lesquelles j’ai conservé énormément d’affection, Jacques Rigaud, c’était son Directeur de cabinet, il était comme une sorte de vice-ministre, et Antoine de Clermont-Tonnerre, qui est toujours en fonction aujourd’hui, qui est devenu producteur de cinéma. Antoine de Clermont-Tonnerre, était son conseiller pour le théâtre, il passait plusieurs jours à Nancy, pour humer, savourer, comprendre. Ils étaient des hommes qui aimaient réellement le théâtre et la vie. Donc, on a fait connaissance et une sympathise s’est créée entre eux et moi.
Jean-Marc Crantor : Donc, ils vous proposent deux postes successifs à Paris.
Jack Lang : Il se fait qu’à un moment donné une crise se produit à la tête du TNP, le public le déserte. Cette crise a été exagérée d’ailleurs par la presse à l’époque, en tout cas le Gouvernement, spécialement Jacques Duhamel s’interroge sur une éventuelle succession. Il met en compétition, entre guillemets, deux personnes très différentes : Paul Puaux, qui était le président du Festival d’Avignon, l’ami proche de Jean Vilar, qui avait assuré la succession avec beaucoup de talents, et moi-même, incarnant un tout autre style, une tout autre conception du théâtre. Je crois que le ministre a balancé entre ces deux solutions, et finalement ils ont opté pour un changement, on peut dire, oui, radical.
Jean-Marc Crantor : Parce que vous n’êtes pas un professionnel.
Jack Lang : Je ne remplissais aucune des conditions, normalement requises, pour ce type de poste à l’époque. J’étais jeune encore, généralement, on nommait les colonels ou les généraux de du métier. Je n’étais pas un professionnel, j’étais bon un amateur éclairé, j’étais un provincial incrusté, enraciné. Donc, je ne remplissais aucune condition.
Jean-Marc Crantor : Et vous n’aviez jamais dirigé d’établissements culturels.
Jack Lang : Je n’avais jamais dirigé de théâtre, je n’appartenais pas au système, j’étais plutôt classé comme un homme progressiste, c’était l’époque de la présidence de Georges Pompidou, donc ça paraissait absolument étonnant, inhabituel, et étrange qu’on sollicite quelqu’un qui soit à ce point hors normes.
Jean-Marc Crantor : Ça ne vous effraie pas ?
Jack Lang : Je suis touché, évidemment, d’être sollicité, en même temps je ne peux pas vous dire que j’accepte immédiatement. Pourquoi ? J’étais très profondément attaché à Nancy, j’avais de nombreux projets sur place, de création d’un théâtre permanent, qui malheureusement se heurtait un à non possumus constant, de la part des autorités locales, ou nationales. J’avais le sentiment de trahir un peu ma province natale, la Lorraine, en quittant Nancy pour Paris. Et puis, entrer dans le système était le plus difficile pour moi, j’ai arraché l’agrégation pour être libre, libre, pleinement libre, est-ce qu’on acceptant une telle fonction, je ne risquais pas de devenir un officiel, un homme dépendant d’un gouvernement ou d’une institution ? Je me suis beaucoup interrogé, à tel point qu’une maladie, plus ou moins psychologique, s’est déclarée, j’ai appelé Antoine de Clermont-Tonnerre et je lui ai dit : « Écoutez prenez quelqu’un d’autre, je ne le sens pas, et en plus je ne suis pas en forme, je serai rétabli dans un mois, il me faut du temps. »
Jean-Marc Crantor : Le malade imaginaire …
Jack Lang : Il m’a répondu : « On prendra le temps », donc, j’étais coincé. Cela peut évidemment paraître bizarre de quelqu’un dise ça ; D’ailleurs je me souviens que finalement j’y suis allé à contrecœur. Quelquefois il faut accepter des choses à contrecœur, en se disant que ce sera une occasion de se dépasser soi-même. Je me souviens de la conférence de presse, organisée par Jacques Duhamel, avec d’un côté Patrice Chéreau et Roger Planchon, qui prenait la tête, à sa demande, du TNP, transféré à Villeurbanne, et de moi-même, nommé directement du Théâtre national du Palais de Chaillot, je crois que je n’ai pas dû dire deux mots. Ensuite il a fallu travailler, agir et inventer.
Jean-Marc Crantor : Vous y aller contrecœur, mais vous y allez quand même …
Jack Lang : Je vais quand même.
Jean-Marc Crantor : Qu’est-ce qui vous pousse à y aller ? Votre épouse ?
Jack Lang : Non.
Jean-Marc Crantor : Vous décidez tout seul.
Jack Lang : Les projets que j’avais à Nancy, le projet d’un théâtre permanent à Nancy se heurter à des empêchements multiples. J’avais envie de créer une école de théâtre, j’avais envie de prolonger ce festival par toute une série d’initiatives à Nancy, ou en Lorraine, ça ne marchait pas. Je me suis dit que l’occasion était venue de déployer ces capacités nouvelles à la tête d’un théâtre national. Donc, j’étais dans une contradiction, c’est clair. Et pour dire la vérité, puisque vous voulez absolument tout savoir, c’était passionnant, cette direction du Théâtre de Chaillot, j’ai appris mille choses, et j’ai même appris, sans le savoir, mon métier de futur ministre, parce que j’ai pu me confronter aux administrations, au Ministère des Finances, au Ministères de la Culture, j’ai fait la connaissance du milieu professionnel, que je ne connaissais pas. Ça a été vraiment une école. Il y a eu deux écoles pour moi pour être ministre : Nancy, où j’ai appris la débrouillardise, l’invention, l’enthousiasme permanent, la convivialité, l’amour du travail en équipe ; et la deuxième école, ça a été Chaillot, parce que j’ai appris ce qu’est le pouvoir, le pouvoir d’État, le pouvoir des professionnels de la profession. Donc, ces deux écoles qui ont été très utiles pour me préparer à une fonction que je ne pensais jamais exercer, celle de ministre de la Culture.
Jean-Marc Crantor : Vous êtes nommé le 30 mars 1972, que ressentez-vous à ce moment-là ?
Jack Lang : Serais-je à la hauteur ? J’étais confronté à des défis pour moi immenses : les personnels, il fallait renégocier les conventions collectives, et je ne connaissais rien à rien à ce sujet ; l’architecture de Chaillot, triste à mourir, en particulier les couloirs souterrains, qui conduisent aux bureaux, comme dans un bunker, la salle elle-même, gigantesque, panoramique, comme une sorte d’écran de cinémascope, extraordinairement inconfortable, seul Vilar, en vérité, a réussi à en faire un bon usage, en focalisant, l’espace grâce à son système de lumière sur quelques mètres carrés ; le temps, on me nomme tardivement, comment concevoir une programmation en quelques mois, pour redonner confiance à un public. Quand on y pense rétrospectivement, c’était un peu de la folie quand même. Confier les rênes d’un tel théâtre à un non professionnel, qui ne connaissait rien de la gestion d’un théâtre, à qui on demande de concevoir une programmation et un changement radical en quelques mois, dans une salle qui n’est pas accordée à un nouveau théâtre … J’ai été pris d’une interrogation profonde : comment faire ? Le hasard est une chose merveilleuse, qui vous donne souvent le déclic. Je sollicite Bob Wilson, pour réfléchir à ce que pourrait être un spectacle d’ouverture. Je le vois encore dessiner dans la grande salle, il m’explique au crayon que le spectacle qu’il imagine ne peut absolument pas se réaliser dans cette grande salle, parce qu’elle est trop rigide, parce qu’elle est trop large et pas assez profonde. Et, en l’écoute en parler, je me dis : et si je convainquais le ministre de changer cette salle ? Ce n’était pas du tout prévu, ce n’était pas du tout dans le cahier des charges, ou dans le contrat moral conclu entre le ministre et moi-même. Plus je réfléchissais, plus je me disais que la seule manière de me sortir de cette impasse, c’était de gagner du temps en transformant la salle, pour la rendre plus accordée, plus adapté à nos projets de spectacle d’un type nouveau, qui associe à la fois l’actualité, l’utopie des écrivains nouveaux, la cinématographie, la vidéo et le reste, tout ce que vous pouvez voir un petit peu aujourd’hui, parfois abusivement. Je réussis à convaincre Jacques Duhamel, je lui prépare un document avec des plans, je lui explique que ça ne coûtera pas si cher, et ça n’a pas coûté très cher, et miraculeusement il accepte, en me disant : « Vous me forcez la main, nous n’avions pas convenu, lorsque je vous ai engagé dans l’aventure, que vous me demanderiez la transformation de la salle. » En plus, je sollicite Antoine Vitez, qui était devenu un ami, une des révélations de Nancy, pour devenir co-directeur artistique. Donc, je renforçais notre équipe et notre capacité de discussion, de négociation, et là encore Jacques Duhamel me dit : « C’est vous que j’ai nommé et non pas un couple ! » Bref, il a été avec moi d’une compréhension, d’une gentillesse, d’une intelligence d’une certaine manière, parce qu’il comprenait que la condition de la réussite, c’était de transformer cette salle sous l’impulsion de ce couple Vitez-Lang, Lang-Vitez.
Jean-Marc Crantor : Vous y restez deux ans, en 1974 le ministre Michel Guy se débarrasse de vous, on peut dire ça, c’est …
Jack Lang : Il me vire.
Jean-Marc Crantor : Pour quelles raisons ? Pour quels motifs ? Il a estimé que vous aviez échoué dans votre mission ?
Jack Lang : Il ne dit pas ainsi. Je ne me souviens plus des motifs officiels affichés. Michel Guy, disons, était Secrétaire d’État à la Culture de Monsieur Giscard d’Estaing, c’est un homme qui ne manquait pas d’idées, d’imagination, un homme de goût, un homme raffiné, un homme cultivé, mais nous avions été, si j’ose dire, c’était un peu enfantin, en compétition l’un avec l’autre, antérieurement, Festival de Nancy, contre Festival d’Automne, que Georges Pompidou avait créé pour lui. Alors, il y a eu quelques affrontements, en particulier à propos de la Gaîté lyrique, en tant que directeur de Chaillot j’avais occupé pour nos propres spectacles à la place des siens. Bref, il m’en voulait, c’était une erreur de transformer une rixe personnelle en une décision d’État, lorsqu’on accède à des responsabilités. À peine arrivé, il décide de me jeter dehors, sans même recevoir. Il fait accomplir cette mission par son directeur de cabinet. Et à ce moment-là se créé, autour de notre équipe, un élan incroyable d’artistes, de créateurs, de metteur en scène, de journalistes aussi, et beaucoup protestent contre ce qui apparaît comme un acte arbitraire, interrompre, au milieu du gué, une expérience nouvelle.
Jean-Marc Crantor : Vous l’encourager ce mouvement à vous défendre ?
Jack Lang : Oui, je l’encourage.
Jean-Marc Crantor : Donc, vous estimiez que vous réussissiez la mission que l’on vous avait confiée.
Jack Lang : Aujourd’hui encore j’estime que l’acte qui a été accompli est un acte d’arbitraire, un acte unilatéral, injustifiable, mais disons qu’avec le temps la colère s’est apaisée. Plus tard, lorsque je suis devenu ministre de la Culture, j’ai rencontré Michel Guy, nous nous sommes expliqués un peu. Mais au fond, je vais vous dire une chose, j’aurais dû lui dire plus clairement qu’il m’avait rendu un immense service.
Jean-Marc Crantor : Pourquoi ?
Jack Lang : Il n’a peut-être pas rendu un immense service au Théâtre de Chaillot, parce que la succession a été provisoirement mal assurée, plus tard je réussirai à convaincre un ministre de faire appel à Antoine Vitez, pour reprendre le flambeau. Pourquoi ? Parce que d’abord ce théâtre me pesait par sa lourdeur, et puis d’une certaine manière, il a contribué à l’accomplissement, non pas d’un rêve, mais de mon itinéraire de vie. Je me souviens qu’à ce moment-là, Antoine Vitez m’a dit : « Écoute Jack, c’est très mal ce qu’a fait Michel Guy, mais au fond il a nommé, en t’évinçant, le futur ministre de la Culture de la gauche. Je ne comprenais absolument pas ce qu’il me disait, je lui ai dit : Tu exagères... Quelques semaines plus tard, Arrabal, que je rencontre au Venezuela, dans un Festival de théâtre étudiant, me dit : « Mais Jack, c’est formidable ce qui t’arrive, c’est fabuleux » Je n’arrive pas à l’imiter, excusez-moi, « Tu vas devenir bientôt le ministre de la Culture de la gauche » C’est vrai que parfois, les choses s’inversent ainsi dans la vie. Et, il faut parfois remercier ceux qui ont cru vous faire du mal.
Jean-Marc Crantor : Mais vous n’étiez pas persuadé, vous n’aviez pas cette envie de devenir ministre ?
Jack Lang : Finalement, les paroles finissent par pénétrer dans votre cerveau, les paroles de Vitez, d’Arrabal, qui sur le moment me paraissaient surréaliste, ont fini par pénétrer ma mémoire, jusqu’au moment où je me suis dit qu’après tout pourquoi pas.
Jean-Marc Crantor : Merci, Jacques Lang, et à demain.
Troisième épisode : De la culture à la politique, mercredi 18 décembre 2019
Jean-Marc Crantor : Bonsoir, Jacques Lang.
Jack Lang : Bonsoir.
Jean-Marc Crantor : Hier soir, nous avons pu constater à quel point vous vous êtes imposé comme un homme qui compterait dans le domaine culturel. Mais, comment pouvez-vous changer, modifier le cours des choses ? Seul un engagement politique pourrait vous permettre d’avoir une réelle influence. Dès 1972, vous rédigez une note, qui donne le ton. J’en lis un extrait « […] ai-je réellement envie de me battre aujourd’hui pour certaines idées de réforme, qui pourtant me tiennent depuis longtemps à cœur, telle que celles-ci : ne plus emprisonner la culture dans les maisons dites de culture, mais l’affaire jaillir en des lieux ouverts et innombrables ; ne plus confier la gestion du budget des affaires culturelles à la seule administration, mais en attribuait principalement la responsabilité aux créateurs ; ne plus admettre que le jeu du corps et de l’imagination ne fassent partie des principales activités scolaires, mais faire que l’école soit un cadre architectural et pédagogique permanent de fêtes, de joies et d’inventions[…] » sont-ce les éléments de langage d’un futur ministre de la Culture ?
Jack Lang : Je ne sais pas à quelle occasion j’ai dit ça.
Jean-Marc Crantor : Vous avez rédigé une note, quand vous étiez membre, j’ai oublié de le dire, du Conseil du développement culturel.
Jack Lang : Ah, oui, c’était une expérience passionnante. C’est sous Georges Pompidou, gouvernement de Chaban-Delmas, Premier ministre, et Jacques Duhamel, ministre de la Culture. Ils ont créé à ce moment-là un Conseil national du développement culturel, composé de personnalités d’envergure, certaines, j’allais dire mal pensantes pour l’époque, qui avaient leur franc parlé en tout cas, présidé par Pierre Emmanuel, chargé de concevoir ce que pourrait être une politique des arts nouvelles. C’était pour un tel gouvernement assez neuf et assez audacieux. Je me suis retrouvé membre de ce Conseil et, je souviens nous avions été reçus, c’était la première fois où je mettais les pieds à l’Élysée, Georges Pompidou avait invité à déjeuner les membres de ce Conseil. Alors, discussion très large, très ouverte. Je trouvais quand même que mes collègues étaient un peu trop, à mon goût, respectueux de l’autorité supérieure, et je me suis permis de dire deux trois choses sur l’état de la télévision et de la radio. Et à la sortie, Georges Pompidou m’a dit : « J’espère que vous ne mettrez pas Brecht à l’affiche tous les jours ». À l’époque, Brecht était considéré comme l’auteur par excellence typique des directeurs de théâtres de gauche, supposé être ennuyeux, c’était la seule parole que j’ai échangée avec lui, plutôt il m’a dit : « J’espère que vous ne mettrez pas Brecht à l’affiche tous les jours », mais c’était dit gentiment, ce n’était pas du tout une molestation ni une réprimande, d’ailleurs je n’avais encore rien programmé, je crois, j’étais tout neuf directeur du Théâtre de Chaillot. D’ailleurs, puisqu’on parle de George Pompidou, Jacques Duhamel, il était déjà assez malade, me reçoit à déjeuner chez lui, en 73 ou 74, je ne sais plus, il me reçoit très gentiment chez lui à déjeuner, et il raconte cette histoire, lorsque je suis allé à l’Élysée proposer à Georges Pompidou la nomination de Patrice Chéreau et de Roger Planchon au TNP, nouvellement transféré à Villeurbanne, et votre nomination au Théâtre de Chaillot, il m’a demandé quelles étaient vos opinions politiques, et je lui ai répondu : je crois qu’il est vaguement radical. D’ailleurs, à l’époque je ne sais pas si mes idées politiques étaient connues, je n’en sais rien. Si, elles étaient affirmées clairement à gauche à travers le Festival de Nancy, mais je n’étais pas adhérent à un Parti politique. Il m’a dit, j’ai commis un petit mensonge, en lui indiquant que vous étiez au fond un homme sage, raisonnable, radical.
Jean-Marc Crantor : Votre expérience au Conseil du développement culturel montre à quel point vous vous engagiez, vous vous orientiez dans cette démarche, vous parliez déjà comme un ministre. Avez-vous toujours eu envie de faire de la politique.
Jack Lang : Faire de la politique au sens de l’acteur politique assumant une fonction, non. En revanche, ma conscience politique est née très jeune, je crois quand j’avais 14-15 ans, au lycée ; c’était la Guerre d’Indochine, la Guerre d’Algérie, les luttes pour l’indépendance de la Tunisie et du Maroc. J’étais révolté par les humiliations que l’on infligeait à des peuples, par les atteintes aux droits de l’homme, en permanence perpétrées par le gouvernement, ou l’armée, ou les responsables officielles. Ça me choquait. Au fond je suis attaché, je vous l’ai dit, à ma liberté, je respecte encore plus peut-être la liberté des autres, la liberté des peuples, la liberté des citoyens, la liberté de chaque. La liberté et la dignité, je dirais au fond. Finalement le maître mot, c’est la dignité, s’il y a quelque chose qui me met en mouvement, c’est quand on veut porter à la dignité physique, intellectuelle, matérielle d’une personne ou d’un groupe de personnes. Finalement, je l’ai d’ailleurs écrit, je placerais en tête des droits de l’Homme, le droit à la dignité, parce qu’il résume tous les autres, tous les autres droits. C’est la raison de mon engagement, je crois. À l’époque je n’étais pas membre d’un Parti, je participais à des manifestations, des événements à Nancy, puis petit à petit je suis intéressé à la politique nationale. Deux personnages m’inspiraient une certaine attraction, une certaine sympathie, d’un côté Pierre Mendès France, qui avait admirablement mis fin à la Guerre d’Indochine, ouvert les perspectives d’indépendance de la Tunisie et du Maroc. Mendès était, reste pour moi, l’incarnation de mon idéal politique, la rigueur, la fidélité aux engagements, l’honnêteté intellectuelle, le respect de ce que l’on dit. C’est pour moi, il est l’homme politique dans sa perfection. Puis, il y avait par ailleurs François Mitterrand, qui avait réussi à transformer progressivement la gauche, lentement, difficilement, c’était une longue marche. J’admirais son talent incroyable, son brio, sa finesse, sa culture. Voilà les deux personnages qui m’ont vraiment inspiré. Mais, je ne suis entré que tardivement, non, comment dire, j’ai d’abord été mendésiste, j’ai fait partie de clubs mendésistes à Nancy, j’étais le délégué de Pierre Mendès France pour une revue qu’il avait créée, qui s’appelle « Les Cahiers de la République ».
Jean-Marc Crantor : Vous discutiez beaucoup de politique avec votre grand-père.
Jack Lang : … avec mon grand-père, je correspondais avec Pierre Mendès France, un homme qui répondait aux lettres, ce n’est pas si fréquent dans l’univers politique, ou administratif, puis j’ai fait sa connaissance, puis je l’ai convaincu de venir à Nancy animer une réunion, et ainsi de suite. Mon grand-père partageait le même sentiment, nous partagions ensemble le même sentiment, nous étions mendésistes.
Jean-Marc Crantor : En 1974, c’est la fin de votre expérience au Théâtre National Populaire de Chaillot, que faites-vous ? Vous retournez à Nancy ?
Jack Lang : Je retourne à Nancy, je reprends pleinement mes fonctions de professeur de droit, que je n’avais d’ailleurs pas complètement abandonné. Je redonne au Festival de Nancy un élan nouveau, pendant quelque temps je mène simultanément mon métier de professeur et mon travail à la tête du Festival de Nancy.
Jean-Marc Crantor : Et vous rencontrez François Mitterrand quelques mois plus tard.
Jack Lang : Absolument. J’ose l’inviter à venir à Nancy au Festival.
Jean-Marc Crantor : Sans le connaître ?
Jack Lang : François Mitterrand, je l’avais rencontré à la fin de mon mandat de directeur du Théâtre de Chaillot, au milieu des gravats, dans la grande salle. Les amis avaient organisé une sorte de fête d’adieu. C’était Maurice Duverger qui avait fait un assez joli discours sur le thème « le voyageur de l’impossible », et François Mitterrand était venu. Il était revenu un peu comme une sorte de grand témoin, il n’a pas pris la parole, mais il était fortement présent.
Jean-Marc Crantor : Qui l’avait invité ?
Jack Lang : Moi-même.
Jean-Marc Crantor : Pour quelle raison l’aviez-vous invité ?
Jack Lang : Parce que j’avais pour lui beaucoup de respect, d’admiration, et parce qu’en même temps, finalement la prophétie d’Antoine Vitez et d’Arrabal commençait à se réaliser.
Jean-Marc Crantor : Vous y croyez.
Jack Lang : Je commençais à peine à y croire.
Jean-Marc Crantor : Donc, il vient voir à Nancy …
Jack Lang : Ensuite je l’invite à venir à Nancy, le printemps suivant, en 1975. C’est un homme, François Mitterrand, qui est à la fois de culture classique, mais qui est en même temps très attiré par les marges, l’inconnu, et à Nancy, il a tout à coup découvert un théâtre qu’il ne connaissait pas, qu’il ne connaissait peu, c’était quand même des théâtres d’avant-garde, très engagés politiquement, des formes parfois étranges, il a été immédiatement passionné. Nous sommes allés de lieu en lieu, et on a passé ensemble une journée. Il a été intrigué, il a été touché, puis il est reparti.
Jean-Marc Crantor : Et, il est revenu en 1977.
Jack Lang : En 77, il est revenu, je l’avais connu un peu mieux dans l’intervalle, parce que j’avais réussi à me faire élire conseiller de Paris, sur une liste dirigée par son meilleur ami Georges Dayan. Et cette année-là à Nancy, nous avions relié le Festival à une grande manifestation, une sorte de sommet Europe-Amérique-latine. Nous avions convié les artistes latino- américains en exil, Madame Allende, les futurs dirigeants espagnols et d’autres responsables, et François Mitterrand s’était exprimé avec force, sur le Chili en particulier. Pendant cet événement, nous avions présenté le musée Salvador Allende en exil, un musée constitué d’œuvres d’art offertes par des peintres latino-américains. L’idée était que ce musée, provisoirement en exil, serait installé au Chili, après la chute de Pinochet. Et un peu plus tard, lorsque je suis devenu ministre de la Culture, j’ai proposé qu’il soit d’abord présenté au Centre Pompidou, dès mon arrivée au ministère de la Culture, et aujourd’hui d’ailleurs si vous allez à Santiago du Chili, vous verrez ce musée qui était installé volontairement dans les anciens locaux de la police politique de Pinochet.
Jean-Marc Crantor : Et à l’époque, ce sont les premières critiques vous concernant, et concernant la gestion du Festival, en disant que vous l’utilisez à des fins personnelles.
Jack Lang : Il se fait que je dirigeais le Festival sans le diriger vraiment, puisque j’avais dû prendre du champ, j’étais pris à Paris déjà, progressivement par cette campagne au Conseil de Paris, j’étais donc loin et j’avais nommé ou proposé qu’on nomme un directeur, c’était plutôt une directrice, une femme assez remarquable, que j’aime beaucoup, qui s’appelle Michelle kokosowski. Elle a commis une petite erreur, elle a parfaitement animé les choses, simplement, elle a fait appel à des professionnels de la profession, qui n’avaient aucune expérience de ce qu’était un festival de théâtres amateurs, et qui ont voulu appliquer des règles des théâtres professionnels à un festival, qui était un festival libre …
Jean-Marc Crantor : Qui n’avait pas les moyens …
Jack Lang : Ils n’avaient pas les moyens. Ils ont voulu imposer des conventions collectives, et je ne sais quoi d’autre, ce qui aurait ruiné complètement ce Festival. Alors, il y a eu en effet une cabale, c’est vrai, mais qui m’a montré clairement que lorsqu’on n’est plus capable de diriger effectivement les choses, il vaut mieux s’en détacher totalement.
Jean-Marc Crantor : Vous êtes conseiller municipal à Paris, pourquoi ce choix ? Pourquoi Paris et pourquoi pas Nancy, tout simplement ?
Jack Lang : D’abord, je ne souhaitais pas solliciter un mandat électif à Nancy, pour ne pas mélanger les choses. J’étais université, Doyen de la faculté de droit, pendant un temps, créateur d’un Festival mondial de théâtre, cela aurait été, à mes yeux, abuser des fonctions que j’avais exercées en me présentant devant les électeurs à Nancy. En même temps, progressivement je devenais Parisien, Théâtre de Chaillot puis d’autres activités, j’avais fini par devenir un peu Parisien. La circonstance a fait qu’on m’a demandé d’être candidat dans le troisième arrondissement, où je disposais d’un pied-à-terre, et j’ai accepté.
Jean-Marc Crantor : Quand vous dites on, François Mitterrand ?
Jack Lang : En l’occurrence, celui qui me l’a proposé s’appelle Jérôme Clément, plus tard deviendra patron du centre du cinéma, puis d’ARTE. Jérôme Clémence à ce moment-là exerçait des fonctions à la tête de la fédération de Paris du Parti socialiste, et vous voyez comme les circonstances sont parfois favorables, pas toujours, je le croise à l’inauguration du Centre Pompidou, c’était à l’automne 74, il me parle de sa vie, je lui parle de la mienne, et il me dit : « Est-ce que ça t’intéresserait éventuellement de faire partie d’une liste aux élections municipales à Paris ? », je dis pourquoi pas, mais si cette liste se trouve dans l’arrondissement où j’habite dans le troisième arrondissement_ « Ah, mais ça tombe très bien, nous cherchons un candidat de gauche indépendant, qui n’appartient ni au Parti socialiste ni au Parti communiste, qui nous permettent de faire la jonction, ou de trouver un compromis. » La chance était que la liste soit dirigée par Georges Dayan, l’ami intime de François Mitterrand, un homme merveilleux, prodigieusement intelligent, d’une drôlerie infinie, et on a mené une campagne ardente, active. À ce moment-là d’ailleurs, j’ai par mes propositions, contribué à sauver le Carreau du Temple, que j’ai ultérieurement classé, quand je suis devenu ministre de la Culture.
Jean-Marc Crantor : Les Halles ?
Jack Lang : Là, c’est trop tard. Georges Pompidou, cet homme qui a été l’inventeur du Centre qui porte son nom, a été en même temps le destructeur d’un haut lieu culturel, les Halles de Baltard. J’ai fait partie des manifestants qui s’opposaient à la destruction des Halles de Baltard, qui pendant quelques mois ont été le lieu de la plus fabuleuse Maison de la culture qu’on puisse imaginer. On y a vu des spectacles étonnants, notamment de Ronconi, des libraires s’y installaient, des troupes y répétaient, c’était fabuleux. Je pense que les films ont été réalisés ou des écrits sur ce qu’a été la vie des Halles de Baltard pendant un an avant la destruction, qui, à mes yeux, a constitué un crime contre l’histoire et contre la beauté.
Jean-Marc Crantor : Vous adhérez au Parti socialiste en 1977.
Jack Lang : À partir du moment où j’ai été élu sur une liste parrainée par le Parti socialiste et dirigée par une personnalité socialiste Georges Dayan …
Jean-Marc Crantor : Vous êtes élu en tant que personnalité indépendante.
Jack Lang : Certes. C’est vrai, mais en même temps je n’ai pas été élu pour mes beaux yeux, j’ai été élu parce que c’était la gauche. Certes, j’ai apporté ma contribution à la campagne, je l’évoquais à l’instant en sauvant le Carreau du Temple, mais il m’est apparu normal que j’adhère au Parti qui avait contribué à me faire élire. À ce moment-là, disons que l’envie d’entrer plus directement en politique s’est emparée de moi.
Jean-Marc Crantor : Quelles sont les fonctions que vous occupez, en arrivant au Parti socialiste ?
Jack Lang : Aucune immédiatement.
Jean-Marc Crantor : Vous étiez conseiller de François Mitterrand, non ?
Jack Lang : D’abord je suis conseiller de Paris, j’essaye de d’exercer cette fonction avec mon propre tempérament, et en particulier j’essaie d’éviter de nouvelles catastrophes aux halles, et les projets du Maire de Paris, de Monsieur Chirac, me paraissaient malheureux, d’autres qui ont suivi ne sont guère plus heureux. L’histoire des Halles en soi est une catastrophe du début à la fin, la destruction des Halles Baltard, le projet de Chirac, les projets de la municipalité de gauche aujourd’hui, c’est vraiment des milliards et des milliards engloutis, franchement la beauté n’y retrouve pas son compte. Enfin, c’est un autre sujet peut-être.
Je suis appelé à collaborer plus activement au Parti socialiste lorsqu’après les élections législatives de 1978, François Mitterrand se trouve en difficulté, il ne les gagne pas, Michel Rocard se dresse contre lui, et François Mitterrand souhaite s’entourer de personnes plus jeunes, qui viennent enrichir les équipes déjà existantes, qui sont brillantes : Jacques Attali, Laurent Fabius, et quelques autres, et il me demande de venir le rejoindre. Je lui propose d’être le directeur de la campagne de la première élection au suffrage universel européenne.
Jean-Marc Crantor : Il accepte ?
Jack Lang : Il accepte. Il souhaite vraiment que je vienne travailler auprès de lui, il m’avait proposé de devenir son conseiller pour la presse et les relations publiques, et (mot incompris), m’a dit d’ailleurs très intelligemment, surtout n’acceptez pas, il y a rien de pire, vous serez accusé de …
Jean-Marc Crantor : Vous perdrez toutes libertés.
Jack Lang : Exactement. En tout cas, l’essentiel est que François Mitterrand, le Parti socialiste perdent de peu les élections législatives. Michel Rocard se dresse contre lui dans une émission de radio, dénonçant l’archaïsme du vieux Parti socialiste, lui incarnant la modernité. Du coup, François Mitterrand souhaite, pour préserver son pouvoir à la tête du Parti socialiste, s’entourer d’une équipe renouvelée - il était déjà entouré de Laurent Fabius et de Jacques Attali - qui apporte du sang neuf, et il me demande de lui apporter un coup de main, et je lui propose d’être le directeur de la campagne pour la première élection au suffrage universel du Parlement européen, il me demande d’être en même temps son conseiller culturel et scientifique. Beaucoup de travail, mais passionnant, en effet. Oui, je me sens libre, parce que je l’aime profondément, je le respecte, je partage totalement ces idées, sa conception. Il me donne carte blanche pour imaginer une campagne européenne originale, non pas d’un jour à la veille du scrutin, mais toute l’année. J’organise, avec son accord, ville par ville, des événements qui associent des personnalités européennes, sur toute une série de sujets : les inégalités sociales, l’eau, le cinéma, le livre, la fiscalité, jusqu’à un événement qui est peu imaginable aujourd’hui, au mois de mai, quelques semaines avant les élections, je fais venir à Paris de jeunes socialistes de toute l’Europe. Et sous le nom « Le printemps socialiste européen », nous convions 100 000 personnes, autour d’un plateau, en haut du jardin de Trocadéro, nous faisons venir les grands leaders de l’époque : Willy Brandt, Mélina Mercouri, le London symphonique Orchestra. Imaginez un Parti socialiste, qui invite l’un des plus grands orchestres symphoniques du monde. Ça a été un événement assez extraordinaire. Là, j’ai utilisé une ruse, pour pouvoir obtenir l’autorisation. J’ai profité, pardon, de l’animosité qui opposait Jacques Chirac, Maire de Paris, et Valéry Giscard d’Estaing, Président de la République. Le statut juridique de cet endroit est hybride, les jardins c’est la Ville de Paris, et le haut, le parvis, c’est l’État, j’en sais quelque chose pour avoir dirigé le théâtre de Chaillot, plus tard d’ailleurs j’y organiserai beaucoup d’événements au moment du bicentenaire de la Révolution française. Je fais croire à chacun que l’autre a accepté. Je dis à Chirac, le président Giscard est d’accord, et je fais dire au ministre de la Culture, Monsieur Lecat, le Maire de Paris a accepté. Finalement, leur ennemi c’était eux, ce n’était pas nous, ils étaient prêts à tout donner au Parti socialiste, et ils m’ont donné celui lieu emblématique. Je ne suis pas sûr qu’on l’obtiendrait aujourd’hui pour un Parti politique.
Jean-Marc Crantor : En vous écoutant, j’ai l’impression qu’il y avait une espèce de fascination, d’admiration mutuelle entre vous et François Mitterrand. Vous dites, je l’aimais beaucoup. On sent chez vous une admiration pour cet homme, et vu les fonctions qu’il vous confie, on imagine qu’il vous admirait autant.
Jack Lang : Admiré, je ne sais pas si on peut dire admirer, mais j’avais en effet pour lui, je continue à ressentir les mêmes émotions, admiration, respect, considération. Oui, je l’aimais beaucoup, c’est vrai. Lui-même, je pense, avait une vraie sympathie, et à mesure que le temps avançait, il constatait mon engagement profond, dans les milieux de la science et de la culture, ma capacité aussi à agir, à construire des événements inédits, inhabituels. Je me souviens d’ailleurs, que la veille de l’événement du Trocadéro, dans les jardins, on était en voiture, avec Gaston Defferre, et François Mitterrand dit à Gaston : « Dis-moi Gaston, est-ce que vous accepteriez que le RPR organise un tel événement sur la Canebière ? » et Gaston a répondu évidemment : « Non » _ « Vous voyez, Jack Lang a obtenu du Maire de Paris et du Président de la République française qu’il puisse organiser un événement en plein cœur de Paris »
Jean-Marc Crantor : Comment êtes-vous accueilli par les autres membres du Parti socialiste ?
Jack Lang : Je pense que c’était comme toujours, c’est normal, c’est humain, il y avait une part d’étonnement, comment pouvait-on confier de telles responsabilités à un personnage qui n’avait pas emprunté les mêmes itinéraires ? Mais, assez rapidement, une sympathie s’est créée, je crois vraiment, en plus j’ai essayé d’y contribuer moi-même, il n’y avait pas de raison que ma présence soit source de conflit, mais qu’elle permette de mobiliser, de coaliser les énergies positives.
Jean-Marc Crantor : Là encore, comme à Chaillot, on retrouve une forme, entre guillemets, d’illégitimité qu’on pourrait vous reprocher.
Jack Lang : On peut dire ça, oui. Je vais revenir un peu en arrière, parce que vous m’interrogez, c’était la même chose lorsque j’ai préparé l’agrégation de droit, n’étais-je pas un peu illégitime, parce que par ailleurs réputé homme de théâtre ? Mon allure n’était pas celle d’un prof de droit classique. Il m’a fallu, pendant les années qui précédaient l’agrégation, faire la preuve que j’étais capable d’être un vrai prof de droit. Du coup, j’ai écrit des articles et des livres super sérieux, super difficiles, super techniques, sur des sujets qui vous paraîtraient invraisemblables, comme les exceptions préliminaires devant la Cour permanente de justice internationale, ou bien encore, la délimitation du plateau continental de la mer du Nord. En plus ces sujets me passionnent, je n’avais aucun mal à donner le sentiment d’être, par avance, un vrai prof de droit, sérieux et compétent. Mais, il me fallait effacer quand même une image, ou faire s’évanouir un peu l’image de l’homme de théâtre que j’étais.
Jean-Marc Crantor : Merci, Jack Lang
Jack Lang : Merci.
Jean-Marc Crantor : Bonsoir !
Quatrième épisode : L’arrivée rue de Valois, jeudi 19 décembre 2019
Jean-Marc Crantor : Bonsoir Jack Lang !
Jack Lang : Bonsoir !
Jean-Marc Crantor : Jack Lang, ministre. Quel rôle jouez-vous dans la campagne de 1981 ?
Jack Lang : 81, quel rôle ? …
Jean-Marc Crantor : On y est …
Jack Lang : Oui, c’est ça … Mais quel rôle … Le printemps socialiste européen, cette action européenne a été très importante pour faciliter la victoire de Mitterrand au Congrès décisif de Metz, qu’il a remporté face à Rocard. C’était la condition sine qua none de sa candidature à l’élection présidentielle. Donc, indirectement, j’ai pu contribuer, avec d’autres amis, à faciliter la reconquête par François Mitterrand du Parti socialiste. Pour 1981, d’abord il m’a demandé d’organiser pour lui toute une série d’événements, les culturels d’autres scientifiques. Sur le plan culturel, nous avons préparé à une sorte de symposium à l’Unesco, avec là encore des personnalités venues du monde entier. À cette occasion, il a présenté ce que pourrait être notre programme d’action pour la culture et les arts, s’il devenait Président de la République. Idem pour la science, lors d’un séminaire que j’ai organisé, à sa demande, au Sénat. Puis, surtout, il a constitué une sorte de petit groupe d’amis, au moment de la campagne, pour suivre les questions de télévision, de préparer le candidat pour les émissions de télévision et de radio. François Mitterrand avait toujours regardé ces choses avec distance, mais il s’est rendu compte, cette fois-ci, qu’il devait préparer sérieusement les choses, ces émissions de télévision et de radio. Donc, il a réuni un petit groupe, avec des gens qui étaient des amis : Laurent Fabius, Robert Badinter, Serge Moati, j’oublie quelques autres, sans doute. Nous étions 4 ou 5, on se réunissait régulièrement, pour proposer au candidat telle ou telle idée d’émission, pour l’aider à répondre à des interviews dans la presse écrite ou dans la presse audio-visuelle.
Jean-Marc Crantor : Nous sommes le 10 mai 1981, c’est le deuxième tour de l’élection présidentielle, François Mitterrand est élu avec 51,76% des suffrages. Que ressentez-vous à ce moment-là ? À quoi pensez-vous ?
Jack Lang : Je ressens, comme beaucoup de gens en France, en tout cas au moins plus 51% des gens, un immense bonheur. Tout à coup, ce qui était imaginé devient possible. Même ceux qui à l’époque ont voté pour François Mitterrand, doutait, pas tous, mais certains doutaient qu’on puisse franchir la ligne, qu’on puisse franchir la barre, tant l’idée avait été dans les cerveaux incrustée, que la droite était installée de tout éternité et pour toujours, une sorte de légitimité, consubstantielle aux institutions et à la droite, qui assurait comme une sorte de pérennité de la droite au pouvoir. C’est comme si l’État lui-même était identifié à une certaine philosophie ou idéologie politique. L’accès de la gauche au pouvoir était une utopie. Donc, il se produit à ce moment-là un choc émotif, un choc moral, un choc humain. J’étais dans la petite équipe de campagne, et j’avais préparé avec Paul Quilès et un ami, Christian Dupavillon, très discrètement, à la Bastille des camions qui pouvaient se déployer, avec des formations musicales. Dès que nous avons appris que le succès se profilait à l’horizon, nous avons mis en route ces camions et une immense fête s’est déroulée à la Bastille, qui en même temps exprimait, je crois, une joie collective, sentiment de joie, sentiment de bonheur, sentiment d’incrédulité même.
Jean-Marc Crantor : Et vous vous êtes dit tout de suite, c’est bon, je suis ministre ?
Jack Lang : Absolument pas du tout.
Jean-Marc Crantor : non ?
Jack Lang : Non, non, pas du tout. Je me suis dit, d’abord, c’est notre victoire commune, c’est François Mitterrand qui devient le Président de la République. Non, je ne pense absolument pas à mon destin immédiat, mais à ce moment heureux que nous partageons. Simplement, il se fait qu’à la rue Solferino, le siège du Parti socialiste, François Mitterrand nous rejoint vers 11h du soir, je crois, et en nous quittant, il nous dit j’aurais besoin de rencontrer pour le travail les uns et les autres. Voilà, c’est tout. En effet, il m’a invité à le rejoindre, chez lui, un ou deux jours plus tard, dans son pigeonnier, rue de Bièvre, et il m’a dit : « J’aimerais que vous acceptiez de vous occuper de la journée d’investiture », la journée pour laquelle François Mitterrand entrerait en fonction. Et avec deux-trois autres amis, avec Pierre Bérégovoy, avec André Rousselet, nous avons conçu cette journée, depuis la transmission des pouvoirs, entre guillemets, à l’Élysée, le matin, jusqu’à cette cérémonie que, j’avais conçue avec Christian Dupavillon et Serge Moati au Panthéon.
Jean-Marc Crantor : Et vous apprenez quand, que vous êtes ministre ?
Jack Lang : Je ne l’apprends pas, parce que François Mitterrand ne m’a pas demandé mon avis, il a sans doute imaginé que je ne le refuserais pas, si on me le proposait. Je m’en suis douté le matin même de la cérémonie officielle à l’Élysée, nous étions plusieurs membres de l’équipe sur le perron, sur les marches à l’envers le péristyle, et Gaston Defferre, qui a longtemps et souvent été mon protecteur, avec Edmonde de Charles-Roux, sa femme, me dit : « Jack, je vous félicite pour les hautes fonctions qui vous seront attribuées » Je n’ai pas osé lui demander lesquelles.
Jean-Marc Crantor : Mais vous pensiez, en vous-même, que c’était la culture, ça allait de soi ?
Jack Lang : Je le présentais, puis nous sommes passés à la suite, la cérémonie elle-même et d’autres moments de la journée. J’étais préoccupé surtout, je dirais, par la réussite de l’événement, dont j’avais la charge, rue Solferino et au Panthéon.
Jean-Marc Crantor : Était-ce une finalité en soi, pour vous, de devenir ministre ? Était-ce un pas supplémentaire vers la liberté qui vous est si chère ?
Jack Lang : C’est naturellement à l’évidence un accomplissement individuel, mais c’est surtout, je crois, un l’accomplissement collectif. Il faut bien se représenter que la France d’avant 1981 était sur le plan culturel animée par des créateurs, des artistes, des intellectuels, des mouvements qui étaient souvent en rupture avec le Gouvernement, les gouvernements conservateurs ; et tout au long des années il y a une sorte d’ébullition, de la réflexion sur la politique des arts. J’ai moi-même participé, mais je n’étais pas le seul. Il faut bien se représenter que quand François Mitterrand a été élu Président de la République, et son ministre de la Culture désigné, nous sommes en même temps, je dirais, les porte-parole de tout un mouvement parfois très ancien, revendiquant une transformation profonde de la politique des arts et de la culture. Ça n’a rien à voir avec ce qui peut se produire ici en ce moment, quand on change un ministre. Non, c’est un changement d’époque, un changement de conception, un changement de vision, et tout au long de la campagne elle-même, nous avons dit et redire, François Mitterrand lui-même, que la culture se trouverait au cœur, au centre de notre politique future, et ma mission était de passer rapidement de l’impossible au possible.
Jean-Marc Crantor : Vous êtes nommé ministre de la Culture, le 22 mai 1981, mais quelques jours plus tard, vous adressez votre démission au Président de la République, que se passe-t-il ?
Jack Lang : C’est une question personnelle, un de mes frères, dans une rixe dans un bar ou un bistrot, gagné par l’alcool et la chaleur, s’est heurté à une autre personne, et cette personne dans la bagarre a perdu la vie, mon frère a été arrêté. À ce moment-là, je me suis dit, est-ce que, dans la circonstance délicate qui est la nôtre, je dois me maintenir au gouvernement ? Je suis allé rendre visite à François Mitterrand, qui m’a dit aussitôt : « Il n’est pas question que vous démissionniez, à mes yeux il y a aucune responsabilité collective, c’est une histoire purement individuelle. Allez rue de Valois, travailler, pour que nos programmes culturels se réalisent. »
Jean-Marc Crantor : Donc, François Mitterrand vous renouvelle sa confiance, vous restez en fonction. Avant de parler de la politique que vous souhaitez, et que vous aviez promis de mettre en place, j’aimerais parler avec vous du champ d’action du Ministère de la Culture. Vous n’êtes pas vraiment d’accord avec l’action, les missions, les services qui composent le Ministère de la Culture. Vous avez des exigences, vous réclamez le retour de la Direction de l’Architecture chez vous.
Jack Lang : Non, non, pas à ce moment-là. Écoutez, je suis le ministre de la Culture, c’est déjà beaucoup. C’est fabuleux, être ministre de la Culture de la République française, sous la présidence de François Mitterrand, cela se suffit à soi seul. Et déjà, la question que je me pose en moi-même, comment être à la hauteur de la confiance qui m’est accordée, je ne revendique rien en particulier. Je suis heureux et fier d’être à la tête de ce ministère, en même temps, pas inquiet, mais désireux de réussir la mission qui m’est confiée. Plus tard, il y aura des discussions pour savoir si le ministère de la Culture devrait inclure ou non l’architecture et l’urbanisme, c’est une autre question. La seule chose que j’ai obtenue, et à laquelle je tenais, c’est le rattachement, au Ministre à la Culture, de la Bibliothèque nationale, qui était littéralement le parent pauvre du Ministère de l’Éducation nationale, c’était la dernière roue du carrosse ; et j’avais la conscience que cette Bibliothèque nationale vivait très mal, était un peu à l’abandon, et je me suis dit que le Ministère de la Culture, tout beau tout neuf, allait pouvoir redonner à cette institution éminente un éclat, un élan nouveau. Et François Mitterrand accepter malgré, l’opposition du titulaire de la fonction de Ministre de l’Éducation nationale. Ce qu’on peut dire, si vous voulez, c’est que progressivement, sans aucune attribution ministérielle nouvelle, j’ai eu la chance en raison de la confiance qui mettait accordée par le Président et de mon tempérament d’élargir de fait mes compétences. Par exemple, je me suis beaucoup occupé de la politique culturelle internationale, jusqu’à convaincre le Premier ministre Pierre Mauroy de doubler le budget de l’association d’actions artistiques, chargée de l’accompagnement des expositions et des spectacles hors de France. Lorsqu’on a abordé la question de ce qu’on a appelé les Grand travaux, je me suis mêlé de choses, qui ne relevaient pas directement des attributions de mon ministère, par exemple j’ai convaincu François Mitterrand de reprendre le projet, plus ou moins partiellement abandonné, de la création d’une Cité des sciences à la Villette, même chose pour la Défense, personne ne s’y intéressait, donc j’ai convaincu le Président d’en faire l’une des grandes réalisations, ou encore, un peu plus tard, pour des raisons de connaissances que j’avais de ce domaine, je l’ai convaincu d’ajouter à la liste de nos projets, la Grande galerie du Muséum, c’est une splendeur, qui était à l’abandon total, et le Musée des arts et métiers. Finalement, je me suis occupé de choses, qui ne relevaient pas directement de ma compétence, mais c’était ma situation personnelle, qui était, là, le rapport intime que j’avais avec le Président, et par ailleurs les ministres concernés ne s’y intéressaient pas.
Jean-Marc Crantor : Et votre volonté de vous occuper de tous les sujets qui touchaient à la culture.
Jack Lang : J’allais dire, tout ce qui était culturel, était d’une certaine manière directement ou indirectement rattaché, mais sans attributions nouvelles au Ministère de la Culture, en particulier la culture scientifique et technique.
Jean-Marc Crantor : Quels sont les grands axes de la politique culturelle ?
Jack Lang : J’ai toujours récusé, antérieurement à 1980, les formulations utilisées par mes prédécesseurs, qui avançaient l’un une priorité, l’autre une autre priorité, une fois c’était le patrimoine, une fois c’était le spectacle vivant, une troisième fois, c’était la musique. Pour moi, je l’ai d’ailleurs dit clairement, la priorité, c’est l’ensemble de l’action de la culture, c’est le Ministère de la Culture, en faire l’un des grands ministères de la République. La France a les moyens de pouvoir à la fois soutenir le patrimoine et la création, la musique et le théâtre, le cinéma et les arts plastiques, les livres et le design … Oui, on l’a un peu élargi quand même, parce que, sans changement d’organigramme, j’ai souhaité que le ministère s’intéresse aussi à l’art d’aujourd’hui, à la mode, à la création industrielle, à la photographie, qui était parfois à l’abandon, ou à d’autres secteurs. La création d’abord. La création d’abord, parce que sans artistes, sans inventeurs, sans restaurateurs de monuments, points de culture. En effet, j’ai imaginé toute une série de réformes, très profondes, aussi bien pour la création cinématographique, la création musicale, la création théâtrale, la création littéraire, en même temps, nous devions renforcer des dispositifs qui facilitent la diffusion dans la société de la culture, mais pas seulement dans quelques régions. Partout la culture pour tous et partout, dans les villages, dans les départements, et ce fut une action volontaire, obstinée, en lien d’ailleurs avec les maires, les présidents de départements, de tous les Partis. J’avais décidé que je ne ferais attention à aucune étiquette politique, ce qui comptait, c’était l’engagement d’un maire, ou l’engagement d’un président de département, ou d’une région, à agir pour les artistes et pour les arts. Du coup, on a conçu des actions, avec par exemple le maire de Bordeaux, Monsieur Chaban-Delmas, etc., avec tous les maires de France, de gauche, de droite, du centre et d’ailleurs.
L’autre point important, c’était aussi de montrer que l’engagement, qui était le nôtre pour la culture, était l’engagement qui pouvait changer l’économie du pays. D’abord l’art, d’abord la création, d’abord la culture, mais en l’expliquant aux parlementaires, aux responsables politiques, que cela serait un investissement utile pour le pays, qui serait source d’emploi, qui serait source de retour de la confiance aussi. Il y a un discours, qui n’est pas le plus mauvais j’ai écrit, c’est celui que j’ai prononcé devant l’Assemblée nationale en novembre, je crois, 1981, au cours duquel j’ai présenté précisément les principaux axes de notre action.
Jean-Marc Crantor : Il y a un troisième, qui me semble très important, c’est celui de la démocratisation de la culture, l’accès de tous à la culture.
Jack Lang : Oui, mais tout est lié, si vous voulez. Il y a parfois autour de ce discours de la démocratisation beaucoup d’hypocrisie, de tartufferie et de blablabla politique. Qu’est-ce que ça veut dire la démocratisation, si dans une ville vous n’avez ni théâtre, ni bibliothèques, ni centre d’art. Donc, par rapport à ce sujet, que vous évoquez à l’instant, la première mesure qu’il fallait prendre, qui a été déterminante, c’est l’ensemencement de l’ensemble du pays, c’est un renversement total de perspective, en finir avec le désert culturel français, et faire que partout à travers le pays surgissent des bibliothèques, des centres d’art, des musées d’un type nouveau, des écoles d’art. Parler de démocratisation alors que la plupart des départements et des villes étaient dépourvus d’institutions culturelles, ça n’a aucun sens. La première mesure de démocratisation, le mot n’était pas la décentralisation, c’était l’ensemencement général du territoire, par la présence d’artistes, de créateurs ou de restaurateurs de monuments.
Puis, il y a une deuxième mesure pour faciliter l’accès à la culture, c’est un sujet pour lequel je me suis battu, je me bats encore aujourd’hui pour cela, c’est l’introduction de l’art et de la culture à l’école, le lieu où tous les enfants se trouvent, et je pense, depuis fort longtemps, je l’ai écrit, réécrit, proclamé, que l’art et la culture doivent faire partie des fondamentaux de l’école. Et, lorsque j’ai eu la chance, comme ministre de l’Éducation nationale, d’agir dans ce sens, nous avons pris des mesures radicales, changé les horaires, changé les programmes, changé la formation des maîtres, introduit la présence d’artistes et d’écrivains dans les écoles. Une petite révolution culturelle, réalisée notamment avec Catherine Tasca. Malheureusement, c’est aujourd’hui un peu en partie oublié, même s’il y a quelques beaux restes, ici ou là.
Jean-Marc Crantor : Dans le cadre de la réforme menée par l’équipe de François Hollande, du changement des rythmes scolaires, n’était-ce pas le moment de prolonger cette politique à destination des enfants ?
Jack Lang : Ça aurait pu l’être, mais la voix choisie n’était pas la bonne. Vous faites allusion, j’imagine, à l’encouragement aux activités périscolaires.
Jean-Marc Crantor : Complètement !
Jack Lang : Ça n’a rien à voir avec la présence obligatoire, et financée par l’État, à l’école dans l’école de la maternelle à l’université, de pratiques artistiques et d’enseignement artistique. En l’occurrence, le Gouvernement de François Hollande et de Jean-Marc Ayrault, a imaginé, au moment du rétablissement de la matinée d’enseignement, le mercredi, qui avait été supprimée sous la présidence de Nicolas Sarkozy, d’encourager le développement d’activités périscolaires. Moi, j’étais contre. Pourquoi j’étais contre ? Parce que je crois à l’égalité entre les territoires, je crois à l’égalité entre les citoyens, et inévitablement, comme ce n’était pas entièrement financé par l’État, seules les villes riches, comme Paris, pouvaient pleinement réaliser un tel plan, les autres pas. Donc, c’était une source nouvelle d’inégalité entre les territoires et les villes. En plus, cela a provoqué, pendant des mois, des controverses et débats inutiles, qui ont nui, je crois, à l’autorité morale du Gouvernement. C’était une très mauvaise idée, d’ailleurs nous ne l’avions pas prévu dans le programme présidentiel, ça a été inventé, je ne sais pourquoi. Je ne suis pas contre les activités périscolaires, mais pas en substitution aux activités artistiques et culturelles de l’école et par l’école et dans l’école.
Jean-Marc Crantor : Pour revenir au début de vos activités de ministre, vous avez beaucoup bataillé aussi pour augmenter le budget du Ministère de la Culture.
Jack Lang : Lorsque François Mitterrand m’a confié cette mission, je me suis dit que nous devions faire accepter l’idée que le Ministère de la Culture était un ministère d’exception, je crois aussi pour le Ministère de l’Éducation. L’idée d’exception culturelle a été inventée à ce moment-là. Deux décisions ont été prises très vite, exprimant cette volonté : la première a été la loi sur le prix du livre, c’est une exception au système officiel des prix pratiqués en France, qui assurait la prééminence de l’exigence de création sur la rentabilité à court terme, si nous n’avions pas adopté cette loi sur le prix unique du livre, alors c’est les grandes surfaces qui auraient imposé totalement leurs lois, les libraires auraient petit à petit disparu et du coup les maisons d’édition auraient connu ce qu’elles sont vécues dans d’autres pays, la littérature et l’écriture auraient été gravement mises en danger. C’était une loi d’exception qui, au fond, était une loi d’écologie culturelle, le long terme plutôt que le profit immédiat. Deuxième décision, le doublement du budget de la culture. Il fallait agir tout de suite sur ces deux poids, avant l’été, avant les vacances, pour marquer cette détermination à changer totalement, et complètement, la politique des arts. C’était une révolution. Un budget multiplié par deux, ça ne s’était jamais vu, ça nous donnait la possibilité de pouvoir, sur tous les fronts agir, vite et bien. Et la loi sur le prix unique du livre exprimait une vision culturelle entièrement nouvelle, que j’ai ensuite fait prévaloir pour le cinéma, pour la télévision, pour la musique, et pour d’autres arts.
Jean-Marc Crantor : Assez rapidement aussi, vous mettez en place des projets, comme La Fête de la musique, La Fête du cinéma, La fureur de lire, Les journées du patrimoine …
Jack Lang : Un peu plus tard, parce que ces événements sont intervenus quelques mois plus tard, parce que je voulais d’abord qu’il y ait des changements sur le fond les changements profonds de la politique des arts, domaine par domaine. Ensuite, lorsque chacun a eu le sentiment que nous étions déterminés à agir pour la transformation du paysage culturel français, j’ai imaginé aussi des événements qui puissent associer pleinement les citoyens eux-mêmes.
Jean-Marc Crantor : Tout cela était très inspiré de votre expérience de Nancy.
Jack Lang : Absolument, finalement c’est l’école de Nancy qui m’a donné le goût, l’envie, le désir d’associer les habitants ou les citoyens comme co-auteurs, ou co-acteurs d’un événement. C’est ça, l’esprit de La Fête de la musique. D’ailleurs ; nous avions joué sur les mots sur les affiches de la première Fête de la musique, on avait écrit Fête, comme en l’entend communément en ce moment, mais aussi Faites, « do it », faites vous-même, soyez vous-même musicien et acteur.
Jean-Marc Crantor : Vous avez beaucoup impliqué les autres ministres.
Jack Lang : Absolument ! Il y avait à ce moment-là un esprit je dois dire assez fraternel. Nous avions le sentiment d’appartenir à une même équipe. D’ailleurs, j’ai employé dans ce discours que tout à l’heure j’évoquais, de novembre 1981, les mots suivants : « Je souhaite que dans ce Gouvernement il n’y ait pas qu’un ministre de la Culture, mais 40 ministres de la Culture. » Nous étions 40, et je les ai déclinés ministère par ministère : l’entrée de la culture et des arts dans les prisons, en lien avec Robert Badinter, de la culture et de l’art à l’armée, en lien étroit avec Charles Hernu, le ministre, etc., à l’école naturellement, avec Alain Savary, et je n’ai eu de cesse de convaincre mes collègues, sans grandes difficultés, à faire pénétrer cet esprit nouveau de la culture en France.
Jean-Marc Crantor : Vous n’étiez pas trop omniprésent, omnipotent ?
Jack Lang : Je devenais omniprésent, oui, mais quand on exerce une fonction comme celle-là, il n’y a pas de raison de passer sous la table. On attend de vous que vous soyez un combattant, un soldat, un amoureux, un passionné, un enthousiaste. Et mes collègues ne me reprochaient jamais d’être ce que j’étais.
Jean-Marc Crantor : Merci, Jack Lang, et à demain.
Jack Lang : Merci.
Cinquième épisode : Ministère de la culture mais pas que, vendredi 20 décembre 2019
Jean-Marc Crantor : Bonsoir. Ce soir, c’est la dernière avec notre invité exceptionnel, Jack Lang, ministre de la Culture, mais pas que.
Bonsoir Jack Lang.
Jack Lang : Bonsoir !
Jean-Marc Crantor : Vous avez été ministre de la Culture, pendant 10 ans, mais vous avez occupé d’autres fonctions gouvernementales également.
Jack Lang : Oui, j’ai eu la chance, ou le privilège, ou le bonheur d’être aussi Ministre de l’Éducation nationale, par deux fois, en 1993 et en 2000, chaque fois pour résoudre une crise, mais pas que, comme vous le dites vous-même, mon ambition a été en même temps d’ouvrir des voies des transformations profondes du système éducatif.
Jean-Marc Crantor : Pourquoi on fait appel à vous pour résoudre des crises dans l’Éducation nationale ?
Jack Lang : La première fois, c’était François Mitterrand en 1992, il était président de la République, la deuxième fois c’était Lionel Jospin, il était Premier ministre. Pourquoi ? J’imagine que François Mitterrand, comme Lionel Jospin, pensaient que mon expérience ministérielle, qui n’était pas mince, pouvait me permettre de mieux tenir les choses, de retrouver la confiance de la communauté éducative. Ils pensaient aussi que le rapport que nous avions établi, que j’avais établi, avec la jeunesse, pouvait être aussi un atout. En même temps, je peux vous dire très franchement, que lorsque la première fois on m’a proposé d’aller rue de Grenelle, je ne la menais pas large. François Mitterrand m’avait demandé au moins à deux reprises d’être ministre de l’Éducation nationale, j’avais réussi à résister, si j’ose dire. Ça ne me disait rien. J’étais très heureux comme Ministre de la Culture, je n’avais pas spécialement envie de devenir Ministre l’Éducation nationale. Petit à petit, les choses dans mon esprit ont germé. La première fois, en 1992, j’ai dit au président : « J’accepte, mais je me permets de vous poser une condition, je souhaite rester ministre de la Culture. C’est ma maison, entre guillemets, ce sera un havre de paix, ce sera un point d’appui, et surtout, je pensais que la communauté éducative pourrait être touchée par le fait que l’on nommait un homme de culture, un homme de la culture à la tête d’un ministère comme celui-là. » ça a été 10 ou 12 mois de travail intense, être deux fois ministre, ministre de la Culture + Ministère de l’Éducation, croyez-moi, on ne se croise pas les bras. En même temps, c’était passionnant, c’était inimaginable, c’était fabuleux. À l’éducation nationale, il fallait d’abord calmer le jeu, redonner la confiance et de la sérénité, tout en continuant les réformes : réforme du lycée, réforme de l’université, introduction de l’art et de la culture à l’école, et beaucoup d’autres changements ; tandis que j’étais requis aussi par le Ministère de la Culture, par la crise des intermittents, déjà. Mais j’avais la chance, j’ai toujours eu la chance, d’être entouré d’équipes fabuleuses, aussi bien à l’Éducation nationale qu’au Ministère de la Culture.
Jean-Marc Crantor : Mais la charge était extrêmement lourde.
Jack Lang : Très lourde. Je dois dire que c’était du 100 %. Les nuits étaient courtes, mais je savais que ça se terminerait au moment des élections de 1993, donc il fallait se donner à fond les manettes. J’aime ce genre de défi, j’aime ce genre de situations. J’allais oublier de vous dire qu’on m’a demandé de résoudre la crise de l’enseignement privé, là aussi vous vous souvenez qu’il y avait des centaines de milliers de manifestants, et ça m’amusait, ça m’intriguait, ça m’intéressait de connaître le pourquoi du pourquoi. Finalement, j’ai réussi à trouver avec l’Église catholique un accord équitable, qui était satisfaisant pour la République et satisfaisant pour l’école privée. Et là, nous avons fumé le calumet de la paix, et je crois que cet accord entre le ministère et l’Église catholique est un accord durable.
Puis, dans le deuxième mandat que j’ai exercé comme ministre de l’Éducation nationale, d’autres sujets venaient à moi. Les réformes qui avaient été engagées par Claude Allègre étaient excellentes, souvent, mais il avait eu l’art de se mettre à dos la totalité des professeurs, des étudiants, et quand la confiance a disparu, c’est impossible de transformer quoi que ce soit. J’ai eu à cœur de faire aboutir plusieurs des réformes qui avaient provoqué la tempête. Par exemple les TPE, les travaux pluridisciplinaires encadrés, qui étaient une très belle idée, je regrette d’ailleurs que l’actuel gouvernement remette en cause cette belle réalisation, ça contribue à faciliter l’apprentissage de la pluridisciplinarité et du travail en équipe, c’est excellent pour se préparer à l’entrée à l’université. Et d’autres réformes proposées par lui que j’ai prolongées. Je pense notamment à l’harmonisation européenne des diplômes. J’ai créé les masters, j’ai instauré le système des crédits, qui permettent aux étudiants de pouvoir faire valoriser, dans leur diplôme, d’autres études entreprises en France ou hors de France, et c’était quand même dans la foulée de ce qui avait été imaginé par Claude Allègre.
Jean-Marc Crantor : En 1986, la gauche perd les élections législatives, que faites-vous entre 1986 et 1988 ?
Jack Lang : Pour résumer d’un mot, je suis une sorte de porte-parole de fait de François Mitterrand. Je crée un mouvement, qui s’appelle « Allons z’idées », qui est sur tous les fronts de l’art, de la culture, de la politique, de l’économie, pendant deux ans, avec d’autres d’ailleurs, certains ou Parti socialiste, Lionel Jospin, d’autres sur un plan individuel, comme Laurent Fabius, mais il se fait que j’exerce une fonction très particulière en lien permanent avec le président, je suis une sorte d’agitateur en quelque sorte, et de contempteur, assez véhément, il faut le dire, du Premier ministre Jacques Chirac.
Jean-Marc Crantor : Vous préparez la campagne présidentielle …
Jack Lang : François Mitterrand n’était pas à son plus haut étiage, il fallait reconquérir les Français, retrouver la confiance. Et, petit à petit, nous avons pu constater que cette confiance revenait. Il faut dire que notre adversaire, le Premier ministre, nous aidait beaucoup. Les lois universitaires qui suscitaient la colère des étudiants, j’ai contribué d’ailleurs moi-même en participant à des manifestations, des décisions contre les artistes, en particulier la suppression de la chaîne musicale, qui provoquait le mécontentement. Nos, concurrents nous ont facilité la tâche.
Jean-Marc Crantor : Vous revenez au gouvernement, vous êtes de nouveau nommé Ministre de la Culture et de la Communication. Votre champ d’activité s’est élargi.
Jack Lang : Oui, on peut dire cela, en même temps, je m’étais déjà beaucoup occupé de communication antérieurement, comme ministre de la Culture tout simplement. J’avais, par exemple, antérieurement favorisé la création, ou l’idée de la création d’une chaîne culturelle européenne, qui plus tard deviendra Arte. J’avais été pleinement associé à toutes les lois sur la télévision, pour assurer que le cinéma puisse ne pas être handicapé. Je m’étais engagé, ça faillit créer entre François Mitterrand et moi-même un clash, au sujet de la création d’une chaîne privée, en 1985, confiée à Berlusconi. J’étais contre. Bref, j’étais déjà ministre de la Communication en partie avant de l’être officiellement. Puis, là, il y avait auprès de moi comme le ministre délégué, une femme remarquable, en 1988, Catherine Tasca. On formait un tandem, un couple, si j’ose dire, assez efficace. La création d’une nouvelle autorité indépendante, le rapprochement entre les chaînes du service public, la création finalement d’Arte, dans le traité de fondation a été signé la veille de l’unité allemande, c’était très symbolique et très fort, et d’autres mesures que nous avons pu prendre à cette époque.
Jean-Marc Crantor : Parlons des Grands travaux. C’est une période au cours de laquelle vous menez cette politique avec un Secrétaire d’État, avec lequel vous n’êtes pas toujours d’accord.
Jack Lang : Si, c’est moi-même qui ai contribué à le faire nommer. J’avais beaucoup d’estime pour lui, dans ma thèse sur l’état et le théâtre, que vous évoquiez, voici quelques jours, je consacre plusieurs pages à Monsieur Biasini, qui avait été un fabuleux directeur du théâtre et spectacles, à l’époque de Malraux. C’est lui le créateur des Maisons de la culture. Donc, j’avais convaincu François Mitterrand de le solliciter pour s’occuper du Louvre et ensuite, après 88, il est devenu en effet Secrétaire d’État. Je crois que François Mitterrand avait pleinement raison. Il fallait absolument que quelqu’un s’occupe totalement et à plein temps de la coordination de tous ces travaux. Les administrations elles-mêmes ne sont pas en mesure d’assurer la bonne marche, une marche rapide. La hantise qui était la nôtre, c’était que ces travaux ne soient pas terminés à temps.
Jean-Marc Crantor : Lorsque vous revenez au gouvernement, vous proposez à François Mitterrand de créer un Ministère de l’Intelligence et de la Beauté, qu’est-ce que ça veut dire ?
Jack Lang : Ce n’est pas lorsque je reviens au gouvernement, simplement il se fait qu’à différents moments, dans des interventions publiques, j’avais repris cette expression qui avait été empruntée, je crois, à un gouvernement démocratique du Venezuela, pendant quelques mois, ils avaient imaginé cette fonction. Au fond, c’était de rassembler, dans une même main, la recherche, l’éducation, la culture, et aussi les paysages, l’architecture et l’urbanisme. Mais je persiste à penser qu’il serait plus que jamais souhaitable qu’aujourd’hui soit créé réellement, non pas un Ministère de l’Intelligence et de la Beauté, mais un Ministère de la Beauté, qui permettrait qu’il y ait une impulsion centrale forte, puissante, pour favoriser, je dirais, la préservation des paysages, aujourd’hui de plus en plus mités, l’enseignement de l’architecture, parfois oublié, la création industrielle, elle-même malmenée, et aujourd’hui l’architecture ne semble pas être au premier rang des préoccupations publiques, ni de l’État ni des villes, spécialement de la ville de Paris. Je crois qu’il serait nécessaire aujourd’hui de créer un ministère, qui réunirait dans une même main, l’urbanisme, l’équipement, l’architecture, le logement, le paysage, l’enseignement, ce serait très important, pour éviter tout ce à quoi on assiste, c’est-à-dire une privatisation généralisée des villes, et aussi des paysages. Je pense à EuropaCity, qui est une catastrophe, ou encore à l’aménagement de la Gare du Nord, qui risque d’être une catastrophe, si on n’y apporte pas remède, et ainsi de suite. Sans s’en rendre compte, on parle beaucoup patrimoine, patrimoine, patrimoine, je m’en réjouis, j’ai créé cette fête du patrimoine, je suis heureux qu’on soit attaché au patrimoine, mais le patrimoine d’aujourd’hui, le patrimoine de demain, même le patrimoine XXe siècle, est-il protégé ? il y a comme une sorte d’indifférence aujourd’hui, et je souhaite personnellement que l’on puisse redonner un élan, à une force, et le seul moyen, serait qu’on nomme une personnalité forte à la tête d’une sorte de mission centrale, ou d’un ministère central, qui regrouperait toutes les administrations.
Jean-Marc Crantor : Il n’y a pas de personnalité forte aujourd’hui ?
Jack Lang : Si, il y en a, mais on ne peut pas dire qu’il ait des structures qui permettent à ces personnalités de s’épanouir et de donner le meilleur d’elles-mêmes.
Jean-Marc Crantor : Quand vous dites on oublie, c’est qui le on ?
Jack Lang : Justement, je ne sais pas qui. Quand on parle architecture, qui est responsable de quoi ? Certes, l’enseignement de l’architecture et les fonctions administratives d’architecture relèvent du Ministère de la Culture, mais dans le même temps, vous avez un ministère, qui s’appelle, je crois, de la cohésion des territoires, qui s’y implique aussi, et quelques autres. Les paysages qui c’est ? Je n’en sais plus rien, chacun s’y perd. Il y a une illisibilité des choses, on aurait envie qu’il y a un logos, un discours officiel, fort, puissant, pour préserver toutes les formes de la beauté urbaine, de la beauté de la nature et les paysages.
Jean-Marc Crantor : De qui pourrait venir ce discours ?
Jack Lang : Je crois qu’aujourd’hui c’est clair, c’est le président de la République lui-même, dans le système qui est le nôtre, qui pourrait enclencher un tel changement.
Jean-Marc Crantor : Je disais Ministre de la Culture, mais pas que. Vous avez été, en 1989, Maire de Blois, pour quelle raison vous êtes-vous présenté ?
Jack Lang : Les choses à l’époque étaient que lorsqu’on était dans la vie politique, ce n’est pas inévitable, mais presque indispensable, d’être élu local. J’ai été tardivement député, j’ai d’abord été ministre, ce qui n’est pas l’habitude, je suis devenu député plus tard en 1986, et François Mitterrand m’a encouragé à conquérir une mairie. Comme j’étais député du département de Loir-et-Cher, la ville de Blois s’imposait. En plus, c’est une ville belle, attrayante, attirante, qui méritait aussi à la fois une préservation de son patrimoine, parfois un peu abandonné, et une modernisation.
Jean-Marc Crantor : Donc, vous avez eu l’opportunité de mener au niveau local la politique que vous avez déployée au niveau national.
Jack Lang : On peut le dire oui. J’ai restauré le château de Blois, qui le méritait bien. J’ai créé des événements qui demeurent aujourd’hui, je pense aux « Rendez-vous de l’histoire de Blois », qui sont devenus un moment phare de la vie intellectuelle. J’ai créé une école du paysage, qui, avec celle de Versailles, est l’une des plus réussies, je crois, aujourd’hui en France et en Europe, etc. J’ai eu la chance surtout d’être accompagné par une un homme, qui est un ami, un homme exceptionnel, Patrick Bouchain. C’est un architecte-urbaniste, plus que ça, c’est un citoyen inventeur, qui a réalisé mille et une choses à travers la France. C’est lui, qui à Blois a conçu l’urbanisme, la construction d’un nouveau pont, que nous avons appelé François Mitterrand, qui a rénové les quartiers populaires, qui a construit une nouvelle bibliothèque, qui porte le beau nom de l’abbé Grégoire, imaginé aussi une université, un IUT, une école d’ingénieurs, et la réhabilitation des vieilles usines, pour en faire des lieux de vie économique ou culturels.
Jean-Marc Crantor : Vous restez maire jusqu’en 2000, vous avez d’autres appétits politiques ?
Jack Lang : J’aurais aimé devenir le Maire de Paris. Il y avait des guerres intestines au sein du Parti socialiste qui m’en ont empêché, peut-être d’ailleurs que j’ai manqué moi-même au moment X d’une détermination assez forte. Je n’avais pas exclu d’être candidat à la présidence de la République, mais ce serait trop long, dans le peu de temps qui vous reste, à raconter. Ai-je été assez volontaire, peut-être pas, mais chaque fois, je me suis heurté au système interne du Parti socialiste.
Jean-Marc Crantor : Que vous reprochait-il ce système interne ?
Jack Lang : Le système et les personnes. Parce que le système, c’est le système, mais il y a les personnes …
Jean-Marc Crantor : Mais, vous n’avez pas toujours été très tendre avec vos camarades socialistes, avec Lionel Jospin, avec Ségolène Royal …
Jack Lang : Il ne faut pas en général, comme ça. Il faut parler concrètement.
Jean-Marc Crantor : Vous avez traité Lionel Jospin de loser.
Jack Lang : Oui, c’est vrai, il l’avait été à un moment, ce n’était pas complètement faux, en même temps, il avait été vainqueur dans d’autres circonstances.
Jean-Marc Crantor : Et vous estimez que Ségolène Royal n’était pas la candidate pour l’élection présidentielle.
Jack Lang : La preuve, c’est qu’elle n’a pas gagné, que Nicolas Sarkozy a été élu. Mais, elle a d’autres qualités. Elle a toujours été une excellente ministre, vraiment une excellente ministre, mais était-elle la personne heureuse, était-elle la personne juste, pour être candidate à la présidente de la République ? La question demeure.
Jean-Marc Crantor : Vous quittez la vie politique sans regret, malgré vous, parce que vous perdez aux élections législatives.
Jack Lang : Oui, je perds de quelques voix l’élection dans le département des Vosges. Finalement, je crois, je vous le disais au début de nos émissions, qu’il faut parfois aussi se réjouir de ce qu’on appelle mauvaises nouvelles, après tout, ça m’a permis de rebondir autrement. Et aujourd’hui, je suis heureux d’être à la tête de cet Institut du monde arabe.
Jean-Marc Crantor : Vous y êtes depuis janvier 2013, pour quelle raison avez-vous accepté cette fonction ?
Jack Lang : Lorsque François Hollande a été du Président de la République, il m’avait d’abord proposé d’être membre du Conseil constitutionnel, fonction éminente, confortable …
Jean-Marc Crantor : Mais pas assez actif pour vous, peut-être ?
Jack Lang : J’aime le droit, je suis par ailleurs à l’origine d’une réforme qui a modifié complètement cette institution, l’introduction, sous la présidence Sarkozy, de la question prioritaire de constitutionnalité, qui permet de vérifier la conformité de toutes les lois à la Constitution, y compris des lois votées anciennement. C’est une petite révolution démocratique, que nous avions introduite, et qui à l’époque d’ailleurs a été contestée par les socialistes et la gauche. J’ai défendu avec fierté et bonheur, cette idée, qui a révolutionné notre système de droit. Mais je n’avais pas envie. Je lui ai dit : « Je souhaite continuer des actions concrètes », c’est moi-même qui lui est proposé l’Institut du monde arabe, qui était en crise. Une crise financière, une crise de vocation, disons, crise d’identité. Il ne m’a pas dit oui immédiatement, quelques mois plus tard, il m’a fait savoir qu’il acceptait ma proposition. C’est moi-même qui lui est proposé de devenir président de l’Institut. Pourquoi ? Parce que j’ai contribué à la construction de cette maison. J’ai fait appel à l’époque à Jean Nouvel, un illustre inconnu, devenu depuis lors une superstar mondiale. Je suis passionné par le monde arabe, ce n’est pas sans liens avec les combats que j’ai menés adolescent, contre le colonialisme ... et, j’avais noué, avec des artistes, des créateurs de ces pays, des liens très étroits, et puis j’aime les choses difficiles. À l’époque, il fallait vraiment se défoncer pour que l’Institut retrouve un éclat, des financements, un équilibre et une direction.
Jean-Marc Crantor : Qu’est-ce qui vous anime aujourd’hui, Jack Lang ?
Jack Lang : Le bonheur de la rencontre humaine, l’action bien sûr. Je reste profondément un homme d’action, surtout quand c’est difficile, ça m’excite, ça m’enivre de devoir résoudre une question jugée impossible. Ce qui m’anime, c’est l’amour de la beauté, l’amour de l’harmonie. C’est beau la vie humaine, je trouve ça fantastique. Le beau, le beau. L’autre jour quelqu’un en parlait beaucoup mieux que moi à la radio, la beauté sous toutes ses formes. La beauté c’est effectivement un livre, un poème, un film, un orchestre, les voix d’opéra, je suis chaque fois subjugué. Je me dis est-ce possible ? Je ne crois pas en Dieu, mais je me dis, là, Dieu est quelque part, quand même. Quand on pense qu’aujourd’hui, même des comédiens de théâtre se font épauler ou accompagner par des micros, c’est incompréhensible. Ces chanteurs et ces chanteuses d’opéra sortent du plus profond d’elle-même ou d’eux même des sonorités vertigineuses, étonnantes, bouleversantes, c’est déchirant. C’est déchirant, c’est la plus belle des choses qui soit. La chorégraphie aussi, j’aime énormément les chorégraphes contemporaines, Pina Bausch, qui a été découverte à Nancy, mais aujourd’hui d’autres générations apparaissent venant de différents pays, d’Israël, du Canada ... Tout ça m’enivre, et me remplit de bonheur.
Jean-Marc Crantor : J’ai deux questions très personnelles à vous poser, que ressentez-vous, le 8 janvier 1996 à l’annonce de la mort du président François Mitterrand ?
Jack Lang : Ce jour-là, j’étais à Nanterre, enseignant le droit international, je crois, à mes étudiants, et quelqu’un est venu m’apporter une missive, indiquant que le président vient de mourir. Je l’ai appris par cette missive. J’ai été évidemment estomaqué, même si je savais son état très grave, et je l’ai dit à mes étudiants, je leur ai dit : « Je dois vous quitter, pour me rendre au domicile de François Mitterrand » Longtemps, j’ai cru qu’il réussirait à faire reculer le mal.
Jean-Marc Crantor : J’ai vu que vous vous êtes confiés récemment à la presse, sur la disparition de votre fille, c’est extrêmement douloureux, j’imagine.
Jack Lang : Oui, pour moi-même et pour ma femme Monique, pour ma fille, sa sœur, Caroline, oui c’est une épreuve dont on ne guérit jamais. C’était une jeune femme éblouissante, une comédienne ardente et généreuse. C’était aussi une militante, elle s’est beaucoup battue, avec une force rare, pour les sans-papiers, contre toutes les formes de racisme. Elle a embarqué avec elle, à l’église Saint-Bernard, Emmanuel Béart, et un peu plus tard Josiane Balasko, dans d’autres aventures, contre le mal-logement, et surtout en faveur des immigrés, ou des migrants. Quand on dit habituellement que quelqu’un nous manque, dans son cas, à chaque événement nous nous demandons, intérieurement, comment elle aurait réagi, comment elle aurait pensé ? Tous les départs sont inacceptables ou inacceptés, dans le cas de Valérie, c’est proprement insupportable, vraiment insupportable.
Jean-Marc Crantor : À 80 ans êtes-vous un homme heureux ?
Jack Lang : Je ne vois pas quel rapport ça a avec l’âge. Je ne sais pas si l’âge coïncide avec le bonheur ou le malheur. Je préférais avoir 20 ans, naturellement, mais je me sens aujourd’hui toujours aussi vigoureux, toujours aussi enthousiaste, toujours aussi bagarreur, toujours aussi moi-même, si j’ose dire. Je n’arrive même pas, ça paraîtra un peu de l’inconscience absolue, à percevoir l’âge qui est le mien, je ne sais pas si je peux même pas vous croire, je pense que vous avez inventé, pour me provoquer, ou me tester, cet âge fictif.
Jean-Marc Crantor : Monsieur le Ministre, cher Jack Lang, merci d’avoir accepté de passer cette semaine avec nous. Merci pour ces échanges riches et captivants. Merci de nous avoir accueillis si généreusement dans votre bureau à l’Institut du monde arabe.
Jack Lang : Merci.