À l’école de l’effort
Aurélie LUNEAU : Bonsoir, Jean-Louis Étienne.
Jean-Louis ÉTIENNE : Bonsoir !
Aurélie LUNEAU : Dans le récit de votre parcours d’aventurier, irrémédiablement attiré par l’extrême, à la fois solitaire et aimant le collectif, on vous a quitté hier jeune homme timide, bricoleur, avide d’apprendre mais inconsciemment freiné quand même dans son épanouissement par quelques handicaps, comme la dyslexie par exemple. Vous êtes proche de la nature environnante, en osmose avec votre terre natale du Tarn, mais vous rêvez très vite d’autres horizons tant professionnels que géographiques. Et dans cette école de l’effort, qui est la vôtre, vous avez un rêve : devenir médecin.
Jean-Louis ÉTIENNE : Devenir médecin, c’est arrivé quand j’ai compris que je pouvais passer le bac. C’était un passage obligé et le lycée technique m’a permis de passer ce bac et de me dire : « Je vais pouvoir faire autre chose, qu’est-ce que je vais pouvoir faire avec ça ? » Je n’avais jamais imaginé passer le bac. Là il y avait : ingénieur, architecte, et des choses comme ça qui me traversaient la tête, et médecine, cela a été assez tôt. J’avais envie d’une implication sociale. J’aimais les sciences de la vie, les sciences naturelles ; les leçons de choses, comme on les appelait, j’aimais ça. La médecine était une synthèse, donc j’ai fait le choix de faire médecine. Après le bac, je suis entré à la faculté de médecine de Toulouse.
Aurélie LUNEAU : Directement ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Oui directement… On entrait en fac avec ce que l’on appelait le CPEM : cours préparatoires aux études médicales. C’était une forme de concours qui se faisait sur des matières qui ressemblaient déjà à de la médecine : anatomie, histologie, de la biologie en générale Je me souviens très bien que le prof, patron de notre année, à la première heure de cours, tout le monde était dans le grand amphi, on était 900, il a dit : « Seulement un sur trois sera médecin ! » Je me souviens qu’il avait dit ça. En fait cela correspond un peu à l’écrémage qu’il y a aujourd’hui, qui se fait très en amont sur des matières générales qui n’ont rien à voir avec la médecine. C’est un écrémage qui se faisait au tout début, en première année ou en deuxième année, ensuite les gens changeaient de lieux ou d’avis. Mais il y avait cet écrémage qui était plus naturel qu’aujourd’hui où l’on impose un concours diabolique, qui n’a rien à voir avec ce que l’on attend d’un médecin ; pour moi qui ai fait médecine générale, on en parlera, c’est un métier d’écoute ; on est médecin avec quarante médicaments et des tonnes de bon sens qui s’acquièrent. Donc, c’est quelque chose qui n’a rien à voir avec un concours difficile, la sélection ne correspond pas à que l’on attend d’un médecin ; j’ai ce sentiment, une certitude. Tout le monde se présentait, ceux qui avaient fait science, philo, maths,... ceux qui avaient fait philo étaient écartés assez vite mais ils avaient une chance de pouvoir faire ça. Ces études de médecine, je les avais faites à Toulouse, et cela a été un grandissement. Je me souviens - très tôt j’ai eu ma bagnole, parce qu’il fallait se déplacer, aller à l’hôpital, faire Castres-Toulouse, etc. – qu’on achetait des polycops à la coopérative et on nous donnait des caducées où il y avait marqué : Étudiant en médecine, on était vachement fiers, on mettait cela sur le pare-brise. On épousait tout en tant que tout-jeunes étudiants, le corps du métier, le corps de la médecine. On était déjà très imprégné de cette fierté de faire médecine. Je m’y suis déployé, oui.
Aurélie LUNEAU : Donc, l’école de l’effort ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Oui, l’école de l’effort, parce que les examens étaient assez rigoureux, on est au-delà de la réflexion, on est dans la mémoire pure, et la mémoire pure c’est un travail. La biochimie c’est d’une grande complexité, ce sont des termes complexes, qui ne peuvent s’apprendre qu’on les répétant sans arrêt. C’est un travail qui m’a demandé beaucoup d’efforts. D’ailleurs, à partir de la deuxième année de médecine, je n’allais plus à la fac parce que là encore c’est une histoire de profs. Il y avait un prof d’anatomie qui était génial, on ne loupait en aucun cas le cours d’anatomie parce que le spectacle d’anatomie qu’il faisait devant nous nous permettait d’avoir en tête sa gesticulation, on était imprégné de ce qu’était le mouvement d’une articulation. Mais la majorité lisait les polycops que l’on trouvait à la coopérative des étudiants. Je ne perdais pas de temps à traverser la Garonne pour aller à la fac, j’étudiais chez moi. J’ai toujours cette quête d’autonomie pour arriver à étudier par moi-même, jusqu’à ce qu’en deuxième année de médecine j’avais demandé à un chirurgien si je pouvais assister aux opérations. J’avais une attirance pour ça. Il m’a dit : « Venez ». J’étais au bloc opératoire, cela avait commencé en juin, j’y étais pratiquement tout l’été. Fidèle, tous les matins j’étais là. De temps en temps, il m’invitait à me rapprocher du trou pour voir un peu l’anatomie, ce qu’il avait ouvert, on ne voyait pas grand-chose d’ailleurs. Si, on voyait mais on n’y comprenait rien. Et un jour, début juillet, il y a eu une urgence de la main, le chirurgien a dit : « Va chercher l’interne », l’interne n’était pas là, il avait dû monter dans le service. Et le chirurgien a dit à la chef du bloc, Madame Massat, inoubliable : « Habillez Étienne » Vous vous rendez compte : « Habillez Étienne », c’est absolument inoubliable ! On m’habille, je m’assois en face du chirurgien, je fais l’aide opératoire, c’est-à-dire que je tiens les instruments qu’il me tend - on n’a pas d’initiative - on éponge, etc. des gestes simples. C’est une révélation, je retrouve en médecine le geste manuel ! Cela a été une révélation, mais vraiment une passion. Le chirurgien, chef de clinique, m’a pris à la bonne, et régulièrement il m’appelait, il me disait : « Si vous voulez m’aider demain, j’ai un truc… » Le Dr Guibé, un ancien chef de clinique des Hôpitaux de Paris, un type brillantissime, m’a pris à la bonne, il m’appelait et me disait : « Venez Étienne, j’ai un estomac, c’est génial, vous allez voir, j’ai plein de choses à vous montrer… » J’ai grandi avec un accompagnement d’un chef de service. Après, je me suis très vite orienté vers quelque chose qui me passionnait, l’orthopédie, les os, les articulations, une vision en trois dimensions. Là, c’est pareil, on fait des gorges, on place des vis, des broches, des clous, moi j’étais à l’aise, l’ajusteur…
Aurélie LUNEAU : Le bricoleur.
Jean-Louis ÉTIENNE : Le bricoleur, tourneur-fraiseur. L’orthopédie a été une passion…
Aurélie LUNEAU : À un moment, vous vous dites, devenir chirurgien, c’est le but ultime.
Jean-Louis ÉTIENNE : Ah, oui ! C’est le but ultime, si ultérieurement dans notre entretien, vous me demandez si j’ai des frustrations, je les anticipe…
Aurélie LUNEAU : Allez-y.
Jean-Louis ÉTIENNE : La chirurgie, c’était mon truc, mais il y avait quelque chose par-dessus, l’envie de faire des expéditions, qui était ancienne et qui est arrivée inévitablement. Et je me suis dit à un moment donné, il faut quand même que je me rapproche des montagnes, que je mène cette vie dont j’ai rêvé quand j’étais adolescent : je voulais faire de la montagne, je voulais faire des expéditions. Il y avait cet appel plus fort. Donc j’ai quitté le bloc opératoire, j’ai quitté la chirurgie, je me suis rapproché des montagnes. Je suis allé à Grenoble et j’ai choisi une spécialité où il n’y avait plus d’urgences, où l’on pouvait gérer son emploi du temps pour faire de la montagne. J’ai fait radiologie. Je me souviens du professeur Gindre, doyen de la fac, patron de radiologie, qui m’avait accueilli - je faisais chirurgie, j’étais interne - qui m’a dit : « Qu’est-ce que vous venez faire ici ? » Je lui ai dit : « Professeur, je viens faire de la montagne ». Il m’a dit : « Je comprends très bien. » Et très vite, je me suis déployé dans ce service, mais là j’ai commencé à faire de la montagne et à rêver de vivre en montagne. C’était un grand rêve, fort, de jeunesse, d’enfance, quelque chose qui m’avait tellement pétri et en même temps une grande frustration certainement, sans m’en rendre compte. Je rêvais et me disais, je vais peut-être m’installer comme médecin de montagne. Je m’imaginais aller faire des visites à skis, une petite randonnée dans une ferme paumée...
Aurélie LUNEAU : Et pourquoi pas ? !
Jean-Louis ÉTIENNE : Oui, oui… mais vous voyez, là je me rends compte, vous m’y invitez à le faire, que j’ai fait de ces rêves : rêver d’aller faire des visites dans des fermes fermées où l’on partait sur des skis en peau de phoque avec la trousse derrière, je ne sais pas… Voilà, je voulais mettre toutes mes passions en convergence. C’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à penser à faire médecin d’expédition, que j’ai commencé à proposer mes services pour partir en expédition.
Aurélie LUNEAU : Avant les expéditions, les premières grandes expéditions en montagne justement, dans ce temps-là qui est le vôtre, au moment où vous arrivez à Grenoble, en radiologie, quels ont été les grands moments, qui vous ont justement libéré peut-être et fait accomplir vos rêves ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Libéré, j’ai commencé à grimper, à avoir des copains qui m’appelaient pour me dire : « On va faire cette voie, celle-ci, » etc. Il s’est passé la même chose qu’avec le rugby où j’ai été appelé dans une équipe au collège par exemple, où j’étais un élève comme tout le monde. Au collège technique, c’était les grandes-gueules qui jouaient au rugby ; à un moment donné, j’ai été appelé et je me débrouille. Donc, j’existe, je suis une entité dans ce collège technique. Là, la même chose s’opère, je commence à grimper et je ressens des choses qui étaient comme des gestes anciens de rêves… et quand je mets l’attelage de l’alpiniste, les premiers crampons, la corde, etc. Ah ! C’est comme « Habillez Étienne » Je m’habille en alpiniste, j’y suis ! Je touche du doigt ce dont je rêvais depuis longtemps. Cela m’a beaucoup nourri. On appartient tout d’un coup à… on vous appelle : « Tiens, si on faisait cette voie ensemble !... » La cordée, c’est quelque chose qui crée des liens, des liens de confiance, d’amitié, quelqu’un compte sur vous pour aller faire une voie. Je me suis vraiment fortifié dans cet engagement pour la montagne, et je l’ai poursuivi en proposant mes services de médecin, et c’est comme ça qu’a commencé ma carrière de médecin d’expéditions.
Aurélie LUNEAU : La Patagonie, c’est quand ?
Jean-Louis ÉTIENNE : La Patagonie, c’est là. Là où l’on est à l’instant où l’on parle. Je suis à la fac de Grenoble, j’ai commencé à me déployer dans les Alpes, à grimper, et je rêve d’un sommet qui s’appelle le Fitz Roy, un magnifique monolithe en Patagonie. Et tout s’organise pour que cela devienne une expédition.
Aurélie LUNEAU : Combien de mètres d’altitude ?
Jean-Louis ÉTIENNE : 3800 mètres d’altitude, mais c’est surtout d’une verticalité vertigineuse. Bonatti et Lionel Terray y ont été avant moi. Je lis Bonatti, je lis Lionel Terray et je deviens Patagon par la lecture, je dois y aller… Là, j’organise ma première expédition personnelle.
Aurélie LUNEAU : Comment cela s’organise ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Cela s’organise avec un copain, avec qui je grimpais dans les Alpes à qui je dis : « Est-ce qu’on n’irait pas se faire un Fitz Roy ? », et qui me dit : « Pourquoi pas. » Et cela s’organise. J’avais une amie à qui j’ai dit : « On va partir en Patagonie », elle était très contente. On fait les sacs avec du matériel : des cordes, des piolets, des crampons, tout ce qu’il fallait pour faire de la montagne. Moi, j’intégrais l’ascension dans une vie beaucoup plus large. On allait habiter au pied du Fitz Roy, construire une cabane,… Donc, on arrive à Buenos Aires, on achète une bagnole, une Jeep assez longue, pour y mettre le matériel et dormir dedans. On a traversé l’Argentine, puis la Patagonie. Arrivés au pied de Fitz Roy, j’avais ramené tout ce qu’il fallait pour construire une cabane ou en rafistoler une vieille. C’était pêcher pour avoir de la truite, toute une vie… On faisait le pain. Voilà ! Le sens de l’expédition au sens large où l’on s’installe pour vivre, avec un projet de sommet. On ne l’a pas réussi. D’abord, le copain n’est pas venu mais j’ai trouvé d’autres alpinistes sur place, avec lesquels on s’est mis en route pour le faire, on n’a pas réussi, mais c’était un premier départ vers ce qui allait être ma vie en fait, mais je ne le savais pas. C’était un des premiers départs où je faisais une rupture, où le voyage durait trois mois, dans un engagement, dans une nature hostile, profonde où il fallait se débrouiller, inventer comment on allait traverser une rivière, faire un pont, etc. J’adorais ça, je retrouvais les cabanes de l’enfance. J’étais déjà chirurgien ou interne mais j’ai revécu tous ces rêves qui étaient restés sous le couvert.
Aurélie LUNEAU : On est dans les années 1970 ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Un peu plus… Vous avez raison, dans les années 1970-75. Je rentre de Patagonie, je fais une escale à Rio. Normal, l’avion faisait une escale à Rio, je me suis dit, je vais m’arrêter deux jours et, au port de Rio, au Yacht-club, il y avait des navires. Je savais qu’il y avait des navires français, des bateaux de course français qui rentraient, à la troisième étape d’une course. Je me suis dit : « S’ils cherchent un médecin, peut-être que je vais pouvoir embarquer. » J’y suis allé au Yacht-Club, il y avait quelques bateaux français, personne n’avait besoin d’un médecin. Je leur ai dit : « Vous ne prenez pas des médecins pour les courses ? » On me dit : « Si, pour les courses de tour du monde, oui bien sûr. Mais pour la prochaine, la Whibread, pour le moment il n’y a que Tabarly avec le bateau Pen Duick VI pour la faire. Il faut que vous voyiez avec Tabarly. » C’était au-delà de ce que je pouvais oser ! Je n’avais aucune expérience de navigation, aller voir Tabarly ! Je rentre à l’aéroport, deux jours après, et Tabarly était là, à l’aéroport ! Je me suis dit : « Il faut que j’y aille. » Je suis allé. Il m’a demandé ce que je faisais là, je lui dis : « Je suis alpiniste ». Heureusement que je lui ai dit que j’étais alpiniste, ça l’a tout d’un coup intéressé ; si je lui avais dit que j’étais un futur marin, que j’allais lui demander un truc, il n’était pas causant… en fait ça l’a intéressé. Je lui ai dit : « Je suis médecin. Je suis sportif. Je peux dégager du temps. Si vous cherchez un médecin pour la course autour du monde, je serais intéressé pour être votre équipier. » Ça l’a intéressé. On a échangé nos adresses, non, je lui ai donné la mienne ; et un jour, un an après, il m’a écrit pour me proposer ça ! Vous voyez, la médecine est devenue à partir de ce moment-là un passeport pour toutes les aventures que j’ai pu faire. Encore la médecine qui m’aide à la réalisation de mes rêves.
Aurélie LUNEAU : Le hasard s’organise finalement. Vous dites « oser ». Il faut oser dépasser votre timidité mais le hasard s’organise.
Jean-Louis ÉTIENNE : Bien sûr ! Oser et le hasard s’organise au sens où Tabarly était là pour les mille personnes qui étaient dans l’aéroport, mais 99% des personnes qui étaient là, dans l’aéroport, n’avaient rien à faire de Tabarly, elles ne le connaissaient même pas. Moi, j’étais préparé pour le rencontrer. Je le rencontre mais je suis prêt. C’est pour cela que je dis que le hasard s’organise : je l’ai vu par hasard mais j’étais dans une attente de sa rencontre, j’étais préparé. C’est pour cela que je dis tout le temps : « Faites une part du chemin, la vie fait le reste pour vous. » Il faut être ce que l’on appelle « proactif », se déployer vers ce que l’on a envie de faire, alimenter un désir, le désir d’une rencontre, le désir d’une connaissance, de quelque chose qui fait que tout d’un coup vous êtes prêt à exploiter, je dirais, la rencontre par hasard, des choses qui se présentent à vous. C’est pour cela que je dis que « le hasard s’organise ».
Aurélie LUNEAU : Et être prêt à fermer une porte pour en ouvrir une autre.
Jean-Louis ÉTIENNE : Là, vous avez tout à fait raison. Quand Tabarly m’envoie son courrier, que j’ai toujours, il me propose de partir pour faire des régates dans les Caraïbes, ensuite il y a la traversée du Pacifique, Los Angeles-Honolulu, une course américaine, puis on va rejoindre la course du tour du monde à la voile, et on rentrera un an après en Angleterre, après le Cap Horn, Rio, etc. Là, j’étais revenu à la fac, j’étais assistant d’université. Assistant d’université, c’était un poste important, je m’en suis rendu compte quand je me suis dit : « je vais partir », je suis allé voir mon patron – j’étais assistant en histologie et en histopathologie…
Aurélie LUNEAU : Donc, vous donniez des cours.
Jean-Louis ÉTIENNE : Oui, j’encadrais des cours. Je vais voir le patron, et je lui dis : « Regardez ce que j’ai reçu. » Il aimait la mer et il voit une lettre de Tabarly, il me dit : « Oh, là là ! Moi, à votre place, j’irai. » Je lui ai dit : « Professeur, c’est ce que j’ai décidé de faire. » Je me suis rendu compte que j’avais un poste le jour où j’ai dit à tout le monde que je m’en vais et tout le monde qui venait et dire : « Étienne libère un poste ». C’était la deuxième fois que j’étais salarié, quand j’étais interne j’étais salarié, mais pour rebondir sur quelque chose que vous disiez, lâcher quelque chose que vous avez acquis, qui peut représenter une voie, j’avais une voie universitaire qui pouvait se déployer devant moi, mais plus fort que moi cette envie de partir avec Éric Tabarly… Ce que vous dites me rappelle quelque chose. J’ai fait, il n’y a pas très longtemps, une conférence pour un congrès international d’urologie. Des urologues du monde entier se réunissent une fois tous les deux ans, je crois, dans différents pays. Là, c’était en France. Le pays organisateur doit faire intervenir un médecin qui doit parler de son parcours, donc j’étais celui-là et je raconte ma vie. A la fin, un professeur, patron d’urologie à Toulouse vient me voir et me dit : « Vous n’avez pas changé ! Je vous ai eu comme prof à la fac, en deuxième année de médecine, vous nous racontiez des histoires. » Quel bonheur il me fait ! Quel cadeau ! Je sais ce que je faisais. On regardait les cellules au microscope, la cellule saine puis la cellule malade, cela faisait histopathologie. Ça peut devenir rébarbatif, de regarder les cellules les unes après les autres. Les cellules malades, j’avoue que ce n’est pas très spectaculaire quand vous ne connaissez pas grand-chose. Moi, je faisais tout le parcours médical, ce que ressentait le malade, les symptômes, ce qui lui arrivait entre la cellule saine et la cellule malade. Donc, j’habillais cette matière, l’histologie, qui est austère au début, avec un discours de médecine. Donc, c’est une récompense formidable parce que la pédagogie c’est quelque chose qui me passionne. C’est tellement important, c’est la base de toute la pédagogie.
Aurélie LUNEAU : Transmettre...
Jean-Louis ÉTIENNE : Donner envie, transmettre.
Aurélie LUNEAU : Est-ce qu’à cette époque-là, vous étiez déjà médecin-remplaçant ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Oui. Je commence mes remplacements. Je les ai commencés en 1972, quand je suis parti à Grenoble. J’ai commencé à gagner ma vie en faisant des remplacements de médecin parce que les expéditions cela ne paye rien, cela coûte même un peu de temps en temps. Donc je gardais du temps pour faire des expéditions et je gagnais ma vie en faisant la médecine générale. J’avais abandonné la chirurgie, le parcours universitaire potentiel, et je faisais de la médecine générale en remplacement. Ça, c’est la grande école de la vie ! J’en ai fait pendant douze ans, de la médecine générale en remplacement. J’avais une dizaine de médecins que je remplaçais. Ils m’appelaient : « Étienne, est-ce que vous êtes libre à Pâques ? Est-ce que vous être libre cet été ? En Juillet ? Je vous prends comme remplaçant… » Donc, j’ai fait cela, ce qui me permettait de dégager du temps pour les expéditions, et cela a été un apprentissage de la vie.
Aurélie LUNEAU : Donc, en tant que médecin remplaçant, Est-ce qu’à cette époque-là, vous étiez déjà médecin-remplaçant, vous étiez localisé où ? À la campagne ? À la ville ? À la montagne ?
Jean-Louis ÉTIENNE : J’ai fait mes remplacements essentiellement autour de mon pays d’origine, le Tarn, où je connaissais des médecins ; je me déployais jusqu’à Toulon, à côté de Grenoble et autres. Des clientèles différentes mais essentiellement rurales ou de petits villages. J’ai fait de la médecine générale à une époque où l’on faisait beaucoup plus de visites. Une part de la journée, c’était des consultations en cabinet puis on partait en visites, il y avait quelquefois dix, quinze visites. Il y avait les gardes de nuit permanentes. Le fait d’aller chez les gens, de les écouter, fait que vous découvrez leur vie dans leur intimité, et vous vous rendez compte qu’il n’y a pas de barrière sociale dans la médecine. Je veux dire par là qu’une caissière d’un supermarché qui va se plaindre - je prends un exemple large – de spasmophilie, par exemple, une espèce d’émotivité, de douleurs diffuses, de mal-être, qui va venir à la consultation et vous avez le patron du supermarché, qui fait appeler par sa secrétaire : « Est-ce que vous pourriez voir Monsieur entre… » C’est la petite faveur du patron, mais ils ont la même souffrance, la même chose. Il y a une égalité… C’est une lecture, la médecine, une lecture de la société qui est inégalable. Vous vous rendez compte, c’est un métier où vous pouvez dire à quelqu’un qui vient vous voir, une femme qui vient vous voir, qui ne vous connaît pas : « Déshabillez-vous » et elle va se déshabiller sans arrière-pensée. Vous voyez ce que je veux dire ? La puissance de ce métier ! Vous créez une telle intimité que vous pouvez dire aux gens « Déshabillez-vous », c’est quelque chose de fort, se mettre nu devant un homme que vous ne connaissez pas, parce qu’il y a ce lien, cette attente du médecin, et moi je vais aller explorer. C’est un métier qui permet d’entrer dans l’âme des gens, une connaissance intime de l’individu. Ça, cela a été pour moi la plus grande école de la vie.
Aurélie LUNEAU : Mise à nu physique et psychologique, donc vous devenez le réceptacle des problèmes de chacun finalement. On vous demande peut-être des résoudre des problèmes bien au-delà de la simple médecine.
Jean-Louis ÉTIENNE : Oui, parce que le médecin est le confident. Le médecin de famille - cela se perd certainement maintenant du fait de la mobilité de gens – c’est souvent celui qui vous a mis au monde, qui a mis au monde la famille, donc vous suivez ce sentiment de filiation. Il vous connaît dans l’intimité. On vient vous parler de plein de choses. Moi, jeune médecin j’ai été confronté à des choses qui me dépassaient un peu. Je me souviens d’une visite, c’était au mois d’août, il faisait très chaud, à deux heures de l’après-midi, dans une ferme, à cette heure-là les volets sont à demi fermés, dans la cuisine on entre et il y a la mère et la famille qui sont assises autour de la table ; je me mets en face, et la mère me dit : « Docteur, il faut que je vous dise, elle est enceinte... » Je vois qu’elle est jeune, donc c’est un problème, et elle me dit : « C’est son père ». J’ai vingt-six ans, Pouf ! Qu’est-ce qu’on peut faire devant un truc comme ça ? C’est ça la vie… La médecine générale vous met à l’interface avec la réalité. À cette époque-là, il n’y avait pas l’interruption volontaire de grossesse. Donc il fallait en discuter en famille, lui trouver un collège de médecins qui dise que c’était une nécessité de le faire… Si le médecin touchait à l’IVG à cette époque-là, c’était en 1972-73, il était radié à vie ! C’était quelque chose où il ne fallait pas avancer... Aujourd’hui, heureusement que cela existe parce que c’est un tel sujet d’inégalité ! Ceux qui avaient les moyens allaient faire cela ailleurs, là où c’était autorisé. Merci Simone Veil, qui a libéré effectivement cette confrontation avec un problème d’une telle gravité… Une femme qui vient avec ce problème-là, c’est d’une gravité à traiter avec profondeur… C’est ce genre de choses que j’ai découvert tout au long de ma carrière de généraliste. On vient vous parler de tout : du petit qui n’a pas de travail, du mari qui s’est mis à boire parce qu’il a perdu son métier,… il faut trouver les moyens pour que les gens sortent de là avec une force, une envie. Donc, je leur disais régulièrement, d’une manière générale, quelle que soit la consultation : « Moi, je vais vous aider à faire un bout de chemin mais vous, il faut que vous fassiez votre part. » J’adorais cet échange qu’il y avait entre nous, où le médecin n’ordonne pas mais invite le patient à faire une part du chemin. J’aimais bien cela. De fait, par les statistiques on se rendait compte 8 malades ou huit consultations sur dix pouvaient être traités tout seul, mais il y a l’appel d’une discussion, d’un échange que la médecine offre.
Aurélie LUNEAU : Elle est difficile la position du médecin remplaçant, parce qu’en général quand le premier appel arrive les patients ont tendance à dire : « Ah, vous êtes le remplaçant, j’attendrai le retour du docteur ! » En même temps quand vous les suivez, vous ne pouvez pas accomplir ce suivi longtemps puisque vous n’êtes que le remplaçant et qu’à un moment vous les lâchez aussi.
Jean-Louis ÉTIENNE : Oui, mais quand on est remplaçant plusieurs fois, il s’établit un lien. J’ai des souvenirs où au bout d’un moment les gens vous disent : « Dites docteur, vous qui êtes jeune, le docteur nous donne ce médicaments, cela fait dix ans maintenant, j’ai l’impression qu’il ne fait pas grand-chose, vous n’auriez pas autre chose ? Vous qui êtes jeune vous ne connaitriez pas un truc… » Vous lui mettez un nouveau médicament – bien sûr le remplaçant passe l’examen tout le temps, donc il relaye la prescription puisqu’on vous a appelé pour une prescription, renouveler les médicaments – il regarde, voit que vous avez marqué votre médicament et il dit : « Mais, vous ne m’avez pas marqué le médicament que me donne le docteur ! » Je lui dis : « Je ne vous l’ai pas marqué puisque vous m’avez dit que cela ne vous faisait plus rien. », « Oui, ça fait rien, j’aime bien de l’avoir ! » Tout ça pour dire qu’au début je faisais des diagnostics en disant : « C’est rien, cela va passer tout seul », mais c’était une erreur, il faut toujours prescrire quelque chose, le prolongement de l’entretien avec le médecin doit se matérialiser par une boîte ou une pilule. Donc, il se crée des liens même en remplacement.
Aurélie LUNEAU : En tout cas dans toute cette aventure, vous l’ordonnance que vous avez envie de vous faire, c’est de partir, de prendre le large. Alors, on va prendre le large demain, avec vous.
Jean-Louis ÉTIENNE : À demain !