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À voix nue / Jean-Louis Étienne, aventurier jusqu’au bout de ses rêves (4/5)

Transcription, par Taos Aït Si Slimane, de l’émission de France Culture, À voix nue, du jeudi 26 janvier 2017, consacrée à Jean-Louis Étienne.

Présentation de l’émission sur le site de France Culture : Jean-Louis Etienne, aventurier jusqu’au bout de ses rêves

Inventer sa vie

Par Aurélie Luneau.
Réalisation : Véronique Lamendour.
Attachée d’émission : Claire Poinsignon
Prise de son : Philippe Étienne
Coordination : Béline Dolat

Aventurier de l’extrême, vainqueur du pôle Nord en solitaire en 1986, médecin-explorateur, spécialiste de nutrition et de biologie du sport, alpiniste et navigateur, Jean-Louis Etienne a changé notre regard sur la nature et l’environnement.

Dans ses aventures qui l’amènent à se confronter avec les éléments, trois jours de tempête vécue sur l’Everest ont donné à Jean-Louis Etienne la sensation "d’avoir été purifié jusqu’au fond des cellules, par une force qu’[il] n’avai[t] jamais rencontrée jusque-là ». Le projet du pôle Nord naîtra de cette expérience, et avec lui, l’appel du grand froid et de la banquise, le début des aventures personnelles.

Site de Jean-Louis Étienne

Inventer sa vie

Aurélie LUNEAU : Bonsoir, Jean-Louis Étienne.

Jean-Louis ÉTIENNE : Bonsoir !

Aurélie LUNEAU : Du petit gamin timide, né dans le Tarn, au cœur d’une famille modeste, aux appels du large et des lieux extrêmes auxquels vous avez toujours répondu, en tant que jeune médecin d’abord, bien des années se sont écoulées mais la même foi en la liberté et en l’autonomie vous anime plus que jamais ; et fort de vos expériences, auprès du père Jaouen notamment ou encore d’Éric Tabarly, vous êtes prêt désormais de l’appel du pôle, le pôle Nord, avec cette règle de vie : ne pas combattre sa nature, foncer.

Jean-Louis ÉTIENNE : Oui, ça, c’est essentiel. Ne pas combattre sa nature. Il faut aller avec sa nature, cela ne veut pas dire que c’est facile. Cela veut dire qu’il faut rester sur ce chemin-là, suivre la voie de ses rêves même si c’est difficile, ça c’est ma devise. Le pôle Nord s’est imposé quand j’étais à la face nord de l’Everest, en Himalaya. J’étais seul sous la tente, au camp 2. J’étais monté au camp 2 parce qu’au camp 5 il y avait quatre équipiers, qui étaient coincés depuis quelques jours au-delà de 8000 mètres, en général on n’y échappe pas. Il y avait des tempêtes permanentes, on n’y voyait rien dehors. Moi, j’étais sous la tente, sur une arrête, je ne risquais rien, j’entendais le bruit du vent, la nature puissante, les avalanches qui partaient… Encore une fois, moi, j’étais bien installé et j’étais bien. J’étais à l’abri dans cette confrontation avec les éléments puissants, et je me suis dit : « la prochaine fois, cela sera la mienne ». J’avais été équipiers auparavant, médecin pendant douze ans, j’allais avoir quarante ans et là je me dis : « la prochaine fois, c’est la mienne ». Et sous cette tente au milieu des éléments en furie, j’étais bien là et le pôle Nord s’est imposé comme une évidence. Le pôle Nord, c’est au milieu d’un océan gelé. Donc, c’est une synthèse entre un univers froid, glacial de la haute montagne et c’est une navigation, on marche sur mer gelée, c’est une entreprise maritime en même temps, et cette synthèse-là sera tout d’un coup une évidence, et cela sera le pôle Nord. Et cela s’organise de telle sorte que j’ai le sentiment que ma vie passera par le pôle Nord ou ne sera pas. J’ai une force qui se met en place, je me renseigne, très peu de mondes l’ont atteint à ce moment-là, jamais comme je voulais le faire, en solitaire, en tirant le traineau. Il n’y avait que quatre Finlandais qui l’avaient réussi, deux ans avant moi, et c’est tout.

Aurélie LUNEAU : Mais ensemble.

Jean-Louis ÉTIENNE : Mais ensemble. Là, je m’y prépare, je construis le traineau, je rêve. Je pars à Resolute Bay au Nord du Canada, un camp de base à peu près 1000 kilomètres du point de départ. Je rencontre un homme, Bezal Jésus Dason, un indien de Madras qui tient une auberge. Il a fait des études de mécanique en Allemagne, s’est trouvé sur des plateformes pétrolières en Alaska et réalise qu’il vaut mieux tenir l’auberge que d’aller se cailler sur une plateforme. Lui, il en a vu passé. Il a vu du monde, des candidats pour le pôle Nord. Tous ont échoué sauf ces quatre Finlandais qui m’ont précédé deux ans auparavant. Il me voit arriver, je suis allé l’été, on a discuté, puis je suis revenu en février pour partir vers le pôle Nord. Il m’a vu et m’a dit : « Je te donne 1% de chance. » Vous voyez, peu, hein ! Au bout de quinze jours, en 1985, j’ai échoué, mais j’avais déjà senti ce qui n’allait ^pas : il me fallait un nouveau traineau, le sac de couchage n’allait pas…

Aurélie LUNEAU : Les températures peuvent descendre jusqu’à -50° en-dessous de zéro, quand même.

Jean-Louis ÉTIENNE : -52°, c’est le plus bas que j’ai connu sous la tente. Pui, on marche sur un océan gelé mais ce n’est pas une patinoire, c’est extrêmement chaotique. C’est un chaos de glace parce que la plaque de banquise, qui fait en moyenne 1.80 m à 2 mètres d’épaisseur, aujourd’hui à 1.20, elle fond bien sûr, se déplace en permanence, poussée par les vents et les courants. Il y a une vraie tectonique des plaques de glace qui se séparent, qui regèlent, les autres entrent en collision, font des murs de glace qui font 4 - 6 mètres de hauteur. Donc, c’est un vrai chaos, il faut des efforts énormes, on progresse très lentement. Le parcours est dangereux parce qu’il ne faut pas passer à travers la glace, fraichement gelée, sinon vous êtes mort, vous ne remontez pas, le froid qui est une usure constante, au bout de quinze jours j’avais abandonné mais j’avais appris et je suis revenu avec la conviction qu’il fallait que je retente le truc. Donc, nouveau sac de couchage, etc., etc.

Aurélie LUNEAU : L’année d’après.

Jean-Louis ÉTIENNE : En 1986, je retente l’histoire et l’avion me pose à l’extrême nord du Canada, sur le bord de cet océan gelé où viennent s’écraser la banquise, qui traverse depuis le détroit de Behring, au pôle Nord, jusqu’au Nord du Canada et du Groenland, donc les 200 premiers kilomètres, c’est un chaos d’amoncellement de glace. L’avion me pose là et j’ai les mêmes frayeurs en voyant ce chaos, et le sentiment que je n’aurais pas dû revenir, tout d’un coup cette panique de quelques instants : qu’est-ce qui m’a pris de revenir ! Il n’y a qu’un seul truc que j’arrive à dire, je fais signe au pilote qui est derrière sa petite fenêtre, il ouvre, je lui dis : « Où est le pôle Nord ? » Il me dit : « Là » et il décolle. Le petit avion bimoteur qui démarre, ce bruit de l’avion qui s’éloigne, donne du poids à cette solitude qui vous tombe dessus. Deux choses énormes vous tombent dessus : la solitude et le froid. Le froid, c’est lourd, c’est pesant. Il n’y a qu’une chose à faire : soit se blottir dans son sac de couchage sous la tente, soit marcher, partir, c’est ce que j’ai fait. Le premier jour, j’ai fait 8 kilomètres et je me suis dit : il reste 800 ou 1000 kilomètres à faire. Je dis 800 ou 1000 parce que la banquise bouge, se déplace, vous perdez du terrain. Là, je suis rentré de nouveau dans un moment de doute et je me suis dit : « Je ne vais pas y arriver ! » Ce froid constant… Quand vous marchez, ce n’est pas un problème le froid parce que votre corps, tout le monde le sait, quand on coure où que l’on tire une charge ou que l’on fait un effort on a chaud parce que la contraction musculaire produit de la chaleur. Donc, quand vous marchez tout ça n’est pas un problème mais dès que vous vous arrêtez tout ça vous tombe dessus. C’est lourd, cela pèse des tonnes le froid. Le soi sous la tente, au mois de mars, il fait nuit, il y a la lampe frontale, vous faites une soupe, vous ne la voyez pas, elle s’évapore. La soupe est à 50°, à l’intérieur il fait - 45°, 90° d’écart, il y a une évaporation et vous êtes dans des cristaux de glace et avec la lampe frontale vous ne voyez rien. Vous emmenez le bord du bol sur les lèvres pour en prendre un peu, c’est là qu’est l’usure. Le bol de thé, par exemple, le soir en arrivant vous échappe, parce qu’on fait tout avec des gants, on ne peut rien faire sans. Le thé tombe sur le tapis du sol, il regèle tout de suite. Le matin, pour sortir du sac de couchage, vous n’y arrivez pas, il est gelé, le thé a gelé entre le sac de couchage et le tapis du sol… Vous n’avez qu’une chose à faire, vous ne pouvez pas tirer, cela se déchire avec le froid. Les matériaux sont transformés par ce froid extrême. Vous essayez avec la chaleur de la main de décoller le sac de couchage. Vous prenez l’angle et vous mettez vite la main dans la poche et vous revenez, etc. C’est là qu’est l’usure. Il faut être un super campeur. J’avais cette expérience : les tempêtes en mer, des bivouacs en Himalaya, etc., j’avais cette endurance des campings difficiles.

Aurélie LUNEAU : Tous les corps ne sont pas préparés à ça ? Vous aviez préparé votre corps ?

Jean-Louis ÉTIENNE : Non, tous les corps sont prêts à ça, c’est la tête, le mental qui n’est pas prêt. On a tous en commun, tous les humains du monde entier, quelle que soit la couleur, le pays d’origine, la température du corps, on est des animaux à corps chaud : 37° ceux qui nous écoutent, prenez un bol ou une bassine, mettez de l’eau à 37°, trempez la main, vous allez voir, c’est très chaud. Donc, on doit conserver ce capital thermique, cette chaleur, le thermostat du corps est calé à 37° et il n’y a que deux choses à faire : se couvrir et manger, apporter des calories à l’organisme pour maintenir la température à 37°. On est tous égaux devant ce froid-là, la différence vient de la motivation. Pour moi, le pôle Nord, comme je l’ai fait seul, en tirant mon traineau, c’est 30% dans les jambes ou ses épaules, que l’on utilise beaucoup, et 70% dans la tête. La faiblesse vient tout le temps de là, quand on se dit : qu’est-ce que je fais là, quand réveillé la nuit par le froid, et que vous sentez que vous êtes limite… heureusement que j’étais tout seul, je pense que les autres ont abandonnés parce qu’ils étaient plusieurs. A plusieurs, il y a toujours un qui commence à dire : attend, là, on est en train de déconner, on est à la limite si l’on continue, vous ne croyez pas qu’il est temps de rentrer, etc. Moi, j’étais tout seul, j’avais une motivation, je suis médecin, j’avais connu des milieux extrêmes, je savais ce qui m’arrivait, je savais que j’étais à la limite de l’hypothermie, etc. Je faisais des tables de multiplication. Quand on ne sait pas si l’on n’a pas toute sa lucidité, il faut faire les tables de multiplication : 3X5, si vous n’avez pas 15, c’est mauvais signe.
C’est cette endurance qui m’a permis de résister à la tentation de l’abandon, qui m’a taraudé pendant au moins quinze jours trois semaines, pour enfin entrer dans le rêve, être enfin ce petit bonhomme qui marche vers le pôle Nord, en direction de son rêve. Mais cela m’a demandé une déshabituation du monde, parce qu’il y a une ambition, il y a de l’orgueil, j’avais envie d’exister, aller pôle Nord, c’était mon Everest.

Aurélie LUNEAU : De l’orgueil, mais de l’humilité aussi face à cette immensité…

Jean-Louis ÉTIENNE : Vous y aller par orgueil d’abord, l’humilité vous la découvrez là-bas. Tout d’un coup je suis rentré dans mon rêve et j’ai eu la chance de le faire avant le GPS, avant le téléphone, j’étais immergé dans mon histoire à 100%. Cela a été extrêmement constructif.

Aurélie LUNEAU : Donc, seul maître de vous, de votre corps, de cette température qu’il ne faut pas laisser descendre trop bas ? Parce qu’elle est quand même descendue cette température du corps. Malgré tous vos efforts, vous avez quand même frôlé la limite, on peut dire, Jean-Louis Étienne.

Jean-Louis ÉTIENNE : Oui, j’ai frôlé la limite au début à cause du froid certaines nuits. J’ai frôlé la limite aussi en passant à travers un glace fraichement regelée et là je savais que si je passais à travers j’étais mort. J’ai eu le réflexe de me coucher, ça je l’avais intégré dans ma tête. Je savais que si je passais à travers une glace fine, il fallait que je me couche pour limiter la pression et ramper sur une glace plus dure. Je l’ai fait. J’ai mal dormi la nuit qui a suivi parce que j’avais un rêve qui défilait dans ma tête, ma disparition que j’imposais aux autres : « On est sans nouvelles d’Étienne. Il n’a pas mise la balise Argos en route cela veut peut-être dire qu’elle ne marche pas, à la communication radio il n’y avait rien, aucun signal,… » Toute cette agonie progressive que j’imposais aux autres me revenait, ça m’a beaucoup dérangé. On est à la limite. Vous avez envie d’abandonné, et c’est là qu’on se forge parce qu’on découvre des limites de soi qu’on ignorait. J’aime bien dire : « On ne repousse pas ses limites, on les découvre. » On est capable de choses qu’on ignore de soi tant qu’on n’y est pas confronté.

Aurélie LUNEAU : Dans ces situations extrêmes, on pense à quoi pour avancer ? Est-ce qu’on se parle à soi-même ?

Jean-Louis ÉTIENNE : J’ai parlé à voix haute au bout de huit jours et je me suis surpris, je n’avais pas entendu le son d’une voix depuis huit jours. Il y a des pensées automatiques. Vous partez de Paris en voiture, vous allez à Lyon. Et, au péage à Lyon quelqu’un vous dit à quoi vous avez pensé ? Vous avez pensé à deux ou trois petits trucs et une multitude de pensées automatiques dont vous ne vous souvenez pas. Au pôle Nord, on pense intensément à sa route, à être bien dans la direction du Pôle parce qu’il n’y a rien qui le matérialise à part le soleil qui vous dit où vous êtes par rapport au pôle Nord. Ensuite, on pense à trouver une route la plus facile, la moins dangereuse, donc on est occupé par son trajet. J’ai connu une absence d’idées au Pôle Sud. J’ai traversé l’Antarctique avec des traineaux à chiens. C’est une immensité plate, le cœur de l’Antarctique et c’est les chiens qui tiraient le traineau et nous à côté des fois on était en panne d’idées. Et bien la panne d’idées, c’est pénible. Vous avez envie de poser le cerveau dans une boîte sur le traineau et de laisser le cerveau tranquillement divaguer dans ce qu’il veut et avancer comme un automate. Sincèrement, j’ai trouvé qu’avoir une manque de perspective dans ces immensités… on est un peu prisonniers de ces grands espaces quand tout d’un coup il n’y a plus aucun repère, rien qui vous stimule parce que les journées sont d’une grande monotonie… L’Antarctique, le Sud, cela a duré sept mois. Le Nord, on y revient, cela a duré 63 jours, le pôle Nord, c’est beaucoup plus intense. Vous avez le devoir de penser en permanence à votre route. En arrivant le soir, vous êtes tellement épuisé que vous dormez. Donc, cela s’est bien passé pour moi.

Aurélie LUNEAU : Est-ce que vous avez fait des rencontres en matière animale, il y a une faune qui circule là-bas ?

Jean-Louis ÉTIENNE : Oui. J’ai vu un oiseau.

Aurélie LUNEAU : Un seul ?

Jean-Louis ÉTIENNE : Oui. Je pense que c’était une mouette ivoire. Ce sont des oiseaux qui peuvent s’engager si loin sur la banquise. Et puis des traces d’ours fraiches. Je n’ai pas vu l’ours. Après quatre jours de blizzard, quatre pattes qui chaussent du 80, un truc énorme qui a traversé et on voyait bien l’empreinte de l’ours. Il est remonté au vent en me sentant certainement parce qu’il a un très bon odorat. Moi j’ai fait un peu de cuisine et puis j’ai mon odeur. Dans cet univers stérile il a tout senti. Il ne m’a pas croisé. Je n’avais pas d’arme. J’ai mis mon capuchon, j’ai imploré l’ours, en disant : je ne suis qu’un petit pèlerin de passage qui va au pôle Nord, laissez-moi tranquille. J’avais une trouille, je n’osais pas me retourner pensant qu’il était peut-être derrière moi dans mes traces. Cela a été un moment de grande peur effectivement. L’autre peur a été quand je suis passé à travers la glace. Ça, cela a été un moment aussi intense mais avec l’ours j’étais dépourvu de réponse. Par contre, j’ai rencontré un homme. Un humain, Will Steger, un Américain. Ils allaient au pôle Nord, avec des traineaux à chiens, ils étaient cinq. Un soir, sous la tente j’entends des petits cris, je faisais la sieste sous mon sac de couchage, il était 6h. J’ai cru que c’était un ours, une seconde de panique totale, puis je me suis dit : non, non, c’est des chiens. Je savais qu’il y avait une expédition américaine, on n’était pas parti du même endroit. Je suis sorti de la tente et j’ai vu cette caravane qui passait derrière le mur de glace, j’étais à l’abri. Will a vu un mec sortir de la glace, grosse surprise. Il est venu vers moi en courant. On est tombé dans les bras l’un de l’autre parce qu’on savait ce qu’on était en train d’endurer. Ils étaient en groupe mais c’était quand même… On n’était pas au même fuseau horaire, il m’a dit : « Moi je continue, demain suis mes traces, viens prendre le café avec moi ». Je l’ai suivi, on a pris un café et Will m’a dit : « Et si on faisait un jour l’Antarctique ? ». Je lui ai dit : « Will, on termine le Nord, la traversée qui nous préoccupe et un jour on se retrouvera. » Et c’est comme ça qu’est née la traversée de l’Antarctique, qui a été aussi une grande expédition polaire.

Aurélie LUNEAU : A quel moment vous vous êtes dit : ça y est, là, j’y suis ? Le pôle Nord, il n’est pas matérialisé.

Jean-Louis ÉTIENNE : Le pôle Nord ne peut pas être matérialisé parce que ce sont des glaces dérivantes, une couche de banquise qui bouge avec le vent, avec le courant. De là est née la querelle entre Peary et Cook, quel est le premier ? On ne le saura jamais. Will Steger, l’Américain est arrivé avant moi, parce qu’ils étaient plus rapide avec les chiens mais au pôle Nord il n’y avait rien. Il n’y avait pas le drapeau américain planté. Moi j’avais une balise Argos, elle ne vous dit pas où vous êtes, comme le GPS, mais elle dit aux autres où vous êtes. Cela émet un signal, capté par un satellite, et Michel Franco qui était (manque un mot), entré dans le terminal du CNES, Centre national d’études spatial, à Toulouse, il avait ma position, par radio il me donnait ma position. A midi, il m’a donné une position, et comme j’avais l’expérience de la dérive, des contours que je faisais, on appelle cela entretenir sa dérive, à minuit, je me suis dit : « J’y suis ! » Puis, je me suis dit, je marche encore deux heures, histoire de dire encore : « J’y suis ! » Et par radio, elle n’était pas mauvaise le lendemain, Michel Franco me dit : « Papy, t’es au Pôle ! » J’ai atteint le point : 89°993 N. Le pôle Nord, c’est 90°N, 89°993 N, j’y étais ! On me demande : est-ce que l’on sent un truc sur l’axe de rotation de la terre ? Est-ce que vous tournez comme une toupie ? Non, on ne sent rien du tout. Là, c’est la libération ! Ce Pôle qui m’avait poussé, qui m’avait tiré mais qui me pesait en même temps, cette réalisation est un squelette pour ma vie, ce jour-là, c’est un changement d’existence. Je suis revenu avec une confiance dans mon aptitude à monter de grandes expéditions, et je me suis dit : « Ça, cela va être ma vie ! » A partir de ce moment-là, j’ai définitivement abandonné la médecine, que je faisais encore jusqu’en 1985 pour gagner ma vie. Mais à partir de ce moment-là, je me suis consacré aux expéditions polaires.

Aurélie LUNEAU : Sacré défi relevé ce pôle Nord, en même temps cette expédition au-delà du défi physique, vous a initié au chemin qui conduit à l’intérieur de soi, « le pôle intérieur », comme vous dites.

Jean-Louis ÉTIENNE : Oui, elle vos emmené au pôle intérieur d’abord parce que j’étais seul, deuxièmement parce qu’il y avait très peu de communication. Aujourd’hui, avec Iridium, vous pouvez appeler du pôle Nord : allô maman, je suis au Pôle. Là, j’étais totalement déconnecté. C’était une retraite, une immersion profonde dans mes forces, dans mes faiblesses, c’est une rencontre avec soi, très intime. Je me suis apprivoisé, apprivoisé ma solitude, appris à vivre avec elle, et je me suis conforté dans l’idée que je pouvais mener cette vie. La communication radio était tellement faible que je ne pouvais pas m’épancher. Quand Michel Franco me disait, par exemple, tu es à 86°35N ou un truc comme ça, moi j’avais une petite radio de 20 watts, je recevais mais il pouvait à peine me recevoir. Donc, je lui disais : « Oui, Michel, reçu, bien reçu, bien reçu, bien reçu. » Et il me disait : « Le potentiomètre a bougé trois fois, je sais que tu m’as reçu. » Cela veut dire qu’il ne comprenait même pas les paroles que je lui disais mais simplement que j’avais bien reçu son message. Donc, c’était cette retraite imposée par l’isolement total qui a été extrêmement constructive. On se rend compte que l’on a en soi des ressorts, de la force, que là j’ai mis à l’épreuve, que j’ignorais de moi, que j’ai découverts, et qui m’ont donné la force de continuer dans ce sens. C’était une réussite sur un chemin que je m’étais inventé. Faire des expéditions, c’étaient des rêves de gamin, je ne savais pas que j’allais en faire ma vie. Après cela a été une révélation que j’étais vraiment sur le chemin de mes rêves et de ce que j’allais faire dans le futur. Après, cela a été la construction du bateau Antarctica, qui est devenu Tara aujourd’hui. Cela a été tout ce chemin vers une multitude d’expéditions que j’ai faites par la suite. Le Pôle était initiatique et initiateur de ma vie future.

Aurélie LUNEAU : C’est le début de Jean-Louis Étienne seul aux commandes, et surtout qui bascule dans un univers qui devient très médiatisé aussi. Vous devenez un nom, quelqu’un qui est très sollicité pour des émissions de télé, de radio, par les éditeurs aussi… C’est tout d’un coup un chamboulement dans une vie.

Jean-Louis ÉTIENNE : Oui, mais j’ai une notoriété qui est confortable. J’ai eu l’occasion de me promener avec Zidane, il y a des gardes du corps, il faut faire attention, il est obligé de se mettre une cagoule, ce n’est pas simple…

Aurélie LUNEAU : Ce n’est pas une vie.

Jean-Louis ÉTIENNE : Non, d’ailleurs il en souffre un peu. Je donne toujours un exemple, j’arrive dans un restaurant, on me dit que c’est complet, et il y a quelqu’un dans le restaurant qui me reconnait et on vous trouve une place, c’est les petits trucs sympas de la notoriété. C’est d’avantage de facilités pour présenter un projet, d’être écouté à mon niveau. En même temps, c’est une opportunité aujourd’hui, on acquière une légitimité. Le terrain vous donne une légitimité incontournable. Les régions polaires aujourd’hui sont devenues les révélateurs du réchauffement climatique. C’est vrai, on le voit tous les ans, les images satellites montrent que la banquise du pôle Nord se réduit en surface, on sait aujourd’hui qu’elle perd de son épaisseur. « Vous docteur Étienne, qui avez été, qu’est-ce que vous pouvez nous dire ? », donc on devient forcément le témoin. On est invité à témoigner et cela me donne l’occasion de satisfaire quelque chose que j’aime bien, c’est la pédagogie : essayer d’expliquer les phénomènes du réchauffement climatiques qui sont complexes, les traduire par des mots simples et attractifs, de manière à ce que celui qui est en face vous écoute, etc. Donc, je suis invité à témoigner, à écrire… et je me suis mis à écrire après m’être mis à parler. Les conférences m’ont mis en face du public. Le témoin est là en face de vous, et en même temps le jury, vous devez compréhensible, attractif, répondre à la question, formuler des mots,… On m’a dit : « pourquoi tu ne l’écris pas ? » Cela m’a permis de prendre confiance et de me mettre à l’écriture. Cela a été un moment charnière qui a été très important dans ma vie parce que j’y ai pensé, ça m’a habité et je lui ai donné corps. Ne pas lâcher, ne surtout pas lâcher quelque chose qui vous habite, il faut lui donner corps. C’est rare quand on a une idée, cette petite lumière, ce petit feu en vous qui vous fait dire : « Mais, putain, mais c’est ça, c’est ce truc là que j’ai envie de faire ! » Ça, il faut le cultiver. Je suis resté sur cette route-là, c’est pour ça que cela m’a vraiment construit.

Aurélie LUNEAU : Est-ce que vous été également courtisé en politique ?

Jean-Louis ÉTIENNE : Oui, bien sûr que j’ai été courtisé en politique. D’abord, je suis médecin, cela rassure. Un médecin qui vous parle d’environnement cela rassure. J’ai été courtisé en politique surtout par le président Mitterrand. Il m’avait invité à l’Élysée un soir, entre 18h 30 et 19h, pour me proposer un bon poste.

Aurélie LUNEAU : Un ministère ?

Jean-Louis ÉTIENNE : Oui. Il avait surtout envie de m’interroger pour voir si j’avais une ambition politique, avec effectivement cette perspective d’avoir un ministère de l’environnement, en même temps pour m’aider à avoir un ancrage, il voulait absolument qu’il y ait un ancrage social, au législative par exemple. Passer par la légitimité du peuple, c’était sa façon de voir l’engagement politique. A ce moment-là, je lui ai dit : « Président, je pars à l’Erebus. » Il me dit : « C’est quoi l’Erebus ? » Je lui ai dit : « C’est un volcan en Antarctique. » Il m’a dit : « Là, je ne vais pas pouvoir vous accompagner. » En sortant de l’Élysée, je me suis dit : « Mais, qu’est-ce que j’ai fait ! » J’avais 45-46 ans, le temps pour m’engager, j’avais des tentations aussi, mais en fait je suis resté fidèle à cette idée des expéditions. J’en avais parlé à Haroun Tazieff. Je suis allé le voir, m’épancher, et lui dire : « Haroun, regarde ce qui m’arrive. » Il m’a dit : « Tu as bien fait, on n’est pas fait pour cela. » C’est vrai qu’on n’a pas le corpus, le squelette des hommes politiques. On se rend compte que ceux qui sont en politique aujourd’hui, de temps en temps on a le sentiment qu’ils sortent de la société civile et quand vous regardez leur CV, ils étaient déjà soit à l’UNIF, soit dans une association d’étudiants déjà politisés. Donc c’est un parcours qui doit prendre très tôt, un parcours d’expédition politique qui doit naître très tôt pour vraiment pouvoir se déployer dans ce milieu.

Aurélie LUNEAU : Et dans cette expédition politique, on peut s’y bruler aussi, alors que vous finalement avec cette envie de transmettre avec les livres, les conférences, vous portez une parole en toute liberté.

Jean-Louis ÉTIENNE : En toute liberté, effectivement. Je suis aussi invité à m’exprimer de temps en temps, au Sénat, à l’Assemblée nationale, pas dans l’hémicycle mais dans les réunions, dans les grandes écoles, un peu partout. Cette accumulation d’expériences de terrain, le fait d’être médecin, d’avoir une analyse sur son parcours, d’avoir été confronté à l’humain dans mon métier antérieur de médecin, font que j’ai regard détaché, distancié. En même temps la tentation pédagogique fait que j’essaye de trouver des mots simples pour donner à chacun un petit ressort dans la vie.

Aurélie LUNEAU : Et faire en sorte que l’homme invente une relation durable avec la terre ?

Jean-Louis ÉTIENNE : Ça, c’est essentiel mais c’est un grand chapitre que vous soulevez-là, les questions environnementales. Il y a une démographie croissante, on a tous un appétit, comment on va conjuguer les appétits de tout le monde par rapport à une terre qui est inextensible ?

Aurélie LUNEAU : Vous avez écrit : « Nous sommes devenus des supers consommateurs et de piètres décompositeurs, accumulateurs de déchets et de culs de sacs écologiques, comme si on ne débarrassait jamais la table au banquet de la mutualité naturelle où l’on se gave à l’excès.

Jean-Louis ÉTIENNE : Oui, parce que la nature c’est une grande mutuelle où toutes les espaces ont la vie en commun, et nous on déborde. Toutes les espèces se connaissent entre elles, elles savent se défendre des autres espèces. Il y a des millénaires où rien n’a changé, un hibou par exemple a toujours cette vision nocturne, ses griffes, sa façon de chasser la nuit, on les connaît il n’en déroge pas. L’humain, c’est un animal surdoué de la nature, de la création. Il invente des outils de prédation qui sont d’une puissance inégalée, et les autres espèces n’ont pas le temps de se mettre en conformité par rapport aux appétits de l’homme. Donc, on est sorti de cette mutuelle, on est de piètre cotisant, on la pille même cette mutuelle, ça finira par nous retomber dessus.

Aurélie LUNEAU : On vous retrouve demain pour évoquer votre rapport à cette nature et pénétrer encore certains de vos rêves.

Jean-Louis ÉTIENNE : À demain !

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