Suivre ses rêves
Aurélie LUNEAU : Bonsoir, Jean-Louis-Étienne.
Jean-Louis ÉTIENNE : Bonsoir !
Aurélie LUNEAU : Votre carte de visite est un appel aux rêves, pour nombre de jeunes gens, on l’imagine, et peut-être des moins jeunes d’ailleurs, en tout cas pour les personnes avides de liberté et d’indépendance. Médecin-explorateur, spécialiste de nutrition et de biologie du sport, alpiniste, navigateur, défenseur de la nature et de l’environnement, passeur de savoirs, vous êtes un peu philosophe, on peut le dire aussi, poète de l’écologie. Vous avez choisi votre vie et vos aventures. D’ailleurs, vous l’écrivez de cette façon-là, vous dites : « Chaque expédition est une création qui s’élabore peu à peu au fil d’une vie dédiée. » Alors, être explorateur, avec vous on se dit que c’est pouvoir tout remettre en question. Est-ce que c’est là la définition de la liberté, pour vous ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Je reviens sur le métier d’explorateur, parce qu’on me demande souvent, quand je vais dans les écoles : « Comment est-ce qu’on devient explorateur ? » Je leur réponds toujours pareil : « Il faut un métier ! » Moi, c’était d’être médecin qui m’a mis le pied à l’étrier de ces voyages polaires que j’organise aujourd’hui. Si ce sont les régions polaires qui vous intéressent et que vous ne voulez pas être la personne qui structure l’expédition… aujourd’hui, j’ai un ami Gégé, Gérard Guérin, en Antarctique, il est soudeur, mécanicien, il s’occupe de l’entretien de la station, la base française Dumont-d’Urville en Antarctique, mais il y a aussi un médecin, un infirmier, ou une infirmière, aujourd’hui c’est mixte, pâtissier, boulangère, il y a tous les corps de métier. Donc, il faut un métier et ensuite il faut s’octroyer la liberté - j’en reviens à votre question sur la liberté – de mettre ce que l’on sait faire au service d’une idée, comme de partir en voyage, de partir à la découverte. C’est le voyage qui vous fait. On ne peut pas dire au tout départ : « J’ai envie de faire ce truc-là… » ou je ne sais quoi. C’est aussi ingrat que l’autostop. Monter des expéditions, cela demande de s’entourer, d’avoir des solutions techniques, des solutions financières, etc. Vous avez le sentiment que vous partez en expédition, que l’idée est pure, magnifique, mais c’est un chemin difficile pour trouver les aides, les subsides, pour pouvoir partir. Partir, c’est un vrai métier explorateur. La liberté, je me suis octroyer la liberté de l’inventer, quand je dis « inventer ma vie ». Je me suis rendu compte que la liberté ne se gagne pas sur les autres, elle se gagne sur soi. Qu’est-ce qu’on est capable de s’imposer pour donner corps à une envie, à un désir ? Cela demande une persévérance, c’est un engagement, c’est une liberté déguisée en fait.
Aurélie LUNEAU : C’est s’arracher à l’immobilité existentielle ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Je n’ai pas de mal à m’arracher à l’immobilité existentielle, personnellement, mais je me rends compte que viennent à moi, de par mon parcours, des gens qui rêvent de devenir explorateurs. Par exemple, quand j’avais fait la course autour du monde, pendant un an, avec Éric Tabarly, on avait fait des conférences et des médecins venaient vers moi et me disaient : « Moi, j’irais bien avec Tabarly, parce que je suis « voileux », etc. » Je leur dis : « À ce moment-là il faut que tu voies avec le skipper…, ». « Moi, je pourrai y consacrer trois mois… » Je leur dis : « Non, non, ce n’est pas à la carte. À un moment donné, tu te dédies à ça, cela prendra le temps que cela prendra. Il te faut aller au fond de toi, chercher la force de te dire : je mets cela entre parenthèses pour me lancer. » L’exploration, c’est forcément un univers un peu inconnu, qui n’est pas balisé, où il faut de l’audace. Et cette notion de liberté que l’autre voie en vous, veut dire qu’il faut aller chercher pour vous l’audace de vous accorder cette liberté.
Aurélie LUNEAU : Ce n’est pas toujours facile. Parce que ces rêves qui s’enchainent au fil d’une vie personnelle, comme la vôtre, est aussi faite de renoncements, de sacrifices. Une vie d’aventurier enviée, mais qui a demandé beaucoup de sacrifices, notamment sur le plan familiale, le plus important pour beaucoup.
Jean-Louis ÉTIENNE : Oui, on ne peut pas tout réussir effectivement. Maintenant, je résume cela en disant : « pendant plus de cinquante ans, j’ai été l’homme de ma vie, j’ai fait ce que je voulais. » J’ai fait ces choix à un moment donné, de ne pas abandonner ma vie. J’ai donné de ma personne, j’ai donné du cœur, mais je n’ai jamais abandonné ma vie, on va dire.
Aurélie LUNEAU : Donc, de ne pas bâtir de vie de famille ?
Jean-Louis ÉTIENNE : De ne pas bâtir de vie de famille. Je connais cela aujourd’hui. Avec Elsa, on a deux enfants : Eliot et Ulysse, qui ont treize et quinze ans. Aujourd’hui, quand ils tombent dans mes bras, je me dis : « Je serais passé à côté de quelque chose d’extraordinaire, si je ne les avais pas eus ! » Pour un homme, il n’y a pas d’âge, on va dire, c’est plus facile de bâtir une famille avec des enfants. J’ai réussi, grâce effectivement à Elsa qui m’a accompagné dans pas mal de voyages, et qui m’accompagne dans mon travail, à réussir cette chose-là. Vous soulevez-là une question… J’avais fait des conférences, auprès de médecins, comme je l’évoquais tout à l’heure, et à la fin il y avait toujours une dizaine de médecins qui venaient autour de moi pour me dire : « C’est toi qui a fait le bon choix. Nous, on est installé, on a une famille, une clientèle, des crédits, etc. » Ça, c’était la première conférence, je devais en faire dix, dans dix villes universitaires. Deuxième conférence, même couronne de médecins. Et je me suis dit : « Attend, je ne peux pas continuer à déstabiliser mes confrères, eux bossent et moi, je me balade. » Et je me suis rendu compte d’un truc, et je leur ai dit : « Ma vie, ce n’est pas la vôtre. Moi, j’ai une 403, je vis et je dors dans ma 403, je n’ai pas de loyer… »
Aurélie LUNEAU : L’insécurité matérielle, vous l’avez !
Jean-Louis ÉTIENNE : Oui… « …c’est moi qui la répare, je vais dans les casses chercher des cardons, quand cela ne va pas, ou des trucs comme ça. Ça, c’est ma vie. Une vie très bohème. Il n’y a aucun ancrage dans la société. Ma boîte aux lettres est encore celle de mes parents, ou de temps en temps celle au fil de mes déplacements, ça, c’est ma vie. Elle n’est pas faite pour vous. Par contre, explorez votre vie. Vous êtes médecins, peut-être spécialiste, allez au-delà de ce contact permanent, quotidien, peut-être usant, monotone, avec votre clientèle. Explorez de nouvelles voies thérapeutiques. Vous allez peut-être découvrir en Chine, au Japon, dans le Sud de la France, ou je ne sais où, quelqu’un avec lequel vous allez construire une nouvelle approche de la médecine. C’est cela qu’il faut enrichir. Et vous allez voir quand vous aurez amorcé une nouvelle approche de votre clientèle, vous allez voir en chaque patient une expérience potentielle, une nouvelle façon de le regarder, peut-être une thérapeutique à lui proposer. C’est cela qu’il faut faire dans la vie, ne pas rêver la vie des autres mais faire en sorte que la vôtre devienne quelque chose qui vous satisfasse. »
Aurélie LUNEAU : Vous dites que vous n’avez pas forcément construit quelque chose de stable, que même votre boîte aux lettres, etc. Mais, si, vous avez une boîte aux lettres quand même puisque vous avez cette maison-cabane, dans les arbres, dans le Tarn.
Jean-Louis ÉTIENNE : Oui. Elle est arrivée après la traversée de l’Antarctique. C’est vrai. J’avais douze ans de médecin d’expéditions : le Pôle Nord et le Pôle Sud, qui étaient deux réalisations majeures. À un moment donné, je me suis dit : « C’est peut-être le moment de poser son sac. », et j’ai cherché où est-ce que je pouvais le faire. J’ai habité en Californie, il y a longtemps, en 1973, et j’avais trouvé un livre : « The Wooden Houses », « Handmade Houses », les maisons en bois faites à la main, c’était le paradis pour moi ! parce que je n’avais jamais imaginé avoir une maison, cela ne m’intéressait pas du tout. Puis, tout d’un coup, je vois ce livre de cabanes magnifiques, très inspirantes. Et je me suis dit : « Bon sang, mais une cabane ! » Voilà. Donc, c’est partie de là, mais il faut un terrain. Je rêvais d’un lieu où j’allais pouvoir m’arrêter en paix. Et à force de tourner, j’ai trouvé cela dans le Tarn, figurez-vous ! J’avais parcouru le monde et un jour, en rentrant de l’Antarctique, je rencontre le Maire du village et je lui ai dit : « Est-ce que tu ne connais pas une maison dans le coin pommée sur les couteaux ? » Il me dit : « Ah, j’en ai pour toi. On va construire un lotissement bientôt… » Je lui ai dit : « Tu te fous de ma gueule ? ! Ce n’est absolument pas ce qu’il me faut. Mais dans le coin, sur les coteaux, un truc pommé ? » On est allé voir un truc. C’était au-dessus de la colline, on dominait la vallée, au fond les Pyrénées, je lui ai dit : « C’est là ! » Une maison que j’ai acheté, et là, j’ai construit une cabane. J’ai déployé mon goût pour les constructions des cabanes. C’est une maison en bois, en verre, sur des couteux. Elle est sur des pilotis, le toit est végétalisé, c’est voire sans être vue. J’ai déployé mes envies de cabanes, là. Mais ça, c’est arrivé un peu plus tard, après avoir réalisé des expéditions majeures. Mais vous avez raison, c’est toujours cette notion de cabane, une cabane c’est dans l’éphémère, mais c’est une racine. C’est sur les racines dures quand même, les racines du Tarn. À un moment donné, je l’ai regretté, je me suis dit : « Qu’est-ce que j’ai foutu ? J’ai passé toute ma jeunesse à penser ailleurs, et je reviens construire ma cabane là ! Ulysse revient et construit sa cabane chez lui. » En fait, c’est une image que j’ai en moi. Même si je n’y suis pas souvent, je sais que là-bas, je connais tout, je m’apaise. C’est sur une racine, c’est régénérateur, les racines, c’est comme ça qu’il faut les voir.
Aurélie LUNEAU : Un ancrage nécessaire. Votre vie, même si elle est faite aussi de ces sacrifices, que le public ne perçoit pas tout le temps, a rejoint quand même vos rêves de mômes. Vous avez continué l’aventure : Antarctica, ce bateau formidable, qui était basé à Kamari ; et puis d’autres évènements, la découverte d’écosystèmes australes avec ce bateau, et cet envie d’interpeller plus facilement, de transmettre aussi aux écoliers, dans des aventures qui sont de sensibilisent au devenir de ma planète.
Jean-Louis ÉTIENNE : La somme des expéditions des expéditions que j’ai faites, les récits que j’en ai faits, me donnent une légitimité pour en parler. Comme j’aime vraiment beaucoup la pédagogie : essayer de trouver des mots simples pour parler de phénomènes complexes des changements climatiques, les questions environnementales… Je suis un témoin dont le discours n’est pas de politiser mais d’instruire. Plus qu’un vulgarisateur, je cherche à instruire, à donner des éléments de la réflexion.
Aurélie LUNEAU : D’où le travail mené essentiellement avec les lycéens et les collégiens, les enseignants.
Jean-Louis ÉTIENNE : Oui. Je le fais depuis longtemps. J’ai commencé avec Edutel, le Mintel de l’éducation nationale ! Au début on envoyait quelques textes, quelques phrases puis après cela s’est perfectionné, on pouvait envoyer des courbes et des choses comme ça. Aujourd’hui il y a Internet. On crée des liens. L’aventure crée des passerelles extrêmement attractives entre la science et les scolaires. L’aventurier peut aujourd’hui vous parler du bout du monde de ce qu’il voit. On envoie des images, etc. Et si on le construit en amont avec les enseignants, cela ne se rajoute pas au programme, c’est un outil de compréhension et d’illustration des programmes, et on arrive à faire des choses très efficaces. J’ai une reconnaissance dans le milieu des enseignants, pour ce travail que nous avons fait, et que je continue d’ailleurs à faire encore aujourd’hui. Ce qui me vaut d’ailleurs d’avoir des écoles qui portent mon nom. Sept ou huit écoles, je crois et deux ou trois collèges, un lycée professionnel.
Aurélie LUNEAU : Vos anciens instituteurs seraient fiers de vous, ...
Jean-Louis ÉTIENNE : Oui, mais à chaque fois cela m’émeut aux larmes. À chaque fois, je me dis : « Mais bon sang, je ne peux plus faire de bêtises », parce qu’on a tous en tête l’école. L’école c’est un souvenir impérissable. Tout le monde se souvient de son école. Une école Jean-Louis Étienne ! Je me dis : « Il faut donc que sois impeccable jusqu’au bout, pour que l’écolier soit fier du gars qui a donné son nom à l’école. »
Aurélie LUNEAU : Est-ce que la prochaine expédition, Polar Pod, sera impeccable ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Elle est géante ! Elle est géante en tout. Elle est hors-normes. C’est l’exploration d’un océan qui est difficile d’accès, qui est loin, qui méconnu, dont les missions sont coûteuses, c’est pour cela qu’il n’y en a pas beaucoup. C’est l’océan Austral, l’océan qui entoure l’Antarctique. On parle du Pôle Sud, l’Antarctique, c’est le Sud. C’est les cinquantièmes hurlants, on en parle avec le Vendée Globe, tous les quatre ans. C’est les marins qui font le tour de l’Antarctique. Et cet océan est méconnu. Toutes les publications scientifiques se terminent avec : « on a besoin de mesures in situ », cela veut dire que l’on a besoin de l’homme sur cet océan, malgré les satellites, les balises automatiques, les animaux instrumentés,... La question était : Quel type de vaisseau, de bateau peut-on dessiner, construire pour reste stable, confortable, dans cette mer déchaînée, cinquantièmes hurlants ? Les vents soufflent en permanence, on l’a vue, une mer qui est très agitée le plus souvent…
Aurélie LUNEAU : Pour pouvoir embarquer des scientifiques qui vont analyser la biodiversité, les courants et ce qui constitue cette mer australe ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Exactement ! On a besoin de l’homme sur place. Un bureau d’étude m’a dit : « Si tu veux être stable dans la grosse mer, il faut un bateau qui s’ancre en profondeur. Il faut quatre-vingt mètres de tirant d’eau. » Donc, cela sera un grand tube qui fait cent mètres de haut : soixante-quinze mètres sont sous l’eau et on prit dans des eaux stables. Quand le vent souffle, il soulève des vagues à la surface, plus cela souffle, plus c’est profond, et à un moment donné cela s’arrête et on est dans des eaux stables. Donc voilà, c’est un grand flotteur vertical. Polar, comme polaire, et Pod. Cela veut dire plate-forme océanographique dérivante. Il va dériver. Notre moteur est le courant circumpolaire qui nous entraine autour de l’Antarctique ! C’est un arbre de noël de capteurs. Personne n’a jamais été là-bas aussi longtemps. Cela n’a jamais été fait. Il y a cinquante-deux institutions, différents laboratoires de recherche, douze nations. C’est un grand projet international…
Aurélie LUNEAU : Sur lequel vous travaillez depuis des années !
Jean-Louis ÉTIENNE : Oui, je travaille dessus depuis cinq ans. J’ai travaillé pendant deux ans aux États-Unis, c’est là qu’est né ce projet, ensuite je l’ai importé en France. Les institutions françaises sont friandes de ce projet. L’IFREMER, est une pièce maitresse. Il considère que ce navire va appartenir à la flotte océanographique française, parce qu’avec ce bateau on pourra faire des choses que l’on ne fait pas avec d’autres. C’est un outil supplémentaire de l’exploration scientifique. Cinq ans de travail, je pense que l’on est en train d’arriver à la réalisation, la construction, qui va avoir lieu en 2018, pour un départ en 2019-2020. C’est énorme, et le fruit d’une persévérance ! Parce qu’en fait, trouver des gens intéressés sur un projet unique, hors normes, très Jules Verne…
Aurélie LUNEAU : Des financiers, des sponsors…
Jean-Louis ÉTIENNE : … ce n’est pas facile. Les sponsors, c’est plus compliqué.
Aurélie LUNEAU : C’est un marathon…
Jean-Louis ÉTIENNE : C’est un marathon, usant. C’est le fruit d’un long travail, d’une grande persévérance.
Aurélie LUNEAU : Malgré la notoriété qui est la vôtre ? Malgré le sérieux qui est le vôtre ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Oui, parce qu’en fait tout le monde trouve ce projet grandiose. J’ai la confiance des gens mais c’est un projet financièrement lourd, parce qu’il y a la construction d’un nouveau vaisseau, deux années d’expédition, sept personnes à bord : trois marins et quatre ingénieurs ou techniciens scientifiques, qui seront relayés tous les deux mois. Ce sont de gros investissements, de gros budgets. Le travail consiste à essayer de regrouper le maximum de personnes. Le ministère de l’environnement a fait un grand pas, il est partenaire du projet. Notre ministre est aussi ministre de la mer. C’est devenu un projet très institutionnel et moi j’ai la charge de l’organisation de la mission elle-même, ce qui est pour moi un cadeau puisqu’on donne l’opportunité de faire une expédition hors-normes, extraordinaire.
Aurélie LUNEAU : Aujourd’hui - ce que vous vous avez vécu en 1975, quand vous avez osé aborder Éric Tabarly et faire acte de candidature - est-ce qu’il y a des personnes qui osent vous aborder et font acte de candidature ? Ou alors on est vraiment passé dans un autre univers de l’aventure ?
Jean-Louis ÉTIENNE : J’ai beaucoup de demandes effectivement. J’ai beaucoup de demandes de parrainage. Je leur dit : « Écoutez, je serai un parrain absent mais je veux bien vous parrainer. » Moi, j’étais très fier quand je montrais, au début de mes recherches de financements ou de partenaires, une lettre d’Éric Tabarly ou d’Haroun Tazieff, qui étaient mes idoles. Les jeunes viennent me voir avec un dossier en me demandent de les parrainer. Je regarde et je fais une lettre de parrainage et d’encouragement, ce qui les aide. De temps en temps, ils me disent : « Vous ne pouvez pas m’aider à trouver de l’argent ? » Je leur dit : « Mais, non, parce qu’on est en concurrence ! Moi moi-même j’en cherche aussi je cherche. » Par contre je leur explique une chose : « apprend à expliquer simplement ce que tu veux faire en étant attractif, parce que la personne qui peut t’aider n’a pas forcément du temps à te consacrer, et elle sait que tu viens lui demander quelque chose. Donc, cela va être bref. Trouve les mots pertinents qui tout d’un coup vont lui faire dire : ah ! ce petit gars, ou cette fille-là, tiens on pourrait peut-être faire quelque chose avec… » Le temps que l’on passe à chercher les subsides, c’est un temps où l’on s’exerce à présenter le dossier et il s’enrichit. Au début, je leur disais : « Apprend à téléphoner. » En trois mots gagner la confiance, attirer l’attention de quelqu’un qui n’a pas forcément envie de t’écouter. La recherche du financement, c’est la maturité du projet, ce n’est pas vain. On trouve l’argent quand le projet est mûr, j’appelle ça la masse critique : quand vous avez les mots pour le dire, les réponses aux questions qu’un partenaire éventuel vous pose. Il est bien emballé, il est construit. À ce moment-là, vous trouvez des partenaires. Donc, j’encourage tous ceux qui me demandent un parrainage et de l’aide, à faire ce chemin, et en leur expliquant que ça, cela va être ingrat. Magellan a mis sept ans pour trouver l’argent et faire son premier tour du monde. Il a même changé de nationalité, il était Portugais, il est devenu Espagnol. Voilà, une persévérance qui est en même temps une formation psychologique. On est confronté à l’usure, on a envie d’abandonner, on tient. Envoie des messages, ne reste pas inactif chez toi. Tu as des cartes de visite que l’on t’a données, relance. Reste dans le projet. Fais une part du chemin, tu vas voir, la vie ferra le reste.
Aurélie LUNEAU : Dans le monde d’aujourd’hui avec effectivement cette interpellation récurrente par rapport au devenir de la planète, qu’est-ce qui vous inquiète ? Et, qu’est-ce qui vous réjouit quand même ?
Jean-Louis ÉTIENNE : On va prendre un exemple, le réchauffement climatique. Je suis souvent interrogé là-dessus. Classique ! Régions polaires, ça fond, on a besoin d’un témoin, venez nous en parler. Le réchauffement climatique a été mal engagé dans le sens où ce n’est pas une valeur populaire, c’est une valeur scientifique. La planète s’est réchauffée de 0,8 degré en un siècle, ce n’est pas perceptible, on ne le sens pas. Ce que l’on va percevoir de plus en plus, c’est la dérégulation qui est enclenchée par ce réchauffement climatique : les étendues des sècheresses, les tempêtes tropicales qui deviennent des cyclones, les inondations importantes, etc. Il y en a toujours eu mais c’est la répétition et l’intensité qui nous fait dire : là on entre dans la phase des complications. C’est une fièvre chronique de la terre, le réchauffement climatique. C’est ces mots simples que je vous ai expliqués. D’où cela vient ? De l’excès du gaz carbonique lié à la consommation des énergies fossiles. Mais ce n’est pas en un claquement de doigts que l’on va résoudre le problème. Aujourd’hui, 83% de l’énergie produite sur la terre vient des énergies fossiles et cela assure 100% des transports. On ne va pas changer les choses d’un coup commença. C’est une chronicité qu’il faut arrêter. Et pour l’arrêter, il faut s’y mettre dès aujourd’hui. Les résultats ne seront vus qu’en 2050, si jamais on s’y met aujourd’hui. Il faut penser aux générations futures. Cela veut dire mettre en route toutes les mesures que l’on donne. Vous me demandez s’il y a des choses qui me semblent positives. Oui, parce qu’on se rend compte que de nombreuses entreprises on fait des choix pour leur consommation d’énergie, par exemple isolant leurs bâtiments, etc., des choix qui soient durables. Vous n’avez pas un maire d’une commune ou d’une communauté de commune qui ne met pas en œuvre aujourd’hui des choses dans ce sens sur : les transports en commun, les choix énergétiques, le recyclage, la cogénération, et une multitude de choses. Les mouvements sont enclenchés, mais il faut être patient. C’est aussi ingrat que pour un enseignant qui enseigne à un petit et qui ne verra pas le résultat de ses efforts. Il faut savoir que l’on investit aujourd’hui pour un futur qui va être loin. Mais si on ne le fait pas aujourd’hui, les complications sévères vont venir. L’Accord de Paris, c’était une bonne nouvelle, même si ce n’est pas parfait, cela veut dire qu’à l’échelle planétaire aujourd’hui il y a des processus qui sont enclenchés. Même si l’on peut craindre que Donald Trump prenne des mesures contraires, il ne va pas pouvoir aller à contrecourant de l’histoire. Les choses sont enclenchées, voilà des choses qui de temps en temps me réjouissent et qui me donnent surtout des arguments pour dire à tous ceux qui disent : « mais qu’est-ce qu’on peut faire ? », « voyez, il y a des choses qui sont en route ». Je leur dis : « Soyez efficaces sur votre zone d’influence. » On a tous une zone d’influence personnelle. Est-ce que vous êtes capables de changer vos propres habitudes pour aller dans le sens d’un meilleur environnement ? On a une influence familiale, professionnelle, politique, soyez efficaces dans votre zone d’influence. Si on regarde la globalité du problème à l’échelle planétaire, on est démoralisé, on ne va rien faire. On se dit : « Mais qu’est-ce que je vais pouvoir faire ? » Si, on aura des résultats dans dix-quinze ans, mais il faut s’y mettre dès aujourd’hui.
Aurélie LUNEAU : Est-ce que dans votre rythme personnel, vous gardez du temps pour vous ? Est-ce que vous gardez du temps juste pour ne rien faire ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Oui, oui. Oui, j’en ai besoin. Pour ne rien faire, oui. Pour ne rien penser, non, j’ai du mal bien que je sois familiarisé avec la méditation, la relaxation. Je sais tout d’un coup me mettre entre parenthèses du monde. Je sais le faire. La musique m’aide. La musique m’aide beaucoup, j’ai besoin de ça. En ce moment c’est Bob Dylan, Prix Nobel de littérature. J’ai ressorti des morceaux : Forever young, Saved, J’aime pour toujours, etc. Tout d’un coup ça me réveille. J’ai soixante-dix ans, J’aime pour toujours, je me dis : il a raison Bob ! Voilà. C’est dans la musique aussi que je mets entre parenthèses, que j’entre dans mon âme, je laisse aller mon corps, mes émotions. C’est thérapeutique. On a tous besoin.
Et puis, j’habite Paris, ce qui n’est pas facile. Je cherche toujours à habiter haut pour voir le ciel. J’ai besoin de voir le ciel. Je regarde toujours cette étoile qu’on ne voit jamais, que Christian Bobin nous a mis en tête. Une histoire extraordinaire. Bobin a dit une chose, qui de temps en temps m’apaise : « Il existe pour chacun d’entre nous une étoile suffisamment éloignée pour que nos erreurs ne l’atteignent jamais. » [1] Vous voyez, cette espèce de paradis qu’on a pour soi, on n’est jamais toujours très fiers, on a fait des bêtises, on s’est mal comporté, on regrette, mais cette étoile là-haut, elle est un peu étanche à tout cela, donc on peut s’y réfugier. Cette étoile qui vous pardonne tout où l’on retrouve son âme de gamin, où on est souverain apaisé. Donc, cette étoile là-haut, de temps en temps, je la rejoins
Aurélie LUNEAU : Quand vous dites, on a tous fait des bêtises ou qu’il y a des choses que l’on regrette, est-ce que pour vous le regret se place dans ce défi ultime qui est d’aimer ? « Aimer, est mon ultime défi », c’est ce que vous écrivez.
Jean-Louis ÉTIENNE : Oui, oui. Il y a deux choses. L’ultime défi est d’aimer : aimer une femme. Quand je dis aimer, c’est donner toute sa vie. Je n’ai donné que ma présence, l’amour, de l’accompagnement mais j’ai toujours craint d’abandonner ma vie. C’est peut être une peur très ancienne, d’abandonner sa vie. Abandonner sa vie par amour, je ne l’ai pas encore connu. L’autre chose, c’est le voyageur que je suis, il cherche l’endroit où il va poser ses valises, mais ce n’est pas en le cherchant que cela arrive, c’est comme l’amour, tout d’un coup une révélation, « mais bon sang, c’est là ! ». Ce moment où tout d’un coup, je n’ai plus besoin d’échafauder des projets, même s’ils me nourrissent, ce n’est pas un obstacle, mais tout d’un coup la présence, là, apaisée me fait dire : « mais voilà, c’est ici ! ». Une forme de paradis qui serait là, il est en soi, mais il faut simplement mettre en œuvre un apaisement personnel, entrer dans une forme d’apaisement totale et se dire : « maintenant, là, apaisé, je peux y rester. ».
Aurélie LUNEAU : C’est la traversée des âges ? Il y a des âges pour abandonner sa vie. Peut-être n’êtes-vous pas arrivé à cet âge-là, qu’il y a encore des rêves dans les cartons ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Il y a des rêves dans les cartons, oui. Tant que les rêves sortiront, je leur donnerai corps. À un moment donné, le dernier rêve me dira : « ho-ho-hooo, c’est là ! », ça viendra naturellement, cela ne me sera pas imposé par quoi cela soit, cela viendra de moi, en me disant : « mais, c’est ici le paradis ! »,
Aurélie LUNEAU : Merci, Jean-Louis Étienne, pour ce temps passé avec vous et pour cette belle traversée de vos âges bien remplis et source de réflexion. Merci à vous !
Jean-Louis ÉTIENNE : Avec plaisir !