Les racines du Tarn
Aurélie LUNEAU : Bonsoir, Jean-Louis Étienne !
Jean-Louis ÉTIENNE : Bonsoir !
Aurélie LUNEAU : Vous avez parcouru les terres et les mers, aventurier de l’extrême, repoussant sans cesse les limites, non seulement géographiques mais aussi physiques et mentales. Premier homme à avoir atteint, en solitaire, le pôle Nord, c’était en 1986, vous avez marqué notre temps de vos aventures, on peut le dire, en médecin explorateur, ou pour reprendre le titre que vous aimez vous donner vous-même, en entrepreneur d’expéditions extrêmes. Votre parcours est un modèle de ténacité et de persévérance, on va le découvrir, et vous avez surtout réussi à traverser les âges en réalisant vos rêves, les rêves d’un enfant venu au monde sur une terre de caractère, le Tarn. Est-ce que l’on peut dire que tout part de là, et que tout vous y ramène ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Tout part de là, tout part du Tarn, c’est vrai, puisque c’est là que je suis né. Cette question m’invite à regarder d’où part cette vie que j’ai. Mon père était tailleur, ma mère vendeuse dans un magasin ; le Tarn est une terre agricole, il n’y a pas de sommets, ce n’est pas la montagne, ce n’est pas la mer. Je suis né un jour de grand vent d’autan, un vent qui souffle très fort dans le secteur quand il vient de la Méditerranée. J’adore ce vent ! Est-ce cela qui m’a poussé dans mes relations à aller sentir la nature ? Je vivais dehors, beaucoup, né à la campagne…
Aurélie LUNEAU : Le 9 décembre 1946, à Vielmur-sur-Agout…
Jean-Louis ÉTIENNE : Vielmur-sur-Agout, un tout petit village de 800 habitants. En fait, j’avais deux pôles personnels, je me rends compte, je peux le regarder avec l’âge aujourd’hui : une enfance solitaire, j’étais bricoleur, je faisais des choses personnellement ; la nature qui était un refuge pour moi, j’étais un enfant timide, et en même temps un test à mes audaces, qu’est-ce que j’étais capable de faire, traverser, monter à un peuplier pour aller chercher une pie au mois de mai, dans un nid et sur un arbre qui bouge, etc. Ça, c’était mon histoire personnelle. En même temps, le collectif, dans un village de 800 habitants, dans les années 50-55-60, où tout le monde se connaît. C’était un grand village de connaissances : les copains, le football, puis après, le rugby. Il y a donc un ancrage fort. Un ancrage d’affection en même temps. Affection de la famille, j’ai deux sœurs, j’étais le garçon au milieu, assez choyé. On était, on peut le dire, pas pauvres mais à la limite, quand je dis choyé, c’est choyé d’attention. Mes parents faisaient ce qu’ils pouvaient. J’ai grandi dans ce confort d’un village, d’une famille, de groupes d’amis, sans trop de préoccupations. Donc, il n’y a rien qui m’a poussé à partir loin, à part un désir antérieur profond, que je peux peut-être analyser aujourd’hui. Il n’y a rien qui ait décidé de ce parcours quand je suis né dans le Tarn.
Aurélie LUNEAU : Vous le dites : « … se contenter de rien, on vivait, on se débrouillait avec cette frugalité de la vie », c’est aussi cela qui fait que vous êtes débrouillard. Timide, mais débrouillard depuis tout petit.
Jean-Louis ÉTIENNE : Oui, débrouillard, dès tout petit. Je me souviens – je vais vous parler de tout – les toilettes étaient au fond du jardin, on faisait un trou à la pelle, puis on binait régulièrement, on faisait comme en Chine, on mettait les matières sur le jardin, cela faisait un humus naturel, et on n’avait pas la lumière. On y allait avec la lampe de poche. Je me souviens d’avoir installé la lumière dans ces toilettes, et je me souviens très bien de ce que mon grand-père m’avait dit : il aurait mieux valu y aller encore avec la lampe de poche parce que le soir avec la lumière, c’est pire tout ce que l’on voit ! Donc, j’étais bricoleur. J’ai voulu jouer de la guitare, il n’y avait pas les moyens pour en faire, j’ai construit ma guitare, je l’ai toujours d’ailleurs, elle a « une bonne tête » pour une guitare faite par quelqu’un de quinze-ans. La mobylette, on habitait en face d’un garage mécanique, j’aimais ça, j’y étais accepté comme un enfant de la famille. Je traversais la rue et j’allais régulièrement faire de petites choses, des bricolages. Au garage on me donnait un peu de travail à faire. J’en retenais, je me souviens, une fierté, j’avais un bleu de travail ! Quand je mettais ce bleu de travail, j’avais l’impression d’exister vraiment. Je me suis impliqué de mes dix doigts dans tout ce que j’ai fait. Je repeignais sans cesse le vieux vélo, les trucs comme ça, j’avais besoin de réaliser. Je créais même de vieux bateaux, qui n’ont jamais flotté, parce qu’ils étaient bien trop lourds avec des planches trop épaisses. Je redressais les clous… on n’avait pas grand-chose, mais il y avait de l’inventivité que je mettais à l’épreuve avec les moyens qu’on avait.
Aurélie LUNEAU : Est-ce que cette créativité, tout ce qui vous anime enfant, vous l’avez puisée aussi dans les livres ? Je crois que par rapport à la montagne, à l’appel des grands espaces, vous avez lu notamment Frison-Roche.
Jean-Louis ÉTIENNE : Oui !
Aurélie LUNEAU : Premier de cordée.
Jean-Louis ÉTIENNE : J’étais, et je suis toujours un lecteur en difficulté. Le fait d’avoir des enfants m’a permis de diagnostiquer que j’étais dyslexique, un bon dyslexique, profond ! Avec des difficultés à lire bien sûr. La lecture est une épreuve, cela ne m’est pas fluide. C’est une épreuve avec des embûches partout. Par contre j’arrivais à lire, vous avez mentionné Frison-Roche, cela a été une de mes lectures. Il y a eu aussi Naufragé volontaire d’Alain Bombard, que j’avais lu après le certificat d’études. J’avais un appel très fort pour la montagne, ça, c’est une certitude. D’où est-ce que cela venait ? Je ne le sais pas. Mais j’avais envie de cet engagement. Mes idoles, c’étaient : Walter Bonatti dans la face ouest des Drus en solitaire… C’est les ascensions en solitaire qui me fascinaient, dans la face nord du Cervin… Je lisais Frison-Roche et j’avais dans ma chambre d’adolescent trois volets du Massif du Mont-Blanc avec les noms des refuges, etc. Je les connaissais, parce que je suivais sur la carte les récits de Frison-Roche, l’emplacement des refuges le long des glaciers, les noms des sommets. Je me déplaçais dans ce massif, je m’inventais des rêves d’alpiniste. On avait trois rochers derrière la maison et sur ces rochers je m’imaginais faire une ascension himalayenne au pic de Nore, le sommet à la frontière entre l’Aude et le Tarn à 1200 mètres d’altitude. En hiver, mon père nous y emmenait de temps en temps avec la 4CV, et je marchais face au vent froid et je m’imaginais monter l’Everest où des choses comme ça. La montagne m’a beaucoup nourri en rêves et je ne l’ai réalisé que bien après, quand j’ai été interne et que j’ai commencé à grimper. La montagne a été une sève qui m’a vraiment nourri.
Aurélie LUNEAU : Revenons sur les bancs de l’école justement. Vous parliez des rêves, rêves que vous aviez y compris sur les bancs de l’école. Les instituteurs vous trouvaient certes timide mais également rêveur, avec ce handicap que vous ne connaissiez pas puisqu’il n’avait pas été décelé, la dyslexie. Vous racontez dans vos livres que vous aimiez le français, par exemple, vous faisiez énormément d’efforts pour rédiger une merveilleuse dissertation, vous en étiez très content mais systématiquement vous aviez une note négative, la note qui fait mal…
Jean-Louis ÉTIENNE : La sanction ! La sanction de l’orthographe.
Aurélie LUNEAU : L’école c’était quoi, le bonheur et la douleur associés ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Une douleur ? Cela n’a pas été forcément une douleur, l’école, parce que j’acceptais les notes que j’avais. Je n’avais pas les notes pour entrer en sixième donc cela a été le certificat d’études, que j’ai passé en fin de primaire, avec une orientation vers le collège technique. Là, on avait des dissertations, j’aimais le jour où on nous donnait le thème de la dissertation, j’aimais les réflexions dans lesquelles cela nous engageait mais leur traduction devait être dramatique. J’avais des notes en français, j’aime autant le dire, proches du niveau de la mer, c’était dramatique d’autant que c’était un collège technique, vous voyez le niveau… Après analyse, je pense que j’étais hors contexte, j’étais en dehors de l’épure qu’on nous demandait, surtout avec mon orthographe ! J’écrivais en phonétique. J’ai retrouvé des choses que j’écrivais c’était absolument dramatique. Cette dyslexie m’a confisqué l’accès au collège puis au lycée. Je suis rentré très tôt en formation professionnelle. Les douleurs que vous évoquiez sont venues du français, de la note sévère. Quand vous réfléchissez à quelque chose vous avez l’impression d’avoir eu une idée, d’être nourri par cette idée, et puis j’étais pensionnaire, on parlait avec les amis de la façon dont on allait traiter le sujet, et bam ! Une notre très, très violente, j’étais dans les derniers. Ça, cela a été très difficile avant que je ne découvre de nombreuses années après le goût pour l’écriture sans être pénalisé par l’orthographe.
Aurélie LUNEAU : Dans ce rapport que vous avez eu avec la langue française, cette dyslexie qui vous a empêché finalement d’avoir des notes positives, ces notes qui donnent le plus et qui donnent l’envie aussi, vous vous êtes bien rattrapé quand même au moment du bac.
Jean-Louis ÉTIENNE : Oui, au moment du bac je me suis rattrapé. J’ai passé deux bacs, il y avait la première partie intégrale où il n’y avait pas que le français, on passait toutes les matières, puis la deuxième partie. Il ne fallait pas avoir moins de cinq en français. Moins de cinq en français, même si vous aviez 20 en maths et 20 en physique, c’était rédhibitoire, on échouait ! C’était donc ma grande inquiétude. Il y avait plusieurs épreuves en français : la dissertation, qu’on appelait peut-être la rédaction, je ne me souviens plus, une explication de texte, et autre chose. Et je me souviens très bien que le prof disait : « ne prenez surtout pas l’explication de texte, c’est casse-gueule ». Moi, de toute façon je ne pouvais pire me casser la gueule que ce que j’avais avant, donc je prends l’explication de texte, un texte de Pagnol. J’ai eu 14 ! J’ai un doute dans ma tête, j’aimerais voir que c’est bien moi qui ai écrit cela. Qu’est-ce que j’ai bien pu dire et écrire pour mériter cette note, et cela a été très réconfortant.
Aurélie LUNEAU : Finalement, vous étiez presque voué ou déterminé à vous engager dans un parcours technique, qui n’était pas forcément le vôtre d’emblée, dans votre tête, mais vous saluez dans votre parcours le rôle des instituteurs à vos côtés, ces instituteurs style IIIè République.
Jean-Louis ÉTIENNE : Oui, oui ! J’avais, vers le certificat d’études, Monsieur Galli (orthographe incertaine), un instituteur à l’ancienne - aujourd’hui j’ai le sentiment qu’on avait Jules Ferry dans la classe - avec une ambition pour ses élèves, une envie de sortir les élèves en qui il sentait un petit germe, quelque chose… avec son intolérance violente, parce qu’on avait droit à des coups, chose qui bien sûr aujourd’hui…
Aurélie LUNEAU : Ne serait plus autorisée.
Jean-Louis ÉTIENNE : Monsieur Galli serait rayé… il imposait un respect au-delà de sa manière un peu violente, il savait aller chercher chez nous quelque chose qui faisait qu’on se dépassait. Je dirais que cet homme-là m’a marqué parce qu’il était intransigeant sur le travail. C’était un travailleur, on le voyait bien. Ce travail nous a conduits, chacun d’entre nous, à se dépasser un petit peu à certains moments. Tous, de la même classe, on est partis vers la formation professionnelle. Pour moi cela a été le collège technique. Le collège technique, pour moi c’était naturel d’aller vers la formation professionnelle. Je voulais faire menuisier. J’adorais le travail du bois, l’odeur du bois, c’est quelque chose que j’aimais beaucoup. Il n’y avait pas de place dans la section menuiserie, je suis donc rentré en ajustage et en tourneur-fraiseur. Et cela a été le départ d’autre chose.
Aurélie LUNEAU : Et pensionnaire à Mazamet.
Jean-Louis ÉTIENNE : Pensionnaire à Mazamet. Le pensionnat, au début, c’était dur. Les pensionnaires du collège technique, c’étaient des gars un peu durs, j’étais un ange à côté.
Aurélie LUNEAU : Il y a eu de bons bizutages, je crois ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Des bizutages un peu sévères, oui. C’était très dur jusqu’à ce que je trouve des copains, c’est devenu une famille, et j’ai aimé la pension. Au début je pleurais quand je partais le dimanche soir, puis au bout d’un trimestre j’ai commencé à me faire des copains et je retrouvais une famille, on était tous dans la même histoire, des amis proches avec lesquels on partage le soir les discussions, les jeux dans la cour de récréation… Donc, j’ai aimé cela et surtout l’apprentissage technique, qui a été une révélation. Pas pour moi, qui étais un manuel, mais dans le sens où il y avait une sanction, de la part du professeur de technique, pour la chose que l’on fait de ses dix doigts. Et quand vous faites un ajustage avec une bonne précision qui est demandée, et que vous avez une bonne note, c’est vous qui l’avez fait. Vous êtes sanctionné non pas sur une connaissance générale que vous avez apprise mais sur quelque chose que vous avez fait de vos dix doigts. Il y a un lien direct entre la note et la compréhension. Vous touchez ce que vous avez fait, c’est vous qui l’avez fait. Vous êtes valorisé sur ce que vous avez fait. C’est une reprise de confiance dans le cursus scolaire qui est à encourager encore aujourd’hui. Parce que quand vous avez une problématique, on vous met un enseignant, souvent un ancien ouvrier, qui vous aide à la réaliser, et quand vous la réalisez-vous avez devant vous quelque chose que vous avez fait. Ce parcours est très valorisant, et j’ai commencé à reprendre confiance dans mon parcours scolaire. Les mathématiques sont devenues un jeu, grâce à Suzanne Pujol, une prof de maths qui savait nous donner envie, c’est cela la pédagogie en fait, c’est donner envie. Les maths étaient devenues un peu comme un jeu de piste où les théorèmes sont des flèches qui vous amènent vers une solution. Donc, tout d’un coup, c’était pour moi l’occasion de me déployer dans le milieu scolaire, alors que j’étais pénalisé auparavant.
Aurélie LUNEAU : Vous parlez de cette importance jouée auprès de vous à la fois par des instituteurs, des enseignants, vous écrivez ceci, qui dit beaucoup justement : « éduquer c’est transmettre les mots et l’amour de sa science pour nourrir le goût du savoir ».
Jean-Louis ÉTIENNE : Oui, il y a une jouissance dans l’apprentissage. Ça part d’abord d’une bonne pédagogie. La pédagogie, c’est donner à l’autre l’envie. C’est un travail de metteur-en-scène de la connaissance, c’est ça la pédagogie. Ce que l’on appelle les bons profs, c’est ceux qui nous donnaient envie, et surtout qui inspiraient une confiance. Il y a un lien qui se crée avec le prof, vous avez l’impression qu’il vous enseigne et vous protège en même temps. C’est important ce rôle-là. Il vous accompagne, il vous donne envie, et avec l’envie on va loin. Les sciences, ou la littérature, l’initiation, mettre en germe en vous, c’est quelque chose que le prof doit sentir, vous donner envie de quelque chose, mais après c’est à vous de le déployer. Il y a une jouissance, je me souviens par exemple des maths. J’ai fait « math éleme », ce qui correspond au S aujourd’hui. J’aimais les maths, on avait quatre bouquins de maths et je faisais les leçons en avance parce que j’étais impatient de savoir, ce qui m’a valu une bulle une fois, parce que j’avais résolu un problème à la compo du premier trimestre avec une solution de quelque chose que l’on devait apprendre au deuxième trimestre, ce qui simplifiait énormément, mais c’était suspect… Donc, je pense qu’à partir du moment où vous avez quelqu’un qui vous donne envie, encore une fois je le répète, c’est un travail de metteur-en-scène, les enseignants devraient faire au moins un an de théâtre, parce qu’il y a des matières qui sont plus ou moins faciles à enseigner, d’autres sont assez rébarbatives, de les mettre en scène pour donner à l’autre l’envie de vous écouter et il reçoit… On n’est pas là pour bourrer le crane, on est là pour stimuler quelque chose, à vous après d’ouvrir les pages d’autres livres pour enrichir votre connaissance.
Aurélie LUNEAU : En dehors des enseignants, quel rôle jouaient vos parents à vos côtés ? Je crois que votre père, lui, avait été plus qu’à l’école de l’effort, il avait suivi la voie que son père lui avait tracée, qui n’était pas forcément la sienne. Est-ce que vous, votre père vous a suivi dans ce parcours qui commençait là, qui était en gestation ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Mon père m’a suivi. Il m’a toujours fait confiance. J’ai eu des parents qui m’ont fait confiance dans les choix que j’ai faits. Quand je lui ai dit que j’allais faire médecine, ça lui a posé un problème. Quand la perspective du bac est arrivée, au collège technique compte tenu des bonnes notes que j’ai eues, on a dit que ce gars-là il faut peut-être l’envoyer vers le bac, le bac technique - une parenthèse, le bac technique venait d’être créé, il y avait des manifestations, comme quoi il était absolument inadmissible que l’on puisse passer le bac sans le grec et le latin. J’ai eu de la chance de passer entre les mailles, parce que bien sûr pas de latin ni de grec, que du technique. Mon père inquiet se renseignait. Tailleur, il avait des clients qui étaient, on va dire, de la bourgeoisie. Inquiet, mon père avait posé la question à un de ses clients : « Mon fils veut faire médecine. » C’était un avocat, il lui a dit : « Est-ce qu’il a fait du latin et du grec ? » Mon père avait répondu : « Non, il est au collège technique. » Et l’avocat lui dit : « alors, il n’y arrivera jamais ! » Mon père venait me rapporter ça, en me disant : « Maître untel - je ne vais pas le citer parce qu’il est encore en vie - m’a dit que… ». Et moi, j’avais ça en tête et rien ne pouvait m’arrêter. Après il en a eu une grande fierté bien sûr. Il avait peur aussi que cela ne lui impose de travailler démesurément, déjà qu’il faisait ses 60 heures par semaine. Je lui ai dit : « Papa, ne t’inquiète pas, je serai autonome. » Effectivement, j’ai toujours fait en sorte d’être autonome. J’avais une bagnole, que je réparais moi-même, j’avais trois clients par semaine, c’étaient des potes que j’emmenais à Toulouse à la fac, on partageait l’essence… je me suis débrouillé comme ça. Mes parents ne m’ont jamais interdit quoique ce soit, ils m’ont fait confiance et laissé la liberté d’organiser ma vie.
Aurélie LUNEAU : Finalement, vous êtes l’exemple même d’un parcours scolaire devenu une réussite mais qui aujourd’hui serait peut-être voué à l’échec. On peut dire ça ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Il peut être voué à l’échec, alors est-ce que j’aurais échoué si je m’étais retrouvé menuisier à Vielmur-sur-Agout ? Non, parce que si je l’avais choisi et que je m’y étais épanoui cela aurait bien. J’ai enrichi mon parcours, il y avait une ambition personnelle de faire quelque chose de plus grand. Est-ce qu’aujourd’hui ce parcours est reproductible ? Moi, je crois que oui. Je me penche beaucoup sur la formation professionnelle, à partir de la troisième, où il y a des élèves qui s’ennuient, pour peut-être les orienter vers une formation professionnelle, pour reprendre confiance et aller vers quelque chose qui ramène de l’existence de la vie réelle. Je fais des conférences - un peu moins aujourd’hui, j’ai moins de temps - dans les établissements scolaires, dans les lycées, à chaque fois les directeurs des établissements scolaires disent la même chose : les parents veulent pousser leurs enfants vers un bac général, alors qu’on sent déjà qu’en troisième ils ont des difficultés. Il faudrait au contraire les ouvrir vers une formation professionnelle. Là, on est capable de reprendre confiance, de reprendre en main sa vie, parce que tout d’un coup on touche la réalité, quitte à revenir après. Il y a des passerelles effectivement pour revenir après dans un autre parcours : les IUT pour devenir ingénieur, entrer dans de grandes entreprises qui forment des gens qui ont un bac professionnel, donc qui ont déjà une ouverture vers la vie pratique, pour ensuite les amener à grandir dans l’entreprise. Je pense que cela existe, oui, c’est possible aujourd’hui.
Aurélie LUNEAU : Quand on dit voué à l’échec, c’est l’échec d’accomplir ses rêves… pas forcément l’échec de devenir menuisier ou artisan, ce sont de beaux métiers, mais surtout de se dire est-ce qu’aujourd’hui on peut suivre des rêves…
Jean-Louis ÉTIENNE : Tout à fait ! Quand je parle de ma vie - on va en parler bien sûr - on a le sentiment que je suis animé par une passion inoxydable. Eh bien, non, non ! J’ai des rêves mais j’ai des faiblesses, j’ai des doutes. La passion, je le répète sans arrête, c’est comme le feu, si vous ne mettez pas des bûches ça s’arrête, et je conclu en disant que les bûches on ne les trouve pas toujours au fond du jardin. Des fois il faut aller loin dans son engagement personnel, traverser les doutes, des moments où l’on a envie d’abandonner, pour accomplir ses rêves. Ce à quoi j’encourage, c’est d’aller vers les voies de vos rêves, parce que la vie est beaucoup plus facile, même si le chemin est difficile. La voie du rêve n’est pas forcément la plus simple.
Aurélie LUNEAU : Vous avez failli être rugbyman.
Jean-Louis ÉTIENNE : J’ai failli être rugbyman, je l’ai été un petit peu. J’ai commencé au collège technique dans la cours, on faisait une balle avec du papier et des élastiques et on jouait à toucher, parce qu’il y avait du macadam et on n’avait pas le droit de plaquer. Je me suis découvert une passion pour le rugby. J’ai été ensuite au Castres Olympique, junior B, junior A, là j’avais des migraines après les matches et on a dit : il faut qu’il s’arrête. Ça a été une frustration colossale. J’adorais ce sport, j’avais même été sélectionné des Pyrénées. Je me débrouillais bien ! Demi de mêlée, c’était un poste qui m’allait tellement bien, entre les gros devant et les gazelles derrière, on distribue le jeu, on est une charnière… J’ai adoré ce sport qui était à ma taille en même temps, j’étais petit, je suis resté petit, c’est parfait pour un demi de mêlée, il faut qu’il se faufile partout… j’ai adoré ce sport, vous réveillez une frustration… Aujourd’hui je regarde toujours le rugby avec plaisir, mais presque pendant quinze ans je n’ai pas pu regarder les matchs, c’était une souffrance pour moi. J’adore ce sport…
Aurélie LUNEAU : Juste parce que vous aviez des migraines ophtalmiques...
Jean-Louis ÉTIENNE : Juste parce que j’avais des migraines ophtalmiques effectivement. Je pense qu’on aurait pu me laisser le sport et me les soigner autrement mais à l’époque c’était beaucoup plus simple de dire : qu’il arrête de faire ce sport.
Aurélie LUNEAU : Donc, dès l’enfance il faut vous construire avec et contre, finalement.
Jean-Louis ÉTIENNE : Vous avez raison, avec et contre, mais l’existence ce n’est que ça, et c’est ce que j’appelle passer les seuils : avec, si vous avancez, à un moment donné vous avez un contre qui arrive. Vous avez une idée, vous vous dites : tiens, c’est ça que je veux faire, vous avancez, c’est tout neuf, vous vous déployez dans quelque chose que vous découvrez vous-même, puis en avançant un peu, il y a de la concurrence, des difficultés, des découragements, mais si vous avez eu une envie forte, il faut tenir. Il faut tenir jusqu’à ce que vous ayez passé ce seuil de découragement, cette tentation de l’abandon. C’est comme ça que l’on progresse. On n’arrive jamais au plaisir de sa réalisation dans la douceur. Chaque fois que l’on change de niveau dans sa réalisation, il y a un travail, il y a des doutes à passer. « On n’a rien sans rien », c’est une expression ordinaire, mais c’est une réalité.
Aurélie LUNEAU : Donc, se construire avec et contre, tout cela pour un jeune homme timide, et en même temps déterminé dans ce qu’il a envie de faire, et très maladroit avec les filles, je crois...
Jean-Louis ÉTIENNE : Là, vous soulevez une timidité colossale. Au collège technique, il y avait des filles - les métiers masculins, c’était l’ajustage, la menuiserie, etc., et les filles faisaient secrétariat, laborantine, etc.- et quand une s’adressait à moi, je devenais tout rouge. J’ai eu des difficultés de confiance en moi abominables. Aller dans une boîte de nuit, traverser la piste sous les yeux de tout le monde pour inviter, cela se passait ainsi, se prendre un râteau en face ! J’ai vécu des tortures, dues à ma timidité, c’est vrai, mais c’est comme ça ! C’est peut-être ce qui m’a conduit à faire des choses plus intérieures, plus personnelles, dans une recherche d’autonomie, même affective, qui fait que l’on garde en soi, dans un coffre-fort, ses émotions, qui de temps en temps explosent en sortant. C’est une gestion des émotions qui n’est pas toujours simple. Cette timidité m’a forcé effectivement à essayer de me déployer par moi-même.
Aurélie LUNEAU : À quel moment vous êtes-vous senti plus à l’aise avec la gente féminine ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Je ne sais pas si l’on se soigne de cela. J’adore la compagnie des femmes, j’aime bien la délicatesse, mais j’ai toujours une timidité, un manque de confiance en moi dans ma capacité à séduire. Je ne suis jamais à l’aise avec ça.
Aurélie LUNEAU : Et cela ne vous a pas quitté ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Non !
Aurélie LUNEAU : Alors, si cette timidité avec les femmes ne se soigne jamais, je propose que l’on vous retrouve demain, dans la peau du médecin, peut-être celui qui trouve des solutions, pas forcément pour vous-même mais pour les autres. À demain !
Jean-Louis ÉTIENNE : À demain !