Bernard Bonaldi : Laurent Terzieff, un prénom et un nom qui sonnent très bien ensemble, ce sont vos propres noms ou vous vous êtes choisi un pseudonyme ?
Laurent Terzieff : Non, non, c’est mon nom. Au départ mon nom avait deux F. C’est avec ces deux F que j’ai commencé, puis mon père s’est fait naturalisé et de l’Est est revenu un extrait de naissance avec un V à la place des deux F, ce qui fait que maintenant j’ai des papiers différents mais j’ai commencé ce métier avec deux F, j’ai continué avec deux F.
Bernard Bonaldi : Quelle est l’origine géographique du nom de Terzieff ?
Laurent Terzieff : Ah, c’est double. Mon grand père était sculpteur aussi, comme mon père, mais était sculpteur religieux. Il venait de Moscou et avait épousé une Roumaine. Il y avait deux sources dans sa famille : le Caucase et la Géorgie, puis aussi Moscou.
Bernard Bonaldi : Vous avez vécu je crois d’abord à Toulouse ?
Laurent Terzieff : Je suis né un petit peu par hasard à Toulouse.
Bernard Bonaldi : Vous aviez des sœurs et des frères ?
Laurent Terzieff : Oui, j’ai une sœur aînée et j’ai actuellement deux sœurs, plus jeunes que moi, et un frère qui me suit d’assez près, dix-sept mois.
Bernard Bonaldi : Vous êtes le seul qui vous êtes orienté vers le théâtre ?
Laurent Terzieff : Oui parce que - ma famille, ma mère peignait, c’étaient des plasticiens – et je crois qu’il faut se trouver un métier qui soit plutôt aux antipodes du milieu parental. Par le choix du métier, il faut un peu tuer le père. C’est Hegel qui dit cela : il faut aller aussi loin que possible du métier des parents. Heureusement, il n’y avait personne qui faisait du théâtre. Chez moi, on était assez peu littéraire. Très vite j’ai eu envie d’écrire. C’est d’ailleurs comme ça que j’ai connu Roger Blin. À l’époque je n’étais pas encore décidé pour faire ce métier. J’avais 15 ans, j’écrivais des poèmes. J’ai connu Roger par une danseuse, qui habitait dans la maison de la famille, que j’aimais beaucoup. Elle avait montré mes poèmes à Roger, qui était venu la voir un soir, et elle lui a dit voilà : « Il habite en-dessous, il est très timide. On s’est connu comme ça. »
Bernard Bonaldi : Vous vous souvenez de votre première rencontre avec le théâtre, avec votre première émotion théâtrale ?
Laurent Terzieff : Oui, je crois que je la dois à Roger Blin aussi. Je crois que c’est quand j’ai vu La Sonate des spectres de Strindberg. J’avais une idée, disons conventionnelle du théâtre jusque là mais quand j’ai vu ce spectacle mis en scène par Blin, et joué par lui d’ailleurs, je me suis rendu compte que le théâtre pouvait être plus que l’idée conventionnelle que j’en avais. C’était peut-être le lieu où se rencontrent le monde visible et le monde invisible. Je pensais, je le pense toujours d’ailleurs, que le monde visible n’est qu’une infime partie de la réalité. Comme pour l’iceberg, tout ce qui nous apparaît de l’univers n’est qu’une infime partie de la réalité. Il y a une autre réalité, le monde invisible. C’est ce monde invisible que dans La Sonate des spectres j’ai entraperçu.
Bernard Bonaldi : Vous aviez quel âge, quand vous avez vu cette pièce ?
Laurent Terzieff : Une quinzaine d’années.
Bernard Bonaldi : Oui…
Laurent Terzieff : D’ailleurs tout s’est décidé chez moi autour de mes quinze ans. C’était l’époque aussi où j’ai fait un voyage en Allemagne, j’ai connu Adamov là-bas. D’ailleurs, la première pièce que j’ai joué, c’était une pièce d’Adamov.
Bernard Bonaldi : Tous contre tous ?
Laurent Terzieff : Tous contre tous, oui. Je l’ai connu là-bas à la Lorelei. Il y avait une espèce de festival de la jeunesse qui faisait pièce au Festival mondiale de la jeunesse communiste qui avait lieu à Berlin. Un peu cyniquement, les jeunes comme moi faisaient les deux, ils allaient dans les deux festivals. Mais la Lorelei, c’était très intéressant. C’était d’ailleurs là aussi que j’ai connu Jean Rouvet qui montait un spectacle. Je crois que c’était en 50, 51, 52, je ne sais plus [1]. C’était d’ailleurs à ce moment-là que Rouvet avait appris que Vilar l’avait choisi pour s’occuper des relations publiques au TNP. Le TNP était passé à la Lorelei avec Le Cid et Gérard Philipe.
Bernard Bonaldi : À l’époque vous étiez lycéen ?
Laurent Terzieff : C’est ça, j’étais lycéen.
Bernard Bonaldi : Vous avez suivi des cours d’art dramatique ?
Laurent Terzieff : Pratiquement pas. Je pense que c’est un métier qu’il faut faire assez jeune. J’ai longtemps hésité. Je voulais faire de la philo puis finalement je me suis décidé pour le théâtre. J’ai débuté au théâtre Babylone avec Jean-Marie Serreau. D’ailleurs Roger en faisait partie puisque c’était l’époque, où juste quelques mois avant, Roger avait créé mondialement En attendant Godot, cela avait été aussi une très grande émotion, la révélation de Godot.
Bernard Bonaldi : Vous vous souvenez de ce premier rôle que vous aviez dans cette pièce d’Arthur Adamov ?
Laurent Terzieff : Oui, très bien, il faudrait dire des rôles puisque finalement j’ai eu pas mal de chance avec cette pièce. D’une part je connaissais Adamov, je travaillais chez Jean-Marie Serreau, Adamov mettait la dernière main à cette pièce et il m’a dit : j’ai un rôle pour vous, c’est le seul rôle sympathique de la pièce. Quand j’ai lu la pièce, le personnage avait trois répliques, c’était le seul personnage sympathique effectivement. Par la suite, nous l’avons créée aux Mardis de l’œuvre [2] et repris après au théâtre de Babylone. Il y avait un autre rôle plus important, plus antipathique que jouait Roger Pillaudin. Pillaudin travaillait déjà beaucoup à la radio à ce moment-là, il a eu un empêchement et je l’ai remplacé plusieurs soirs. Par la suite Maurice Garrel, qui jouait vraiment le rôle principal, est tombé malade la dernière semaine et je l’ai remplacé au pied levé aussi. Ce qui fait que…
Bernard Bonaldi : Trois rôles dans la même pièce. Vous avez une mémoire tout à fait extraordinaire !
Laurent Terzieff : Oui, oui, j’ai une bonne mémoire, j’ai gardé une assez bonne mémoire.
Bernard Bonaldi : Ça, c’était la première fois que vous montiez sur les planches ?
Laurent Terzieff : Oui, c’est ça, puis par la suite j’ai travaillé avec Marcel Cuvelier, qui m’a fait jouer dans L’alchimiste, de Ben Johnson, au Théâtre de Poche, c’est un très, très bon souvenir. Par la suite on a fait le concours des Jeunes Compagnies, avec Marcel Cuvelier. Marcel était aussi une très belle figure du théâtre à ce moment-là. Il l’est toujours d’ailleurs, heureusement. Il incarnait vraiment le théâtre souffrance. D’ailleurs, ce concours des Jeunes Compagnies, il aurait dû l’emporter haut la main mais il ne l’a pas eu parce qu’il y a eu toute une série de fiascos. Pendant la représentation, il y a eu des tas de problèmes, on n’a pas eu le concours alors qu’il aurait dû l’avoir.
Bernard Bonaldi : C’était déjà assez aventureux à l’époque. Il y avait déjà pas mal de problèmes financiers, ça ne devait pas être toujours facile ?
Laurent Terzieff : Le secteur était beaucoup moins protégé que maintenant, socialement ? Je me souviens que la première pièce que j’ai jouée, Tous contre tous, la générale s’était très bien passée, l’un des deux directeurs de l’époque [3], je crois que c’était monsieur Ber, assez remué par l’accueil favorable du public, avait pris Jean-Marie par le bras et lui a dit : « Mon cher Jean-Marie, cette soirée m’a rappelé les bons temps du théâtre, du temps de Niepo ( ?), etc. À ce moment-là on pouvait travailler quand parce qu’il y avait deux sortes de comédiens : les comédiens que l’on ne payait pas et ceux qui payaient pour jouer, alors là, on pouvait s’en sortir. » À l’époque il y avait le théâtre de Babylone, les Noctambules [4]), le Quartier Latin [5], le théâtre du Vieux-Colombier [6], le théâtre de Rochefort, d’autres aussi. C’étaient les théâtres où l’on faisait vraiment de l’art théâtral, la recherche théâtrale. Il y avait de plus grands théâtres, comme le théâtre Hébertot, l’Atelier, qui faisaient une vraie recherche mais avec des auteurs plus spécialisés, par exemple Anouilh à l’Atelier. Un théâtre académique, un théâtre de textes aussi à Hébertot, dont Claudel était le représentant le plus prestigieux mais il y avait aussi Gabriel Marcel, Montherlant. Un théâtre assez académique, assez littéraire. Personnellement, avec Jean-Marie, Blin et Serreau, Michel Vitold aussi, Cuvelier, j’ai été confronté aux deux grands courants qui irriguaient la dramaturgie moderne de l’après-guerre. Il y avait d’une part la critique politique et sociale avec Brecht et ses épigones. On avait remonté et j’avais joué avec Jean-Marie Serreau, L’exception et la règle [7], qui était une pièce exemplaire de Brecht. D’un autre côté la déréliction, l’absurde, la cruauté avec Becket, Ionesco, Adamov et d’autres. Donc, d’une part une vision brechtienne, disons positive, constructive et d’une certaine façon optimiste du monde, et une autre désespérée, désespérante, fascinée par le néant. Ce théâtre, je l’ai découvert avec ces gens-là.
Bernard Bonaldi : C’était déjà à l’époque du théâtre du Lutèce [8] et du Lucernaire ? C’était déjà en activité ?
Laurent Terzieff : Non, c’était avant. Le Lutèce, c’était plus tard, quand moi-même j’ai abordé la mise en scène. J’avais déjà tourné des films et comme je ne voulais pas devenir schizophrène, j’avais assez de tendance comme ça, j’ai essayé de trouver des auteurs qui tiennent compte justement de ces deux aspects fondamentaux de l’existence : le monde intérieur et le monde extérieur, c’est-à-dire l’homme jeté dans le monde et l’homme qui se bat, travaille, aime, communique, et l’homme intérieur qui se regarde et s’interroge avec ses rêves, ses aspirations, ses angoisses, donc le rêve et la réalité, le conscient et l’inconscient. J’ai essayé de trouver un théâtre simple et ambigu en même temps.
Bernard Bonaldi : Vous aviez un engagement politique à l’époque ?
Laurent Terzieff : Oui, bien sûr. Je crois que cette forme de théâtre est possible, qui tienne compte justement de l’intérieur et de l’extérieur, à condition de tenir compte, sur le plan politique notamment, des événements importants que nous traversons, de ne pas négliger le texte et surtout de ne rien céder à la poésie. Quand je dis que le théâtre est poétique et d’essence poétique, je veux dire qu’il n’y a théâtre que là où il y a du poétique. Mais il peut y avoir du poétique dans Labiche, Feydeau, Courteline, Murray Schisgal, des gens comme ça. Par poétique je n’entends pas forcément langage poétique ou lyrisme mais, comme dit merveilleusement Baudelaire, correspondance et analogie universelle.
Bernard Bonaldi : Le cinéma, c’est à cette époque que cela s’est dessiné pour vous ?
Laurent Terzieff : Non, c’était un peu avant. C’est Michel Vitold qui m’a fait jouer d’abord dans des grands théâtres, dans Mon cœur dans Highlandes [9] de Saroyan, puis j’ai joué Le Prince d’Égypte de Christopher Fry, mise en scène par Marcelle Tassencourt, entre autre, j’avais joué une quinzaine-vingtaine de pièces avant de faire du cinéma. Comme c’étaient des pièces qui ne duraient pas longtemps, cela s’est passé sur un assez court temps. Ma première pièce j’avais 17 ans et je crois que j’ai fait Les tricheurs de Carné à 21 ans.
Bernard Bonaldi : Cela s’est passé comment cette rencontre avec Carné ?
Laurent Terzieff : Tout simplement. J’avais fait une télévision, à l’époque en faisait des télévisions en direct, c’était très éprouvant. Il fallait justement une très bonne mémoire. On était contacté 8 jours avant. C’était un procès : L’Affaire Weidmann. J’ai incarné le personnage de Weidmann à son procès. C’était le début de la télévision et cela avait beaucoup marqué comme émission. Je crois que Carné m’avait remarqué là. Après, quand il a fait ce film, il m’a fait faire des essais.
Bernard Bonaldi : C’était un travail sûrement tout à fait différent que le théâtre pour vous ?
Laurent Terzieff : Ça m’a beaucoup appris le cinéma par rapport au théâtre. Ça m’a appris à me concentrer plus facilement parce que sur un plateau de cinéma il y aurait une déperdition de concentration, une puissance de dispersion assez rare, il faut ramasser ses énergies, il faut être très concentré justement. J’ai beaucoup aimé travailler avec Carné, bien sûr. Il m’a appris l’exigence, ne rien céder aussi sur le projet. Par la suite, j’ai beaucoup aimé travailler avec les Italiens, comme Rossellini...
Bernard Bonaldi : On en reparlera la semaine prochaine dans la suite de cet entretien. Mais là, ça a demandé combien de semaines, de mois de travail, un film comme Les tricheurs ?
Laurent Terzieff : On l’a tourné sur 3 mois je crois. Il y a eu beaucoup de retard.
Bernard Bonaldi : Mais cela a été une démarche totalement différente que le théâtre, comment vous êtes-vous préparé ?
Laurent Terzieff : C’est vrai parce que la particularité irremplaçable du théâtre, c’est qu’il se présente comme une expérience collectivement vécue. Grâce avant tout à la présence physique réelle des acteurs sur le plateau, le public devient lui-même un collectif extrêmement vivant, je dirais même une unicité plurielle et pas une foule solitaire comme par exemple au cinéma. On croit que je sous-estime le cinéma, ce n’est pas vrai. Si j’ai refusé beaucoup de choses au cinéma, si j’ai été très exigeant avec le cinéma c’est parce que justement je le respecte autant que le théâtre. C’est un art aussi majeur que le théâtre. Seulement, il a sa spécificité et je suis davantage, moi, concerné par le théâtre avec la mise en scène. Je ne suis pas metteur en scène de cinéma, du tout. Justement, parce que j’estime aussi le cinéma je n’accepte pas de faire ce que je ne ferais pas au théâtre. Je ne me sens concerné par la mise en scène qu’à travers l’expérience du langage, je dirais même l’expérience sans cesse renouvelée du langage. Pour moi faire du théâtre, c’est tendre un miroir au public qui reflète histoire de la vie des hommes mais à travers l’expérience du langage. Encore une fois l’expérience sans cesse renouvelée du langage. C’est cela qui m’a poussé à la mise en scène du théâtre. Il y a aussi peut-être le fait qu’il n’y a parait-il de concret dans la vie que le présent, justement, par dérision, le présent est insaisissable. C’est un des merveilleux paradoxes du théâtre de nous rendre ce présent saisissable. Comme disait Adamov justement : « le théâtre se présente comme un temps réinventé dans un espace transfiguré », ce sont ses propres paroles. Le théâtre n’est fait que d’articles sublimant, il valorise, enrichit nos sentiments, nos pulsions dans la vie quotidienne grâce au langage. Il élargit notre perception, notre conscience des choses.
Bernard Bonaldi : Les tricheurs vous ont apporté un succès, une célébrité que vous n’aviez pas encore rencontré par le théâtre.
Laurent Terzieff : Oui, bien sûr.
Bernard Bonaldi : Quel effet cela vous a procuré ?
Laurent Terzieff : Il y avait au moment de la sortie des Tricheurs, une espèce de grande identification. C’est un film qui a beaucoup marqué toute une génération. Il y avait une très grande identification aux personnages. À l’époque, c’était rare que l’on fasse des films avec des acteurs qui ne sont pas forcément des vedettes, le grand culot de Carné, c’est d’avoir fait un film, avec un budget assez conséquent, sans le support des vedettes. On était plus ou moins des visages inconnus pour le grand public, il y avait une identification très grande surtout de mon personnage. Évidemment, cela m’a fait craqué un peu au début d’être toujours pris pour ce personnage. Un exemple, j’ai acheté un journal et je voyais des jeunes qui rigolaient, un peu furieux je me suis approché d’eux et leur ai dit : demandé pourquoi riez-vous ? Mais parce que vous achetez un journal alors que dans le film vous crachez sur les journaux.
Bernard Bonaldi : Qui aviez-vous comme partenaires dans Les tricheurs ?
Laurent Terzieff : Il y avait Jacques Charrier, Pascal Petit, Andréa Parizy. Il y avait Belmondo aussi qui avait un rôle moins important. Il avait d’ailleurs fait des essais pour le même rôle que moi.
Bernard Bonaldi : Et vous avez pu reprendre le théâtre très vite après le tournage des Tricheurs de Marcel Carné ?
Laurent Terzieff : Oui. J’ai repris le théâtre, tout de suite d’ailleurs, j’ai joué une pièce, à la rentrée, c’était la création de la pièce de Lorca, Lorsque cinq ans seront passés, qui était un échec d’ailleurs.
Bernard Bonaldi : Quelles étaient les raisons de ce mauvais accueil ?
Laurent Terzieff : C’était une pièce très difficile de Lorca. On avait une vision plus réaliste du théâtre de Lorca, plus régionaliste. Il y a une espèce d’inspiration d’un subjectivisme de terroir chez Lorca que l’on ne retrouve pas dans cette pièce, qui est une pièce carrément surréaliste. On ne connaissait pas cet aspect de Lorca. Ce n’était pas conforme aux idées reçues.
Bernard Bonaldi : Vous songiez déjà à la mise en scène à cette époque de votre vie ?
Laurent Terzieff : Oui bien sûr.
Bernard Bonaldi : Mais vous n’aviez pas encore fait vos premiers pas ?
Laurent Terzieff : Non, pas encore, c’est venu plus tard. C’est venu avec La Pensée d’Andreïev, au Théâtre de Lutèce justement, qui était un merveilleux théâtre dirigé par Lucie Germain. Je l’avais connu avant avec Bernard Jenny qui s’en était occupé. D’ailleurs peu de temps après les Les Tricheurs, on avait repris L’échange, de Claudel chez lui, un petit peu pour l’aider d’ailleurs parce qu’il était dans une situation difficile. Par la suite Bernard Géni a laissé ce théâtre à Lucie Germain qui a fait un assez beau travail d’ailleurs. Elle a demandé à Roger de monter Les nègres de Jean Genet. C’était la première rencontre de Blin avec Genet.
Bernard Bonaldi : Mon cher Laurent Terzieff, j’aurais souhaité, si vous étiez d’accord, terminer chacune de ces rencontres en vous entendant lire un petit texte, est-ce que vous pourriez le choisir ? Peut-être Rainer-Maria Rilke ?
Laurent Terzieff : Lecture.
« Je crois que je devrais commencer à travailler un peu, à présent que j’apprends à voir. J’ai vingt-huit ans et il m’est pour ainsi dire rien arrivé. Reprenons : j’ai écrit une étude sur Carpaccio, qui est mauvaise, un drame intitulé mariage, qui veut démontrer une thèse fausse par des moyens équivoques, et des vers. Oui, mais des vers signifient si peu de chose, quand on les a écrits jeune. On devrait attendre et butiner toute une vie durant, si possible une longue vie durant, et puis enfin très tard peut-être saurait-on écrire les dix lignes qui seraient bonnes. Car les vers ne sont pas comme certains croient des sentiments, on les a toujours assez tôt, ce sont des expériences. Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quels mouvements font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans les régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissa, lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas, c’était une joie faite pour un autre, à des maladies d’enfance, qui commençaient si singulièrement par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nids de voyages, qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles. Il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour dont aucune ne ressemblait à l’autre. De cris de femmes hurlant en mal d’enfant et de légères blanches de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier, quand ils sont nombreux. Il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent car les souvenirs eux-mêmes ne sont pas encore ceux-là. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regards, gestes, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux se lève le premier mot d’un vers. »