Bernard Bonaldi : Laurent Terzieff, au début de ce nouvel entretien, j’aurais d’abord souhaité que vous me parliez un peu plus d’Arthur Adamov. Grâce à vous, j’ai découvert son livre L’homme et l’enfant, qui retrace une vie absolument tragique. Vous l’avez côtoyé…
Laurent Terzieff : C’est un très grand livre.
Bernard Bonaldi : Oui, très émouvant.
Laurent Terzieff : Un des livres du siècle, absolument. Je lui dois beaucoup de choses à Adamov. Je l’ai connu, j’avais 15 ans, en Allemagne. Je l’ai retrouvé après, par la suite à Paris. Avant de le connaître, j’avais lu un texte biographique, c’est le cas de le dire, qui s’appelait L’aveu où il faisait état de ses problèmes sexuels notamment et d’autres choses. C’était un texte extraordinaire. Par la suite d’ailleurs, il l’avait renié, ce texte. Il en avait honte. Il me disait : chaque fois que vous le voyez dans une librairie ou sur les quais, n’importe où, je vous en prie achetez-le, donnez-le moi, je le détruirai. Voilà. La première pièce que j’ai jouée, c’était de lui. C’était Tous contre tous. Il représentait pour moi ce qu’Artaud n’avait peut-être pas eu le temps de faire, dans l’écriture du théâtre, et surtout l’homme traqué, voilà. L’image que j’ai d’Adamov, c’est l’homme traqué. Par la suite il s’est rallié à une vision disons plus constructive, plus positive de l’Histoire par la politique, parce qu’il ne pouvait plus assumer cette condition d’homme traqué. Il avait besoin d’être reconnu aussi. Il avait besoin de solide, il avait besoin de choses tangibles. Évidemment il a été dans les pays de l’Est, il a vu des jeunes qui faisaient de la gymnastique dans les stades, je ne sais pas, ça a dû lui sembler le paradis et il a perdu malheureusement pendant une certaine époque cette qualité d’écriture.
Bernard Bonaldi : Vous parlez d’homme traqué mais déchiré aussi…
Laurent Terzieff : Oui, traqué parce que déchiré aussi. J’aimais aussi beaucoup son humour. Il avait un humour très particulier, il avait une espèce d’observation des choses. J’aimais beaucoup le faire raconter ses aventures entre les deux guerres. Il avait connu Gurdjieff. Il m’a raconté une histoire très drôle sur Gurdjieff, qui l’impressionnait beaucoup, mais il avait été dégouté par Gurdjieff quand il l’avait vu essayer de séduire la fille d’une de ses disciples, qui était très, très jeune. Il me racontait, mais il faut presque l’imiter : « Vous comprenez, il disait à cette jeune fille, tu te dois de coucher avec moi, vieillard, toi, jeune et belle, parce que par cet acte de dérision tu vas entrer dans le royaume où t’attendent les dieux dont le rire est égal aux fées, à l’eau… » Adamov ajoutait : « Tout ça, Terzieff, ne manquait pas d’une certaine grandeur ! Mais il se croyait obligé d’ajouter : mais ne le dis pas à maman. » Il avait suivi tout ça. Entre les deux guerres, il militait dans les milieux anarchistes. Il avait vraiment tout fait, Adamov, tout, tout.
Bernard Bonaldi : Et vous-même, vous militiez dans l’action politique à l’époque ?
Laurent Terzieff : Oui, j’ai beaucoup milité chez les trotskystes, dans les années 50 et 60. Encore une fois, quand on fait du théâtre il faut tenir compte des événements importants que l’on traverse, donc des événements politiques, mais pas par la dialectique brechtienne. En tant que metteur en scène, je ne me sens pas concerné par la lecture nouvelle des classiques, issue de la dialectique brechtienne, pas plus que par la relecture historique ou marxiste, du répertoire, par des professeurs ou des dramaturges. C’est Roger Blin qui aimait bien blaguer sur les dramaturges, il disait que : « Les dramaturges étaient des espions brechtiens ». Par ailleurs, tout travail sur un classique est forcément référentiel. On distingue beaucoup plus l’apport personnel d’un metteur en scène à partir d’un texte que l’on connaît déjà. C’est cet aspect référentiel qui me dérange quelquefois parce qu’il entraîne parfois, entre le public et le spectacle, une espèce de complicité intellectuelle qui tient un peu du clin d’œil. Je pense aussi que le théâtre contemporain ne doit pas coller à l’actualité immédiate, il doit se situer en avant ou en retrait par rapport à l’événement. Pour en revenir à l’aspect politique du théâtre, je crois que la vision théâtrale de l’Histoire est panoramique. Elle doit être semblable à celle que l’on aurait : des rives d’un fleuve lorsqu’on se trouve soi-même sur un bateau qui avance, c’est-à-dire une vision en amont, en aval et ses les côtés. Moi, j’aime beaucoup les pièces qui interrogent notre époque. Ça aussi, c’est l’aspect politique du théâtre, mais il ne faut pas en tenir compte à la lettre d’une façon rationnelle. J’aime beaucoup les pièces qui interrogent notre époque parce qu’elles sont capables de modifier notre histoire. Je sais que l’on a beaucoup gloser là-dessus mais je pense profondément que la réalité vécue entre dans le monde des idées, donc dans le théâtre. Et les idées, à leur tour, modèlent l’Histoire.
Bernard Bonaldi : Mais il y a des metteurs en scène qui tentent justement de marquer les œuvres classiques par des références à notre époque. Cela vous est arrivé parfois d’avoir une mésentente, en tant que comédien, avec un metteur en scène qui allait dans un sens qui ne vous conveneait pas, ne vous plaisait pas ?
Laurent Terzieff : Ah, non, pas du tout. Je me suis en général très bien entendu avec tous les metteurs en scène. Il y a une espèce de rumeur qui fait que l’on croit que les metteurs en scène on ne peut pas les diriger, c’est absolument faux. Moi, quand je travaille avec un metteur en scène, il y a une partie de moi-même qui se trouve en vacance, en même temps j’ai une espèce de solidarité corporatiste vis-à-vis du metteur en scène. Je trouve que c’est tellement difficile de mettre en scène. Très souvent d’ailleurs, je suis le seul à ne pas piquer ma petite crise parce que vous savez que les acteurs ont toujours un moment de tension dans les mois de répétition, moi pas. Je me suis toujours entendu, très bien, avec les metteurs en scène, très différents avec qui j’ai travaillé. Je pense notamment à Engel (André), je n’avais pas choisi un texte, on avait fait un spectacle qui s’appelle Dell’inferno, qui était un pot-pourri concocté par Pautrat (Bernard), sur le thème d’Eurydice, finalement ce n’est pas ce texte-là que j’avais choisi, c’était Engel, c’était le théâtre d’Engel, parce qu’Engel au fond, je ne crois pas qu’il aime le théâtre, il aime son théâtre à lui. Il aime ses propres images. On avait fait quelque chose d’assez rare, d’assez beau, qui commençait à la Gare Saint-Lazare et qui se terminait dans la Plaine Saint-Denis, c’était un très bon souvenir.
Bernard Bonaldi : Vous avez toujours réservé une place à la poésie dans vos activités.
Laurent Terzieff : Je pense que le théâtre est poétique dans son essence. Cela m’a conduit à faire un spectacle sur Rilke et un spectacle sur Milosz. Milosz, pour moi, est un poète qui compte beaucoup. Il pourrait faire sienne cette remarque de Platon : « Le monde n’existe que par ce qui lui manque, il n’existe en tant que monde que par défaut. » Pour Milosz, si quelque chose nous manque c’est qu’elle existe. Si elle n’est pas là, c’est qu’elle est ailleurs. Lui aussi rejoint cette idée que le monde visible n’est qu’une infime partie de la réalité. Ils ont en commun tous les deux, Rilke et Milosz, d’avoir été des poètes qui trainent un besoin fou d’amour et qui ont en même temps le mieux exorcisé les démons de l’enfance. Ce que j’ai essayé de faire notamment avec Milosz, c’est son parcours spirituel, avec un fil conducteur assez simple, la descente aux enfers avec Miguel Mañara, puis la remonté à la surface avec un des grands romans du siècle, qui n’a pas la place qu’il mérite d’ailleurs, L’Amoureuse initiation, qui est un roman qui ne ressemble à rien, qui ne rappelle rien, ne se rattache à rien, s’il fallait le définir, c’est une espèce de roman picaresque et métaphysique en même temps. Donc, ça, c’est la remontée à la surface. Puis la montée vers la grâce, c’est-à-dire dieu, avec Miguel Mañara et d’autres textes.
Bernard Bonaldi : Et là, vous choisissez donc les textes, vous distribuez entre divers comédiens, vous choisissez une musique de scène...
Laurent Terzieff : C’est ça, voilà. C’est tout ça. En général, je travaille avec Pascale de Boysson, Claude Aufaure, Philippe Laudenbach. Pour Rilke, c’était… Il faut relire ces poètes jusqu’à l’obsession, puis, finalement, il y a des questions qui sont posées, qui trouvent leurs réponses dans une autre œuvre, écrite bien après ou quelquefois avant parce qu’on peut très bien poser des questions et y avoir déjà répondu dans le temps. Voilà, si vous voulez, c’est une espèce de montage de textes comme ça.
Bernard Bonaldi : Il n’y a pas de problème de traduction dans le cas de Rilke ?
Laurent Terzieff : Heureusement que dans le cas de Rilke il n’y a pas de problème à mon avis pace qu’il y a eu une rencontre extraordinaire entre lui et Maurice Betz. Betz a fait une traduction de Rilke que je trouve époustouflante. On n’a pas l’impression que c’est traduit. Rilke a écrit quelques poèmes en français, j’ai l’impression que c’est du Betz.
Bernard Bonaldi : Je suppose que cette action dans le domaine du spectacle poétique est très différente pour vous du rôle que vous avez parfois de récitant, dans des grands oratorios. Je pense, récemment à Œdipus Rex de Cocteau, Stravinsky, il y a quelque années aussi vous aviez fait Le Martyre de Saint Sébastien, d’Annunzio et Claude Debussy. C’est un travail qui doit être effrayant, j’ai l’impression, des orchestres, des chœurs, ça doit être très difficile, non ?
Laurent Terzieff : La musique compte beaucoup pour moi par rapport au théâtre. Pour moi, la bande son d’un spectacle, c’est une espèce de colonne vertébrale. Évidemment, je ne vais pas mettre du son dans une pièce qui n’en demande pas mais en général, 9 fois sur 10, une pièce demande du son. Si vous voulez, je fais la bande son avant parce que c’est le contrepoint ou la colonne vertébrale de mon travail. Je m’y tiens même dans le minutage. Pour moi le son, et par conséquent la musique, ne doit pas prolonger ou souligner de façon pléonasmatique le texte mais lui répondre avec ses moyens à lui, le son. Répondre, quelquefois même le contredire, en contrepoint. Donc, la musique est quelque chose qui compte beaucoup. Et j’aime beaucoup travailler avec les orchestres. J’ai eu la chance de faire Le Martyre de Saint Sébastien deux fois avec Pierre Boulez, en Angleterre, ce n’était pas la production que j’ai faite pour la télévision, que vous évoquiez tout de suite, j’ai fait plusieurs Martyre en fait, notamment pour la BBC. C’était un très grand plaisir de travailler avec Boulez. J’aime travailler avec l’orchestre, j’aime bien travailler avec les musiciens mais je n’aime pas non plus être voyeur, j’aime avoir quelque chose à remplir. Vous avez raison, ce qui est très éprouvant, notamment dans Œdipus Rex parce qu’il y avait 100 personnages sur le plateau, plus les rôles-titres et les instrumentistes qui était aussi une centaine. Alors, arriver comme ça, faire taire le texte et prendre la parole, il faut avoir un certain culot, c’est impressionnant. Mais ce que j’aimais dans Œdipus Rex, c’était surtout la dramaturgie sophocléenne. Pour moi, Œdipe roi, c’était la genèse du théâtre.
Bernard Bonaldi : Mais là aussi, c’est un effort prodigieux de mémoire. je pense notamment au texte de Gabrielle d’Annunzio qui n’est pas évident à mémoriser, je suppose ?
Laurent Terzieff : Oui, c’est vrai. Je préférais le texte de Cocteau, je ne vous le cache pas.
Bernard Bonaldi : Quelles différences faites-vous entre les termes d’acteur et de comédien ? C’est la même chose ou bien il y a une nuance sensible ?
Laurent Terzieff : Justement, Jouvet reproche à Diderot, à propos du paradoxe du comédien, de confondre l’acteur qui ne peut jouer que certains rôles et le comédien qui peut les interpréter tous. Moi, je trouve cette distinction disons un peu arbitraire. Je pense, comme Jean Duvignaud, que l’on devrait se servir du terme d’acteur pour désigner le statut que la société reconnaît à l’homme, un homme capable d’incarner des personnages imaginaires, et d’utiliser le terme de comédien chaque fois que le comédien prend conscience de son travail et de ce qu’il doit apporter au public. Je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire.
Bernard Bonaldi : Et dans votre cas, quelle est votre préférence ?
Laurent Terzieff : Moi, voilà ce que je préférerais. Si l’on entend par acteur quelqu’un dont la personnalité est très forte, qui ramène les rôles à lui sans aucune métamorphose de lui-même, autrement dit qui joue tous les rôles de la même façon, et si l’on entend par comédien, celui qui au contraire qui se transforme, se déplace, qui se laisse posséder par le personnage, comme dit Copeau, je me sens plutôt comédien, effectivement.
Bernard Bonaldi : Mais avec peut-être une atteinte à votre sensibilité plus grande aussi, plus profonde, peut-être déstabilisant sur le plan psychique ?
Laurent Terzieff : Oui, bien sûr. Je viens de jouer une pièce de Pirandello, c’est la deuxième fois que j’affronte Pirandello, c’est nerveusement très éprouvant, effectivement.
Bernard Bonaldi : J’avais connu un comédien qui avait joué dans Les Séquestrés d’Altona de Sartre, qui disait même qu’il était obligé d’interrompre parce qu’il n’arrivait plus à entrer dans ce personnage tous les soirs.
Laurent Terzieff : C’était Serge ?
Bernard Bonaldi : Oui, Serge Reggiani.
Laurent Terzieff : Il était prodigieux.
Bernard Bonaldi : Pour conclure cet entretien, est-ce que vous accepteriez à nouveau de prêter votre voix à un texte ?
Laurent Terzieff : Oui.
Bernard Bonaldi : De quel texte s’agit-il ?
Laurent Terzieff : C’est un texte extrait des Cahiers de Malte.
Bernard Bonaldi : De Rainer Maria Rilke.
Laurent Terzieff : « C’est ridicule. Je suis assis dans ma petite chambre, moi, Brigge, âgé de vingt-huit ans, qui ne suis connu de personne. Je suis assis ici et ne suis rien. Et cependant, ce néant se met à penser et à son cinquième étage, par cette grise après-midi parisien, il pense ceci : est-il possible, pense-t-il, qu’on n’ait encore rien vu, reconnu et dit de vivant ? Est-il possible qu’on ait eu des millénaires pour observer, réfléchir et écrire et qu’on ait passé ces millénaires comme une récréation pendant laquelle on mange sa tartine et une pomme ?
Oui, c’est possible.
Est-il possible que malgré l’invention et le progrès, malgré la culture, la religion et la connaissance de l’univers, l’on soit resté à la surface de la vie. Est-il possible que l’on ait même recouvert cette surface, qui après tout eût encore était quelque chose, qu’on l’ait recouverte d’une étoffe indiciblement ennuyeuse, qui la fait ressembler à des meubles de salon pendant les vacances d’été ?
Oui, c’est possible.
Est-il possible que toute l’histoire de l’univers ait été mal comprise ? Est-il possible que l’image du passé soit fausse parce qu’on a toujours parlé que de ces foules, comme si l’on racontait jamais que des réunions d’hommes au lieu de parler de celui autour de qui ils s’assemblaient, parce qu’il était étranger et mourant ?
Oui, c’est possible.
Est-il possible que nous croyions devoir rattraper ce qui est arrivé avant que nous soyons nés ? Est-il possible qu’il faille rappeler à tous, l’un après l’autre, qu’ils sont nés des anciens, qu’ils contiennent par conséquent ce passé, et qu’ils n’ont rien à apprendre d’autres hommes qui prétendent posséder une connaissance meilleure ou différente ?
Oui, c’est possible.
Est-il possible que tous ces gens connaissent parfaitement un passé qui n’a jamais existé ? Est-il possible que toutes les réalités ne soient rien pour eux ; que leur vie se déroule et ne soit attachée à rien, comme une montre oubliée dans une chambre vide ?
Oui, c’est possible.
Est-il possible que l’on ne sache rien de toutes les jeunes filles qui vivent cependant ? Est-il possible que l’on dise : « les femmes », « les enfants », « les garçons » et qu’on ne se doute pas, que, malgré toute sa culture, l’on ne se doute pas que ces mots, depuis longtemps, n’ont plus de pluriel, mais n’ont qu’infiniment de singuliers.
Oui, c’est possible.
Est-il possible qu’il y ait des gens qui disent : « Dieu » et pensent que ce soit là un être qui leur est commun. Vois ces deux écoliers : l’un s’achète un couteau de poche, et son voisin, le même jour, s’en achète un identique. Et après une semaine ils se montrent leurs couteaux et il apparaît qu’il n’y a plus entre les deux qu’une lointaine ressemblance, tant a été différent le sort des deux couteaux dans les mains différentes.
« Oui, dit la mère de l’un, s’il faut que vous usiez toujours tout… »
Et encore : Est-il possible que l’on croit pouvoir posséder un Dieu sans l’user ?
Oui, c’est possible.
Mais si tout cela est possible, si tout cela n’a même qu’un semblant de possibilité, mais alors il faudrait, pour l’amour de tout au monde, il faudrait que quelque chose arrivât. Le premier venu, celui qui a eu cette pensée inquiétante, doit commencer à faire quelque chose de ce qui a été négligé ; si quelconque soit-il, si peu désigné, puisqu’il n’y en a pas d’autre. »
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