Jacques Munier : À l’occasion du grand colloque international « Histoire de l’art et anthropologie », ouverture avec, nous l’espérons très très vite maintenant, Anne-Christine Taylor, directrice du département de la recherche et de l’enseignement du musée du quai Branly et vous-même, bonjour Thierry Dufrêne.
Thierry Dufrêne : Bonjour Jacques Munier.
Jacques Munier : Vous êtes professeur d’histoire de l’art contemporain à l’Université Paris X- Nanterre.
Thierry Dufrêne : Absolument.
Jacques Munier : Pas d’erreur ?
Thierry Dufrêne : Non, non, très très bien.
Jacques Munier : L’art et anthropologie, Thierry Dufrêne, la question a déjà une histoire…
Thierry Dufrêne : Oui.
Jacques Munier : Qui débute notamment avec l’engouement des artistes occidentaux pour les créations et les objets des peuples traditionnels, un engouement que rappelait Picasso à André Malraux, citation que vous faites d’ailleurs dans votre livre, « Giacometti, Genet : masques et portrait moderne » : « Van Gogh a dit l’art japonais nous avions tous ça en commun, - nous, sous entendu les artistes autour de Picasso -…
Thierry Dufrêne : Les cubistes.
Jacques Munier : Les cubistes surtout – nous, c’est les nègres ». C’est un engouement qui s’est illustré concrètement par les expositions surréalistes d’objets et d’œuvres des arts que l’on disait alors « primitifs ». Cette semaine, Thierry Dufrêne, je le disais en ouvrant cette émission, un grand colloque organisé par le musée du quai Branly et l’Institut national d’histoire de l’art, un colloque dont France Culture est partenaire, réunit des spécialistes des deux disciplines, venus du monde entier, dès jeudi prochain, le 21 juin, pendant trois jours, pour réfléchir sur les questions de méthodes et d’histoires croisées de ces deux approches, de ce que l’on appelle aujourd’hui « les arts premiers ». Alors, il faut le souligner, Thierry Dufrêne, - je le disais, l’histoire de ces relations n’est pas très récente - c’est la première fois que des spécialistes du monde entier se réunissent pour réfléchir sur ces questions.
Thierry Dufrêne : Tout à fait et je crois qu’il n’est pas inutile de rappeler que c’est une initiative du Comité international d’Histoire de l’art, puisque le Comité français d’histoire de l’art a proposé au Comité international de se réunir sur ce thème. De fait c’est une convergence que l’on voit dans nos études depuis, je dirais, une vingtaine d’années, même un petit plus si j’en juge par l’invité que j’ai vraiment souhaité avoir pour inaugurer ce colloque, qui est David Freedberg, qui a publié, en 1989, un livre séminal, un livre vraiment plein de promesses qui s’appelait « Le pouvoir des images », qui était très important. Donc, c’est une convergence et je dirais que c’est peut-être la première fois en tout cas qu’on le fait de cette manière, parce que nous avons souhaité, dans la mesure du possible. J’avoue que moi-même j’ai hâte de voir et d’écouter, je ne veux pas rater une minute parce que nous avons essayé de créer un dispositif particulier où l’anthropologue ne parlerait pas après l’historien de l’art ou l’inverse mais où il parleraient d’une certaine façon en se donnant la parole. Nous avons créé des duos, comme vous avez pu le voir, dans ce colloque. Alors, ça, c’est un peu une perche, une bouteille à la mer, mais je crois que cela devrait porter ses fruits.
Jacques Munier : Vous évoquiez, Thierry Dufrêne, l’ouverture, justement Anne-Christine Taylor devait nous parler, puisque vous avez évoqué l’intervention de David Freedberg en ouverture, professeur à l’Université Columbia, à New York, et cette intervention est couplée avec celle de Philippe Descola, qui est professeur au Collège de France, et qui lui devait parler, - peut-être qu’Anne-Christine Taylor pourra nous développer un peu ces arguments - entre l’iconologie et l’ontologie.
Thierry Dufrêne : Tout à fait. Cela va être sans doute tout à fait passionnant parce que Philippe Descola, j’ai lu ses travaux bien entendu, part du point de vue qu’à travers l’histoire au fond les groupes humains attribuent aux objets et aux rapports que les humains ont avec leurs objet un certain nombre d’éléments de subjectivité, et que cette attribution de subjectivité est différente selon les grands régimes religieux, les grandes visions du monde. Les animistes, par exemple, n’ont pas évidemment le même rapport au monde que des sociétés qui sont plutôt fondées sur l’analogie, comme la nôtre. Et ces attributions de subjectivités sont de nature à éclairer de façon très très nouvelle les objets, les artéfacts qui sont crées par ces différentes civilisations.
Jacques Munier : C’est une conséquence de sa réflexion entamée dans son livre, devenu célèbre, « Par-delà nature et culture »
Thierry Dufrêne : Exactement.
Jacques Munier : Si on veut résumer son intervention, mais on y reviendra,…
Thierry Dufrêne : Peut-être avec Anne-Christine.
Jacques Munier : Anne-Christine Taylor. Il s’agit de - à côté disons de fonctions de ces objets liés à la mémoire, à la communication, à l’expression des émotions - dégager aussi ce qui dans ces images concerne les propriétés ontologiques de cette figuration iconique, c’est-à-dire les systèmes culturellement différenciés de qualités prêtées aux existences selon des modalités dont on peut esquisser l’inventaire.
Thierry Dufrêne : Absolument. Ça, c’est l’abstract que nous avait donné Philippe Descola. Je crois qu’il n’est peut-être pas inutile de rappeler, si vous me le permettez, l’historique de cette convergence entre l’histoire de l’art et l’anthropologie. Je crois que c’est une double convergence : d’abord les historiens de l’art pendant très longtemps se sont intéressés, qu’ils soient d’une école formaliste ou d’école contextualiste, beaucoup plus aux qualités intrinsèques des objets, leurs qualités esthétiques, ils ignoraient bien souvent que ces objets étaient manipulés, utilisés dans des rituels, des cérémonies, c’est-à-dire qu’ils nourrissaient évidemment des interactions sociales, ils étaient créateurs de liens.
Jacques Munier : Et même simplement comme objets d’usage justement, c’est le lien avec l’environnement, avec le contexte social.
Thierry Dufrêne : Tout à fait. D’un autre côté, les anthropologues, et Lévi-Strauss je crois est exemplaire, qui s’est, après avoir constitué comme vous le savez, quand il était à New-York, une belle collection d’objets, entre guillemets, « primitifs », s’en est débarrassée, l’a vendue Je pourrais citer brièvement sa justification. Pourquoi s’en est-il débarrassé alors qu’un André Breton par exemple, lui, les a gardés toute sa vie ? « Je doutais, dit Lévi-Strauss, même que ces masques aient pu appartenir au monde des objets, je les voyais plutôt comme des représentations fugaces et presque immatérielles de mots, de visions, de croyances, ce qui interdisait qu’ils soient appropriés durablement. C’est-à-dire qu’en fin de compte l’anthropologue pendant très longtemps, dominé par l’esprit de la sémiotique, voyait ces objets non pas comme des éléments qui ont été façonnés dans un sens ou dans l’autre mais plutôt comme des signes. Et cette sorte d’opposition s’est finalement réduite au fur et à mesure par des travaux, comme ceux de Michael Baxandall qui s’est intéressé, par exemple dans son ouvrage L’œil du quattrocento sur la manière dont les Italiens du XVème siècle voyaient leurs propres images, qui n’étaient évidemment pas le regard que nous portons aujourd’hui. Ou de David Freedberg qui s’est intéressé, dans Le Pouvoir des images, non pas sur l’esthétique de ces objets mais plutôt sur l’intentionnalité, c’est-à-dire en quoi…
Jacques Munier : Bonjour, Anne-Christine Taylor.
Thierry Dufrêne : En quoi ces objets avaient valeur pour fasciner un auditoire, pour le captiver, et en quoi ces objets évidemment étaient des agents très forts de ce qu’Alfred Gell plus tard appellera art agency, c’est-à-dire le pouvoir de l’art.
Jacques Munier : On revient sur toutes ces questions mais pour vous laisser arriver Anne-Christine Taylor, vous étiez dans les embarras de la circulation. Je vous propose de revenir un petit peu sur l’histoire, que nous évoquions au début, de cet engouement très fort des artistes occidentaux, au début du siècle passé, pour ces objets et ces œuvres de l’art des peuples traditionnels avec ces propos de Tristan Tzara en 1957.
« Tristan Tzara : Je me suis intéressé à l’art nègre déjà depuis 1917, quand j’ai écrit le premier article sur l’« art nègre » avec Apollinaire. Ce qui m’a attiré dans ces productions des peuples primitifs a été le problème de savoir pourquoi on fait de l’art. C’est du reste une question que je me pose toujours. Il est évident que ces productions des peuples primitifs ont une corrélation avec ce que j’aime dans l’art d’aujourd’hui et dans mon propre art. C’est une manière de penser, un mode du penser que je relie encore aux pensées non dirigées et qui est pour moi une des constituantes de la création artistique. Tandis que chez les noirs africains ou chez les océaniens cette volonté de faire de l’art est inconsciente chez nous elle a pris d’autres formes et tandis que chez eux elle est lie à des mythes religieux ou à un rituel ou à des besoins sociaux, chez nous elle est devenue une production détachée de la vie sociale et de la nécessité immédiate de l’individu. C’est à un affaiblissement évidemment de la valeur artistique proprement dite d’objet qui en résulte. Mais aujourd’hui encore l’« art nègre » et l’« art d’Océanie » me passionnent. Et à côté du mystère que j’y cherche, ce mystère de la création, il y a la satisfaction d’ordre purement plastique qui m’émeut encore et qui me faire rêver justement à une manière de travailler qui soit inconsciente, à la manière de ces artistes noirs dans la brousse africaine ou en Océanie. »
Jacques Munier : Tristan Tzara, en 1957, sur les relations entre cet art traditionnel et les mouvements occidentaux avec l’idée, assez forte, Anne-Christine Taylor, que cette autonomisation de l’art, dans nos sociétés occidentales, peut être considérée aussi comme un affaiblissement et par défaut cela dit beaucoup de choses sur l’art de ces sociétés traditionnelles.
Anne-Christine Taylor : Un affaiblissement, je n’en suis pas sûre puisque l’autonomisation de l’art aboutit aussi à une forme de spécialisation, donc de développement parfois extrême des formes qu’il implique.
Jacques Munier : Mais cela revoie - Anne-Christine Taylor, si non j’aurais posé la question à Thierry Dufrêne – aussi à une sorte de définition par défaut de ce qu’est justement l’art des sociétés traditionnelles.
Anne-Christine Taylor : Effectivement ça, c’est une grande question. Vous savez que l’anthropologie a un rapport très curieux l’art, si on le considère dans son évolution historique. Au tout début de la discipline, l’art était vraiment au cœur de ses préoccupations. Effectivement il y avait une approche, comme on dit en langage savant, holiste, c’est-à-dire que l’on envisageait l’art comme un phénomène universel, propre à toutes les sociétés mais cette approche très globalisante avait un coût fort, c’est qu’elle était prise dans une approche évolutionniste, c’est-à-dire qu’on hiérarchisait les formes d’art…
Jacques Munier : Par mimétisme presque par rapport à l’histoire de l’art occidental.
Anne-Christine Taylor : Absolument. Donc du coup tout ce qui était art dit « primitif » était considéré comme une forme, disons, imparfaite de ce vers quoi tendait naturellement l’art en tant que sorte d’essence intemporel qui était l’art évidemment occidental. Par la suite quand l’anthropologie s’est détournée de cette vision évolutionniste du coup elle a un peu perdu le sens de l’art, si j’ose dire, et elle s’est orientée vers une approche qui au fond ne s’intéressait à l’art que parce qu’elle véhiculait de représentations, de connexions sociologiques, disons, et de choses de cet ordre sans du tout prendre en compte, si vous voulez, la matérialité même de l’œuvre. Et cette espèce de mépris pour la matière au profit du sens a finalement régné assez longtemps en anthropologie et ce n’est que depuis - avec évidemment des exceptions remarquables des espèces de pionniers, des gens comme Franz Boas, le grand ethnologue américain d’origine allemande – depuis une quinzaine d’années que l’anthropologie revient vers la matière, vers l’objet de façon générale et pas seulement la matière de l’œuvre d’art. Mais effectivement la question de savoir qu’est-ce qui caractérise cette catégorie d’objets que l’on appelle objet d’art, reste un grand sujet de questionnement évidemment pour l’anthropologie.
Jacques Munier : On évoquait avec Thierry Dufrêne, dès le début de cette émission, la question de la dénomination. On appelle aujourd’hui ces arts, « les arts premiers » mais cela a beaucoup… non, on est déjà dans une phase, je vois réagir Anne-Christine Taylor, ultérieure mais on a entendu « d’arts primitifs », « d’art nègre », en fonction des origines géographiques…
Thierry Dufrêne : Si je puis me permettre, au tout début on parlait plutôt « d’arts méconnus », c’était après l’exposition de 1875, environ, ensuite Félix Fénéon, dans sa grande enquête, « Iront-ils au Louvre », en 1920, a lancé cette expression « d’arts lointains » puis après il y a eu effectivement cette question « des arts premiers », avec le livre e Claude Roy, en 65, si j’ai bonne mémoire. Et cette question du primitif qui hante un peu, comme un arrière fond, comme un fantôme, cette affaire…
Jacques Munier : Vous, j’ai relevé, Thierry Dufrêne, dans votre livre sur Giacometti et les masques, vous parlez « d’art non occidental » et dans une grande conférence d’André Malraux pour justement ouvrir une grande exposition « d’art nègre » dans les années 50, lui, employait le terme « d’art mondial ». Pourquoi, comment dire, tous ces atermoiements sémantiques ?
Anne-Christine Taylor : Ces atermoiements sémantiques, d’ailleurs qui ne sont pas limités en fait à l’art, c’est un problème pour l’anthropologie en général, on n’a plus de termes positifs pour caractériser en sommes ces sociétés qui ont longtemps été la province, non pas exclusive mais privilégiée de l’anthropologie, on ne dit plus évidemment « société primitive » aujourd’hui, sociétés non occidentalisées, extra-européennes, ce n’est évidemment que des termes négatifs et qui ont l’immense désavantage de reconduire cette opposition massive entre eux et les autres…
Jacques Munier : Eux, nous.
Anne-Christine Taylor : L’expression de « arts premiers », je dois dire, personnellement, bien que je dois dire que le musée du quai Branly, dont je fais partie, à l’occasion utilise encore ce terme, je le déplore personnellement…
Jacques Munier : Oui, oui, qui fait débat...
Anne-Christine Taylor : Personnellement, il me dérange terriblement parce qu’il y a là derrière, comme le disait Thierry, un relent à la fois de…
Jacques Munier : D’essentialisme...
Anne-Christine Taylor : D’essentialisme et de primitivisme au sens de : les arts seraient premiers parce que ce seraient des arts qui seraient plus proches de…
Jacques Munier : L’origine...
Anne-Christine Taylor : de quelque chose. Alors de quoi ? De la nature, holà là, là on frôle les abîmes. Des origines, des origines de quoi ? Du coup on risque de barboter assez rapidement dans une sorte d’extatique vaseux, qui, personnellement, à la fois comme ethnologue et comme à titre personnel, me gêne énormément, je dois dire.
Thierry Dufrêne : En tant qu’historien aussi d’ailleurs cela sera bordé dans quelques communications du colloque justement cette…
Jacques Munier : Ce n’est pas une question, juste pour finir là-dessus, Anne-Christine Taylor, vous auriez éventuellement un vocable de remplacement ?
Anne-Christine Taylor : Non. Honnêtement, non.
Jacques Munier : Et vous Thierry Dufrêne ?
Thierry Dufrêne : Non plus. Je vous ai dit ma formule « non occidental » était vraiment une formule par défaut, vous l’avez compris.
Jacques Munier : On le sent.
Anne-Christine Taylor : L’expression à la fois d’« arts méconnus » et celle de Fénéon d’« arts lointains » à vrai dire me plaît nettement plus qu’« arts premiers », ils restent objectivement vrais, ce sont effectivement des arts méconnus, ce sont des arts lointains, mais évidemment ce sont des termes un peu vagues.
Thierry Dufrêne : Je suis assez d’accord avec ce que dit Anne-Christine parce qu’en effet ce mot de lointain peut pour nous, historiens de l’art, être référé à un lointain temporel. Et je crois qu’une des grandes nouveautés de cette convergence d’historiens de l’art et d’anthropologue, c’est de faire converger des méthodes à la fois sur le temps et sur l’espace. Finalement il y a une relecture qui a été faite de l’Antiquité, depuis Vernant, du Moyen-âge également…
Jacques Munier : Avec Jean-Claude Schmitt, qui est dans le colloque.
Thierry Dufrêne : Absolument. Il y a une relecture de ces arts occidentaux, de cet art occidental parfois à la lumière d’un certain comparatisme. Ce n’est pas le cas tout le temps mais c’est ce que fait par exemple un autre grand de nos intervenants, Carlo Severi, qui n’hésite pas de temps en temps, même si pour nous, historiens de l’art, c’est incroyable, à comparer la composition d’une place de Giorgio de Chirico et par exemple de certaines structures de figurations de certains Indiens, je crois les ( ? manque le nom), je ne sais pas exactement comment cela se prononce, c’est tout à fait étonnant, ce n’est pas encore tout à fait dans notre démarche. Cela supposerait, disons, une sorte de transcultularité qui n’est pas tout à fait…
Jacques Munier : Parce qu’il ne faut pas oublier que ce sont des arts, le Musée du Quai Branly en est un bon exemple, qui couvre la planète : l’Océanie, l’Afrique, les Amériques, l’Asie. Cela dit, ce problème de dénomination n’est pas non simplement anodin ou anecdotique, il réfère bien entendu à l’origine des relations entre l’Occident et ces peuples-là qui est quand même le colonialisme, la domination et la prédation de ces objets.
Anne-Christine Taylor : Absolument, vous avez tout à fait raison. Il y a un très lourd bagage dans ces dénominations, c’est bien pour cela qu’on les emploie toujours avec des sortes de guillemets implicites.
Jacques Munier : Ou de pincettes.
Anne-Christine Taylor : Ou de pincettes métaphoriques. Pour en revenir - avant d’aborder cette question, qui sera évidemment aussi au cœur de nos discussions lors de ce colloque – rapidement sur cette affaire du comparatisme, qu’évoquait Thierry, effectivement l’anthropologisation de l’art, si j’ose dire, suppose un mouvement qui est l’essence même de l’anthropologie, qui est une forme de symétrisation, c’est-à-dire que, si l’on veut faire sérieusement l’anthropologie de l’art, on ne traite plus simplement des arts non occidentaux en laissant à l’histoire de l’art, l’art occidental. L’anthropologie suppose que l’on prenne à bras le corps aussi l’anthropologie de l’art occidentale pour le soumettre à un traitement qui le rende comparable équidistant d’une certaine façon des arts non occidentaux.
Jacques Munier : Autrement dit l’anthropologie de l’art occidental aussi.
Anne-Christine Taylor : Absolument.
Jacques Munier : Elle doit être intégrée à cet équilibre, vous ne me contredirez pas Thierry Dufrêne.
Thierry Dufrêne : Absolument pas d’autant que c’est finalement l’objet d’une communication que l’on attend tous avec un grand intérêt, qui est celle d’Howard Morphy, qui précisément se propose de construire, avec d’autres bien sûr, une conception suffisamment large de l’anthropologie de l’art pour qu’elle puisse rassembler aussi bien…
Jacques Munier : Howard Morphy qui nous vient d’Australie.
Thierry Dufrêne : Qui vient d’Australie, qui est un spécialiste justement des questions de traduction d’une culture à l’autre, ce qu’ils appellent Crossing cultural, qui est aussi le grand sujet de notre futur colloque à Melbourne en janvier 2008, cela sera une suite à celui-ci, il s’agit de créer effectivement une idée de l’anthropologie de l’art et des méthodes suffisamment larges pour qu’elles puissent embrasser aussi bien les arts que j’appelais « non occidentaux » et les « arts occidentaux », et c’est vraiment un des défis de notre recherche.
Jacques Munier : Je vous propose de retrouver, en filigrane, l’histoire aussi de cette découverte et de cet engouement, dont nous parlions, des artistes occidentaux pour les « arts premiers », j’emploie le terme, vos permettez Anne-Christine Taylor. Il s’agit ici de propos d’André Breton, qui se réfère à un poème, Ode à Charles Fourier, une espèce de prière très étonnante dans la bouche d’André Breton. Je vous la lis puis ensuite on écoutera le commentaire de l’auteur.
Je te salue du bas de l’échelle qui plonge en grand mystère dans la Kiwa Hopi la chambre souterraine et sacrée ce 22 août 1945 à Mishongnovi à l’heure où les serpents d’un nœud ultime marquent qu’ils sont prêts à opérer leur conjonction avec la bouche humaine.[…]Des plus lointaines ondes de l’écho qu’éveille le pied frappant impérieusement le sol pour sceller l’alliance avec les puissances qui font lever la graine.
Jacques Munier : Et voici e commentaire d’André Breton.
« André Breton : J’ai écrit l’Ode à Charles Fourier au cours d’un voyage dans l’Ouest des États-Unis, qui m’a permis de séjourner au Nevada, en Arizona et au Nouveau Mexique. Je m’y suis longuement attardé au spectacle des villes fantômes : Silver City, Virginia City, vestiges de la ruée vers l’or avec leurs maisons abandonnées aux portes battantes, dont certaines ont gardé tous leurs meubles, et leurs théâtres placardés d’affiches de l’autre siècle. Surtout j’ai pu y assouvir un de mes grands désirs de toujours qui était d’approcher les Indiens, et entre tous les Indiens Pueblos, Hopis et Zunis dans la mythologie et l’art me touchent spécialement. Je n’ai pas abandonné l’idée de relater les impressions si vives que j’ai éprouvées dans leurs villages : Shungopavi, Walpi, Zuni, Cuma, me pénétrant de leur dignité et de leur génie inaliénable, un si profond et bouleversant contraste avec la condition misérable qui leur faite. Je ne comprends pas que l’élan de justice et de réparation qui porte parfois l’homme blanc vers le noir et le jaune de plus en plus couramment excepte l’Indien qui a donné tant de témoignages de son pouvoir créateur et a été de loin le plus spolié. »
Jacques Munier : Voilà, le souci de justice d’André Breton, qui nous parlait, ici, de Ode à Charles Fourier, en 1952. Anne-Christine Taylor, on se souvient de l’engouement des surréalistes et d’André Breton tout particulièrement pour les poupées Kachinas des Indiens Hopis et Zunis, dont il parle ici, on a l’impression, mais c’est aussi une question qui va s’adresser à Thierry Dufrêne, qu’il y a un moment où l’évolution de l’art occidental permet cette rencontre, la rend possible.
Anne-Christine Taylor : Oui, certes…
Jacques Munier : Il y a eu beaucoup d’expositions organisées par Breton et les surréalistes autour de ces objets.
Anne-Christine Taylor : Absolument ! Effectivement il y a eu un formidable mouvement d’engouement mais là encore…
Jacques Munier : On peut parler de Jacques Kerchache.
Anne-Christine Taylor : Évidemment qu’on peut parler de Jacques Kerchache, mais à un moment, il faut bien dire, qui était marqué par cet esprit du primitivisme précisément. Qu’il faut…
Jacques Munier : Mais là quand même il y a de la part d’André Breton une grande attention à l’esprit de ces peuples, à leur identité propre.
Anne-Christine Taylor : Il y a une grande attention à l’esprit de ces peuples et un vrai souci de justice aussi dont il faut lui rendre justice. D’un autre côté est-ce vraiment il a cherché à savoir et il s’est soucié du sens, très complexe, de ces Kachinas pour les Indiens qui les utilisent à des fins rituelles ? Je n’en suis pas si sûre. D’une certaine façon, on a là, question qui revient constamment aussi dans les rapports très complexes qu’ont les ethnologues avec les collectionneurs par exemple, qui est celui de : jusqu’à quel point êtes-vous prêts à faire place à des perceptions et à des conceptions complètement différentes de ces objets et à abandonner votre regard en quelque sorte …
Jacques Munier : Ethno-centré.
Anne-Christine Taylor : Très ethnocentré sur ces objets. Effectivement, avec les collectionneurs, il y a toujours cette question. Le collectionner a un rapport très fort, personnel,…
Jacques Munier : À l’objet.
Anne-Christine Taylor : Très individualisé, il tient à ce rapport très personnel. Et ce rapport très personnel, c’est le collectionneur en sommes qui donne sens à ces objets et qui jouit du sens qu’il leur donne, lui, beaucoup plus que celui…
Jacques Munier : Un sens qu’il s’agit peut-être de déconstruire, Anne-Christine Taylor. Le problème se complique, Thierry Dufrêne, du fait qu’il y a aujourd’hui en Afrique, en Océanie, en Australie, on le sait, es artistes contemporains, qui se revendiquent comme tels et qui ont un rapport tout de même très étroit avec leur art traditionnel.
Thierry Dufrêne : Tout à fait.
Jacques Munier : C’est un peu le problème que pose Jean Lou Amsellem notamment dans son livre L’art de la Friche, l’essai sur l’art africain contemporain.
Thierry Dufrêne : Ce qui est d’autant plus frappant c’est que dans nombre de biennales, à travers le monde, s’individualisent des formes d’expression qui amènent sur le devant de la scène, je pense par exemple à ces fameux cercueils décorés que l’on connaît du Ghana, alors même qu’ils ne sont pas passés par les musées d’ethnographie, et c’est par l’art contemporain que ces pratiques finalement rituelles sont connues presque je dirais sans intermédiaires. En ce sens je m’éloignerais un tout petit peu par rapport à la question d’André Breton et de sa compréhension. Il ne faut pas oublier qu’en 47 il fait l’exposition internationale du surréalisme et que là il s’inspire vraiment de ces kivas et de ces éléments des Indiens.
Jacques Munier : Merci à tous les deux. Merci Anne-Christine Taylor, je rappelle que vous êtes directrice du département de la recherche et de l’enseignement du musée du quai Branly et vous, Thierry Dufrêne, vous êtes professeur d’histoire de l’art contemporain à l’Université Paris X- Nanterre.
Documents signalés sur le site de l’émission
– « Giacometti, Genet : masques et portrait moderne », Thierry Dufrène, L’Insolite
– « La guerre en tête, Cahiers d’anthropologie sociale, n° 2 », Anne-Christine Taylor et Salvatore D’Onofrio (Dir.), L’Herne
– « L’art de la friche : essai sur l’art contemporain africain », Jean-Loup Amselle, Flammarion, 2005
– « Spectres de l’anthropologie : suite nord-américaine », Emmanuel Desveaux, Aux lieux d’être
– « Les arts premiers », Bérénice Geoffroy-Schneiter, Assouline
– « Arts premiers : indiens, eskimos et aborigènes », Bérénice Geoffroy-Schneiter, Assouline
– « Histoire de l’art : Histoire de l’art et anthropologie 60 » Nabila Oulebsir (dir.), 2007