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D’autres regards sur la crise, avec Michel Schneider

Transcription, Taos Aït Si Slimane, de l’entretien d’Antoine Mercier avec Michel Schneider, écrivain, énarque, haut fonctionnaire et psychanalyste, vendredi 20 février 2009.

« D’autres regards sur la crise », entretiens, depuis fin décembre 2008, d’Antoine Mercier, journal de 12h 30 sur France Culture, avec des intellectuels pour une autre manière de parler de la crise. Les brèves séquences du journal sont complétées par des bonus hors antenne, mis en ligne sur le site de France Culture.

L’oralité est volontairement conservée, vos remarques, corrections et observations sont les bienvenues.

Antoine Mercier : « D’autres regards sur la crise », on reçoit aujourd’hui Michel Schneider qui, si l’on en croit Wikipédia, est à la fois écrivain, énarque, haut fonctionnaire et psychanalyste. Beaucoup de compétences rassemblées pour un seul regard, Michel Schneider, bonjour.

Michel Schneider : Bonjour.

Antoine Mercier : On est curieux de connaître évidemment votre diagnostic sur la crise en cours.

Michel Schneider : C’est toujours un peu impudent ou imprudent pour un psychanalyste de se mêler d’un jugement sur les choses politiques ou les choses économiques. Après tout, pourquoi est-ce que les économistes ou les politiques n’auraient pas aussi des choses à dire sur la psychanalyse ?

Antoine Mercier : Peut-être.

Michel Schneider : Ce que j’avance, c’est vraiment des propositions, des suppositions, et je ne prétends pas du tout détenir la vérité. Je partirai d’abord de la fin de la crise, des conséquences psychologiques qu’elle a sur nous tous. Ce qu’on prend pour uniquement une crise morale, une crise du moral des Français, ou des autres peuples d’ailleurs, je le vois plutôt du côté d’une crise de la morale généralisée dans tous les comportements des agents sociaux et économiques. Au fond, l’effondrement des valeurs boursières ne fait peut-être que traduire ou entraîner, traduire et entraîner, une crise, un effondrement des valeurs morales. La crise, je crois, résulte d’abord ou fondamentalement, de la dominance dans les esprits, des dirigeants comme des dirigés, de la dominance du narcissisme sur l’altérité, sur le sens de l’altérité. Il y a plusieurs symptômes qu’on peut relever : la montée de la dette par exemple. La montée de la dette ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’on reporte sur les générations futures le coût à payer pour notre jouissance présente. C’est une négation de l’autre, de ses droits, du respect qu’on lui doit et c’est là une sorte de la toute puissance du narcissisme qui dit non seulement « moi d’abord », mais « moi seul et après moi le déluge ». Le déluge est là…

Antoine Mercier : Effectivement…

Michel Schneider : Il nous frappe tous et maintenant. Second aspect de cette perte de l’altérité, avec l’extension du calcul économique, du capitalisme, de la sauvagerie dans les rapports sociaux, de la rentabilité dans tous les domaines où jusqu’à présent elle n’avait pas sa place, les échanges intellectuels, la vie de l’esprit, la création artistique, la vie affective, cette horrible expression « je gère ma relation » ou « je gère ma rupture »… Tout cela témoigne de la disparition de ce que depuis l’Antiquité on appelait tout simplement « la clé d’une vie bonne et juste ». La fin de la bonté, du désintérêt, du « après vous », c’est le « moi d’abord », c’est la jungle selon Hobbes, c’est la lutte de tous contre tous, l’Homme devient ou redevient un loup pour l’Homme.

Antoine Mercier : Michel Schneider, comment perd-on en cours de route ce que vous appelez l’altérité ? On la laisse tomber au fur et à mesure ou c’est un long processus ?

Michel Schneider : Non, c’est un long processus, et encore une fois qui est très largement partagé et au terme duquel le bien-être matériel devient le seul moteur de l’action de chacun et efface ce qu’on appelait le souci de bien vivre et pas de bien-être qui animait les hommes et les sociétés jusqu’ici. Alors, il y a d’autres symptômes, par exemple moi je suis très frappé par la perte du sentiment de culpabilité, on a vu après cette crise des principaux responsables se dégager de tout sens de la part qu’ils avaient pris à cela. Mais c’est quelque chose qu’on observe très largement socialement, par exemple je suis très frappé, beaucoup de gens aujourd’hui, quand ils vous marchent sur le pied, ils vous disent : désolé. Désolé, ça veut dire qu’on n’est pour rien dans ce qui arrive à l’autre… on est désolé de voir son voisin perdre sa mère, mais quand on est pour quelque chose dans le mal fait à l’autre, on doit dire « je m’excuse » ou « excusez-moi »…

Antoine Mercier : L’altérité en rapport avec la responsabilité qu’on a envers autrui…

Michel Schneider : Avec la responsabilité qu’on a envers autrui. Donc ça, c’est un symptôme qui est assez frappant, assez généralisé. Oedipe avait le sens de la culpabilité, il l’a fait payer d’ailleurs à lui-même, Narcisse il n’a pas le sens de la culpabilité, il a un vague autre, quand son image ne lui est pas renvoyée aussi belle qu’il la regardait dans le miroir. Le troisième aspect, c’est la perte du sens du réel dans cette crise, enfin avant la crise, le déni de la réalité. Au fond, aujourd’hui, on est dans un monde où on ne croit que, j’inverserai la formule de Saint-Thomas, on ne croit que ce que l’on ne voit pas, on ne croit qu’au virtuel. Dans l’affaire Kerviel, vous avez des jeunes gens complètement immatures, moralement et psychologiquement, qui jouent des milliards, qui amènent la ruine réelle de personnes réelles, comme s’ils cliquaient sur une Gameboy d’enfant, comme s’ils étaient dotés, comme Harry Potter, de pouvoirs omnipotents de faire quelque chose à partir de rien finalement.

Antoine Mercier : Est-ce que c’est en rapport ce point-là, de rupture avec le réel et perte du sentiment d’altérité ?

Michel Schneider : Bien sûr parce qu’en face, il n’y a pas d’autre, il y a des autres virtuels. C’est un peu comme sur ces sites dont le nom est quand même assez évocateur : Face book, Second Life, Meetic. Il y a toujours le « je », le « moi » qui s’entend, et on se regarde quand on est sur Face book, on se regarde soi-même regardé par les autres… Donc cette espèce de, ce qu’Alan Greenspan appelait « l’exubérance irrationnelle » s’empare des esprits dans ce narcissisme contemporain. On ne prend pas en compte les conséquences réelles sur les autres réels des décisions qu’on prend.

Antoine Mercier : Alors Michel Schneider, il nous reste quelques minutes pour tracer des pistes, pour en sortir, parce que si on vous suit, ce processus, vous avez bien expliqué, au point où on en arrive maintenant, ça s’effondre. Qu’est-ce qui se passe dans ces cas-là quand tout ce système-là arrive à sa limite ? Qu’est-ce qui peut se passer ?

Michel Schneider : Il y a un effondrement généralisé de la croyance… La croyance en Dieu, c’est fait déjà depuis un certain temps, la croyance en l’argent comme valeur unique ou suprême…

Antoine Mercier : Et la consommation…

Michel Schneider : La consommation est aussi en train d’être défaite par cette crise et on voit effectivement les épargnants qui n’ont plus confiance dans le système bancaire, les banques qui n’ont plus confiance les unes envers les autres, se ruer dans des comportements de repli vers un avenir qui est, pour protéger un avenir qui est devenu très incertain. Alors la seule chose que je vois de positive dans cette crise qui peut se dessiner, c’est tout de même, la seule bonne nouvelle finalement, c’est tout de même qu’à terme on peut espérer que chacun prendra davantage en compte, plutôt que la hausse ou la baisse des taux d’intérêts, l’intérêt de l’autre, l’intérêt de ceux qui nous entourent, de ceux dont nos décisions…

Antoine Mercier : Vous pensez que ça repousse, si je puis dire, utiliser cette expression, spontanément ce retour vers le réel, ce retour vers l’altérité, parce que ça ne s’improvise pas non plus, ça ne peut pas être artificiel, c’est fondamental comme comportement, c’est plus profond…

Michel Schneider : Cela ne peut pas être artificiel, mais quand on voit que dans le miroir de son narcissisme on ne rencontre finalement que la mort, l’effondrement que le réel nous signifie parce que tout ça, il y a bien une butée à un moment donné. On peut jouer dans le virtuel, on peut jouer dans l’imaginaire, il y a bien un moment où le réel parle et le réel dit « on ne fait pas de la richesse sans la produire ». Donc peut-être que chacun, enfin que beaucoup de gens vont comprendre que l’issue n’est pas là, l’issue elle est peut-être de se soucier un peu plus des autres, des conséquences de ses actes, de se sentir un peu plus responsable et non pas omnipotent, omnipuissant dans son monde intérieur de Narcisse.

Antoine Mercier : Oui, ça c’est vrai individuellement, mais au niveau collectif, vous dites « affaissement de la croyance », est-ce qu’il ne faut pas tout de même qu’il y ait un sens pour le collectif, pour avancer, sortir de cette crise ?

Michel Schneider : Je crois que seul l’État, la croyance en l’État, en ses vertus paternels, régulatrices, donneur de lois, donneur de cadres, donneur de limites, peut compenser.

Antoine Mercier : Alors on retrouve-là le rôle du père, pour un psychanalyste, vous l’avez souvent souligné : sortir de « big mother » ?

Michel Schneider : Oui, parce que la « big mother » elle s’est dégonflée, si je puis dire, elle a montré qu’elle ne donnait pas tout à tout le monde et qu’elle ne pouvait pas tout et que les gens qui attendaient une espèce de profusion de richesses, d’une espèce de bulle de richesses, maintenant ils sont confrontés effectivement à eux-mêmes et au fonctionnement d’une société juste.

Antoine Mercier : Il faut s’arrêter là. Merci beaucoup Michel Schneider. On va poursuivre cette conversation sur le site.

[Suite]

Antoine Mercier : Michel Schneider, je vous propose de reprendre cette interview, un peu plus longue pour notre site internet, à partir de la fin de notre précédente interview sur l’antenne, c’est-à-dire ce concept de « big mother » que je crois, vous avez mis en lumière il y a plusieurs années, il y a de cela cinq ans, c’est cela ?

Michel Schneider : Oui, c’est cela.

Antoine Mercier : C’était le titre d’un de vos livres. C’était une description que vous aviez eu à tous les niveaux et que vous aviez qualifiée de ce terme de « big mother », ça sera intéressant que vous reveniez parce que précisément, c’est sans doute quelque chose qui permet de comprendre ce qui est en train de s’effriter, de faire brèche aujourd’hui.

Michel Schneider : Je crois que la bulle financière évoque pour moi cette espèce de sein maternelle dont les épargnants, entre autres, attendaient de façon illimitée, irrationnelle, qu’il distribue une richesse qui n’avait pas été produite et tout d’un coup on s’est rendu compte que ce bon sein maternel n’existe plus ou en tout cas…

Antoine Mercier : C’était les 15%.

Michel Schneider : Il fallait 15% de rentabilité. Les gens qui ont cru en Madoff ont cru en cette espèce de promesse d’un don illimité et ont cru aussi que l’argent, la richesse matérielle assurait une sorte de ce que les psychanalystes appellent le « holding », je ne joue pas sur les deux sens du terme holding mais tout de même…

Antoine Mercier : Cela veut dire quoi ?

Michel Schneider : Holding, selon le psychanalyste anglais Winnicott, c’est porter l’enfant, lui assurer la sécurité dont il a évidemment besoin mais sans l’étouffer. Winnicott dit bien que la mère doit être là, elle doit porter l’enfant mais elle doit aussi être suffisamment bonne, ce qui veut dire pas trop bonne, sinon l’enfant ne pourra jamais se détacher, devenir autonome, avoir des désirs, des besoins qu’il satisfait avec ses propres ressources. Là, je pense que c’est un peu cela. Il y a eu un effondrement de la croyance dans cette toute puissance du système financier…

Antoine Mercier : La puissance, ce n’est pas seulement de la croyance, oui c’est ça, c’est l’effondrement de la croyance qui a entraîné effectivement ce que l’on voit-là…

Michel Schneider : Tout d’un coup, il y a eu une perte de crédibilité, la bonne mère s’est avérée pauvre, ne pouvant plus dispenser ce que l’on attendait d’elle. Dans ce contexte-là effectivement, le retour ou le recours à l’État, comme figure, je dirais plutôt paternel, c’est-à-dire une figure qui met des limites, des lois, des règles de fonctionnement notamment dans le monde financier est une aspiration très forte. Je pense que c’est par là que passera sans doute le retour vers des valeurs réelles, je veux dire au sens de valeurs boursières et de valeurs affectives. Il y a de la passion dans le politique, il n’y a pas que du rationnel. Ce qui est vraiment irrationnel, c’est de croire comme les économistes que tout est rationnel, que tout est ratio au sens du calcul, des ratios bancaires, des ratios boursiers. Il faut prendre ce besoin irrationnel d’être effectivement aimé, protégé par un système économique et social mais aussi qu’un peu de raison, d’ordre soit mis dans ces attentes.

Antoine Mercier : Comment expliquez-vous, on va revenir sur le retour du père, pour continuer à filer cette métaphore, que « big mother » ait pris le pouvoir et que l’ont ait accepté cette infantilisation généralisée ?

Michel Schneider : Ça, c’est un phénomène qui est long, lent mais à mon avis inéluctable et qui n’est pas imputable je dirais plus à la gauche qu’à la droite. Tous les hommes politiques, quand ils arrivent au pouvoir ont tendance se poser une sorte d’airbag si vous voulez. On sait que l’on va dans le mur, que l’on va dans le mur de la dette, la non réforme de l’État, de la crise mais au lieu de dire aux Français, comme à des adultes, « écoutez, voilà où l’on va si l’on ne fait rien, il faut réformer les choses », on leur dit « ne vous inquiétez pas, il y a un airbag, un bon sein qui va vous empêcher de vous cogner dans le mur ». Or, ce que l’on attend d’un homme politique, c’est qu’il gouverne, qu’il donne des directions, des orientations à la voiture qu’il conduit. Il ne faut pas oublier que gouverner, cela veut dire tenir un gouvernail, cela veut dire donner une direction, piloter quelque chose, ce n’est pas satisfaire tous les besoins de tous, à tous moments.

Antoine Mercier : Ce que vous dites là amène une question sur Nicolas Sarkozy lui-même. Est-ce qu’il répond au premier critère, c’est-à-dire qu’il faut arrêter de mentir, il faut réformer, et en même temps est-ce qu’il répond vraiment au deuxième critère, montrer une direction ? C’est moins évident.

Michel Schneider : C’est moins évident parce que les événements de ces derniers jours ont quand même montré que la réaction ce n’est pas, je ne dis pas qu’il faut faire du maintien de l’ordre, on ne résout pas les questions sociales et économiques avec uniquement le bâton, mais là, ce que l’on voit se produire c’est que chaque fois qu’il y a une crise, on abandonne l’idée de changer de cap, de réformer les choses dans un sens ou dans un autre et immédiatement on déverse des millions ou des milliards que l’on n’a pas sur une plaie qui ne sera pas guérie à coup d’argent parce que c’est des réformes de structures qu’il faudra mettre en place.

Antoine Mercier : Mais plus que réformes de structures, par rapport à ce que vous disiez tout à l’heure aussi, des perspectives qui ne sont pas uniquement de l’ordre de la gestion de la réforme au sens où l’on entend classiquement mais redonner un sens à ce qui est en train de se produire par rapport à la crise des valeurs dont vous parliez. C’est-à-dire retrouver des valeurs qui ne soient pas uniquement des valeurs travail.

Michel Schneider : Moi, je pense que la France est malade de son État. On s’est accoutumé à une espèce de drogue…

Antoine Mercier : Ce n’est pas le rôle de l’État, vous allez dire..

Michel Schneider : Le rôle de l’État, c’est des orientations, des priorités. Quand on dit que tout est priorité, c’est qu’il n’y a aucune priorité. On part dans tous les sens et l’on n’arrive nulle part. Le rôle de l’État, c’est de donner des orientations, de s’y tenir. Le vrai problème des Français, on le voit sur la crise de la Guadeloupe, on le voit aussi dans la crise de la recherche ou d’autres secteurs sociaux, c’est qu’ils ont le sentiment, à juste titre, de ne pas être reconnus. C’est-à-dire que l’État ne les connaît pas, ne les reconnaît pas, il se contente de coller, encore une fois, sur les plaies sociales un cataplasme de fond budgétaire, en reportant tout cela sur la dette, c’est-à-dire sur la génération future, mais il y a autre chose quand même. En même temps, ce besoin d’être reconnu garde quelque chose d’infantile. On a besoin que l’autre vous dise que vous existez pour exister. Il faudrait que les gens se sentent plus responsables de ce qui leur arrive. Je ne dis pas que vous êtes responsable de ce qui vous arrive quand vous êtes licencié par un licenciement économique. Il y a des choses dont on n’est évidemment pas responsable. Mais dans ce qui nous arrive, il ne faut jamais perdre de vue que si on est un sujet, on est en partie responsable de ce qui nous arrive.

Antoine Mercier : Peut-être que la sensation d’être un sujet, au sens fort du terme, tel que vous l’employez, a un peu disparu.

Michel Schneider : Oui, elle a un peu disparu. Aujourd’hui, on est des individus, des narcisses qui cherchent à affirmer leurs différences par rapport aux voisins, qui sont souvent dans l’envie, la haine du groupe voisin ou du groupe supérieur. Les conséquences de la crise, c’est cela, la régression infantile, la dépression, ce sentiment de ne pas être reconnu, de ne pas exister, et c’est aussi l’agression. Il y a quand même la montée de la violence sociale pour régler les problèmes catégories contre catégories et on n’a plus tout à fait le sentiment d’avoir affaire à une société où les gens étaient liés par la reconnaissance mutuelle de leur place quelle qu’elle soit. Dans les sociétés anciennes et jusqu’au début du siècle, le patron et l’ouvrier se reconnaissaient comme patron et ouvrier, aujourd’hui, plus personne n’ose se dire patron et plus personne n’ose se dire ouvrier avec la fierté que cela comportait.

Antoine Mercier : Les sciences humaines déploient de savantes méthodes pour essayer de dire que l’on est tous copains.

Michel Schneider : De diluer dans une sorte d’égalité des non-sujets finalement des individus.

Antoine Mercier : Ce que vous dites-là, je reviens maintenant à la partie prospective de notre entretien, atteinte du sujet lui-même, est-ce que ce n’est pas là justement le problème pour tenter un ressaisissement ? Est-ce qu’il y a encore suffisamment de sujets pour que l’on se ressaisisse en tant que sujets ?

Michel Schneider : Moi, je l’espère. Je l’espère, je ne suis pas sûr que la France et les Français…

Antoine Mercier : Là, on peut parler au niveau mondial, c’est une crise mondiale.

Michel Schneider : Vont avoir ce sursaut de se dire, qu’est-ce qu’il faut faire et pas qu’est-ce que j’attends que l’on fasse pour moi. Comme disait Kennedy, une phrase assez belle : Au lieu de vous demander ce que l’Amérique fera pour vous, demandez-vous un petit peu ce que vous ferez pour l’Amérique. Alors, l’Amérique et l’élection d’Obama, c’est quand même la magnifique réalisation du vœu de tout un peuple d’en sortir. « Yes we can », c’est quand même la croyance qu’on y peut quelque chose individuellement et collectivement. Ils ont rompu avec tout un système qui les infantilisait, au sens de l’enfant maltraité, la suppression des services sociaux et autres. Je crois que se considérer comme sujet de sa propre existence, même si l’on est assujetti aux liens sociaux, aux liens hiérarchiques, aux liens professionnels, c’est quand même la clef qui nous amènera à davantage d’autonomie, mais seul un État, - encore une fois qui peut incarner, qui peut dire « Je ne peux pas tout. Je peux ça, et ça et je le ferai avec vous » - peut aider les gens à se ressaisir d’eux-mêmes si l’on peut dire et à se responsabiliser en tant que sujet.

Antoine Mercier : Pour revenir à cette notion de sujet, qui est centrale effectivement à la fois dans ce qui nous est arrivé, c’est-à-dire de cette perte d’autonomie qui constitue le sujet en tant qu’autonome et cette nécessité de retrouver cette possibilité d’être un sujet, est-ce que dans votre métier ou dans votre travail de psychanalyse, d’analyse, vous êtes confronté à cette question ? Vous la ressentez à travers les gens que vous voyez ?

Michel Schneider : Les pathologies ont profondément changé depuis Freud et ses cas d’hystériques, d’obsessionnels, disons de névrosés. Aujourd’hui, on a quand même d’avantage affaire à des pathologies qu’on appelle des états limites, qui sont entre la psychose et la névrose ou à un narcissisme tellement fort que l’on ne peut plus parler de sujet. On est « je » et « je », on n’est pas « je » et « tu ». Être un sujet, c’est être « je » en face d’un « tu ». Et là, on a des patients qui considèrent l’autre comme prolongement d’eux-mêmes, un reflet, un miroir, un objet qu’ils peuvent manipuler, qu’ils essayent en tout cas de manipuler et pas comme un sujet qui a ses droits, son existence, qui peut vous manquer, qui n’est pas tout puissant, pas plus que vous ne l’êtes. Donc, il y a cet effet quand même. C’est plutôt pas un effet, c’est une cause de la dilution du sens de l’altérité que l’on observe dans les nouvelles pathologies actuelles qui sont plus de l’ordre de l’addiction à l’autre que de la relation avec ce qu’elle comporte de distance.

Antoine Mercier : On a peur du vide, on a peur de l’autre, c’est ça ? De l’autre en tant que radicalement autre, parce que l’autre cela ne veut pas dire simplement quelqu’un qui est un autre que soi-même mais c’est quelque chose de tout à fait extérieur.

Michel Schneider : Un autre qui lui aussi est un sujet, qui lui vous considère comme une personne et pas comme un objet manipulable. Je dois dire que de plus en plus on voit effectivement, - c’est vrai encore une fois dans toutes les catégories sociales et ce n’est pas du tout le propre des gens qui souffrent, qui viennent chez les psychanalystes - on voit effectivement cette perte totale du sens de ce que l’on doit à l’autre. Comme Levinas disait, la formule du lien, du lien amoureux, du lien social aussi et du lien politique, c’est tout de même « après vous ».

Antoine Mercier : « Après vous, Monsieur ».

Michel Schneider : « Après vous, Monsieur ». C’est-à-dire qu’effectivement l’intérêt général, l’intérêt général qui est ce « Après vous ». L’intérêt général, ce n’est pas « Je », « Moi », mes intérêts acquis et je vais les faire valoir au détriment des avantages des autres, parce qu’un avantage que l’on gagne est toujours payé par quelqu’un soit les générations futures, soit d’autres catégories sociales à travers la fiscalité. L’intérêt général doit guider les politiques. Or, malheureusement, on a de plus en plus affaire à des politiques qui se demandent non pas pourquoi ils sont au pouvoir, pour faire quoi mais pour combien de temps. Et pour durer…

Antoine Mercier : Pour durer, pour rebondir.

Michel Schneider : Pour durer, pour rebondir, ils ne se demandent pas ce qu’il faut faire pour les Français, mais ce qu’il faut faire pour être réélu par eux. Donc, la perte de l’intérêt général

Antoine Mercier : Voire à tous les niveaux de direction.

Michel Schneider : Dans l’entreprise aussi. Les super-bonus, les trucs comme ça dont on se sert de façon éhontée quand en même temps on fait des pertes ou qu’on licencie, il y a quelque chose de totalement immoral et qui est insupportable. Je pense que si les élites se conduisent mieux d’un point de vue moral, les dominés accepteraient mieux les sacrifices qu’on leur demande.

Antoine Mercier : Alors, on se demande comment en sortir, vous avez cité Emmanuel Levinas, il y a eu son centenaire, il est très souvent finalement cité. Il apparaît de plus en plus comme un penseur qui pourrait être une voie de réflexion pour cette crise, même en tant que théoricien précisément de l’altérité, du regard, du visage de l’autre, de la manière dont on est constitué soi-même en tant que sujet par cette extériorité. Est-ce que vous avez l’impression que c’est une des voies philosophiques, une des possibilités philosophiques ?

Michel Schneider : Le retour de l’altérité n’est pas fermé, je l’espère en tout cas mais l’altérité n’est pas de nier le conflit. L’altérité passe par le conflit.

Antoine Mercier : C’est plutôt le contraire…

Michel Schneider : On est conflit quand on a perdu l’altérité. Le conflit, la considération de l’autre, la reconnaissance de l’autre me paraissent plus intéressant que l’amour au sens passif de ce terme. Je ne vous dirais pas, comme Ségolène Royal, « aimez-vous les uns les autres », je ne pense pas que cela soit le remède aux maux de la société, mais « regardez-vous les uns les autres comme les autres envers lesquels vous avez des droits et aussi des devoirs, mot qui a quand même à peu près disparu du vocabulaire contemporain ». Peut-être que c’est dans un certain ressaisissement du désintérêt ou de l’intérêt général, de l’intérêt pour l’autre que l’on trouvera une issue à la crise et non pas dans la capitalisation de ses intérêts particuliers.

Antoine Mercier : Et pas forcément dans les plans de relance non plus.

Michel Schneider : Les plans de relance sont nécessaires parce qu’il y a quand même à remettre en marche une économie, une confiance dans les liens qu’elle noue.

Antoine Mercier : Mais vous ne croyez pas que le système, pour terminer là-dessus, libéral, au sens large, se nourrissait précisément de ce narcissisme ? Fonctionnait en partie avec ce narcissisme comme énergie et c’est cela qui posait problème ?

Michel Schneider : Il l’a renforcé en introduisant des relations d’intérêt là où elles n’existaient pas. Aujourd’hui, on peut dire que le capitalisme est partout dans les relations sociales, intellectuelles, affectives… chacun se dit je vais capitaliser ma relation… Donc, il y a vraiment dans cette espèce d’entreprise effectivement de l’idée de chacun pour soi et Dieu pour tous et on aura au bout du compte tous intérêt à cette partie. Je pense qu’il faut reconnaître que ce système a failli, a trouvé ses limites dans la crise. Je pense qu’il faut un capitalisme avec une dose de libéralisme et cela n’a jamais impliqué, en tout cas dans la grande tradition du libéralisme français, l’absence de l’État, de règles, de régulation. Le capitalisme, ce n’est pas la jungle et comme dit Hobbes, la lutte de tous contre tous.

Antoine Mercier : Alors, « big mother », c’est terminé, le retour non pas du « big father » mais du père, est-ce qu’il peut encore une fois venir sans qu’il n’y ait une forme du retour du transcendant dans la société ?

Michel Schneider : Ça, je ne le sais pas, en tout cas, ce que l’on peut craindre, qui a été évité aux États-Unis, c’est que le retour du père se fasse sous la forme la pire, c’est-à-dire le père fouettard, le père dictateur, le fascisme sous toutes ses formes, qui vient remettre de l’ordre dans tout ce malaise social. Ce n’est pas du tout cela à quoi j’aspire.

Antoine Mercier : J’imagine.

Michel Schneider : C’est le père qui lui aussi protège, oriente, dirige…

Antoine Mercier : Et qui a ses limites.

Michel Schneider : mais, qui a aussi ses limites, bien sûr. Mais qui le fait à travers le conflit, qui est inévitable. Éviter tous les conflits en les fuyant cela ne fait que les reporter, les aggraver, on l’a bien vu ces jours-ci à la Guadeloupe.

Antoine Mercier : On remarque que la peur du conflit et même la difficulté à faire le constat d’un désaccord, cela pose un problème. Cela va très loin cette incapacité à considérer qu’il existe quelque chose à examiner ensemble..

Michel Schneider : Exactement, il y a une sorte de déni chez les politiques que la politique est faite de conflits. Le conflit est résolu si les uns et les autres se préoccupent de l’intérêt général et se reconnaissent l’un et l’autre comme des adversaires certes mais aussi des partenaires en charge de l’intérêt commun.

Antoine Mercier : Éloge du conflit par Michel Schneider, merci beaucoup […]



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