Fabrique de sens
 
Accueil > Oreille attentive > Transcriptions d’émissions de France Culture > D’autres regards sur la crise, avec Olivier Mongin

D’autres regards sur la crise, avec Olivier Mongin

Transcription par Taos Aït Si Slimane de l’entretien, du vendredi 24 juillet 2009, d’Antoine Mercier avec Olivier Mongin, écrivain et essayiste, dirige la revue Esprit depuis 1988.

« D’autres regards sur la crise », entretiens, depuis fin décembre 2008, d’Antoine Mercier, journal de 12h 30 sur France Culture, avec des intellectuels pour une autre manière de parler de la crise. Les brèves séquences du journal sont complétées par des bonus hors antenne, mis en ligne sur le site de France Culture.

L’oralité est volontairement conservée, vos remarques, corrections et observations sont les bienvenues, il vous suffit d’écrire à tinhinane[at]gmail[point]com

Antoine Mercier : Ces XXIVèmes rencontre de Pétrarque vont s’achever, ce soir à Montpellier, par un débat autour d’une hypothétique renaissance intellectuelle et on apporte également la dernière touche de notre série « D’autres regards sur la crise », plus de quarante entretiens avec des personnalités venues de tous les horizons, il y a aussi une vingtaine d’autres entretiens pour le site internet de France Culture, il y a un forum qui reste également ouvert tout l’été et qui a rencontré un grand succès, les auditeurs internautes pouvant ainsi apporter leur contribution. Olivier Mongin, bonjour.

Olivier Mongin : Bonjour.

Antoine Mercier : Vous êtes directeur de la revue Esprit, à ce titre un observateur acéré de ce qui fera histoire dans notre actualité et vous êtes un des premiers évidemment à dresser l’oreille devant cette crise. Où est-ce qu’on en est dix mois après son commencement, en tout cas les premières manifestations visibles de la crise ? Le sentiment et que le premier élan réflexif qui avait couru, au début de l’année, est maintenant un peu englué dans cet irrépressible envie du système de revenir peut-être à une situation normalisée.

Olivier Mongin : Je pense personnellement que c’est une crise très profonde mais on a tous tendance à dire que cela ne peut pas être comme avant et on a tendance à dire qu’il est temps que cela finisse. Le problème est quand même d’entrer lentement dans la crise avant même d’essayer d’en sortir trop vite. On est exactement là dans un entre deux un peu compliqué mais moi je pense que c’est une crise, le mot il ne faut pas en abuser, c’est un événement, au sens où événement c’est quelque chose qui trouble, c’est un événement historique comme il y a eu 1989, 2001. Là c’est une crise qui ramasse beaucoup de choses, qui fait remonter beaucoup de questions, de problèmes qui n’ont pas été pris en charge. C’est pour cela que c’est très délicat à appréhender surtout pour un intellectuel qui d’habitude à tendance à croire qu’il y a une posture de survol, que l’on va trouver le discours etc. Puis, deuxième remarque, le problème aussi de l’analyse de la crise : - c’est normal puisqu’elle est économique avec des conséquences sociales - il y a ceux qui en souffrent, on a peut-être tendance à avoir une simple grille économique de lecture de la crise. Je ne pense pas que l’on puisse réduire la crise à sa seule dimension économique même si c’est la plus redoutable.

Antoine Mercier : C’est pourquoi d’ailleurs on a fait effectivement cette série, « D’autres regards sur la crise ». Olivier Mongin, dites-nous donc ce que vous, de votre poste d’observation, vous percevez des symptômes de cette crise et peut-être, malgré tout, l’analyse que vous pouvez en faire. Le début d’analyse.

Olivier Mongin : Bonjour. Je dirais, et ce n’est pas une histoire d’intellectuel, cela vaut pour tout le monde, la crise ça nous fait comprendre qu’il va falloir renverser un certain nombre de mécanismes mentaux auxquels on est habitués. Tout d’abord, on est entré dans un monde unique, mais j’y reviendrai, mais surtout c’est quoi le monde de la mondialisation ? On a tendance à croire que la mondialisation, surtout en France, c’est une échelle supplémentaire. C’est-à-dire qu’il y aurait le local, ici Montpellier, la région, la nation, l’Europe et le monde au-dessus. Il est bien évident que la question que nous pose la mondialisation, c’est que ce n’est pas une échelle supplémentaire. C’est un monde de flux, comme on le sait pour l’information, les technologies, et on est immergé dans ces flux, comme des navigateurs, les internautes sont des navigateurs, immergés dans les images numériques. Première remarque, comprendre la mondialisation, c’est comprendre qu’elle est déjà là et ce n’est pas quelque chose qu’il faut aller regarder, chercher ailleurs. Elle est déjà là, au sens où le global est dans le local. Deuxième remarque mais très rapide, la mondialisation, je l’ai dit, elle est multidimensionnelle, elle n’est pas simplement économique, je n’insiste pas, moi je suis très sensible aux processus de territorialisation nouveaux qui n’ont plus grand-chose à voir avec ce qu’avait été l’organisation de l’espace européen. Et troisième remarque, je pense qu’il y a des tendances très lourdes, moi j’ai la chance de beaucoup voyager, je reviens de Bolivie par exemple, il est quand même frappant qu’aujourd’hui, cela n’aurait pas été le cas il y a dix ans, vous êtes à Bogota, vous parlez avec des gens de problèmes communs. Bien sûr, on ne vit pas de la même manière à Montpellier et à Bogota mais ce qui est très nouveau, et ce n’est pas que les problèmes écologiques, les gens ressentent en fonction des effets de la mondialisation, les problèmes en commun. Et ça, c’est nouveau.

Antoine Mercier : Là, vous nous décrivez ce qui se passe mais, Olivier Mongin, la crise elle-même, qu’est-ce que c’est ? Est-ce que c’est la crise de ce système ? Et pourquoi est-ce que ce système de mondialisation entre en crise ?

Olivier Mongin : Le système est un système qui est lié, je dirais, à deux phénomènes majeurs dont on a d’ailleurs peu, trop peu parlé. D’abord la révolution numérique, qui brouille un peu les frontières du réel et de l’imaginaire. Il n’y a pas de crise financière, de crise de subprimes sans le virtuel. Le virtuel pose des problèmes très spécifiques, qui nous font un petit peu perdre le rapport à la réalité. Ça, c’est une des questions centrales qui est très lourde pour les gens qui ont l’habitude du langage écrit ou du langage traditionnel puisqu’effectivement on est dans un monde de ces flux d’images, ces flux d’écrans où la perception du réel se transforme. Il faudrait y revenir plus longuement. Puis le deuxième aspect qui pour moi est peut-être le plus important. Les écologistes avaient un peu anticipé cela mais on est un peu au-delà du débat écologique. C’est ce que Paul Virilio appelle la fin de la géographie, c’est en tout cas pour moi la leçon de la crise, c’est que nous avons appris définitivement que nous vivons dans un monde unique et commun. Là, on fête les quarante ans de l’assaut de la lune et l’on croit que l’on va repartir sur la lune, non, il n’y a plus d’utopie lunaire possible, nous sommes dans un monde commun, nous devons résoudre en commun les problèmes dans une terre unique. Et ça, c’est la question centrale. Serons-nous capable de ça ? Et je dirais, à quel niveau ?

Antoine Mercier : Alors la crise, cela serait le passage d’un monde infini ou indéterminé qui rencontre une limite ?

Olivier Mongin : Qui maintenant rencontre une limite tout en se croyant illimité. Justement le virtuel dont je parlais tout à l’heure, on l’a vu dans la crise financière, c’est un processus d’illimitation. Donc, on est dans une double vitesse. À la fois on croit que l’on peut être dans l’illimitation, les financiers le croient, ils continuent à faire semblant d’y croire, ils veulent repartir pour un tour, et de l’autre côté, on voit que l’on est dans un monde qui a des limites de plus en plus évidentes, à commencer par celles de la terre. Donc, il va nous falloir articuler l’illimité des flux et la limite. Et c’est là un thème que l’on peut aborder un peu trop vite malheureusement, mais moi il me passionne, il faut bien sûr penser la régulation par le haut, je ne dis aucun mal des mesures du G20, c’est quand même de petites avancées importantes, le problème c’est comment pourront-elles se faire ? Mais à côté de la régulation par le haut, ce que je trouve très intéressant aujourd’hui, c’est de voir, aux quatre coins du monde, beaucoup de gens qui réfléchissent à la mondialisation par le bas. C’est-à-dire qu’il faut réinscrire les flux dans des territoires, dans des espaces-temps où l’on retrouve le problème des éléments, le problème de l’élémentaire, le problème des matières, les problèmes que les écologistes posent très bien. Tout le débat sur les métropoles, pas uniquement le grand Paris, montre que cette question est tout à fait centrale. Il ne faut pas penser les réponses à la mondialisation uniquement par la gouvernance mondiale et le haut, il faut arriver à repenser des espaces temps. Vous voyez, moi, je trouve ça passionnant, c’est pour cela que la question du territoire est centrale, tous les débats sur les métropoles.

Antoine Mercier : D’accord Olivier Mongin, mais est-ce que ça, cela fait une perspective historique ? Est-ce que cela fait une visée ?

Olivier Mongin : Dernière question, vous avez raison, on a parlé déjà de plusieurs ruptures, et cela ça touche les intellectuels de front, le problème n’est pas les intellectuels dans tout cela, vous l’avez bien compris, c’est que nous, nous avons quand même toujours essayé de penser un peu en Européens et 89, c’était l’idée que l’histoire montait, je dirais, vers l’assomption des valeurs universelles qui étaient les valeurs européennes. Or, le monde d’aujourd’hui est un monde qui est multiple et ce n’est pas simplement celui de la guerre des cultures dont on a trop parlée, c’est un monde où l’Europe, je dirais le monde occidental, n’est plus nécessairement le centre, l’acteur décisif. Il ne faut pas se tromper, même les États-Unis ne redeviendront pas le bloc hégémonique à l’échelle mondiale. La Guerre d’Irak nous a beaucoup trompés sur ce qu’était encore la puissance américaine. La vraie question pour moi : qu’est-ce que c’est que conserver, en intellectuel européen, des valeurs européennes, dans un monde, qui ne sera plus rythmé simplement au seul rythme de l’Europe ? Nous ne sommes plus - ce n’est pas une question d’être les maîtres du monde - les seuls penseurs du monde. Et, dans une revue comme Esprit, il est évident que nous sommes plus souvent plus à même de travailler avec des intellectuels indiens, et pour moi Amartya Sen, souvent évoqué, ce grand économiste, est un des penseurs le plus important à l’échelle mondiale avec des gens d’Afrique du Sud, des Africains qui ressentent des questions communes et les déclinent différemment. Mais vous voyez bien que les choses se renversent. On ne pense plus France, Europe, Monde, il faut penser, Monde, Europe, France, ce que j’ai appelé le cadre métropolitain. Et là, c’est un renversement mental qui est passionnant mais qui trouble complètement notre rapport à l’histoire.

Antoine Mercier : Et dont on reparle, dans un instant, pour notre conservation allongée pour notre site internet de France Culture. Merci beaucoup Olivier Mongin. Vous participez ce soir au débat, avec François Julien, Mathieu Potte-Bonneville, Christiane Taubira et Michèle Riot-Sarcey, c’est à 17h 30. Les auditeurs de France Culture pourront écouter ces émissions dans la deuxième semaine du mois d’août.

[Suite, bonus hors antenne]

Antoine Mercier : On poursuit notre conversation et j’aimerais bien que l’on reparte d’un point que vous avez particulièrement étudié, en tout cas qui vous intéresse de façon très prégnante dans cette crise, c’est l’urbanisme, l’urbanisation. Vous avez beaucoup voyagé, dès que vous arrivez dans un endroit, vous allez voir ce qui se passe. Aujourd’hui même, à Montpellier, vous allez vous rendre dans un quartier pour voir où on en est. Vous essayez de lire, à travers ces formes très concrètes que sont les architectures et en général l’urbanisme, des symptômes à la fois peut-être de maladies mais aussi peut-être de possibilités de guérison de cette crise. Alors, dites nous comment vous lisez aujourd’hui ces différentes expériences que vous avez eues dans le champ de l’urbanisme.

Olivier Mongin : L’intérêt de travailler sur l’urbanisme, c’est que c’est tout d’abord des choses visibles alors qu’on est dans un monde que l’on a du mal à lire. C’est des choses que l’on sent, qui sont physiques, dont on peut discuter avec les gens, la manière d’habiter… En tant qu’intellectuel classique, j’aime bien travailler là-dessus c’est…

Antoine Mercier : Concret.

Olivier Mongin : C’est concret, voilà. Ensuite, l’intérêt de travailler là-dessus, c’est que l’on voit des tendances lourdes à l’échelle mondiale. Arrêtons-nous un peu là-dessus. On voit d’abord, on dira que ce n’est pas nouveau, mais beaucoup de travaux le montrent, on n’est plus dans une vision d’urbaniste assez classique, très française, parisienne : le centre, la périphérie, comment raccorder cela… À l’échelle mondiale, on est dans un monde de réseau, ce qui veut dire un monde interconnecté. Donc, la vraie question aujourd’hui, c’est moins la ville etc. Tous les gens qui voyagent bougent, et même pour venir à Montpellier, on le sait, on va de connexion en connexion. Très souvent, ce qu’il y a entre les connexions, ce n’est pas nécessairement là que l’on se balade le plus. Ceux qui voyagent un peu en Afrique ou ailleurs le savent très bien, le monde est étendu mais il y a des tas d’endroits où l’on ne va pas. On ne peut pas y aller et pas uniquement parce que c’est en friche ou parce qu’il y a de la violence. On est conduit à faire des sauts de puce…

Antoine Mercier : Une discontinuité en fait.

Olivier Mongin : Voilà, de fortes discontinuités et la question de la connexion est très intéressante parce que c’est des sas, des lieux de passage obligés pour tout le monde, l’image c’est l’aéroport, les hubs, etc. Simplement, d’une connexion vous pouvez faire soit un lieu de sélection, de sécurisation, soit un lieu d’ouverture. Donc, on a là déjà tout un problème. Une connexion, j’ai pris l’image d’un aéroport, prenons l’image d’une grande ville, ne parlons pas toujours de Paris, Lyon, Nantes, c’est une porte. Entre la banlieue et le centre, je reviens quand même à ce thème-là, est-ce que l’on va faire une coupure ou est-ce que l’on a une capacité d’ouverture ? Paris est une ville qui est très coupée, on le sait, entre sa première couronne et le centre, c’est un lieu commun mais c’est ce qui explique aussi les émeutes urbaines et toutes ces questions. Premier point la connexion, ensuite, à l’échelle mondiale, ce que l’on observe, il y a beaucoup de travaux là-dessus, c’est que, et ça, ce n’est pas arrivé en Europe, cela vient de l’Amérique latine, année 1960-70, Asie, début même des années 1930, c’est ce que l’on appelle les espaces d’environnements sécurisés. L’espace d’environnement sécurisé le plus, c’est le condominium, c’est l’espace commercial que vous avez vu, ceux qui connaissent l’Amérique latine, se développer dans toutes les périphéries. Ce modèle - un architecte, urbaniste, David Mangin, en parle très, très bien - est devenu un modèle qui permet de penser les parcs de loisir, les lotissements, les terrains de sport, de penser au fond des tas de formes d’espace. Vous voyez qu’il y a un type de construction qui est sécurisé - on a beaucoup insisté à Pétrarque sur la question de la sécuritaire - c’est-à-dire qui marque des limites, on n’y entre pas et on en sort pas n’importe comment. C’est un espace qui limite. Si l’on admet que ce type d’espace est prégnant, je dirais même un peu majeur, le problème pour nous est de voir comment rouvrir ces espaces. Là, on touche la question démocratique.

Antoine Mercier : Là, vous faites le tableau, le diagnostic, c’est la fermeture de ces espaces qui est une tendance lourde et le projet serait précisément d’aller à l’inverse, d’ouvrir et qu’il n’y ait plus cette discontinuité…

Olivier Mongin : Tout à fait. Je reviens là-dessus, d’un mot je rappelle…

Antoine Mercier : Est-ce qu’il y a déjà des choses qui sont faites, de cet ordre là ?

Olivier Mongin : Mais vous voyez bien que l’on est toujours pris dans une double logique, comme la logique financière, l’illimitation, les villes masse en Afrique, Kinshasa etc., dont on a parlé, les grandes villes, les mégapoles et de l’autre côté, les limites séparation. Donc, le problème c’est bien de retrouver ce qui est dans notre tradition européenne, des formes urbaines qui intègrent, qui soient intégratrices, qui étaient depuis la commune médiévale, - l’historien Jacques Le Goff a très bien parlé de cela- c’est un peu l’esprit urbain chez nous, qui quelque part précède l’avènement de la démocratie mais l’accompagne. Est-ce que l’on a des exemples de ça ? Je reviens à la thématique, mondialisation parle bas, c’est vraiment l’idée que l’on trouve chez des gens très différents : Pierre Veltz, qui était en charge, avec d’autres, du Grand Paris ou un Italien, à Turin, qui s’appelle Alberto Magnaghi qui a une thèse, qu’il appelle le « projet local ». Ce n’est pas à l’échelle d’une métropole, c’est à l’échelle d’une région, la région de Turin, région préalpine, région en crise industrielle, comme beaucoup de régions chez nous. Il va falloir essayer de penser un projet qu’il appelle local, mais on pourrait dire nous métropolitain, qui dépasse un cadre urbain limité, qui porte à la fois un projet économique : comment répondre à la crise industrielle ? Comment renouer avec l’économie marine, c’est-à-dire se raccorder à Gênes etc. ? Comment ce projet économique va se raccorder à un projet social où l’on aborde des problèmes d’emploi ? Et comment ce projet, vous l’avez bien compris, va permettre de répondre aux défis écologiques ? C’est-à-dire le rapport aux éléments, les questions de pénuries dont on a parlé hier, à Pétrarque, avec madame…

Antoine Mercier : Avec Madame Suzan George et Madame Cécile Duflot.

Olivier Mongin : Voilà, pardon. La question de la pénurie, qui est la question de la rareté, va être reprise dans des espaces-temps qui sont des espaces qui sont là pour décélérer les flux.

Antoine Mercier : J’ai voulu justement que l’on prenne cet exemple de l’urbaniste parce qu’effectivement on a affaire à des choses concrètes. À partir de là, on va essayer de faire un décollage vertical pour s’interroger sur cette notion d’espace parce qu’on a l’impression que la crise, c’est le fait de ne plus pouvoir trouver une place dans un espace d’une part, et aussi, ce sont des dimensions qui nous sont apparues dans les différentes interviews que j’ai pu faire, la notion de temps. C’est-à-dire que la notion d’espace-temps, catégorie fondamentale de la conscience, où l’on cherche à se stabiliser, à retrouver cet espace et à vivre ce temps. Est-ce que là, on n’est pas un peu au cœur de la difficulté d’aujourd’hui ?

Olivier Mongin : De même que se réinscrire dans l’espace, c’est une manière de pouvoir un peu, comme je l’ai dit, calmer les flux. Le problème de l’espace c’est aussi de nous apprendre peut-être à retrouver le temps, qu’on a l’impression d’avoir perdu, le monde, l’instantanéité, etc., on le sait, cycle permanent, rapide etc. Christian de Portzamparc, l’architecte, dit justement : « L’architecture c’est une capacité d’inscrire du temps dans l’espace. » C’est-à-dire de créer des espaces qui vont me permettre corporellement de retrouver un rapport à la durée. Alors, cela peut renvoyer au thème du récit, ici on est dans une ville, Montpellier, très patrimoniale, qui a une histoire, à chaque coin de rue on voit que l’on se réinscrit dans la durée mais ce n’est pas pareil partout. Donc, ce que je trouve très important, c’est de réinscrire cette question de l’espace par rapport à celle du temps. Il y a beaucoup de gens qui travaillent là-dessus. Les grands projets métropolitains en France, Nantes Saint Nazaire est l’un des plus intéressants, parce qu’il y a l’estuaire de la Loire qui porte un petit peu tout le projet, il y a un paysage extrêmement fort. Il faut bien un paysage, quelque chose qui inscrive une dynamique. On voit très bien que la question du temps se repose, au sens de retrouver un certain rapport à la mémoire, comme si un rapport à la mémoire un peu dynamique allait aussi nous permettre de retrouver un rapport à l’avenir. Mais s’il n’y a pas ce rapport à la mémoire, à la durée, on voit très, très bien qu’il est très difficile de s’inscrire dans un espace. Un espace draine des cycles. Si vous êtes à Nantes- Saint Nazaire, il y a l’eau, le flux et le reflux, il y a la marée, c’est un des premiers cycles qu’il y a, qui nous fait vivre mentalement dans la tête, après il y a les quatre éléments qu’il faut retrouver en permanence et là vous avez des tas de réflexion. Quand on dit : il faut faire du vert dans la ville, le problème ce n’est plus d’aller chercher la campagne ailleurs, c’est de réinscrire le rythme de ce qu’était la nature dans la ville. Une dernière remarque - mais je n’insiste pas - qui serait intéressante, on voit très bien que cela nous ramène à des questions anthropologiques un peu fondamentales, qui d’ailleurs nous ramèneraient à relire des classiques, comme Alberti, premier grand traité d’architecture, Quattrocento, qui est à relire aujourd’hui, qui prend tout son sens dans cette difficulté…

Antoine Mercier : Dites-nous pourquoi parce que là…

Olivier Mongin : D’un mot, l’anthropologie nous aura appris au XXe siècle à respecter, Lévi-Strauss etc., l’art du langage mais nous redécouvrons aujourd’hui, je trouve cela tout à fait passionnant, l’art d’habiter. C’est-à-dire que l’on n’habite pas n’importe comment. Il y a des tas de gens, ils peuvent être riches ou classés pauvres, qui ne savent plus habiter, or, mon corps, le corps commun, le corps collectif commun, comme le corps individuel, tous ont besoin de trouver des rythmes dans un espace qui porte un peu notre petite nature. Alberti disait : L’art d’habiter, ça revient à instituer de l’humanité. Il faut bien comprendre que mal habiter, c’est créer moins d’humanité.

Antoine Mercier : Je rebondis sur ce que vous avez dit, corporellement il y a un rapport à la durée parce que la notion de corps, pour rester dans le concret aujourd’hui, c’est aussi une notion qui est en difficulté. Là, on revient directement au virtuel, la question que je voudrais vous poser, c’est, ces nouvelles technologies, le virtuel, la possibilité de s’émanciper de la matière, des choses concrètes, est-ce que cela n’est pas une donnée qui fait que l’on ne pourra pas en sortir ? Comment on va supprimer ces technologies nouvelles ?

Olivier Mongin : Pour moi, le virtuel est derrière tous ces débats-là. On l’a très peu évoqué, on en parlera ce soir certainement. Moi, je ne fais pas du tout partie des gens partie des gens qui sont contre la révolution technologique, bien au contraire, il y a qu’à voir en Iran, c’est très important de pouvoir faire passer des messages à travers Internet etc. je ne suis pas du tout contre, il faut quand même réfléchir en profondeur sur ce que représente le virtuel. Le virtuel ne s’oppose pas au réel en tant que tel. Le virtuel - c’est ce que les financiers ont cru- nous fait croire que tous les possibles sont possibles, cela vaut pour un môme des banlieues qui est derrière son écran comme pour un financier formé par Polytechnique. C’est cette idée que tous les possibles sont possibles et ça, c’est très important, j’y reviendrai ce soir - c’est même pour moi la question centrale - parce qu’après cela ne s’oppose pas au réel, vous avez toujours votre corps devant l’ordinateur, simplement cette idée-là, elle vient dévaloriser le réel. Et dévaloriser le réel, c’est dévaloriser tout ce dont on a parlé depuis un moment, c’est-à-dire ce rapport à un espace temps de proximité. Une espace temps proche qui fait que l’on a envie de vivre ensemble. Je pense qu’il est important de réfléchir sur la manière de refaire du corps, donc de retrouver des limites parce que mon corps a des limites justement, il tend vers un monde qu’il croit illimité. Et là, je pense que la question de la crise est là. C’est comment dans un monde, il y aura toujours cette croyance en l’illimité. Vous n’allez pas faire disparaître Internet, demain matin. Les révolutions technologiques, c’est ce qui fait l’histoire. Aujourd’hui on vit une révolution technologique qui est bien plus importante que la révolution industrielle, simplement, on n’en a pas encore pris acte suffisamment parce que la crise des subprimes, c’est la crise des gens qui ont cru que le virtuel, l’illimitation permettait, on l’a dit au début de ce cycle, à Pétrarque, de prendre des risques sans risques. Et bien non, les risques étaient quand même là, on retrouve toujours le réel. Et le réel, c’est soit les fondamentaux de l’écologie, de la terre, soit c’est les fondamentaux de mon petit corps, les fondamentaux aussi de l’entreprise. Tout cela, vous voyez, va vraiment de pair. D’un côté l’illimitation, qu’il faut calmer et de l’autre côté refaire des limites, c’est-à-dire retrouver le sens du corps individuel et collectif.

Antoine Mercier : Le problème de la limitation, c’est que l’homme s’en contente rarement et qu’il a toujours besoin, là on trouve une illimitation virtuelle et immanente, avant il y avait une illimitation qui était sans doute un rapport à un extérieur, à un au-delà. Comment peut-on imaginer que l’on vivrait dans l’habitation que vous décrivez sans avoir une perspective quand même de quelque chose qui serait de l’autre, de l’au-delà, de la vision historique ? Je voudrais aussi que vous parliez peut-être, parce qu’on en parle très peu, de la dimension religieuse de la mondialisation. Est-ce que la religion va revenir pour resservir un illimité ? Ou est-ce que c’est aussi une perspective qui est derrière nous ?

Olivier Mongin : Ça, c’est un aveuglement très français. Moi, je suis laïque, je suis croyant à titre personnel mais je suis laïque total. La France c’est quand même un pays qui ne perçoit pas toujours bien la question religieuse. Bien entendu, tout le monde le sait, il n’y a pas besoin de regarder l’Iran, on n’en est pas là. D’ailleurs, le Quai d’Orsay vient de créer une direction de la mondialisation dont la première section est la religion. Je vais juste dire une chose importante, oui, je pense que l’on a besoin, en non croyant, d’une spiritualité commune. C’est-à-dire que l’on a besoin de trouver des limites communes pour vivre dans cette terre, il n’y a pas besoin nécessairement de croire à un grand autre, il faut respecter ceux qui ne croient pas et tout à fait à juste titre. Moi, ce qui m’intéresse c’est quand même d’observer aujourd’hui, à l’échelle mondiale, - on avait fait un numéro de la revue Esprit là-dessus - contrairement à ce que tout le monde croit, moi le premier, ce n’est pas l’Islam qui sera la première religion à l’échelle mondiale en 2050, c’est le christianisme et à travers le christianisme le protestantisme et plus précisément les religions évangéliques.

Antoine Mercier : Parce que ?

Olivier Mongin : Si vous vous baladez un peu aujourd’hui en Amérique latine, Amérique centrale, Amérique du nord, Afrique, les religions évangéliques sont partout. Elles sont partout, qu’est-ce que c’est ? Vous pouvez, vous, créer une petite entreprise évangélique. Pourquoi ça marche ? Ça marche justement, et cela est une grande question, peut-être que la religion est l’opium du peuple etc., mais quand les choses sont trop cassées, les gens ont besoin de trouver justement des réparateurs. Et quand il n’y a pas de médecin professionnels, je dirais que la religion sert de médecine. Je me souviens, pour être concret, d’un voyage au Nicaragua, où je vais de temps en temps dans un village en montagne, Estoril. Un matin, la première fois où j’y allais, j’entends de la musique partout, je dis aux gens avec qui j’étais, tiens les boîtes de nuit ferment, non ce n’étaient pas les boîtes de nuit qui fermaient, c’étaient les petites églises évangéliques partout qui ouvraient. Et là, qu’est-ce qu’on voyait ? On entendait de la musique et, on a parlé des corps, on a vu des corps danser, bouger, etc. C’est comme si les gens avaient besoin à travers cette offre religieuse, que je ne qualifie pas, de retrouver quelque chose qui les fasse vivre, tout simplement.

Antoine Mercier : Ce n’est quand même pas très encourageant comme perspective, ce que vous dites-là.

Olivier Mongin : Je ne leur fais pas l’éloge, vous l’avez bien compris. Je dis simplement qu’il ne faut pas se tromper, l’offre religieuse, ce n’est pas pour rien qu’elle trouve des réponses. C’est bien parce que quand vous n’avez plus d’offre politique, c’est-à-dire de traduction des violences et des problèmes, il faut bien que des gens qui vivent dans des conditions extrêmement difficiles s’y retrouvent. Moi, je pense que pour penser le monde, je retrouve le vieux philosophe Engel, il vaut mieux penser le négatif. On a besoin aujourd’hui de penser ce qui ne va pas, c’est cela la crise, c’est l’obligation de penser ce qui ne va pas et pas se faire plaisir à inventer une nouvelle utopie, parce que d’une certaine manière, nos amis de la finance nous ont inventé une utopie qui s’est bien cassée la figure.

Antoine Mercier : Dernière question, très large, pour les quelques minutes qui nous restent. Est-ce que ce n’est pas la question de l’universalisme qui est en cause aujourd’hui ? Comment imaginer un monde fait de relativismes qui pourraient se supporter les uns les autres, se tolérer les uns les autres sans avoir une dimension universelle ?

Olivier Mongin : Ça, c’est la grande question. On a évoqué l’anthropologie, l’art d’habiter, l’art de parler, là, il y a de l’universel. Ce qui fait l’humanité aux quatre coins du monde, c’est cette manière de répondre on n’habite pas n’importe comment, on ne parle pas n’importe comment. Le langage, c’est sacré, je dirais l’habité, c’est sacré, premier point. Deuxième point, j’ai dit tout à l’heure que l’Europe n’était plus ce qui organise le monde mentalement, est-ce un mal ? Est-ce un bien ? Soit vous êtes relativiste et vous dites à chacun sa culture, les Chinois se débrouilleront, les Indiens se débrouilleront, etc., ils ont des cultures extrêmement subtiles, ou vous dites, il y a des valeurs universelles qui sont partageables, que l’Europe a contribué à forger des valeurs universelles, ce que je crois, par exemple les valeurs urbaines que j’évoquais tout à l’heure ont du sens pour tout le monde, à l’échelle du monde. Moi, ce que je découvre, à l’étranger quand vous rencontrez des penseurs importants, ce ne sont pas des gens qui refusent les valeurs universelles qui ont été portées par l’Europe. Ils disent simplement, et là on retrouve la question spatiale, il faut que ces valeurs soient reprises dans le contexte de nos cultures. Vous n’allez pas les imposer brutalement, comme on a pu le faire. Ce n’est pas en pénétrant en Irak que l’on fait pénétrer les valeurs de la démocratie. Les valeurs, cela ne se fait pas pénétrer avec violence. Donc, la question des valeurs partageables est très importante. Et là, on trouve une question essentielle, qui est chère au spécialiste de la Chine, qui sera là ce soir, François Julien, qui est la question de la traduction. La plus belle question qui est derrière nous, on retrouve le langage, c’est quand même, au niveau de l’humanité, la capacité que l’on a de se traduire entre nous. Et là, on retrouve le « entre », qu’on évoquait tout à l’heure. La question du « entre », si l’on ne met pas de murs et de frontières, eh bien, on essaye de se traduire entre nous. Donc, le « entre » est bien plus important que tout le reste. Nous avons des langages différents, le problème est de créer la relation entre eux. C’est cela le devenir de demain. Y arrivera-t-on ou non ? Je pense que la question de la traduction est très importante. Et pour finir sur l’Europe, vous avez un livre, que moi j’aime beaucoup, d’un philosophe, Rémi Brague, qui s’appelle « La voie romaine », il dit : au fond, n’oublions pas, les grands textes fondateurs - là on peut jouer parce que l’Europe a un peu grandi – ne sont pas nés en Europe, au sens où il dit que la philosophie grecque d’une certaine manière c’était un peu l’Orient à l’époque et la Bible, c’est de l’autre côté de la Méditerranée. Il dit que l’Europe, c’est le monde de l’éducation et c’est donc le monde de la traduction. C’est le monde de la mise en relation. Je pense que c’est une thèse très, très forte. Si l’on ne veut pas simplement dire que « l’Europe décline », « l’Europe est à bout de souffle », ce que moi je trouve ridicule, on se porte d’une certaine manière très bien mentalement, on a du mal à voir les choses, c’est embrouillé, je pense qu’il faut que l’on joue notre tache de traducteur, non pas tache de savants qui savons tout mieux que tous les autres. Il ya d’autres très grands traducteurs, j’ai cité plusieurs fois Amartya Sen, je pourrais citer dix autres grands intellectuels. Amartya Sen, c’est pour moi quelqu’un qui fait référence autant qu’un Français, un Italien, etc.

Antoine Mercier : On n’a pas l’impression quand même que Monsieur Barroso soit préoccupé essentiellement par cette mission de traduction. C’est juste une petite pique pour finir sur la capacité politique de mettre en œuvre ce que vous dites.

Olivier Mongin : Moi, je reste très politique au sens - on l’a vue à Pétrarque- que ce n’est pas si simple. Nos amis politiques ont du mal à traduire les questions. Il reste que si vous voulez traduire la violence autrement que par de la violence ou par de la religion - comme je l’ai dit tout à l’heure - un peu détournée, il faudra bien recréer de la scène politique. Au niveau de la représentation politique, comme au niveau de la participation. Il est vrai qu’aujourd’hui, le très grand problème, c’est que nous avons des politiques qui sont d’excellents techniciens, quitte à ne pas toujours très bien contrôler les techniques, on le sait, mais qui ne sont plus des gens qui pensent l’action politique qu’ils mènent. Là, la France est quand même exemplaire mais les États-Unis, l’Angleterre étaient des pays où au XIXe siècle, XXe siècle, jusqu’à l’après-guerre en tout cas, les hommes politiques étaient des écrivains, des penseurs. Quand on se battait au XIXe siècle, à l’Assemblée nationale, sur le concept de propriété, on avait réfléchit au concept de propriété, ce n’était pas un problème technique qu’il fallait résoudre en termes de gestion. C’étaient des gens qui prenaient le temps - on retrouve le temps que vous avez souvent évoqué - de la réflexion. La politique ne peut pas faire l’économie du temps. C’est cela le gros problème. Aujourd’hui, on a le temps financier, qui est le temps instantané, qui s’est cassé la figure, le temps de la nature qui est le temps écologique, qui est un temps cyclique, vous le savez mieux que moi, qui n’est pas un temps de l’instantanéité, on sait les difficulté qu’il a, et le temps politique qui n’est pas le temps de l’instantanéité. Donc : se rebattre sur le temps, se battre sur le temps, créer des espaces qui nous permettent de renégocier notre rapport au temps. C’est très bien les forums comme Pétrarque qui permettent de prendre du temps mais tout le monde ne peut pas le faire et on ne peut pas le faire tout le temps. On est là au centre de nos réflexions, il faut prendre le temps de penser, il n’y a pas de pensée sans temps.

Antoine Mercier : Merci beaucoup Olivier Mongin d’avoir apporté ce tableau, très complet, qui touchait à la fois des choses très concrètes et des idées, de grands concepts. Merci d’avoir accepté notre invitation, j’étais très heureux que vous soyez ainsi le point d’orgue de cette série « D’autres regards sur la crise ».



Haut de pageMentions légalesContactRédactionSPIP