Antoine Mercier : « D’autres regards sur la crise », toute cette semaine, dans le cadre de ces XXIVe Rencontres de Pétrarque sur le thème « Après la crise quelle(s) révolution(s) ? » Roland Gori, bonjour !
Roland Gori : Bonjour !
Antoine Mercier : Donc, vous êtes effectivement, psychanalyste, professeur de psychopathologie clinique à l’université d’Aix-Marseille et j’allais dire, surtout, pour ce qui nous concerne, l’initiateur du fameux L’Appel des appels qui a rencontré un grand succès cette année à l’occasion de cette crise. Je voudrais juste citer la première phrase, pour remettre cet Appel des appels dans son contexte : « Nous, professionnels du soin, du travail social, de l’éducation, de la justice, de l’information, de la culture, attirons l’attention des Pouvoirs Publics et de l’opinion sur les conséquences sociales désastreuses des Réformes hâtivement mises en place ces derniers temps. » Voilà le début de cet appel qui a rencontré, je le disais, beaucoup d’échos, à un certain moment. Où en est-on aujourd’hui, j’allais dire… peut-être, quelques mois après le lancement de cet Appel, Roland Gori ?
Roland Gori : Alors, on en est au constat d’une urgence de communiquer, de dire et d’analyser, tout en prenant du temps. C’est un peu un paradoxe, mais finalement l’Appel des appels est né du cœur des métiers de l’humain, du Bien Public, de l’espace public, qui ont considéré que, du cœur de leurs métiers, ils pouvaient révéler une dimension du politique. Je dis bien du politique et non pas de la politique, c’est-à-dire selon la manière dont on conçoit le soin, selon la manière dont on conçoit la justice, selon la manière dont on conçoit l’information, selon la manière dont on conçoit l’éducation etc., il est évident que c’est tout une conception de l’homme qui se révèle. Or, depuis plusieurs années nous assistions à l’émergence de nombreuses pétitions : « Pas de zéro de conduite », « La nuit sécuritaire », « Sauvons l’hôpital », « Sauvons la recherche », « Sauvons l’Université ». On n’arrête pas d’essayer de sauver, ce qui montre bien qu’effectivement, n’est-ce-pas, nous sommes dans une civilisation qui fait faillite au moment même de son triomphe, comme disait René Char et…
Antoine Mercier : Alors, ce qui est intéressant, là dedans, effectivement, c’est la transversalité. Ça a cristallisé à ce niveau-là. Donc, qu’est-ce qui est commun dans tout ça ? Soulignez bien ce qui nous…
Roland Gori : Alors, ce qui est commun, si vous voulez, que nous prenions la réforme de la justice, la réforme de l’hôpital, la réforme des Universités, la réforme, n’est-ce-pas, du soin, ce qui est commun, c’est finalement qu’on nous demande de nous normaliser en incorporant des valeurs qui donnent l’image d’un homme économique, rationnel, performant, qui doit réagir immédiatement, qui doit accepter d’être dans la contingence, dans une espèce d’idéalisation de l’immanence, qui doit essentiellement, pourrait-on dire, vivre au ras du comportement, au ras du comportement performant. Alors, si vous voulez, ce qui est frappant c’est ça, c’est-à-dire que quel que soit le secteur d’activité…
Antoine Mercier : Alors, prenons l’exemple, par exemple de votre domaine, la psychologie en général.
Roland Gori : Si on prend l’exemple de la psychologie, de la psychanalyse, de la médecine, pour aller très vite, quand par exemple, on ne parle plus de patient mais on parle de client, c’est pas seulement, si vous voulez, un changement de mot. C’est un changement du concept même de soigner et ce changement du concept même de soigner c’est un changement même, si vous voulez, de civilisation. Puisque finalement, la valeur d’une société se mesure à la manière dont elle traite les plus vulnérables de ses membres. Donc, à partir du moment où, pourrait-on dire, quelqu’un en souffrance est considéré comme un consommateur de soins, est considéré comme un client, c’est quand même tout le rapport civilisationnel à la vulnérabilité qui change. Quand vous prenez par exemple, l’Université, – puisque je suis universitaire et que je connais bien les questions de recherche, n’est-ce pas –, quand finalement ça n’est plus la qualité d’un article ou la qualité d’un livre qui se trouve évaluée mais en quelque sorte la marque de la revue dans laquelle il est publié, on est bien dans une politique des marques, on est bien dans toute une conception si vous voulez, de l’humain, qui est quand même très éloignée des fondamentaux justement, de la démocratie, de la République et de l’héritage, il faut quand même le dire, du Comité National de la Résistance, c’est-à-dire que quand par exemple, on considère pour prendre l’exemple de la Sécurité Sociale, n’est-ce pas, la Sécurité Sociale est née de la Libération, est née de la résistance, est née d’une conception de la solidarité nationale, quand on n’est plus sur le thème de la solidarité mais sur le thème d’une pensée du risque assurentiel individualisé, il y a bien quelque chose qui change, qui est pas seulement lié au soin ou à la prise en charge sociale.
Antoine Mercier : Alors on peut dire, malaise, malaise dans la civilisation, on peut dire crise, c’est vraiment le cœur de notre sujet. Encore un petit détour : chaque société a les pathologies qu’elle mérite…
Roland Gori : Oui.
Antoine Mercier : Est-ce que vous pouvez dire un mot de cette phrase que vous avez dite il y a quelques temps ?
Roland Gori : Oui, alors, effectivement, si vous voulez, chaque société a pourrait-on dire, la psychiatrie qu’elle mérite, et chaque psychiatrie a la pathologie qu’elle mérite – je vais très vite –, ce qui n’est pas du tout rassurant pour la nôtre, de société.
Antoine Mercier : Alors, expliquez-nous…
Roland Gori : Alors en deux mots, si vous voulez, il est évident par exemple qu’à l’heure actuelle, on a tendance à rechercher dans les vulnérabilités génétiques ou dans les dysfonctionnements neurocognitifs, les troubles du comportement des enfants. Par exemple, l’hyperactivité, le trouble de l’attention ou encore le trouble des conduites ou encore, si vous voulez, au niveau des adultes, l’addiction, la dépression, etc. Bon…
Antoine Mercier : Pourquoi ? Parce que ça rassure ça, d’avoir des faits objectifs qui permettent d’expliquer les situations ?
Roland Gori : Non… enfin… ça rassure… c’est pire que ça, si j’ose dire. C’est-à-dire que ça disculpe le social de la part qui est la sienne, dans la constitution des symptômes. Puisque, si vous voulez, si vous avez une vulnérabilité génétique qui pousse vers le suicide, si vous avez une vulnérabilité génétique qui pousse si vous voulez vers les troubles oppositionnels de provocation, à partir de ce moment-là, vous ne tenez plus compte du contexte et de l’histoire, aussi bien de l’histoire individuelle que de l’histoire collective. Donc, il faut bien voir que je ne crois pas à l’Immaculée conception des savoirs. Ils émergent de la niche écologique d’une culture et d’une civilisation, ce qui ne veut pas dire encore une fois qu’il n’y a pas de part génétique dans la détermination de nos comportements, qu’il n’y a pas de dysfonctionnements neurocognitifs, ce n’est pas ça. Ça veut dire simplement que nous préférons mettre en avant ces savoirs plutôt que d’autres, comme ceux par exemple de la psychanalyse ou de la phénoménologie, parce que cela est idéologiquement plus correct.
Antoine Mercier : Et on revient sur votre opposition, notamment, à cette politique systématique d’évaluation au sens de mesure technique.
Roland Gori : Oui, alors, il faut bien voir qu’effectivement le dispositif de servitude à l’heure actuelle, la normalisation des pratiques professionnelles à l’heure actuelle, elle se fait au nom d’une évaluation, au nom d’une évaluation généralisée, comme si avant, il n’y avait pas d’évaluation. Bien sûr qu’il y avait des examens, il y avait des jurys, il y avait de toute façon des commissions qui se réunissaient pour le recrutement des universitaires ou leur promotion.
Antoine Mercier : Donc, on a changé le mode…
Roland Gori : On a changé le mode, c’est-à-dire que le mot de signification qui a été vidé de sa signification pour, finalement, en reprendre une autre…
Antoine Mercier : Le mot évaluation.
Roland Gori : Oui, c’est le mot et bien sûr la procédure c’est-à-dire que avant, par exemple, pour aller très vite, l’évaluation qu’est-ce que c’était ? C’était donner une valeur après en avoir parlé avec d’autres, d’un acte, d’un produit, d’un article, d’une recherche. L’évaluation, maintenant, c’est la mesure d’un écart à un standard, et un standard qui nous vient, il faut bien le dire quand même, du monde Anglo-saxon, c’est-à-dire que quand on parle par exemple de communication dans des revues internationales, ça veut dire une publication dans des revues États-Uniennes. 98% des revues indexées, si vous voulez, dans les bases de données bien cotées, c’est-à-dire les bonnes marques, sont d’origine États-Uniennes. Donc, c’est une façon de nous amener à incorporer la pensée culturelle, sociale, civilisationnelle des États-Unis.
Antoine Mercier : Alors, on va reparler de tout ça dans notre conversation pour le bonus Internet mais, un tout petit mot encore, on a quelques secondes, sur ce que vous avez appelé la crise de la parole parce que ça, c’est aussi central dans la crise que nous connaissons : crise de confiance, crise dans la parole, dans la fonction de la parole. En quelques secondes si c’est possible.
Roland Gori : En quelques mots ça va être très difficile mais on va quand même essayer. Et si vous voulez, il est évident qu’à l’heure actuelle, on est quand même on va dire, dans un fétichisme des chiffres, un fétichisme des indicateurs, comme si la qualité de quelque chose était une propriété émergente du nombre ou du chiffre. On est dans une civilisation numérique. Bon, alors, il y a des aspects très positifs, il ne s’agit pas bien évidemment de revenir en arrière, on n’est pas nostalgiques ou ringards, ce n’est pas le problème. Ça veut dire simplement, si vous voulez, que quand même, les fondements même par exemple, de notre démocratie s’établissent sur la distribution d’une parole où la… pourrait-on dire, l’autorité, provient de la capacité de convaincre c’est-à-dire de convaincre par des arguments à la fois logiques et rhétoriques et non pas de contraindre. Vous savez que pour les Grecs, n’est-ce-pas, pour la démocratie grecque, en quelque sorte, contraindre sans convaincre était une forme de barbarie. On peut se demander si aujourd’hui, avec en quelque sorte la dictature des indicateurs quantitatifs et des chiffres, qui se sont d’ailleurs révélés faux, c’est-à-dire qui, quand même relèvent de l’imposture…
Antoine Mercier : C’est ça la faille…
Roland Gori : Voilà… si nous ne sommes pas dans une forme nouvelle, light, de barbarie.
Antoine Mercier : Voilà ! Merci beaucoup Roland Gori, on vous retrouvera donc ce soir dans la Cour Soulages du Rectorat Montpellier, vous serez en compagnie de Jean-François Copé, Alain Gérard Slama et Alain Krivine, qui n’ont que le prénom de commun… On va poursuivre donc notre conversation pour le site Internet et demain on recevra Olivier Mongin, qui est le directeur de la revue Esprit.
[…]
Antoine Mercier : « D’autres regards sur la crise », on poursuit notre conversation avec Roland Gori, pour le site Internet de France Culture. Roland Gori, j’aimerais bien qu’on reprenne le problème, j’allais dire, par le haut. On a parlé tout à l’heure de L’Appel des appels, on pourra revenir sur ce que ça devient, la stratégie que ça occasionne […interruption suite à un problème technique de sonorisation…] pour voir où tout cela peut aller parce qu’il y a la critique, le temps de la critique et peut-être aussi le temps de la construction. Mais je voudrais reprendre la question par le haut de cette crise, qui nous occupe aujourd’hui, et vous aviez dit il y a quelques temps qu’il y avait un problème au niveau de la temporalité des choses et même vous avez parlé de « mépris de la temporalité », comme symptôme ou comme manifestation de la crise d’aujourd’hui. Est-ce que vous pouvez développer ce point qui me paraît évidemment central ?
Roland Gori : Alors, je crois que nous sommes dans une civilisation qui a tendance à idéaliser l’immanence, c’est-à-dire l’instant. Je vais peut-être prendre volontairement l’exemple, me risquer sur l’espace de votre métier, le journalisme. Au niveau du journalisme – je ne parle pas de France Culture, bien évidemment…
Antoine Mercier : Naturellement !
Roland Gori : Bien sûr ! Le journalisme est quand même à l’heure actuelle dans une culture du fait divers qui a tendance à produire d’ailleurs une politique à partir des faits divers, c’est-à-dire c’est un peu comme si nous ne nous donnions pas la perspective de l’histoire, de la tradition et de la temporalité. Alors, je crois que ce rapport au temps c’est aussi, nous le savons, un rapport ontologique, un rapport à l’être, c’est une façon aussi de désavouer que nous sommes à la fois des êtres mortels, que nous avons à assumer quelque chose de notre rapport à la mort, nous avons à assumer également notre rapport à l’histoire et que notre vie est pourrait-on dire, une histoire qui ne cesse de se construire et finalement d’assumer un héritage sans testament, pour plagier René Char. Je crois que nous sommes davantage aujourd’hui, et ça fait le lien un peu avec la question de la marque, avec la question de la mode, avec la question, si vous voulez, des réactivités immédiates, nous sommes dans une culture d’un nouveau capitalisme qui insiste davantage sur la réactivité immédiate, sur l’instant, sur la consommation. Nous ne cessons d’être dans des existences qui se consomment elles-mêmes. Lacan disait d’ailleurs que « le capitalisme se consume en se consommant » et je crois qu’il y a là vraiment une parole très vraie.
Antoine Mercier : Alors, on a évacué toutes ces grandes questions métaphysiques finalement. Pourquoi ? Comment on en est arrivé là, au niveau idéologique même ? Comment le système, que vous décrivez, a pris le pas sur l’ontologie ?
Roland Gori : C’est vraiment très difficile, en quelques minutes, d’essayer de tracer le parcours qui nous a amenés si vous voulez, à cette étape. Mais je crois qu’incontestablement nous sommes, si vous voulez, dans une étape d’une civilisation de l’homme économique et tout à l’heure vous parliez de l’Appel des appels… L’Appel des appels, c’est finalement un mouvement d’opposition social et culturel qui proteste, quand des professionnels se voient imposés des réformes qui visent à décomposer et à recomposer leur métier au nom de valeurs d’un homme économique, d’un homme calculateur, d’un homme performant, d’un homme mesuré sur ses prestations, sur ses performances, alors même que ces valeurs ont fait la preuve de leur échec et de leur toxicité sur le marché même qui les a générés, c’est-à-dire le marché financier.
Antoine Mercier : C’est pour ça que la crise a ouvert finalement cette perspective de protestation, parce que c’était un échec du système lui-même, là où il devait précisément apporter le progrès.
Roland Gori : Alors, il est évident, si vous voulez, de mon point de vue en tout cas, que cette crise économique n’est pas seulement une crise économique, n’est pas seulement une crise financière, une crise économique, une crise sociale, c’est aussi une crise politique et c’est aussi une crise éthique, c’est-à-dire que finalement, les valeurs au nom desquelles on a demandé à des individus, à des populations, d’accepter de souffrir, se sont révélées, si vous voulez, fallacieuses. Elles se sont révélées finalement, toxiques. Donc, je crois que… et alors, c’est d’ailleurs ce qui est absolument terrible, si vous reprenez les choses du point de vue justement de la gestion politique de la crise aujourd’hui, ce qui est absolument surprenant, c’est que nous entendons une parole politique qui ne montre pas ce qu’elle dit, c’est-à-dire qui, par exemple, va pouvoir se référer aux valeurs du Comité National de la Résistance et en même temps démanteler les services publics, ou en même temps transformer par exemple, la Sécurité Sociale ou l’hôpital dont je parlais, si vous voulez, tout à l’heure. Donc, je crois que c’est vraiment une crise idéologique, au sens que les prescriptions sociales qui étaient faites s’avèrent non légitimes, non fondées et je crois que les gens réagissent par rapport à cela et qu’on ne peut plus leur demander de souffrir en leur disant « demain ça sera mieux et on n’a pas le choix » puisqu’on risque d’avoir un avenir sans lendemain si j’ose dire et on s’aperçoit également que le système qui demande des sacrifices était totalement fallacieux.
Antoine Mercier : Alors, ce système qui demandait des sacrifices, et qui en même temps était vécu comme quelque chose qui s’imposait, comme une nature. Il y avait une naturalisation du système et c’est de ça dont on sort aussi avec la crise sans doute ?
Roland Gori : Alors, il y a cette tendance et là, on revient à cette question du savoir en quelque sorte électif, choisi dans nos civilisations. Pourquoi est-ce qu’on s’intéresse davantage à la génétique ou à la neurobiologie etc. ? C’est sans doute pour, effectivement, nous faire croire que nos comportements sociaux sont naturels, c’est-à-dire… je ne dis pas qu’il n’y a pas une détermination biologique, génétique ou autre de nos comportements, je dis simplement que si on insiste uniquement sur le relief génétique ou sur le relief neurobiologique, on a tendance à minorer, à euphémiser les parts sociales, les parts culturelles, les parts subjectives des ces comportements. Donc, si vous voulez, effectivement, ce qui est absolument surprenant, c’est qu’on a tendance à l’heure actuelle, par exemple, avec la neuro-économie, avec le neuromarketing, à considérer que le cerveau fonctionne comme un marché économique. Et donc du même coup, le marché économique pourrait-on dire, pourrait être le prolongement, si vous voulez, de notre fonctionnement cérébral…
Antoine Mercier : C’est vrai pour Patrick Le Lay, ça simplement, c’est ça ?
Roland Gori : Alors, pour Patrick Le Lay, ben alors là, on revient à l’histoire de l’information. On pourrait considérer que, finalement, le boulot du journaliste c’est finalement de vendre du temps de cerveau disponible à Coca Cola, et vous vous rendez bien compte que c’est pas seulement, n’est-ce-pas, c’est pas seulement le problème du journalisme, c’est en quelque sorte, le problème du rapport à la pensée, dont le journaliste est en quelque sorte, un acteur principal dans une civilisation au sein de laquelle l’opinion est un objet du gouvernement, privilégié.
Antoine Mercier : Rapport à la pensée parce qu’on peut parler peut-être aussi de crise de la pensée, car ce système que vous décrivez, il ressemble quand même évidemment, sans faire de parallèle, à quelque chose qui ressemble à un totalitarisme soft, on va dire…
Roland Gori : Alors, c’est une forme de totalitarisme soft, dès lors qu’on ne tient pas compte… c’est un totalitarisme d’ailleurs dès qu’on ne tient pas compte du reste, ou de quelque chose qui serait hétérogène. C’est juste une passerelle, mais par exemple, la manière dont on accueille dans une civilisation l’étrange ou l’étranger, est quand même révélateur si vous voulez, de quelque chose qui est le rapport justement, si vous voulez, à la différence, le rapport à l’autre. Nous sommes dans une civilisation qui désavoue l’autre, pas seulement d’ailleurs, l’autre étranger, mais l’autre tout court, puisque de toute façon, quand, par exemple on fait porter à des enfants de moins de 3 ans, la charge génétique de leur colère, de leurs troubles des conduites, il va de soi que l’on ne tient pas compte des effets que l’environnement peut avoir dans la création de ce trouble. Donc, voilà, mais je ne sais pas si j’ai répondu à votre question… Si, peut-être rajouter […] Crise de la pensée que, en tout cas, une civilisation qui, depuis 30 ans essaie de nous initier socialement et culturellement, à une haine de la pensée au profit des faits immédiats comme si les faits pouvaient venir d’eux-mêmes sans une construction, c’est-à-dire, on a quasiment, ça c’est vraiment, on va dire, en germe, dans la modernité, mais alors, ça arrive massivement bien sûr depuis 30 ans, c’est un peu comme si on avait droit à des faits qui soient ventriloques, qui parleraient d’eux-mêmes et ça c’est très vrai par exemple dans le domaine de la psychiatrie ou dans le domaine de la psychologie. On a l’impression qu’on oublie que la manière dont on peut décrire par exemple, les souffrances psychiques et sociales, eh bien, sont, pourrait-on dire, le résultat d’une construction qui est une construction à la fois épistémologique et politique.
Antoine Mercier : Alors, j’aimerais bien qu’on revienne maintenant, à L’Appel des appels, puisque c’est évidemment ce qui est en cours. Ça a été lancé, c’était à quel moment ?
Roland Gori : Ça a été lancé en janvier.
Antoine Mercier : Janvier, c’est ça, donc, on est maintenant plus de 6 mois après avec un écho considérable qui s’est manifesté cette année et c’est là où on a vu que votre prévision, enfin, en tout cas, votre idée générale, était pertinente puisqu’elle a permis de rassembler tous ces professionnels que vous décriviez tout à l’heure : professionnels du soin, du travail social, éducation, justice, information, culture. Qu’est-ce qu’il y a de commun dans tous ces secteurs qui se sont retrouvés dans votre diagnostic ?
Roland Gori : C’est, notamment, les conséquences des réformes désastreuses, qui ont été mises en place, mais qui, encore une fois, ne sont que les symptômes d’une civilisation…
Antoine Mercier : Ce n’est pas Sarkozy qui est le problème, c’est ça ?
Roland Gori : Non, non, non… C’est, on va dire… On peut dire que chaque société a le leader d’opinion qu’elle mérite, qu’on l’approuve ou qu’on ne l’approuve pas, c’est comme ça… c’est-à-dire, c’est bien parce qu’on s’étaient habitués… Voyez, pour moi, un gouvernement ou un Président de la République, il est autant acteur opérateur d’une civilisation qu’un des effets, un des symptômes. Donc, en quelque sorte, n’est-ce pas, si vous voulez, ça n’est pas le problème lié encore une fois à un Président ou à un gouvernement, ce n’est pas ça le problème. Je crois que l’Appel des appels, c’est le constat, encore une fois, qu’on normalise des professionnels afin qu’eux-mêmes normalisent des individus et des populations pour leur faire incorporer des valeurs comme les valeurs par exemple, de performance, comme des valeurs…
Antoine Mercier : Alors, qu’est-ce que vous avez… parce que là, allons dans le détail… Qu’est-ce que vous avez contre la notion de performance ? Après tout, ou même d’évaluation, qu’est-ce que ça… ça s’oppose à quoi ? Une autre vision que vous avez, vous, de l’humain ?
Roland Gori : Non… La notion de performance… Encore une fois, une notion de performance mesurée comme elle est mesurée, on s’aperçoit qu’elle peut être contreproductive. On peut dire que la crise financière, il y avait des agences de notation et ces agences de notation, eh ben finalement, elles ont cautionné, elles ont cautionné si vous voulez, le désastre qui se préparait. Donc, ça veut bien dire que le caractère commensurable des indicateurs ne donne pas pour autant leur validité. Je crois que c’est un point important, on le retrouve dans le domaine de la recherche, je l’ai déjà dit, dans le domaine de l’Université, on le retrouve dans le domaine du soin. Je vais prendre un exemple concret, qui est un exemple, si vous voulez d’un article des professeurs Dreyfus, Grimaldi et du docteur Marie-José Del Volgo, qui va paraître dans l’ouvrage de L’Appel des appels, qu’on va faire paraître à la rentrée, chez Fayard, qui est coordonné par Barbara Cassin, Christian Laval et moi. Cet exemple est le suivant : Si vous prenez, par exemple, la performance au sens d’une tarification de l’activité de quelque chose de très instrumental, vous avez un patient diabétique qui arrive avec une artérite et le risque d’un membre inférieur qui se gangrène, donc, ou bien vous tentez de « sauver » - entre guillemets - ce membre, ou bien vous l’amputez. Du point de vue, pourrait-on dire du soin, il va de soi que dans la vocation même du médecin, il vaut mieux tout faire pour sauver, n’est-ce pas, le membre, même si on y passe du temps et même si techniquement parlant c’est plus compliqué. Du point de vue si vous voulez, du pôle de production de l’hôpital, c’est plus rentable de l’amputer. C’est-à-dire que la notion de performance, c’est en quelque sorte, si vous voulez, le découpage de nos vies et de nos actes, en termes de séquences techniques qui sont, pourrait-on dire, avec une plus ou moins grande valeur financière. Et je crois que quand vous prenez le rapport Larcher ou le rapport Valenciennes sur le mode, sur la réforme du mode de gouvernance à l’hôpital, la notion du manager, de patron, la notion de production de soins, la notion d’une éthique entrepreneuriale – c’est dans les textes mêmes –, eh bien, vous voyez bien que là, nous avons en quelque sorte une conception de la performance qui se fait aux dépends de l’humain et la réaction des praticiens et des professionnels de l’Appel des appels, c’est de dire « nous ne voulons pas être instrumentalisés pour, finalement, voir nos métiers recomposés selon des finalités qui ne sont pas celles-là mêmes qui les ont fondés, comme le soin, l’éducation, la justice, etc. »
Antoine Mercier : Alors… Beaucoup de succès mais aujourd’hui, alors, parce qu’on essaie de se restituer… dans l’été, certes, c’est l’été donc les vacances, mais on a quand même le sentiment que ce qui avait démarré dans les premiers mois de l’année, qui avait été très fort au niveau de la réflexion ou de l’émulation, est un petit peu retombé, comme s’il y avait une reprise en main, en tout cas, bon, le G20 etc. « on fait quelque chose, rassurez-vous et ça va repartir ». Est-ce que vous n’êtes pas inquiet pour l’avenir de ce mouvement ?
Roland Gori : Alors. Non, je ne suis pas inquiet. Simplement, vous voyez combien nous sommes colonisés par une novlangue qui nous amène à penser en termes de résultats. La culture des résultats, nous l’avons même dans l’opposition sociale et politique, parce qu’en gros vous me dites : là ça retombe. Non, ça se poursuit dans la durée. Nous ne sommes pas dans une culture du résultat immédiat. Bon, alors bien sûr, au 104, en janvier on avait 1000 personnes. Bien sûr, à Montreuil en mars on avait 1000 personnes, à La friche de la belle de mai à Marseille on avait 1000 personnes…
Antoine Mercier : Et même à Montpellier…
Roland Gori : À Montpellier on avait 350 personnes etc. Mais on ne va pas tomber dans le fétichisme du chiffre, alors même que c’est justement, si vous voulez, ce fétichisme-là qu’on dénonce. Simplement, se créent des comités locaux. Un numéro de Cassandre sur l’Appel des appels a fait état d’un certain nombre déjà de débuts d’analyse. Je vous ai annoncé un ouvrage chez Fayard à la rentrée. Nous travaillons dans la durée. Des comités locaux se mettent en place, une association s’est créée et nous voulons nous donner le temps de la réflexion puisque nous considérons qu’au sein même de nos métiers c’est ce que l’on tend, essentiellement, n’est-ce pas, à mettre en cause, c’est-à-dire qu’on nous laisse le temps. On nous demande de justifier ce que l’on fait parce qu’il faut bien quand même le dire, nous sommes dans un système très sécuritaire, un système qui s’intéresse non seulement à la performance, mais à la visibilité de la performance et à sa traçabilité et ça c’est le problème essentiel, parce que ça transforme nos métiers en dispositifs de servitude et c’est ce à quoi l’Appel des appels veut faire objection.
Antoine Mercier : Alors là, vous faites objection, vous êtes dans une position critique. À un moment donné va se poser la question peut-être de tracer des pistes, des propositions, non ? Il n’en est pas question du tout ou est-ce que c’est encore de l’utilitaire ?
[Rires]
Roland Gori : Alors c’est de l’utilitaire. [Rires] C’est de l’utilitaire, mais il va de soi que nous nous constituons aussi comme un observatoire citoyen de ce qui se passe et en particulier dans l’espace public, puisque je vous l’ai dit et je le répète, ce qui m’a frappé dans l’histoire de l’Appel des appels c’est d’abord que finalement les mots qui ont surgi ont su de nous ce qu’on ne savait pas d’eux si j’ose dire, puisque ça a eu un effet…
Antoine Mercier : Ça a dépassé un peu…
Roland Gori : Ça a dépassé totalement, bien évidemment, nos attentes et que, d’autre part, si vous voulez, on veut être dans un temps également, de laboratoire, d’analyse, d’idées, et nous avons eu des rencontres avec des représentants syndicaux, nous avons des invitations sur les médias, vous connaissez, puisque vous avez bien voulu m’inviter, bon, nous avons des dialogues avec les politiques lorsque nous avons été invités c’est-à-dire que nous pensons que nous n’avons pas à nous substituer ni aux formations politiques, ni aux formations syndicales, que nous pouvons finalement leur faire part de l’analyse du vécu de professionnels, qui ne sont pas directement branchés sur la production et qui participent à la construction d’un espace public. Et ce qui nous a frappés, c’est ça : c’est essentiellement le besoin de témoignage, le besoin de partage, le besoin d’analyse et puis le besoin de fraternité. Souvenez-vous quand même de La Boétie, n’est-ce pas, son discours sur la servitude volontaire. Qu’est-ce qui peut faire objection à la servitude volontaire ? C’est justement l’amitié, ce qui est l’autre nom de l’amour. C’est la fraternité. Il y a véritablement, si vous voulez, un besoin dans notre pays, – et ça, je pense que les hommes politiques quel que soit leur bord, pourraient s’en réjouir –, il y a un besoin de se réapproprier collectivement l’espace public qui avait été pourrait-on dire occupé par une pure gestion administrative, technique et comptable jusqu’à ces derniers mois.
Antoine Mercier : Merci beaucoup - on reste là-dessus - Roland Gori, d’avoir accepté notre invitation. Donc, je rappelle qu’est paru en poche votre livre qui s’appelait La santé totalitaire, Roland Gori, Marie-José Del Volgo. « Essai sur la médicalisation de l’existence », donc c’est chez Gallimard Champs Essais… Flammarion, pardon, Champs Essais. Merci beaucoup, encore une fois d’avoir accepté notre invitation.
Roland Gori : Merci.
Messages
1 D ?autres regards sur la crise, avec Roland Gori 13 août 2009, 00:41, par Catherine SAINT-GUILY
Bonjour,
J’ai ?t ? tr ?s int ?ress ?e par votre intervention sur France Culture aujourd’hui, mercredi 12 ao ?t.
Cette barbarie que vous d ?crivez tr ?s bien, a, au quotidien et pour les gens modestes voire exclus, une face qui n’a rien de bien poli, de tr ?s technique ni m ?me d’ ?volu ?. C’est un retour aux temps m ?rovingiens que vivent, en r ?alit ?, les personnes qui se retrouvent hors du "syst ?me". La face immerg ?e de toutes ces normes est un conglom ?rat de client ?lismes (et que les politiques ne s’ ?tonnent pas d’ ?tre ha ?s quand on voit comment beaucoup d’entre eux se comportent en province ou ? la campagne au vu et au su de tous), de r ?seaux de d ?linquance en col blanc (facile d’attribuer aux banlieues ou ? l’immigration l’ins ?curit ? que ressentent les fran ?ais), de clans, de meutes pr ?datrices, de remplacement de la relation par la manipulation. Et le "syst ?me" semble avoir pour vocation d’exclure ? tour de bras, qu’il s’agisse des entreprises qui d ?localisent et licencient, des grandes surfaces qui prosp ?rent par ?crasement ? la fois de leurs fournisseurs et de leurs clients tout en diminuant le plus possible le nombre de leurs salari ?s, ou de la conseill ?re ANPE qui r ?pond ? une demande de formation par " ? votre ?ge, on n’apprend plus", l’opticien qui vous r ?pond qu’il perd de l’argent en vous faisant des lunettes pay ?es par la CMU, etc. De plus en plus de citoyens vont se trouver sous ce joug. Il va leur falloir une r ?sistance au d ?couragement largement "hors normes."
Avec toute ma sympathie
2 D ?autres regards sur la crise, avec Roland Gori 25 août 2009, 15:48, par Philippe Lesbats
Monsieur,
j’ai ?cout ? avec grand int ?r ?t votre intervention sur France Culture, retranscrite ci-dessus.
Permettez-moi de faire les remarques suivantes ? vos propos :
Je partage tr ?s amplement votre m ?fiance ou votre rejet des normes que vous dites ?tats-uniennes et qui mod ?lisent le comportement humain par celui de l’homo- ?conomicus.
En revanche, le refus de la mesure, y compris imparfaite, de tout ce qui peut l’ ?tre peu ou prou, est pour moi la marque d’une posture intellectuelle obscurantiste et r ?gressive car elle nous fait nous priver volontairement d’une information qui est ? notre port ?e.
Je n’ai pas acquis la certitude en ?coutant vos propos que vous partagiez ce point de vue. Si ce n’est pas le cas, pourriez-vous m’indiquer en quoi vous consid ?rez que je suis dans l’erreur en faisant une telle affirmation.
Au vrai, je note dans votre intervention ce qui me semble ?tre une incoh ?rence : vous dites tout d’abord que "la valeur d’une soci ?t ? se mesure ? la mani ?re dont elle traite les plus vuln ?rables de ses membres", puis, un peu plus loin, vous vous en prenez "au f ?tichisme des chiffres, comme si la qualit ? de quelque chose ?tait une propri ?t ? ?mergente du nombre".
Je trouve tr ?s louable votre premi ?re affirmation, mais comment pourrions-nous "mesurer" une chose sans avoir recours aux nombres ? Cela signifierait, toujours ? mon sens, que nous limiterions notre facult ? de juger ? ce qu’elle peut puiser dans l’incommensurable (l’affectif, l’esth ?tique, la peur...). C’est- ?-dire, que nous devrions amputer volontairement notre jugement de ses facult ?s rationnelles.
Toujours sur ce m ?me point, vous affirmez que ? le caract ?re commensurable des indicateurs ne donne pas pour autant leur validit ? ? et qu ?une performance mesur ?e peut- ?tre contreproductive ?, prenant pour exemple l ??chec des agences de notation qui ? ont cautionn ? le d ?sastre qui se pr ?parait ?. Si vous me le permettez, je remarquerais qu ?en l ?esp ?ce :
– ce qui fut ? contreproductif ? n ??tait pas les notations des agences, mais l ?utilisation fallacieuse qui ?tait faite de leurs notations,
– l ?ineptie m ?me du principe des agences de notation, est qu ?elles essaient non pas de mesurer des choses mais d ?en pr ?voir, dans un domaine o ? l ?on sait que la pr ?vision se heurte ? des impossibilit ?s th ?oriques.
Pour r ?sumer le point o ? je veux en venir, je me suis demand ? en vous ?coutant pourquoi vous vous enferriez dans une approche trop r ?solument antipositiviste plut ?t que de cr ?er vous-m ?me des indicateurs analytiques qui vous sembleraient pertinents. Je comprends bien que les r ?alit ?s qui vous int ?ressent sont complexes, mais la math ?matique ne manque pas d ?outils applicables ? l ?analyse multifactorielle.
Pour finir, et sur un autre point de votre intervention, j ?ai not ? le courage fort m ?ritoire que vous avez eu en affirmant que ? chaque soci ?t ? ? le leader d ?opinion qu ?elle m ?rite ? et suis assez surpris que ce point n ?est pas ?t ? relev ? par d ?autres et sorti du contexte dans lequel vous l ?aviez encapsul ?.
J ?esp ?re que vous reconnaitrez l ?amicalit ? de mes remarques qui par soucis de concision n ?auront relev ? que ceux des points de vos propos qui m ?ont sembl ? fautifs.