Antoine Mercier : « D’autres regards sur la crise » dans le cadre, cette semaine, des XXIVème Rencontres de Pétrarque. Le thème général, c’est : « Après la crise quelle(s) révolution(s) ? ». Nous sommes en compagnie, et en direct de la cour du musée Fabre, de Laurence Fontaine, historienne, directrice de recherche au CNRS. Bonjour Madame.
Laurence Fontaine : Bonjour.
Antoine Mercier : En tant qu’historienne, vous voyez dans cette crise, que nous vivons actuellement, des ressemblances avec la crise de l’Ancien Régime. Expliquez-nous parce que cela peut sans doute nous apporter beaucoup d’éclaircissements sur cette période qu’on essaye, dans cette séquence, de percevoir, de définir.
Laurence Fontaine : En fait, je verrais trois aspects majeurs qui sont les plus proches, qui me rappellent les crises de l’Ancien Régime. D’abord, la crise actuelle est née de la dérégulation, du fait que les banquiers sont sortis de leur rôle, ils ont été vendre des appartements et Lehman Brothers, par exemple, a même racheté deux de ces maisons qui vendaient ces appartements. Or, dans l’Ancien Régime, comme vous le savez, le prêt à intérêt était globalement interdit, il y avait bien sûr des exceptions pour les marchands, mais la stigmatisation qui frappait ces marchés de l’argent faisait en quelque sorte qu’il était impossible de les organiser, d’avoir un paysage de banques structurées avec un prêteur en dernier ressort…
Antoine Mercier : Donc, il y avait un marché non régulé, c’est cela que vous voulez dire ?
Laurence Fontaine : Donc, il y avait un marché non régulé. Et dans ce marché non régulé, vous aviez soit de l’usure à la petite semaine dans les marchés informels, pour les plus pauvres, et pour les plus riches, vous aviez des marchands banquiers qui avaient ce double mouvements à la fois de servir leurs intérêts de marchands et de faire de la banque.
Antoine Mercier : Alors, premier point, crédit dérégulé.
Laurence Fontaine : Deuxième point, crédit facile. Dans les dernières années, c’était très facile d’obtenir le crédit, les taux étaient très bas et le crédit très abondants. Dans l’Ancien Régime, vous aviez une obligation de prêter. Vous deviez prêter à votre famille, à vos amis, les élites, vos employeurs, il y avait les nobles, il y avait une obligation de prêter.
Antoine Mercier : Une obligation morale, on peut dire, de solidarité ?
Laurence Fontaine : Une obligation morale de prêter, absolument. Du coup, chacun avait dans son portefeuille, si je puis reprendre cette expression contemporaine, des quantités de dettes dont il savait très bien qu’elles étaient pourries, que les gens ne pourront jamais les rembourser. D’une certaine manière, c’était la même chose, sauf que dans l’Ancien Régime on n’avait pas d’informations mais on savait qu’on avait 30% à 40% de mauvaises dettes dans son portefeuille. Dans le monde contemporain, c’est plutôt cette titrisation, un excès en quelque sorte et de mathématisation et d’informations qui faisaient qu’on ne savait plus non plus ce que l’on avait dans le portefeuille.
Antoine Mercier : On continue les analogies. Il y en a sans doute d’autres.
Laurence Fontaine : La troisième analogie, c’est qu’exactement comme lors de la chute de la banque Lehman Brothers, la panique s’est répandue dans le monde entier, il y avait une maison qui tombait et une panique financière circulait à travers toute l’Europe. Exactement la même chose, les banquiers ou les marchands banquiers refusaient de se prêter, personne ne voulait se dessaisir du peu d’argent qu’il avait parce qu’il se disait, et si moi on me demande ? Tout le jeu était, surtout qu’on ne vous demande pas de rembourser. Donc, on ne trouvait plus de crédit, c’était exactement la même paralysie qui se fait qu’aujourd’hui.
Antoine Mercier : On va en rester là pour les analogies, par rapport au thème de Pétrarque, « Après la crise quelle(s) révolution(s) ? », nous serions dans une situation, vous l’avez bien expliqué, analogue à celle de l’Ancien régime, au moins sur cette question de la circulation de l’argent et du crédit, est-ce que cela signifie qu’aujourd’hui nous allons vers une révolution ?
Laurence Fontaine : Écoutez, je ne le pense pas parce que la vraie différence entre l’Ancien Régime et aujourd’hui, c’est qu’aujourd’hui on est dans une situation globalement démocratique, mais il faudra approfondir un petit peu ce globalement démocratique. En revanche, dans l’Ancien Régime on avait une économie de marché qui se développait dans une économie politique qui était aristocratique. De ça déjà, je crois qu’il faut tirer une première chose. Il n’y a pas d’économie sans politique derrière. Dans l’Ancien Régime, toute l’économie de marché, pour se développer, était obligée d’acheter le pouvoir politique et il y avait une corruption
Antoine Mercier : Et là, ce n’est plus le cas ?
Laurence Fontaine : Et là, je dis…
Antoine Mercier : Certains vont dire, cela peut se discuter.
Laurence Fontaine : Oui, mais je dirais que ce n’est plus le cas. En revanche aussi, un autre aspect qui, pour moi, est différent, si vous lisez les dernières enquêtes sur les valeurs des Français, vous voyez qu’en gros, depuis au moins soixante-huit, il y a dans toutes les sphères dans lesquelles les gens vivent une demande de démocratie. 68, pour moi, c’est aussi une lutte contre la société patriarcale. Les mouvements lycéens, c’est une demande de reconnaissance de la personne du lycéen, dans son lycée, etc., etc. Et vous avez aujourd’hui, ces mêmes demandes dans l’entreprise. Je pense qu’il serait bon de les entendre aussi parce qu’ils participent de ce mouvement d’approfondissement de la démocratie. Mais il faut faire aussi très attention, il y a une frange de la population, on lit très bien cela dans ces enquêtes, qui se sent déclassée, qui se sent dominée. Et cette frange de la population, elle, n’adhère plus aux valeurs de la démocratie. Donc, il y a là aussi un monde auquel il faut s’intéresser.
Antoine Mercier : Dans le système de l’avant crise, on va dire que l’économie s’imposait, l’économie mondiale fonctionnait toute seule, l’Europe fonctionnait toute seule, aujourd’hui la crise a un effet bénéfique. Qu’elle ait permis, sans doute, un ressaisissement de cette perspective historique et de sortir de cette forme d’impuissance, est-ce que cela fait partie aussi du processus démocratique que vous décrivez ?
Laurence Fontaine : Oui. Il y a beaucoup de personnes qui disent mais à quoi elle sert cette crise ? Moi je crois qu’elle a servi à une chose, elle a servie à faire que la haute finance devienne un problème de débat démocratique. Avant la crise, les gens pensait que c’était un autre monde. Personne vraiment ne s’y intéressait. On laissait cela aux spécialistes. Ce qui d’ailleurs à aidé tous ces financiers à pouvoir déréguler comme ils en avaient envie et selon leurs intérêts. Maintenant la crise, la preuve, c’est qu’on en parle aujourd’hui, elle est entrée dans le débat démocratique. Les gens veulent comprendre pourquoi ces bonus, veulent comprendre ce que cela veut dire ces subprimes, veulent comprendre le système des paradis fiscaux etc., etc. Et, l’entrée dans le débat démocratique, pour moi, est l’aspect positif de cette crise.
Antoine Mercier : Cela dit, vous parlez des bonus à l’instant, certes on en parle mais on voit bien qu’aujourd’hui, tous ces milieux là n’ont de cesse que de reprendre ces mauvaises habitudes qui ont pourtant été dénoncées par tous à un moment donné de cette crise, comme s’il fallait revenir absolument à l’état précédant. Est-ce que là, il n’y a pas un blocage démocratique, précisément sur cette réflexion ?
Laurence Fontaine : Oui, bien sûr, mais le problème est posé. La démocratie, c’est aussi des luttes des rapports de force, des luttes de combat, c’est d’autres manières, c’est la publicité. On voit bien par exemple, sur d’autres aspects, qu’était le travail des enfants, toute cette moralisation, que quantité d’entreprises se sont décidés à moraliser leurs pratiques, à cesser de faire travailler les enfants sous la pression des consommateurs qui ont pris conscience de leur force démocratique aussi. Je pense que la lutte sera longue et difficile, mais ses exigences font que les partis politiques vont être obligés de s’en emparer et que progressivement on va y arriver. Alors, c’est sûr que moi je vis dans le temps long. La Révolution française, pour mettre à bas l’aristocratie a mis un grand nombre de siècles pour réussir.
Antoine Mercier : Là, on a d’autres moyens, c’est ce qui fait que cette crise est historique aussi, dans ce sens qu’elle est sans doute unique. L’histoire parce qu’elle est dans une situation évidemment très différente de la précédente, de la crise dont vous êtes la spécialiste, c’est-à-dire l’Ancien Régime et la Révolution.
Laurence Fontaine : Elle a à la fois ce retour, cette spécificité et cette globalisation mais il faut quand même se méfier, il y a quand même tellement d’autres subprimes, ou d’autres véhicules financiers qui sont derrière, pareil des véhicules pourris, comment les gérer ? Rien n’est complètement stabilisé.
Antoine Mercier : Et vous voulez ne pas être pessimiste sur cette crise, pas de révolution mais peut-être une transformation démocratique, c’est cela en tout cas votre programme, si je puis dire ?
Laurence Fontaine : C’est sur ça qu’il faut essayer de travailler.
Antoine Mercier : Merci beaucoup, on vous retrouve tout à l’heure dans la cour Soulages du rectorat, c’est rue de l’université, à Montpellier, sur le thème « Le libéralisme est-il vraiment mort ? », avec Jean-Marc Daniel, Jacques Généreux, Michel Guénaire et vous, Laurence Fontaine. Merci d’avoir accepté notre invitation.
Puisque l’on parle du débat démocratique, je rappelle que notre forum, « D’autres regards sur la crise », reste ouvert tout l’été et demain, nous recevrons le psychiatre Roland Gori
[Suite, bonus, hors antenne]
Antoine Mercier : « D’autres regards sur la crise », nous poursuivons notre conversation avec Laurence Fontaine. Laurence Fontaine, vous avez écrit, l’année dernière un livre, qui s’intitule, « L’Économie morale, pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle » et c’est publié chez Gallimard essai. Pour reprendre un petit peu la conversation que l’on avait tout à l’heure, on va laisser tomber dans un premier temps l’Ancien Régime, dans un second temps également la description de la crise d’aujourd’hui, le parallèle que l’on peut en faire, pour s’intéresser à la question que vous posez en quatrième de couverture de votre livre, qui est de savoir s’il existe une alternative, selon vous, à cette forme nouvelle d’ensauvagement qu’est devenu le libéralisme économique, pour lequel tout peut désormais s’échanger, y compris la vie, comme des biens ordinaires. Comment, dans la situation d’aujourd’hui, sans jeter par-dessus bord, conserver l’idée peut-être qu’un marché organisé peut-être utile à la société de toute façon, avec le fait de ne pas tomber dans les travers que vous qualifiez d’ensauvagement du libéralisme ? Je vous pose la question que vous vous posez à vous-même, pour savoir si vous pouvez nous donner une réponse qui sera peut-être une piste pour essayer de voir un peu plus loin cette crise puisque nous sommes dans le cadre des rencontres de Pétrarque où l’on s’interroge sur « Après la crise quelle(s) révolution(s) ? ». Après la crise, quelles perspectives ? Quelle alternative précisément ?
Laurence Fontaine : Pour faire bref, je dirais que la seule manière de sortir de cet ensauvagement, c’est de faire entrer la démocratie dans le marché. Maintenant, je m’explique. Quand j’ai travaillé sur ce livre, je me suis rendu compte que l’économie de marché se développait parallèlement à une économie aristocratique. Que cette économie aristocratique c’était du pouvoir aristocratique de hiérarchie sociale qui était très rigide et que l’économie de marché, c’est aussi le marché. Or, qu’est-ce qui se passe dans un marché surtout dans l’Ancien Régime ? Un marché, c’est un lieu où les gens échangent mais ils discutent entre eux, marchandent, regardent les qualités. Je me rendais compte que les aristocrates, eux, du fait de leur statut ne pouvaient entrer dans le marché, ils y envoyaient leurs intendants, d’ailleurs eux-mêmes pratiquaient le don plutôt que le marché, ce qui entre parenthèses pose des questions sur le don et le pouvoir qui circule dans le don. Pour revenir au marché, je me suis dit que déjà le marché suppose une égalité de statuts. Cette égalité de statuts, c’est un ferment démocratique. Il n’y a pas de société démocratique sans égalité de statuts. La deuxième chose que j’ai très vite vue aussi, c’est que dans la société de l’Ancien Régime, dans cette différence de statuts, il y avait un classe encore à part, si je puis dire, c’est celle des femmes. Les femmes étaient dépendantes de leurs maris. Bien sûr, le droit des femmes était différent selon qu’elles étaient mariés, veuves ou célibataires. Mais il y avait une seule catégorie qui échappait à la domination masculine, c’était la femme marchande. La femme marchande est une catégorie qui existe. C’est la femme qui fait du commerce au vu et au su de son mari. Elle n’a même pas besoin d’avoir une autorisation. Il suffit qu’elle s’installe et qu’elle commerce. Et dans l’activité de son commerce, elle a le droit de défendre ses biens, d’aller en justice, toutes choses qui sont refusées aux femmes qui sont des femmes mariées normales.
Antoine Mercier : Objection quand même. Vous avez l’air de dire que le marché implique des comportements démocratiques or, vous parlez maintenant d’introduire, de faire rentrer la démocratie dans le marché. Pourquoi, si les principes du marché sont ceux que vous dites, est-ce qu’il faut faire effort pour que cette démocratie rentre dans le marché alors que l’on pourrait penser qu’elle pourrait précisément sortir du marché ou émaner du marché ? Pourquoi est-ce qu’elle n’émane pas directement du marché ?
Laurence Fontaine : Elle n’émane pas directement du marché parce que le marché c’est un échange et qu’il faut avoir quelque chose à apporter dans l’échange. Donc, si vous n’avez rien à apporter dans l’échange eh bien vous apportez votre corps, ce sur quoi vous avez autorité, votre femme, vos enfants ou bien vos organes. Donc, il faut comprendre que le marché est une formidable puissance d’initiatives individuelles et de démocratie, au sens égalité de statuts, mais il est aussi une formidable puissance d’inégalités sociales dans le fait que ceux qui n’ont pas accès au marché, ou ceux qui ont très peu accès au marché… Il faut donc avoir toute une construction pour rendre le marché accessible à tous. Il faut faire rentrer dans le marché les valeurs démocratiques. En même temps il ne suffit pas de parler de la démocratie pour avoir de la démocratie. Il ne suffit même pas d’avoir un bulletin de vote pour avoir de la démocratie. Il faut regarder que dans la société, vous avez des sphères entières de la société qui vivent sans démocratie. Prenons, puisque l’on est dans le marché l’entreprise. L’entreprise est un lieu dans lequel la démocratie a très peu pénétré. Et vous voyez bien aujourd’hui, dans les enquêtes, que toute une frange de Français qui travaillent dans les entreprises demandent non pas tant à participer à fond mais à être informés des décisions de l’entreprise, à être traités comme des adultes responsables et non pas seulement comme des exécutants. Demandant ça, ils ne demandent rien d’autres que d’exister en tant qu’individus et d’une certaine manière, toute cette transparence qui est demandée est une manière aussi de moraliser le marché.
Antoine Mercier : Mais alors, est-ce qu’aujourd’hui, le marché, l’accès au marché est difficile, selon vous ? Il y a beaucoup de personnes qui n’ont pas accès à ce marché, c’est cela que vous dites encore aujourd’hui ?
Laurence Fontaine : Oui, je dis cela encore aujourd’hui, c’est-à-dire que…
Antoine Mercier : Alors que l’on a l’impression après tout que chacun peut justement, dans le système que l’on connaît, éventuellement avoir cette place dans le marché. Qu’est-ce qui fait que l’accès n’est pas possible ? On voit bien ce qui faisait qu’il n’était pas possible dans l’Ancien Régime. Aujourd’hui, où se situe le blocage dans l’entrée du marché ?
Laurence Fontaine : Dans la société d’aujourd’hui, beaucoup de gens travaillent en entreprise, sont employés, donc là ce n’est plus l’accès au marché, c’est la démocratisation de l’entreprise. L’accès au marché lui-même, il faut un minimum de capitaux pour constituer une micro entreprise si petite soit-elle. Ces capitaux, il faut impérativement que les gens les trouvent quelque part. Or, les banques ne vont jamais prêter à quantité de gens qui n’ont rien à donner en garantie de l’argent qui leur sera prêté. C’est en ce sens-là que tous les organismes de microcrédits sont capables de donner ce début de capital pour démarrer. Mais là, il faut tout de suite dire que l’argent ne suffit pas. Il ne suffit pas d’avoir de l’argent, il faut aussi un savoir, savoir faire fonctionner une entreprise, des réseaux sociaux, quantité d’autres choses. Il faut bien évidemment, parallèlement au capital qui est indispensable donner toutes ces capacités, comme dirait Amartya Sen, aux gens qui veulent entrer dans le marché. D’ailleurs, si l’on regarde maintenant dans le monde, toutes ces entreprises de microcrédits développent des programmes, en France aussi, de formation. Puis, il y a bien sûr la concurrence, les lobbys, la volonté de ne pas accepter cette nouvelle concurrence.
Antoine Mercier : Alors quel est le problème ? Qu’est-ce qui fait la crise aujourd’hui, selon vous ? Qu’est-ce que vous répondriez ? Comment on arrive à cette situation de crise ? Et pourquoi ?
Laurence Fontaine : Précisément parce que l’on a laissé le marché financier sortir de son rôle. Il faut aussi distinguer les marchés, on ne peut pas tous les mettre ensemble. La crise nous l’a bien montré, le marché financier, c’est le marché principal. Sans le marché financier il n’y a pas d’autres marchés. Il démarre là et c’est lui qui dirige tout. Quand le marché financier croule, comme il l’a fait, c’est toute l’économie qui croule derrière. Le marché financier, on doit le regarder comme le lait sur le feu d’une certaine façon, on ne devrait pas le laisser faire n’importe quoi. Comme je le disais, le parallèle avec l’Ancien Régime, c’était que le marché était non régulé parce que quelque part le marché financier n’avait pas le droit d’exister puisque les gens n’avaient pas le droit globalement de faire de crédit, mais aujourd’hui, il faut remettre les métiers financiers dans ce qu’ils devaient être et ce pour quoi il avaient été créés. Il faut que l’argent des épargnants ne soit pas utilisé pour jouer dans les grandes banques d’affaires et que quand les grandes banques d’affaires perdent, c’est l’argent des épargnants qui est perdu. Il faut faire une séparation, faire attention aux prises de risques. Il y a tout un travail de regard. Il faut bien sûr empêcher un banquier de vendre des immeubles à des gens qui n’ont pas les moyens de les payer. Il faut de nouveau remettre à plat et comprendre comment fonctionne, et comment cela fonctionne dans l’interdépendance. C’est vrai qu’il faut des G20, des G20 efficaces et de la réflexion.
Antoine Mercier : Justement, on est au cœur de la crise ici, dans ce système financier, cette régulation passe forcément par une instance politique, qui imposerait cette régulation, par le G20 etc. Est-ce que vous avez l’impression qu’aujourd’hui ce qui est fait pour apporter cette régulation est convainquant ?
Laurence Fontaine : Oui et non. Nous, on a envie que tout soit fait tout de suite et que les choses se mettent tout de suite en ordre de marche, mais on a déjà innové, on a déjà montré qu’il fallait un G20 et pas un G8. On a montré aussi tous les dégâts de cette crise sur les pays du Tiers-monde. On a montré l’interdépendance entre la Chine et les États-Unis. Il y a toute une réflexion qui s’est faite autour des fonctionnements et des dysfonctionnements de ce marché, comme le financement du marché est global, il faut une instance globale, on ne peut pas réguler en laissant des gens de côté. Il faut à la fois un G20 mais il faut aussi prendre en compte les pays plus pauvres. On n’est pas sorti d’affaire, ça c’est sûr mais on commence à voir ce que l’on pourrait faire, ce qui ne veut pas dire que c’est cela qui sera fait parce que les intérêts sont très forts. Mais au moins, quand on arrive à nommer les problèmes, on a fait un grand pas, à mon sens, pour envisager d’éventuelles solutions.
Antoine Mercier : La régulation du marché, pour déboucher sur la possibilité pour chacun, par la transparence, d’accéder à ce marché, c’est cela qui est une des solutions pour vous à la fois au problème de la pauvreté et au problème de la crise en général ? C’est-à-dire que l’on va redonner précisément ce qui a été confisqué, cet accès au marché réservé de plus en plus à des gens qui fonctionnent en circuit fermé.
Laurence Fontaine : Oui, il faut redonner de la démocratie. Il faut redonner de la capacité à chacun d’être informé, de la transparence, de la discussion. Il faut lutter contre toutes les formes d’informations asymétriques, de monopole… Il faut travailler vers ça.
Antoine Mercier : Quelle révolution, c’est la question que l’on pose ici à Pétrarque, après la crise. Là, par exemple, reprenons le cas particulier de la démocratie en entreprise, comment cela peut se mettre en place, la démocratie en entreprise à partir du moment où il y a quelqu’un qui possède le capital et les autres qui sont salariés ? Comment vous voyez cela ?
Laurence Fontaine : Peut-être qu’il faut déjà commencer par réfléchir à la manière de changer les définitions de l’entreprise. C’est-à-dire qu’une entreprise serait non seulement des actionnaires et du capital mais aussi, entre guillemets, la technologie qui la fait fonctionner, c’est-à-dire les hommes qui sont derrière. Il faudrait travailler dans ces voies. Il faut prendre en compte aussi, il y a eu un livre dont j’ai oublié l’auteur, mais c’était tout à fait passionnant, qui montrait comment les comptabilités produisent du sens. Et les comptabilités d’entreprises comptabilisent tout ce qui concerne le capital mais oublient de comptabiliser la matière grise qui est productrice dans l’entreprise. Or, cette matière grise a aussi une valeur et si on la comptabilisait, on valoriserait tout cet aspect humain qui est produit dans l’entreprise et peut-être que les gens se rendraient compte que le capital ne rapporte peut-être pas autant qu’on croit qu’il rapporte. Et tout ça c’est des effets intellectuels de découpage de concepts, de manière de compter, de calculer. Il faut démocratiser les définitions de l’entreprise.
Antoine Mercier : Ça, c’est une révolution quand même malgré tout ?
Laurence Fontaine : Oui, c’est une révolution mais qui est dans une continuation des révolutions du XXe, à mon sens, qui est cet approfondissement, au moins en Occident, de cette volonté de chaque individu d’avoir une existence autonome, de compter non seulement politiquement mais dans sa vie privée -de plus en plus les gens sont égaux dans la vie privée – de compter dans les institutions dans lesquelles ils vivent, l’école, la santé aussi, l’accès au dossier médical c’est récent mais c’est une avancée démocratique. Maintenant, un des nouveaux lieux qu’il faut investir, c’est l’entreprise.
Antoine Mercier : Un des mots clefs de votre propos, là, c’est autonomie. C’est-à-dire qu’il faut précisément, c’est cela qui est valorisant par le marché, les partenaires du marché, les acteurs du marché doivent avoir une autonomie pour que le système fonctionne, avoir leur propre pouvoir et la possibilité d’apporter ce qu’ils sont ce qu’ils font mais cela nécessite tout de même d’avoir un sens de l’intérêt général et pas uniquement un sens de son intérêt particulier. On voit bien que l’individualisme s’oppose peut-être à l’autonomie que vous décrivez. Il y a un paradoxe aujourd’hui, c’est que les gens se croient autonomes parce qu’ils sont enfermés sur eux-mêmes alors que dans ce que vous décrivez, l’autonomie, c’est précisément aussi la prise en compte d’un intérêt collectif qui aujourd’hui fait quand même défaut, la plupart du temps. Pour l’entreprise, il faut qu’il y ait un intérêt collectif pour comprendre que l’intérêt collectif de l’entreprise c’est précisément que chaque individu apporte sa part. Est-ce que là, sur ce plan là, vous n’êtes pas inquiète, du fait que cette libération est quand même lente à venir et que la plupart des gens sont sur leurs préoccupations personnelles, individuelles, fermées, sans perspectives politiques collectives ? On voit le désengagement, que l’on a pu voir aux élections etc., une sorte de retrait par rapport à l’investissement, l’engagement pour le collectif.
Laurence Fontaine : Oui, je suis d’accord, c’est une inquiétude et il faut lutter contre cette inquiétude, il faut trouver des manières, je pense précisément, et on le voit très bien et dans les élections où les gens votent avec leurs pieds en ne votant pas et aussi chez les jeunes qui se désintéressent de plus en plus de l’entreprise pour leur vie privée, mais aussi parce que dans leur vie privée, ils ont une existence autonome et une place qui ne leur est pas reconnue dans l’entreprise. Or, si on leur donnait plus le droit à la parole, plus de participation, plus le sentiment qu’ils comptent dans l’entreprise, peut-être qu’ils trouveraient plus d’intérêt et tout cela est tout un ensemble qui doit marcher ensemble pour se renforcer mutuellement en quelque sorte. Il faut travailler sur tous ces plans.
Antoine Mercier : Et ce n’est pas de la démocratie participative ?
Laurence Fontaine : Ce n’est pas de la démocratie participative. C’est de la démocratie au sens que la démocratie, c’est du débat, c’est de l’information, des prises de position mais c’est aussi des luttes parce que les intérêts sont en jeu. Et en chapeau je dirais qu’il y a à la fois cette Déclaration des droits de l’homme et il y aussi ce que disait Adam Smith, qui est que la liberté s’arrête là où elle nuit à autrui. Donc, on a une espèce de code moral à partir duquel il faut aussi construire un système de règles.
Antoine Mercier : Là, vous parlez du marché, finalement, vous défendez l’idée de marché, et c’est là où vous êtes difficilement saisissable politiquement, et en même temps vous souhaitez que ce marché revienne à une sorte d’état de pureté, on va dire, où il y aurait la transparence, la possibilité pour chacun d’y accéder, où les règles du jeu seraient claires et où ce marché pourrait donner tous les avantages que l’on nous présente. Est-ce que c’est cela que vous voulez dire ? Revenir à un marché qui ne serait pas détourné de sa fonction. Est-ce que vous croyez, par exemple, puisque vous citez Adam Smith, qu’il peut y avoir, dans ces conditions-là de marché, une main invisible qui fasse que tout fonctionne bien ?
Laurence Fontaine : En fait il n’y a pas de main invisible. Il y a des mains bien visibles, des hommes qui posent les règles. Mais vous avez raison, c’est une utopie, et on vit avec des utopies. Donc, je me dis qu’il faut construire à rendre réelle, le plus possible, cette utopie qui est que le marché serait plus démocratique, que cela soit un lieu dans lequel les gens puissent trouver leur place et s’exprimer.
Antoine Mercier : Et ça, ça passe forcément par le marché, selon vous ?
Laurence Fontaine : Non, on ne peut pas tout demander au marché. Il y a tout un aspect du marché mais il y a aussi des choses que le marché ne sait pas faire. Le marché ne sait pas s’occuper très bien de l’éducation en particulier parce que l’éducation est un bien collectif, toute la société a intérêt à avoir l’intégralité de ses membres qui soient éduqués et ceux qui n’ont pas les moyens, il faut que la collectivité leur fournisse l’éducation. C’est la même chose avec la santé. Donc, il y a tout un ensemble de biens premiers, comme on dit, qui doivent être assurés par la collectivité. Puis, il y a aussi des biens qui doivent carrément sortir du marché. Le marché ne peut pas s’occuper de tout ce qui relève de l’homme, c’est-à-dire qu’on ne met pas des hommes sur le marché. C’est aussi en ce sens-là qu’il faut bien voir ce que le marché peut faire et ce qu’il ne peut pas faire. Donc, je défends ce que peut faire le marché dans une utopie mais j’ai bien conscience des limites du marché et des limites qu’il faut lui imposer. Il y a des choses auxquelles le marché ne doit pas toucher qui sont tout ce qui a trait à l’humain. Bien sûr, j’ai cette utopie mais il faut tout de suite freiner, il ne faut pas faire du marché un Dieu ou un diable. Il faut quelque part le remettre à sa place. Il a une belle place dans l’égalité, l’initiative et que toute personne qui a envie de s’en saisir puisse s’en saisir. Puis il est indispensable aux échanges mais il faut l’encadrer et sans cesse réfléchir sur les règles que l’on met, comment les gens les contournent, les reformulent. Il y a là une complexité que je voudrais quand même faire sentir.
Antoine Mercier : Et quand on parle de marché mondial, est-ce que là on est à l’échelle qui convient pour ce que vous dites ? Est-ce qu’il n’y a pas des limites aussi à mettre spatialement, disons, au marché ?
Laurence Fontaine : Non, parce que le marché est mondial sauf que, comme toujours, je dirais qu’il n’y a pas de démocratie sans marché mais il y a du marché sans démocratie. On le voit partout dans le monde. Donc, comment ajuster ? C’est pour cela que l’on a besoin d’instances de régulation globale qui intègrent le plus possible de gens pour essayer de faire partout rentrer aussi… parce que vous avez quantité de pays, où à travers les marchés financiers et la dette, vous entrez dans les marchés du travail et vous avez les travailleurs qui sont rendus en quasi esclavage à travers la dette, ce qui avait lieu aussi dans l’Europe ancienne. Donc, là aussi, où sont les Droits de l’homme ? Que fait le marché ? Il faut réinjecter un impératif des Droits de l’homme dans toutes ces pratiques marchandes. Le marché voit du court terme, de l’individu, c’est déjà beaucoup mais il faut bien prendre conscience qu’il ne voit que cela, du court terme et de l’individu. Donc, tout ce qui a trait au collectif et aux autres sociétés, c’est pour cela que j’avais aimé aussi travailler sur la société de l’Ancien Régime, parce que vous aviez cette société aristocratique, qui était quand même une société de l’inégalité sociale très forte, comme vous avez en Inde une société de castes, qui est une société de l’inégalité sociale très forte, mais parallèlement vous aviez une société de marché. Ou, comme vous avez en Chine, cette société de Parti unique avec une économie de marché qui se développe. Il faut, là aussi, essayer de voir comment chacun peut profiter de ce marché, qu’il y ait une liberté. Comment développer cette liberté ? Comment faire en sorte que cette liberté en entraîne d’autres ?
Antoine Mercier : Évidemment, c’est un discours un peu à contre courant, on peut le dire. À la fois à contre courant à gauche et à contre courant à droite puisque non seulement vous sauvez l’idée de marché mais vous la mettez au cœur, dans le moteur de l’histoire, et en même temps vis-à-vis de la droite, vous avez des exigences d’égalité ou de lutte contre la pauvreté qui ne sont pas forcément les priorités de la droite. Donc, vous êtes un peu à contre courant, on peut dire cela, Laurence Fontaine, dans tous les sens, inclassable ?
Laurence Fontaine : En fait j’espère être plutôt porteur de quelque chose qui me tient à cœur, qui est le débat, que tout le monde sorte de ses marques, comme j’aime à dire, et réfléchisse. Aujourd’hui, au XXIe siècle, le contexte est différent, il faut repenser et il faut que l’on s’y mette tous. C’est cela que je souhaiterais tant à droite qu’à gauche que l’on remette sans arrêts à neuf les idées. Je suis pour le débat d’idée qui est aussi au cœur de la démocratie.
Antoine Mercier : Et vous êtes historienne et vous savez que cela peut prendre un certain temps cette dimension historique. Cette crise on peut dire qu’elle a commencé il y a quelque années, peut-être qu’elle peut, avant que ces processus, que vous dites positifs, se mettent en place, réapparaissent, cela peut prendre beaucoup de temps ?
Laurence Fontaine : C’est pour cela aussi que j’ai cette vision du temps long. L’économie de marché a commencé à tailler sa place au XIIIe siècle, si je puis dire, plus ou moins, et il a fallu attendre le XVIIIe siècle pour qu’elle mette à bas la société aristocratique. Donc, quand on regarde la société de marché qui se développe dans des pays non démocratiques, il faut prendre en compte que cela ne se fera peut-être pas avant une génération, cette prise de conscience que la démocratie qui vous est donnée dans le marché, il faut aussi la donner dans les autres champs de la vie dans laquelle les gens sont immergés.
Antoine Mercier : Puis, il faut aussi sortir de l’ensauvagement là où le marché fonctionne quand même et là où il y a de la démocratie ?
Laurence Fontaine : Absolument. Il faut sortir de l’ensauvagement et empêcher que le marché aille faire des choses là où nous ne voulons pas qu’il aille.
Antoine Mercier : Voilà, programme politique, prenons les idées là où elles sont. Merci beaucoup Laurence Fontaine. Je rappelle le titre de ce livre qui s’appelle « L’économie morale, pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle », c’est publié chez Gallimard, dans la collection Essai. Merci encore d’avoir accepté notre invitation.