Alain Veinstein : bonsoir, Du jour au lendemain, avec Alain Rey qui publie deux livres : Miroirs du monde : une histoire de l’encyclopédisme chez Fayard et L’amour du français contre les puristes et autres censeurs de la langue chez Denoël.
Je suis très impressionné de vous recevoir, Alain Rey, car je pense que vous êtes l’une des rares personnes à avoir lu un dictionnaire de la première à la dernière ligne.
Alain Rey : C’est un sport qui est rarement pratiqué en effet.
Alain Veinstein : En plus, vous avez une œuvre lexicographique extrêmement importante, les Robert.
Alain Rey : Oui.
Alain Veinstein : Tous les Robert ?
Alain Rey : J’ai participé à la plupart d’entre eux, sauf les dictionnaires bilingues qui sont hors de ma sphère d’activité.
Alain Veinstein : Mais le Dictionnaire historique de la langue française, le Dictionnaire culturel en langue française…
Alain Rey : Oui. Ça, ce sont en plus mes idées.
Alain Veinstein : Ça, cela suppose que vous avez lu quelques livres.
Alain Rey : Oui, notamment. Je dois avoir lu l’intégralité des dictionnaires d’Emile Littré, ce qui n’est pas toujours une activité drôlette, mais ce qui apprend énormément de choses sur le maniement du français à cause de la richesse en citations littéraires qu’on y trouve.
Alain Veinstein : Un dictionnaire, ça s’écrit avec des dictionnaires ?
Alain Rey : Un dictionnaire s’écrit avec des dictionnaires, hormis les premiers bien entendu.
Alain Veinstein : Mais un dictionnaire historique ou culturel ça déborde un peu ?
Alain Rey : Ça déborde énormément même. C’était le but de l’opération d’ailleurs.
Alain Veinstein : Je vais rappeler aussi que vous aviez obtenu le prix de la biographie de l’Académie française pour votre livre Antoine Furetière : un précurseur des Lumières sous Louis XIV, publié l’an dernier chez Fayard. Je disais que dans l’actualité vous avez deux livres. On commence par Miroirs du monde que vous avez sous-titré une histoire de l’encyclopédisme. Un livre, publié chez Fayard, qui traite des encyclopédies en étant lui-même forcément encyclopédique.
Alain Rey : J’ai choisi de prendre le mot encyclopédisme plutôt qu’encyclopédie parce que la première formulation englobe un concept beaucoup plus vaste.
Alain Veinstein : Encyclopédique ne veut pas dire exhaustif.
Alain Rey : Non, pas du tout.
Alain Veinstein : Et votre propre essai, vous le dites vous-même, est incomplet.
Alain Rey : Heureusement, sans ça, ça serait écrasant.
Alain Veinstein : Vous avez choisi les problèmes que vous avez décidé de ne pas traiter ?
Alain Rey : Pas vraiment mais j’ai essayé de sélectionner, dans les connaissances que j’avais du genre ce qui me paraissait pertinent soit dans l’évolution du genre, soit comme image ou traduction d’une certaine idéologie culturelle à une époque donnée.
Alain Veinstein : Encyclopédie, on peut le rappeler, en tant qu’ouvrage de référence et projet éditorial, apparaît, au sens où on l’utilise aujourd’hui, en Europe occidentale, au cours du XVIIème siècle.
Alain Rey : Oui. Vraiment dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui parce que les précurseurs sont nombreux et très anciens.
Alain Veinstein : Alors que le mot que vous avez préféré, l’encyclopédisme, existe, lui, depuis beaucoup plus longtemps.
Alain Rey : C’est une attitude d’accumulation du savoir et de synthétisation du savoir dans un but de pédagogique, ce que dit « pédie » dans encyclopédie.
Alain Veinstein : Ce que nos auditeurs n’ont peut-être pas entendu, quand j’ai donné le titre de votre livre, c’est le « S » de miroirs.
Alain Rey : En effet.
Alain Veinstein : Miroirs du monde et je crois que ce « S » est important pour vous.
Alain Rey : Bien sûr. J’ai pensé - tous les gens qui connaissent un peu le Moyen-âge le verront bien - à l’expression d’une des plus grandes encyclopédies médiévales, IIIème siècle, celle de Vincent de Beauvais qui s’appelle Speculum mundi, c’est-à-dire miroir du monde au singulier, avec l’intention de donner une représentation du monde qui soit organisée, systématique. C’était possible au Moyen-âge parce que la systématisation et la globalisation se faisaient au nom de la foi chrétienne qui donnait un modèle dans lequel on pouvait placer toutes les connaissances, chose qui va être secouée vigoureusement par Diderot et d’Alembert au XVIIIème siècle, et qui va disparaître après au profit d’autres méthodes. Auparavant, les encyclopédies ne prétendaient pas tellement donner un miroir du monde que de donner des moyens d’accéder à un savoir efficace, souvent politique. Les Chinois en particulier et les Arabes ont une vision de l’encyclopédisme qui est inscrite dans une pédagogie collective pas forcément politique, c’est le cas d’ailleurs, il y a un petit passage sur Byzance qui est assez rigolo, parce que les grandes encyclopédies byzantines sont en fait des manuels politiques à la gloire de l’Empereur qui est sensé les signer et les assumer. En Chine, ce n’est pas la même chose, mais ce sont tout de même en général les détenteurs du pouvoir suprême, donc les Empereurs, qui commanditent les encyclopédies, qui, elles seront réalisées par des armées de scribes et de penseurs qui vont fournir des sommes absolument considérables parce qu’en Chine l’idée d’encyclopédie, où c’est la pédagogie qui compte plus l’aspect scientifique, est aussi une idée qui est très fortement ontologique. Il s’agit de récupérer les grands classiques de la langue chinoise dont certains ne sont transmis que par des intermédiaires très nombreux, le plus évident étant Confucius, qui, je le rappelle, est contemporain de Platon, mais dont la pensée ne se connaît que par des textes très postérieurs.
Alain Veinstein : Donc, on retiendra que ce pluriel est de rigueur car l’encyclopédisme est très différent en fonction des époques et des civilisations, depuis l’Antiquité classique et chinoise jusqu’à notre ère de l’informatique.
Alain Rey : Absolument. Si vous voulez, je pense qu’on a une sorte de parcours en boucle, entre les premières encyclopédies de l’Antiquité romaine notamment, Pline l’ancien etc., qui sont partiellement encyclopédiques mais qui le sont quand même fortement dans l’intention, ou les premières grandes encyclopédies chinoises, qui sont elles aussi antiques, et puis l’informatique en passant par tous les stades intermédiaires qui correspondent chacun à une inflexion qui est souvent due à la technique. C’est-à-dire, quand on passe du parchemin au papier, du manuscrit à l’imprimerie il se passe quelque chose qui va avoir des effets naturellement sur la littérature en général, sur la communication sociale écrite mais plus spécifiquement dans ce domaine de l’encyclopédie qui est le plus coûteux finalement en représentation écrite.
Alain Veinstein : L’un des traits propres de l’encyclopédie, quelles que soient les époques et les civilisations, c’est d’être un médiateur social des connaissances.
Alain Rey : Oui, il y a toujours une intention de faire passer un ensemble de connaissances, plus ou moins sincère, pour atteindre la totalité de ce qu’il convient de savoir.
Alain Veinstein : Et ça vise toujours à une certaine globalisation.
Alain Rey : Oui, ça vise à la globalisation, sans jamais l’atteindre bien entendu, puisque c’est toujours fortement marqué par la culture qui l’élabore.
Alain Veinstein : Vous le soulignez, Alain Rey, au début de ce livre, Miroirs du monde, qui est publié chez Fayard, dans la conscience collective moderne, ces mots encyclopédie et dictionnaire et leurs équivalents sont étroitement liés.
Alain Rey : Oui, et il y a même une confusion qui se produit, en tous les cas en Europe occidentale, à partir du XIXème siècle, on a un modèle, qu’on appellera pour simplifier dictionnaire encyclopédique dans lequel on mêle la description du vocabulaire d’une langue, en l’espèce pour nous le français, mais ça peut être l’anglais, l’allemand, tout autre langue de culture, et puis la connaissance des choses auxquelles la langue donne accès. Mais la sémiotique, car c’est bien de ça qu’il s’agit, la manipulation et l’organisation de signes n’est pas la même dans les deux cas. Vous avez pu constater que je m’appuie dans ma démonstration, si démonstration il y a, sur l’opposition philosophique, que fait Umberto Eco, entre dictionnaire et encyclopédie qui me paraît parfois rugueuse parce que la réalité est plus compliquée, il y a des intermédiaires nombreux, mais qui me paraît très pertinente au fond des choses.
Alain Veinstein : On peut dire que le dictionnaire donne l’accès à une langue et que l’encyclopédie voudrait donner accès au réel.
Alain Rey : A un savoir qui maîtriserait le réel. Une langue c’est une entité limitée, parce que ça se limite à un vocabulaire, chacun n’invente pas ses mots, c’est la communauté qui le fixe, quelque soit l’immensité de ce qu’il y a à décrire, c’est limité par définition, alors que dans l’encyclopédie on entre dans le domaine des jugements sociaux et des connaissances explicites ou implicites, ce qui veut dire que c’est ouvert à l’infini.
Alain Veinstein : Encyclopédie est attestée en 1520 en français chez Guillaume Budé, vous avez pu le vérifier ?
Alain Rey : Oui, oui, j’ai pu le vérifier. Un des emplois les plus intéressants est celui de Rabelais, qui va très vite, toujours, et qui est toujours à la pointe de l’actualité à cette époque-là.
Alain Veinstein : Mais il y a eu beaucoup d’autres désignations, souvent métaphoriques, pour nommer ce genre d’ouvrages.
Alain Rey : C’est assez beau d’ailleurs. En tous les cas la civilisation chinoise et surtout la civilisation arabe a trouvé des désignations que j’ai trouvées magnifiques, « les près du savoir », de quantités de métaphores qui portent sur le trésor, la richesse, le parcours, le labyrinthe, « la mer des connaissances », « l’océan du savoir », dans lequel on peut naviguer ou se noyer d’ailleurs… Enfin, tout ça est très suggestif. Il y a une qualité littéraire, à ces époques-là, qui est aussi présente au Moyen-âge, et qui va devenir plus faible après, en tous les cas en Occident, parce qu’on entre dans une époque de fonctionnalisme et d’efficacité.
Alain Veinstein : L’un des grands problèmes est : comment structurer ce genre d’ouvrage ? Vous avez dû le connaître vous-même.
Alain Rey : Naturellement. Aujourd’hui, on constate, avec un peu de dépit, que la meilleure manière de le structurer, si l’on veut que le livre fonctionne et soit utilisé et donc vendu, c’est malheureusement, je dirais, l’ordre alphabétique. Je prendrais un seul exemple, qui est une excellente encyclopédie, qui a été un petit peu dévalorisée par les circonstances historiques quand elle a été dirigée par Anatole de Monzi, ministre sous Vichy, donc ça tombait assez mal, mais L’Encyclopédie française, c’est d’elle qu’il s’agit, est une encyclopédie qui a complètement raté son objectif et qui n’a pas eu de réussite parce qu’elle est classée, de manière forcément arbitraire, par domaines, par thèmes et par sujets et que l’utilisateur moderne veut absolument l’alphabétique pour avoir un repérage commode, parce que l’alphabet nous permet de mémoriser, croyons nous, la totalité des connaissances, mais elle ne nous permet évidement pas de les articuler.
Alain Veinstein : Mais, vous, Alain Rey, qui avez, sur votre table de chevet, toutes les encyclopédies qui ont été éditées dans le monde…
Alain Rey : Non, malheureusement, autrement il me faudrait une table kilométrique.
Alain Veinstein : Vous avez pu constater que le classement adopté n’est pas toujours explicite.
Alain Rey : Non, il n’est pas toujours explicite et dans les époques où ça n’est pas l’ordre alphabétique, ce classement révèle évidemment l’idéologie de l’opération. Dans ces encyclopédies arabes, par exemple, où l’on commence par les choses de l’esprit et les choses de Dieu, pour terminer par les activités les plus quotidiennes et les plus humbles, c’est évident qu’il y a une vision totalement hiérarchique dans toutes les activités humaines. Et ce qu’il y a de très intéressant c’est qu’au Moyen-âge, ces encyclopédies, notamment le Speculum mundi, de Vincent de Beauvais, dans lequel l’ordre de présentation est celui des jours de la Genèse, la création du monde, par Dieu, dans la Genèse. Pourquoi ? Parce que ces jours de la Genèse, avec les activités de Dieu qui crée le ciel et la terre puis les fleuves et les montagnes etc. sont mémorisés par tous les gens qui savent lire et écrire et qui ont accès à la Bible, la connaisse par cœur, en tous les cas le chapitre de la Genèse.
Alain Veinstein : Et vous, qui êtes un homme de l’art, vous pensez qu’il y a une unité du savoir que doit refléter une encyclopédie ?
Alain Rey : Je crois que ce n’est plus possible aujourd’hui. Tous les classements conceptuels tentés au XXème sont évidemment enfermés dans des options idéologiques. Rien ne permet de dire, pour prendre un exemple très simple, dans la classification des sciences, c’est un énorme problème en épistémologie, qu’il faille partir de la pensée humaine, c’est-à-dire finalement de la neurologie du cerveau, ou qu’il faille partir des abstractions que cette neurologie a rendues possibles mais nous ne savons pas comment qui sont, par exemple, les mathématiques. Donc, là, il n’y a pas de solution. C’est une option et cette option révèle les positions épistémologiques de l’époque.
Alain Veinstein : Et donc une division profonde de la connaissance scientifique.
Alain Rey : Ah, oui et les différences sont telles d’une civilisation à l’autre et d’une époque à l’autre que l’on voit bien que le projet n’est pas cadré, ni d’une manière définitive, ni stable. Ça change perpétuellement.
Alain Veinstein : Il y a aussi des changements d’optique. Au Moyen-âge, comme dans l’Antiquité, en Chine comme dans l’Islam classique, l’encyclopédie morale, instruit, éduque, vise à l’intégration sociale.
Alain Rey : C’est ça. Elle a l’objet, très explicitement, en Chine, ça s’inscrit dans le système du mandarinat, il faut préparer les grands administrateurs à avoir la masse non seulement de connaissances du monde mais de références textuelles. C’est une vaste opération philologique dans laquelle à certain niveau, par exemple d’administration, il est indispensable de connaître les principales pensées de Confucius, Mincus et même certains poèmes, ce qui nous fait rêver par rapport à l’activité politique contemporaine.
Alain Veinstein : Il y a un changement de cap après le XVIIème où là l’encyclopédie cherche avant tout à informer.
Alain Rey : Elle cherche à informer mais elle…
Alain Veinstein : Avec quelques exceptions.
Alain Rey : Oui parce qu’elle peut chercher à informer en stabilisant et en garantissant un ordre qui va être au début l’ordre chrétien puis on entre dans la période décrite magnifiquement comme étant celle du Dieu caché, dans lequel d’autres valeurs vont prendre la place progressivement pour entrer dans ce qui nous est plus familier, nous Français, quand on prononce le mot encyclopédie, qui est le travail de Diderot et Alembert, qui est parti d’un modèle anglais, Chamber’s Cyclopaedia, qui elle était très sage. Diderot et Alembert en ont fait une arme de guerre contre l’Ancien Régime, contre la religion dans une certaine mesure, en tous les cas contre la superstition et pour les valeurs qui vont aboutir à l’idéologie préparatoire de la Révolution française.
Alain Veinstein : Il y a donc un peu de polémique dans...
Alain Rey : Beaucoup de polémique, et ça va continuer, parce qu’un dictionnaire, il ne s’appelle pas encyclopédie, mais qui est largement encyclopédique, et qui est très savoureux d’ailleurs, qui est celui de Pierre Larousse, est aussi une espèce de brulot contre le pouvoir absolu, qui est celui de Napoléon III à l’époque, contre la tradition immobiliste et pour une psychologie et une sociologie du progrès que l’on va retrouver chez Auguste Comte, chez Victor Hugo, avec des modulations différentes, bien sûr.
Alain Veinstein : Larousse, c’est votre grand concurrent ?
Alain Rey : C’est aujourd’hui notre grand concurrent, je dis notre en parlant du dictionnaire Robert, parce que c’est une maison d’édition. Moi, je m’intéresse à un monsieur qui s’appelait Pierre et qui se nommait Larousse et qui a créé la maison d’édition mais qui a surtout, pour moi, créé, validé un texte majeur, qui est parfois naïf, parfois insuffisant, mais qui a un poids, une présence historique très, très forte à cette époque-là, dans toute l’Europe d’ailleurs, il n’a pas été traduit parce que c’était gigantesque mais ça a inspiré beaucoup de travaux. Je pense que c’est un peu une spécificité française parce qu’il y a aussi une encyclopédie qui est partiellement due à Pierre Leroux, le socialiste utopiste, et qui est aussi dans la polémique et il y a le dénommé Maurice Lachâtre, qui a été traducteur de Marx qui a donné, en français, une sorte de vision du monde, disons, para ou semi marxiste, entre 1860 et 1890. Cette variété idéologique et cette affirmation de conviction à l’intérieur d’une présentation pédagogique du savoir est un peu une spécificité française. On ne trouve pas ça, avec autant de vigueur, dans d’autres traditions avec des exceptions, une assez conservatrice mais intéressante poétiquement qui est L’encyclopédie de Coleridge qui n’a pas marché parce que c’est un grand poète, c’était un moraliste inscrit dans la tradition philosophique anglaise, et son encyclopédie justement qui n’était pas alphabétique était dans un ordre très, très intéressant, pour nous à déchiffrer maintenant, mais qui ne pouvait pas aboutir à un bouquin très vendable donc les éditeurs l’ont totalement trahi ce qui fait qu’il s’est séparé d’eux. Il y a une vraie encyclopédie de Coleridge qui est restée virtuelle, dans ses commentaires puisqu’il s’occupait d’une revue, et l’encyclopédie éditée à deux reprises est une trahison mais où il y a tout de même des traces de cette originalité. Et aujourd’hui, dans le monde contemporain, il y a, en Europe occidentale, quelques encyclopédies qui sont plus énergiques au point de vue idéologique et plus critiques que d’autres. Celle que j’aime beaucoup, c’est l’encyclopédie italienne, Encyclopédie Einaudi, où j’ai trouvé plein de choses intéressantes avec beaucoup d’auteurs italiens et français parce qu’ils avaient demandé des articles à Genet, Barthes et à pas mal de penseurs français sur les questions de langue, de communication etc. Et c’est une encyclopédie qui pose des problèmes alors que les encyclopédies du passé présentaient, donnaient surtout des réponses, mais c’est la tradition de Diderot qui n’arrête pas de critiquer sa propre encyclopédie en disant qu’elle est très mal foutue, qui fait de l’autocritique et parfois fustige les collaborateurs qu’il n’aime pas tout en les publiant et qui montre une espèce d’ouverture d’esprit qu’on va jamais trouver ailleurs parce qu’aucun éditeur au monde ne supporterait cette liberté de l’auteur vis-à-vis de ce qu’il écrit.
Alain Veinstein : L’encyclopédie, ça se veut un projet global, et en fait c’est un livre éphémère.
Alain Rey : C’est un projet global, un livre éphémère et c’est ce que mon titre essaye de dire, c’est toujours un reflet de quelque chose. Il y a la théorie marxiste du reflet mais ce n’est pas à ça que je veux faire allusion, j’aurais plutôt une idée du miroir qui serait celle de Lewis Carroll. C’est-à-dire comme avec Alice, quand elle passe à travers le miroir, Carroll souligne, - je rappelle qu’il était mathématicien logicien, professeur de logique et de mathématique et amateur de petites filles, chaste semble-t-il, très bon photographe, beaucoup de qualités et créateur Alice au pays des merveilles, ce qui n’est pas la moindre de ses vertus – que le miroir est quelque chose de très trompeur parce que la symétrie droite – gauche y est renversée et Alice, dès le début, observe que la chambre qu’elle voit dans le miroir n’est pas sa chambre à elle pour des tas de raisons (positions réciproques etc.). Et je pense que l’encyclopédie, quand c’est un instrument social important et qui a de l’impact, au Moyen-âge on a cet exemple très étonnant de cette encyclopédie d’Isidore de Séville qui s’appelle Les étymologies, étymologie au sens étymologique c’est-à-dire le sens vrai des mots, Jean Paulhan disait : « l’étymologie fait sa propre réclame » puisqu’elle dit : « je suis l’essence vraie », ce qui est faux mais ce qui est très intéressant parce que c’est une théorie, platonicienne, dans laquelle à l’origine le mot, dit la chose en vérité et en profondeur. Et cet Isidore de Séville, qui m’intéresse à des tas de points de vue parce que c’est un évêque, il travaille pour des rois Visigoths, en Espagne, à une époque bénie, presque deux siècles où il n’y a pas d’étripages réciproques, où ça se passe assez bien. Il créé une œuvre qui va servir de modèle, recopié, nous avons mille manuscrits, vous vous imaginez recopiés à la main mille fois ça suppose un succès, à une époque où il n’y a très peu de gens qui savent lire et écrire, absolument colossal. Donc, c’est un guide de pensées et de connaissances pour presque tous les clercs d’Europe occidentale pendant six siècles. Ça, je dois dire qu’il n’y a pas beaucoup d’auteurs qui peuvent se prévaloir d’une telle influence et d’une telle durée culturelle. Donc, ces bouquins-là on parfois un impact social, politique, intellectuel, poétique parfois aussi, qui est tout à fait considérable.
Alain Veinstein : Quelle est la chance de vie d’une encyclopédie ?
Alain Rey : Écoutez, je crois que les grandes encyclopédies du Moyen-âge ont montré que ça pouvait durer pendant des ères entières, aujourd’hui, je pense que c’est plus rapide parce qu’on est obligé de les mettre à jour sans arrêt. Et il y a une très belle illustration de ça, une très bonne encyclopédie mais qui ne m’émeut pas, me mobilise moins que d’autres, qui est L’Encyclopædia Britannica, qui est vraiment une très, très bonne référence, mais qui n’a pu vivre qu’avec des dizaines d’éditions différentes, tous les 20 ans on refait tout…
Alain Veinstein : C’est votre tête de turc ?
Alain Rey : Non, pas vraiment. Mais en même temps j’y trouve un peu de savoir, comment dirais-je, aménagé, arrangé, pas de la langue de bois mais du politiquement correct, on va dire. C’est un peu dommage. Et là, il y a quand même un sommet qui pour le moment est indépassé, je ne sais pas s’il est indépassable, c’est Diderot et Alembert avec tous ses défauts. Je veux dire que les défauts même de l’encyclopédie de Diderot sont des vertus. Finalement, il fait imploser le modèle de l’intérieur. Et est-ce que ce n’est pas ça qu’il faut faire ? Or, malheureusement, quand on aborde l’époque contemporaine, avec les encyclopédies sur Internet, que je ne nommerais pas, on a au contraire une espèce de régression mentale considérable, au nom de principes dont un est positif qui est la démocratie et la gratuité mais dont l’autre est beaucoup moins parce que derrière il y a des intentions commerciales très évidentes.
Alain Veinstein : Donc, les grands progrès technologiques dont on nous rebat les oreilles…
Alain Rey : Aboutissent à des figements, ou à des reculs intellectuels, c’est mon avis. Et je ne critique pas tellement ces encyclopédies pour leurs erreurs ponctuelles, qui sont dues au fait qu’elles sont ouvertes à quiconque veuille y contribuer, ce qui est théoriquement une belle idée, mais ça ne fonctionne pas très, très bien, mais parce qu’elles sont rédigées de la manière la plus plate et la plus convenue qui soit, et que ce n’était vraiment pas la peine qu’il y ait eu Diderot et la suite, et les gens du XIXème siècle avec leur capacité de polémique et même la volonté pédagogique dans tous les sens que manifeste Rabelais, qui n’a pas écrit une encyclopédie, mais on peut dire dans une certaine mesure L’éducation de Pantagruel est encyclopédique, c’est très clair. D’ailleurs là, il y a un très curieux paradoxe historique. Le XVIème siècle qui est bouillonnant d’idées et qui invente presque tout ne réalise pas, il y a quelques encyclopédie partielles sur des domaines précis mais il n’y a pas d’encyclopédie générale, peut-être qu’ils pensaient à l’époque que c’était une absurdité de vouloir faire ça, qu’on y arriverait jamais. C’est le XVIIème siècle qui réalise, qui, évidemment réalise avec moins de fraîcheur et d’inventivité que le XVIème avait manifesté. J’ai essayé, dans ce livre justement de montrer le jeu entre la réalité éditoriale, à laquelle on pense en premier, une encyclopédie tout le monde sait ce que c’est, c’est très familier, c’est un objet dont on se sert tous les jours pour vérifier une date de naissance, ou la capitale de Guatemala, ça c’est très facile, c’est Guatemala-City, mais disons du Honduras, tout le monde ne sait pas que c’est Tegucigalpa, et ça c’est quasiment les jeux télévisés qui sont derrière ça, et là on est dans un affaiblissement du modèle qui est finalement le quizz le plus lamentable dans lequel il y a un petit exercice de mémoire, ce n’est pas de ça qu’il s’agit à l’évidence dans les grandes encyclopédies. Pour le moment, il n’y a que les grandes encyclopédies sur papier, imprimées qui tiennent le choc.
Alain Veinstein : Vous ne pensez pas qu’elles sont menacées de disparition, ces encyclopédies sur papier ?
Alain Rey : Écoutez, pour le moment, le livre résiste. Pour le dictionnaire c’est une évidence, pour l’encyclopédie, c’est moins vrai. Il est vrai que l’on ne pourra plus publier les ouvrages en 45 volumes, pour des raisons pratiques. Mais il y aura certainement une espèce de mutation de ce que l’on trouve sur Internet pour réacquérir ce qu’on trouvait précédemment sur le papier. Finalement, la technique n’est pas importante. Pour le moment elle a eu des effets qui sont globalement négatifs tout en étant positifs dans le modèle de communication, parce que cette gratuité et cette importance, jamais on n’a eu tant d’informations réunies et consultables commodément sur un système mondial, comme ça, jamais. Mais ce n’est pas en soi, un très grand progrès.
Alain Veinstein : On est parti de la différence qui peut exister entre un dictionnaire et une encyclopédie, Alain Rey, en dehors des problèmes de contenus, il y en a une majeure c’est que l’encyclopédie fait appel à des images. Elle est illustrée…
Alain Rey : Si vous voulez, la grande différence en matière de sémantique, c’est que l’encyclopédie a à faire à des noms propres. C’est-à-dire à des entités uniques. Napoléon, même s’il a des visages différents aux diverses époques de sa vie, aux différentes circonstances, ou que l’on peut en parler est une entité unique. Alors que le dictionnaire, par définition, va énumérer les mots d’un lexique, c’est-à-dire des mots qui sont censés abriter des concepts. C’est toute la différence qui existe entre la description du comportement d’un tel animal individuel dont on va induire un comportement collectif et puis le mot chameau, écureuil qui, lui, subsume des quantités des choses souvent très différentes. Beaucoup de mots ont une valeur terminologique précise dans un domaine et une valeur vague dans le langage courant, et c’est ça que le dictionnaire doit gérer parce que son objet c’est l’usage des mots, l’usage de tout le monde. Alors que l’objet des encyclopédies, c’est la maitrise des noms propres et des connaissances qui sont censées écrire, ou raconter le réel, raconter si c’est de l’histoire, décrire si c’est de la science ou de la technique.
Alain Veinstein : Le texte est donc primordial ?
Alain Rey : Le texte est donc primordial. Et le texte du dictionnaire a une caractéristique aujourd’hui en tous les cas, mais il l’a toujours eu, qui est d’être très codé. C’est-à-dire qu’on a toujours la même structure dans l’article parce qu’il y a un besoin, des personnes qui consultent, de trouver très vite la chose dont ils ont besoin, et comme il y a énormément de contenu, d’informations dans un article de dictionnaire il est absolument nécessaire qu’elles soient présentées de manière homogène. Alors que l’encyclopédie est assez libre dans ses développements. En outre, un dictionnaire va être forcé de traiter tous les mots d’un domaine, parce que ce sont des mots courants, alors que l’encyclopédie va être obligée de choisir. Bon, je donne un exemple, mais on pourrait en trouver d’autres très facilement, qui est que si je veux parler des abeilles qui produisent du miel, dans une encyclopédie il va falloir que je choisisse un article, qui va être vraisemblablement apiculture, mais qui va peut-être être miel, pour écrire cette activité rurale, puis le commerce qui en découle, etc. alors que dans un dictionnaire, il va falloir que je traite apiculture, miel, ruche, abeille, cire et tout le vocabulaire lié. Donc, l’auteur du dictionnaire est lié par la langue, il est complètement ficelé, et l’auteur de l’encyclopédie est beaucoup plus libre, en apparence en tous les cas, parce qu’il est ficelé par autre chose qui est l’idéologie de sa culture.
Alain Veinstein : Je voudrais que l’on dise un mot de l’autre livre aussi que j’ai annoncé, Alain Rey, L’amour du français contre les puristes et autres censeurs de la langue que vous publiez chez Denoël. Pour vous, c’est la thèse de ce livre, on appauvrit la langue à vouloir épurer ?
Alain Rey : Oui, parce que l’idée, j’ai appelé ça, L’amour de la langue parce que je ne veux pas du tout présenter une critique hostile ou hargneuse à l’égard des puristes, je pense que ce sont des gens sincères et des gens qui aiment la langue française, mais ils se font de la langue française une image aussi fictive et aussi mythique que l’amoureux transit, je ne sais pas, du XIXème siècle qui se promenait avec un médaillon représentant une jeune fille blonde aux traits épurés et qui n’avait qu’un lointain rapport avec la personne qu’il était censé aimer. Si vous voulez, ils sont un peu comme les troubadours du Moyen-âge avec la princesse lointaine qu’ils ne rencontreront jamais. Et ça a été dans la société francophone un travail très déterminé et très long pour avoir une image complètement épurée de la langue, qui est pure, qui est claire, qui est logique et qui est confondue avec l’identité nationale, ce qui est une très grave erreur s’agissant d’une langue comme le français, qui est parlé par beaucoup de nations. L’évangile ( ?) est enseigné dans beaucoup de nations et la langue française est allée se promener dans beaucoup de nations pour des raisons pures et impures, parfois le colonialisme le plus intéressé mais les résultats sont là, c’est une langue qui n’appartient pas à la nation française.
Alain Veinstein : Donc tout est mouvant et disparate, dans l’usage que l’on peut faire d’une langue, d’un locuteur à l’autre.
Alain Rey : Absolument. Et je pense que quand on fait des constatations dramatiques en disant que « e français va disparaître, qu’il est foutu » on ne fait que confondre la langue, qui est une entité abstraite mais très, très puissante et qui mène tout le reste, et puis les usages et notamment les usages individuels. Et la perception de la langue pour beaucoup de gens qui sont unilingues, parce que les bilingues ont une meilleure conscience des choses, la conscience de la langue apparaît pour dénoncer les fautes des autres. Ça, c’est une attitude qui est très répandue. Si quelqu’un vous dit : « le français est foutu », si vous l’interrogez vous aller très vite vous apercevoir que le français est foutu parce que les ministres parlent mal, parce que les présentateurs de télévision ou de radio font des fautes de syntaxe…
Alain Veinstein : Sauf sur France culture
Alain Rey : Sauf sur France culture, bien entendu et parce qu’on trouve des fautes d’orthographe même dans les journaux les plus sérieux. Et ça, ça ne concerne pas la langue, ça concerne l’usage de la langue. Il y a une très belle phrase de Barthes qui disait : « Le problème n’est pas la crise de la langue, c’est une crise de l’amour de la langue. » J’ajouterais que c’est une crise de l’usage ou de la manière de se servir de la langue. Si on fait cette distinction, on s’aperçoit qu’une grande langue de culture, le français a mille ans à peu près, il s’est répandu sur à peu près tous les continents, il n’est plus la langue la plus parlée, ni la plus diffusée, ni la plus grande référence, l’anglais a pris sa place mais ce n’est parce que le français n’est pas premier en tout qu’il est sensé disparaître. Personne ne plaide la disparition prochaine de l’albanais qui est une magnifique langue de culture, voir les œuvres de Kadaré et beaucoup d’autres, et qui vit très bien sa vie limitée à un territoire très précis.
Alain Veinstein : Donc, une langue ne doit être ni pure ni soumise, mais inventive et ouverte.
Alain Rey : Oui, ça, c’est un peu une plaisanterie. Inventive et ouverte, elle ne l’est jamais assez. Tous les apports et emprunts peuvent être excessifs, déséquilibrés, dans la créativité morphologique on a eu l’exemple politique de bravitude mais il y en aurait beaucoup d’autres à dire. Personne ne s’est formalisé quand Châteaubriant a inventé la vastitude, que je trouve très beau, parce que ça donne une ampleur à la chose, alors pourquoi ne pas avoir un français plus créatif, comme le demandait Bède à la Renaissance ?