Alain Veinstein, Bonsoir, « Du jour au lendemain », avec Daniel Bougnoux, qui publie « La crise de la représentation » aux éditions La Découverte.
« La matière, les corps sont choses certaines quand je les touches ou qu’ils se rappellent à moi, au chétif petit moi pétri d’imaginaire et de projections idéales, mais ce réel demeure en son fond inscrutable d’où la ronde des représentations dont nous l’affabulons, que nous lui essayons et lui ôtons comme des robes, des modes, d’où l’interposition des choses, des signes, pour contenir, à bonne distance, ce réel, qui pas plus que le soleil ou la mort, selon La Rochefoucauld, ne se laisse regarder en face. »
Alain Veinstein : Vous êtes philosophe, Daniel Bougnoux.
Daniel Bougnoux : Oui.
Alain Veinstein : Longtemps, vous avez été professeur à Grenoble, à l’université Stendhal...
Daniel Bougnoux : Oui, je n’ai pas quitté Grenoble, de toute ma carrière d’enseignant en effet.
Alain Veinstein : Aujourd’hui vous êtes professeur émérite, ça veut dire…
Daniel Bougnoux : Retiré des étudiants et des centres de recherche, mais une fois qu’on l’a été, on le demeure à vie, je crois, philosophe.
Alain Veinstein : Vous arrivez à tenir ?
Daniel Bougnoux : Oui, en publiant quelques livres. Avec des bons livres on peut, je crois, survivre partout. Quand on a été, disons, dans le courant des études, on ne s’arrête pas comme ça, pas si vite.
Alain Veinstein : Il faut faire attention au court-circuit…. Ces livres, vous en avez publiés une quinzaine avec plusieurs directions, il y a « La communication », par exemple.
Daniel Bougnoux : Oui.
Alain Veinstein : « La communication contre l’information », qui date de 1995.
Daniel Bougnoux : Il y a plus de dix ans.
Alain Veinstein : Puis, une lettre que vous aviez adressée non pas au maire de Grenoble mais au futur maire de Bordeaux, Alain Juppé, « Lettre à Alain Juppé (aux énarques qui nous gouvernent) sur un persistant problème de communication », un livre publié il y a dix ans.
Daniel Bougnoux : Oui, c’était à la suite des ses ennuis concernant les manifestations monstrueuses qui s’étaient levées contre son projet de réformes des retraites. À l’époque il avait fait quelques erreurs, entre guillemets, de communication mais qui n’étaient pas que celles-là, bien sûr. C’était mon ancien condisciple. En khâgne, j’avais fréquenté, Alain Juppé, pour autant qu’il soit d’ailleurs fréquentable, car je ne me rappelle pas d’ailleurs d’un condisciple très chaleureux. Mais ce jour là, j’avais quelque chose à lui dire. Donc j’ai fait ce libelle. Dont il a d’ailleurs accusé réception avec une certaine bonne humeur. Nous n’avons pas renoué pour autant et je l’ai perdu de vue.
Alain Veinstein : Est-ce que vous lui avez adressé votre introduction aux sciences de la communication ?
Daniel Bougnoux : Non, je ne pense pas… Non, non, c’est…
Alain Veinstein : Un ouvrage trop ardu.
Daniel Bougnoux : Non, c’est un petit repère, donc c’est un ouvrage à mettre entre toutes les mains. Cette communication m’a retenu peut-être trop longtemps. C’est une discipline que j’ai enseignée en même temps c’est un, comment dire, peut-être un marécage ou une utopie académique. On a découpé une discipline avec trop de composantes, trop d’ingrédients. Donc ce mot lui même de communication demande à être un peu analysé, dissocier de lui-même. Il y a trop de choses confuses là-dedans. D’où ce nouvel opus, qui essaye d’attaquer par un autre biais.
Alain Veinstein : Avant ça, je voudrais quand même évoquer une autre direction de votre bibliographie, c’est du dur, un homme œuvre, Aragon. Aragon, dont vous avez publié les œuvres dans la Pléiade.
Daniel Bougnoux : Oui, cela continue.
Alain Veinstein : Et à qui vous avez consacré différents essais.
Daniel Bougnoux : Oui, oui, Aragon, c’est des grandes passions de ma vie. Je pense souvent à lui comme une espèce de présence tutélaire sur moi, qui maintenant, je ne dirais pas m’enveloppe, mais enfin me surveille mais avec bienveillance, voilà. C’est un ange, pour moi. Je veux dire que c’est un modèle d’écriture et d’exigence artistique. En même temps, cette passion du réel, qu’il y a chez Aragon, de ce réalisme, qui était la passion de sa vie, philosophiquement m’intéresse. J’ai envie de voir ce que cela veut dire le réalisme en littérature et dans d’autres domaines. Je pense aussi qu’avec Aragon il y a une figure méconnue, de moins en moins méconnue, mais quand même c’est quelqu’un qui a été terriblement insulté, et moi, j’ai envie de le défendre. C’est un bon combat, à mes yeux.
Alain Veinstein : Vous pensez que le réalisme d’Aragon peut conduire à l’étude de la crise de la représentation ?
Daniel Bougnoux : Oui, si l’on prend au sérieux les acceptions du mot rée, que l’on peut prendre de bien des façons. Aragon a eu la passion du réel et d’une littérature qui règle bien notre distance au réel, pas qui se laisse, disons, dominer par le réel mais qui le domine pour l’orienter, le faire signifier. Et cette crise peut-être de la signification ou du travail sur le réel, par la représentation, qui m’a fait… au fond, la problématique est née, pour moi, du côté de la poésie et des romans d’Aragon, incontestablement, oui.
Alain Veinstein : Le nouveau livre, Daniel Bougnoux, s’intitule, « La crise de la représentation ». Il est publié à La Découverte. En couverture, un rideau rouge, avec un bras, une main, qui apparaissent, ce qui laisse penser que la représentation, dont il est question dans ce livre, c’est la représentation théâtrale. En fait, on va voir que cela déborde la représentation théâtrale, même si le point de départ c’est un fameux festival d’Avignon,…
Daniel Bougnoux : Oui.
Alain Veinstein : Pas le dernier mais le précédent, d’il y a deux ans.
Daniel Bougnoux : Celui de 2005.
Alain Veinstein : Où, effectivement, les habitués du festival avaient l’impression d’avoir perdu leur latin.
Daniel Bougnoux : Oui, moi j’avais assisté à la prestation de Jan Fabre en Cour d’honneur, pour la pièce « Je suis sang ». C’est vrai que, disons, pas l’indignation mais un peu l’écœurement ou la lassitude nés de ce genre de spectacles m’a incité à donner le coup d’envoi pour une réflexion plus large. Bon, le théâtre je m’y intéressais depuis longtemps, et c’est vrai que représentation peut être pris d’abord au sens théâtral. Ce qui est un très bon terrain de départ, point de départ. Puis, il y a beaucoup de promesses dans le théâtre, y compris quand ce rideau n’est qu’entrebâillé, c’est le meilleur moment au théâtre, quand on attend que le rideau se lève.
Alain Veinstein : Surtout que le bras est nu.
Daniel Bougnoux : Donc, on peut tout espérer… mais évidemment… En général c’est le meilleur moment. Je crois que c’est Baudelaire, beaucoup de gens ont dit cela, l’attente du rideau qui frémit. Il y a dans la représentation à la fois une politesse du regard, politesse de la distance, une promesse et un style, une organisation un peu somptueuse, un peu aujourd’hui archaïque qui fait que le théâtre survit à toutes les réfutations du théâtre, parce que justement le théâtre est une chère vieille chose. Nous chérissions le théâtre à propension même parfois de sa désuétude. Donc, je suis parti de formes qui voulaient innover à l’excès et peut-être fracasser l’espace de la scène, ou de cette distance qui m’est chère. Bien sûr, c’est un vaste problème, la distance au théâtre ou dans les arts en général. J’ai peu étudié, dans ce livre, la façon dont la distance est attaquée de tous côtés, dont le différé est attaqué de tous côtés, dont le petit préfixe « re » de représentation saute au profit d’une présence, parfois brutale, en tout cas énergétique, interactive, on dit aussi. Une présence forte, mais cette force est peut-être une faiblesse. Il faut être attentif, ici, aux renversements, aux ironies des pirouettes, des tourniquets. On croit que tout ira mieux si on casse ces distances représentatives et peut-être tout ira plus mal.
Alain Veinstein : La question de la représentation est évidemment une des plus complexes parce que quand on y réfléchi, au concept de représentation, on est obligé de se rendre à l’évidence que c’est, comme vous le dites, un caméléon conceptuel.
Daniel Bougnoux : Oui, assez vicieux parce que c’est un de ces mots valise que l’on peut ployer dans plusieurs sens. En même temps, il ne faut pas y renoncer, parfois un mot valise est un mot qui a de la chance, c’est un mot qu’on emploi dans plein d’acceptions, comme le mot communication mais ces gros mots il faut justement les travailler. Il ne faut pas les prendre tels quels, il faut les décliner, leur donner des cas, très différents, il y a le cas du théâtre, des arts plastique, puis il y a le cas des médias. Puis il y aurait un troisième volet, très grand, derrière cela, c’est le volet politique, la représentation au sens démocratique, syndicale, parlementaire. Je suis au seuil de cette problématique mais je suis en chemin vers elle à travers d’abord le médiatique et l’artistique.
Alain Veinstein : Puis après il y a l’entracte et après l’entracte il y aura…
Daniel Bougnoux : Il y aura, j’espère, un deuxième volet.
Alain Veinstein : Ce livre vous amène à parler de bien des choses,…
Daniel Bougnoux : Trop, peut-être.
Alain Veinstein : Mais pas de tout.
Daniel Bougnoux : Impossible.
Alain Veinstein : Il y a des choses dont de toute façon, vous n’avez nulle intention de parler, comme l’inconnaissable, le non figurable. Il n’y a pas de chapitre non plus sur l’iconoclasme.
Daniel Bougnoux : Pas plus que sur la physique quantique, sur le big-bang, toutes ces choses qui échappent à notre cartographie et qui pourtant…
Alain Veinstein : Oui, c’est ça, il y a cette notion de carte qui est importante.
Daniel Bougnoux : Voilà.
Alain Veinstein : De carte et de territoire.
Daniel Bougnoux : Quelles sont ces cartes que nous posons sur cette chose très opaque, obscure que l’on appelle réel et ces cartes nous aident à contenir, j’aime bien ce verbe, vous l’avez cité tout à l’heure, contenir le réel. Parce que contenir a ces deux sens à la fois de mettre en soi et de tenir à distance. Ces cartes, incontestablement, nous rapprochent et en même temps nous mettent à bonne distance. Cette notion de bonne distance, que veut dire bonne, dans ce mot « bonne distance ». Ça, cela m’a beaucoup intéressé, cela continue à me tarabuster.
Alain Veinstein : On pourrait dire que la crise de la représentation, c’est d’une certaine façon une répétition car c’est un retour, c’est le retour du réel.
Daniel Bougnoux : Répétition, non, plutôt une effraction. Si le petit préfixe « re » saute, alors on est dans un présent, certes parfois vivifiant et tonique mais parfois aussi panique et effondrant. L’homme ne vit pas seulement de présent.
Alain Veinstein : Non, je parle de répétition comme de ressouvenir, par exemple.
Daniel Bougnoux : Ah, oui ! Oui mais à dose homéopathique ou filtrée. Donc, il faut ces cartes, il faut ces codes, il faut ces représentations au sens à la fois d’images, de mots, d’œuvres, de souvenirs, pour supporter la morsure du réel. Au fond, nous passons notre vie à éviter le réel, d’une certaine manière, à jouer avec, à instaurer du jeu avec quelque chose qui à la fin qui aura le dernier. A mort c’est quand le réel a le dernier mot.
Alain Veinstein : Quand mord il ?
Daniel Bougnoux : Pardon ?
Alain Veinstein : Quand mord il, le réel ?
Daniel Bougnoux : Ah, le verbe mordre.
Alain Veinstein : Le mot chien, lui ne mord pas.
Daniel Bougnoux : Voilà. Nous mettons les signes entre le monde et nous. L’homme est bien sûr l’animal sémiotique par excellence. L’homme est l’animal qui a développé ce château de cartes des signes, qu’il ne faut pas prendre seulement au sens verbal, donc je me suis beaucoup intéressé aux signes non verbaux notamment les signes plastiques, la peinture, l’icône en générale, les images, et puis les indices. Les indices sont communs, pour nous, avec les animaux, les animaux échangent des indices, sur lesquels nous construisons des images, des icônes et sur lesquels ensuite, nous construisons des mots. Donc, c’est avant tout ce fragile échafaudage sémiotique qui nous permet de, et c’est toute la culture, sinon nous retombons, on peut dire tomber, c’est une chute, dans le réel, dans la nature, et là, c’est beaucoup plus brutal et violent.
Alain Veinstein : Le réel se rappelle à nous, il nous rappelle à l’ordre, qui est l’ordre de l’urgence du présent.
Daniel Bougnoux : Oui, l’urgence du présent de contact, un présent de pression, cette horrible pression du présent…
Alain Veinstein : Qui vient supplanter la représentation.
Daniel Bougnoux : Qui vient écraser, parfois ratiboiser nos fragiles défenses sémiotiques et culturelles. En fait nous sommes bien sûr dans des va et vient constants, entre l’urgence du présent et, je dirais, le confort de la représentation, le différé de la représentation. Donc, au fond, c’est une tentative pour mieux comprendre ce battement ou ce dosage entre le direct et le différé dans nos existences. Parfois nous crevons nos différés. Quand nous attendons une rencontre, par exemple l’amour, le désir, l’érotisme, nos sommes tantalisés par une pression physique, nous désirons, nous exigeons cette pression physique. Parfois, au contraire, avec beaucoup de précaution et de retrait, nous refluons dans la représentation, dans le rêve, dans l’imaginaire, dans la sémiose. Nos vies sont faites de ces battements, de ces rythmes contradictoires.
Alain Veinstein : Avec des nuances, le direct peut-être du faux direct, par exemple.
Daniel Bougnoux : Comme en ce moment. Mais, oui, il y a tout sorte de directs, et c’est très intéressant de dessiner une carte, une échelle du directe et une échelle du différé. Ce que Dérida appelait aussi une différence avec un a, ce qui remet à plupart, ce qui nous décharge de ce fardeau, de cette pression. Mais parfois il y a des choses très précises à dire, comme les émeutiers des banlieues. Cette espèce de saccage brutal, qui est comme un message désespéré, une revendication de présence, une irruption, une pression infligée à une société trop frileuse et trop dans la représentation. Parfois c’est la guerre, c’est l’émeute, c’est le choc des actualités aussi qui perforent nos défenses et qui nous met devant quelque chose de non traitable, d’intraitable. On traite le monde à travers les signes et quand les signes s’effondrent, disons, on est dans l’intraitable.
Alain Veinstein : Il y a comme un arrêt du temps. Vous, vous vous posez la question, et si aujourd’hui il n’y avait plus qu’aujourd’hui ?
Daniel Bougnoux : Une bonne part de l’art contemporain a joué avec ça, précisément, avec l’effondrement symbolique et avec l’urgence d’un direct panique ou d’un direct nauséeux. J’ai pris l’exemple de Sartre, il y en a beaucoup d’antres, Céline. Céline une formidable percée en direction d’une nervosité instantanée, d’une tétanisation de la prose, d’une poétique épileptique qui joue directement sur les nerfs du lecteur, voilà. Jouer avec les nerfs, ça, c’est toute une tendance de l’art, disons, moderne et contemporain mais sans la médiation des délais, des constructions stylistiques, des codes, des bonnes manières ou des élégances de la représentation. Donc, tout cela est évidement un sujet constamment de conflit et de négociation. Cela m’a beaucoup intéressé dans ( ? manque deux mots). Vous citiez Aragon mais le dadaïsme par lequel est passé Aragon c’est évidemment le moment de la frénésie anti-représentative, puis après au contraire il apprivoise le réalisme mais par des voies de la représentation.
Alain Veinstein : Il y a pas que les scènes artistiques qui sont abordées dans ce livre, il y aussi les scènes médiatiques.
Daniel Bougnoux : Médiatiques, politiques, j’ai pris un peu longuement l’exemple de Berlusconi comme d’un personnage qui s’empare d’une scène, mais d’une scène où la négociation, la représentation n’a peut-être pas toutes ses chances. Il y a comme ça des captures de scènes, des effets de prises en masse. Dans la culture contemporaine, où ce qui menace peut-être la culture aujourd’hui, il y a ces effets de confiscation de scène, de confiscation du dialogue, du débat représentatif, de la distance, du temps de la réflexion, de l’argumentation à plusieurs au profit d’un matraquage, d’un chantage à l’émotion. L’émotion est évidemment un facteur formidable d’effondrement symbolique. En même temps, nous avons tous besoin d’émotion. L’émotion est un moteur, comme dit même le mot émotion. Donc, il ne faut pas bien sûr craindre l’émotion. Là encore, c’est un dosage. Il en faut mais pas trop.
Alain Veinstein : L’émotion est un excellent véhicule de transmission.
Daniel Bougnoux : Oui, y compris pour l’information, pour les actualités, pour le désir de comprendre le monde. On s’intéresse à un problème parce qu’on est ému par une question, par un événement. En même temps, si l’on est trop ému, le problème nous échappe. Donc, là encore, c’est une fragile transaction entre le corps et l’édifice sémiotique qui tient les corps à distance et qui fait que nous pouvons traiter sans nous effondrer les messages, les signaux qui nous parviennent. Il y a mille façons d’envoyer des signaux, il y en a qui sont des décharges électriques, des électrochocs et là on n’a plus beaucoup de chance pour le traitement.
Alain Veinstein : Il y en a qui rendent malade, les signaux.
Daniel Bougnoux : Certainement, oui.
Alain Veinstein : La crise de la représentation, c’est aussi ce constat que l’on peu faire aujourd’hui que les médias ne reflètent plus notre monde ou les mondes.
Daniel Bougnoux : Oui, soit parce qu’ils cherchent une certaine immédiateté ou le chantage émotionnel, dont on vient de parler, ou le chantage au direct parce que c’est vrai que quand une actualité augmente et chauffe un peu alors on courre à différentes suces d’approvisionnement, on zappe, on cherche l’événement en train de se produire. Donc, on est excité, on est ému mais on n’a pas beaucoup de chance de comprendre ce qui se passe. Les médias peuvent aussi nous cacher, disons, le phénomène par excès d’émotions mais aussi par simple absence d’images. C’est-à-dire que les médias cartographient très imparfaitement, d’immenses zones échappent à la couverture médiatique, pas seulement dans les pays lointains comme le Chine ou l’Afrique aujourd’hui, mais notre propres pays évidemment, les banlieues. Que savions-nous des banlieues avant justement cette rage des émeutiers pour nous les, pas montrer parce qu’ils ne montrent pas les banlieues tel qu’elles fonctionnement, mais enfin ils montrent une incontestable souffrance ou exaspération née de ces zones reléguées, mal explorées, mal couvertes, disons, par la représentation médiatique ? Donc, les médias sont constamment un enjeu de pouvoir parce que l’éclairage dans ce domaine c’est du pouvoir. L’information n’est jamais neutre. L’information c’est de la marchandise bien sûr, c’est du tirage, c’est de l’argent, c’est de l’audience. Mas c’est aussi des rapports de force entre les décideurs, les responsables politiques, les sujets de ces problèmes, les gens qui ont les vivres. Donc, la lutte pour l’éclairage est constamment politique. Il ne faut pas se faire de l’information une idée bienveillante, bonne distance, équitable. Il n’y a pas d’information équitable. Mon livre, c’est aussi une façon pour mieux comprendre les fonctionnements polémiques de l’information.
Alain Veinstein : Et l’évolution de la technologie, ce que l’on appelle le progrès technique, ne simplifie pas les choses.
Daniel Bougnoux : Non parce que ces technologies poussent au direct, à l’émotionnel, à la marchandise pour vendre de nouveaux produits, de merveilleux logiciels, de merveilleuses vitesses de traitement. Donc, il faut apprivoiser tout cela. Il y a des chocs entre des anciennes technologies et les nouvelles. Il y a des concurrences et des courts-circuits. Par exemple, l’école aujourd’hui est peut-être court-circuitée trop souvent, aux yeux des pédagogues, par Internet, voire le téléphone portable, quand il sonne dans un cours, voire les programmes, les didacticiels alternatifs aux lentes progressions des programmes scolaires. Donc, il faut négocier avec tout cela et on sent très bien comment de vieux monopoles respectables mais peut-être parfois archaïques sont contestés, menacés, effrités de dehors par ces marées montantes de la communication moderne.
Alain Veinstein : L’étude de la crise de la représentation, pour reprendre le titre de votre livre, Daniel Bougnoux, qui paraît à la découverte, vous amène à vous interroger aussi sur la présence réelle à partir d’une œuvre bien réelle, le David de Michel Ange, un corps parfait, dont la perfection l’isole, dites vous, dans un au-delà platonicien des idées ou le canon de la beauté, et vous trouvez que cet épithète est peut-être un peu fade mais il y a un détail surprenant qui retient votre attention, c’est une pierre. Une pierre que David tient dans sa main droite, comme on aurait pu tenir un pavé en 1968, sauf que là la pierre a peut-être une autre signification.
Daniel Bougnoux : Disons qu’elle n’a pas une signification étrangère à ce qu’elle est. Une pierre est un caillou. Je crois que j’ai écrit dans ce livre que la pierre est dans son propre rôle contrairement au marbre de Carrare qui est sculpté par Michel Ange pour former le David. Donc, il y a deux parties dans cette statue. Il y a le médium, c’est la pierre, puis il y a le message, la belle forme, idéale, platonicienne éventuellement, académique en tout cas, qui est le corps même du jeune héros. Mais cette pierre qu’il tient qui est au fond le fond de la performance, le matériau même du sculpteur, cette pierre va prendre plus d’ampleur dans les esclaves enchaînés, de l’Académie de Florence, où l’on voit que Michel Ange a arrêté son ciseau avant la taille final. Le fond surgit, le fond gronde et remonte contre la belle figure. Ce qui est merveilleusement, disons, tenu en respect par David qui fait de cette pierre son projectile, qui va le transformer en héros, de même que Michel Ange a pour matériau noble, ce marbre de Carrare, qui fait de lui le prince même de la sculpture, et bien ce fond obscure, cette pierre va augmenter au fil, peut être des performances de représentation jusqu’au XXe siècle, évidemment envahir peut-être toute la surface des œuvres. Donc, il y a un conflit figure-fond, qui m’a pas mal intéressé parce que c’est aussi le conflit de l’énergie et de l’information, ou c’est le conflit de la matière et du message. La montée du réel, c’est aussi la montée de la matière, du fond ou de l’énergie. Ce qui est classiquement comprimé dans la main de cette icône renaissante classique, classique par excellence, de la sculpture de Michel Ange, ce qui est comprimé et contenu, au sens même du verbe qui comprime et contient, va progressivement se libérer, se libérer au nom de la vie, au nom du réel, au nom du direct. Il y a d’autres exemples à prendre, j’en signale quelques uns.
Alain Veinstein : Il y a un petit pan de mur jaune, par exemple…
Daniel Bougnoux : Voilà, au passage, Proust. Ce que Proust en tout cas voit ou fait, voir à Bergotte dans le célèbre tableau Wermeer, la Vue de Delft, ce petit pan de mur jaune, qui est un petit monochrome isolé. Je crois que quand on est dans le tableau on ne voit pas tellement le pan de mur jaune en question, mais ce qui est intéressant, c’est le mot même de pan, parce que pan, c’est une détonation et on sait que dans le fiction imaginée par Proust, ce pan, cette détonation, tue le vieille écrivain Bergotte. Et bien, cela pourrait tuer aussi une certaine figuration picturale. On sait que les monochromes, les giclures, que les matiérismes vont s’engouffrer dans ce petit pan et vont envahir la surface de la toile, les toiles à venir dans la peinture dans le XXe siècle. Donc, il y a là en effet une histoire intéressante à creuser au sens où la peinture, la représentation est envoyée par le fond. C’est-à-dire qu’on lui préfère ce qui gicle, ce qui cogne, ce qui court-circuite, ce qui frappe au sens de petit pan.
Alain Veinstein : Et qu’en est-il dans la présence réelle dans les arts dits vivants au théâtre, par exemple ?
Daniel Bougnoux : Au théâtre il faut doser cette présence, car au théâtre la présence est soigneusement codée. Elle s’apprend, la présence, elle ne se pose pas comme ça. Il ne suffit pas d’être présent sur la planche pour avoir de la présence. La présence s’apprend. Les présentateurs de télévision en savent quelque chose d’ailleurs, c’est tout un dressage. Justement ce dosage de la présence et de la représentation théâtrale, là aussi il y a tout un spectre de postures entre le théâtre classique et puis disons Jan Fabre ou bien les installations, « Living Theater », tout ce que l’on a pu voir au titre des provocations là encore matiéristes, au nom de la vie, au nom du direct, au nom du sujet présent devant nous. Alors, est-ce que l’on gagne ? Ou est-ce qu’on perd quelque chose dans ces courts-circuits par lesquels on veut nous montrer la vie même ? Artaud, évidement, la cruauté, la référence Artaud est incontournable, et les gens qui font cela ne manquent jamais de se réclamer d’Artaud.
Alain Veinstein : La référence à la distanciation de Brecht aussi ?
Daniel Bougnoux : Et Brecht, ce sont les deux opposés en effet, en tout cas les deux extrêmes du théâtre au XXe siècle. L’effet de distanciation qui est toujours un renforcement de la coupure sémiotique chez Brecht et puis au contraire l’écrasement, l’abolition, la tentative d’abolir la coupure sémiotique dans « le théâtre de la cruauté » d’Artaud, qui comme on le sait est pratiquement injouable. On sait bien qu’Artaud a produit un manifeste qui ne risque pas d’être facilement monté, ni réalisé. Mais enfin, il a [manque deux secondes] du feu qui brule dans tout théâtre, qui est au fond cet âtre que l’on trouve dans le mot théâtre, quand Artaud dit qu’il faut que les acteurs brûlent sur les planches comme des suppliciés sur leur bûcher, il y a des phrases très fortes dans « le théâtre de la cruauté » pour nous rappeler à cette exigence du feu qui doit consumer quelque part un artiste. Alors, c’est vrai que l’on peut dire que parfois il y a trop de représentation et que l’on souffre, avec l’art, d’une culture de la forme morte, qui se travaille pour elle-même de façon stérile et académique pour le coup. Donc, on peut rêver de cruauté, très souvent, et quand elle arrive à travers un Jan Fabre, on peut aussi rêver d’une autre forme par laquelle elle pourrait arriver et reprocher à certaines provocations contemporaines de demeurer des provocations.
Alain Veinstein : Il y a une autre scène qui retient beaucoup votre attention dans ce livre, publie « La crise de la représentation », Daniel Bougnoux, c’est évidemment la scène photographique ?
Daniel Bougnoux : Oui, parce que là, c’est une fracture médiologique et sémiotique majeure. On mesure mal d’ailleurs le scandale qu’a été l’image photographique, pour des gens comme Baudelaire, les contemporains, les presque contemporains de Heidegger et Niepce. La photographie, c’est tout d’un coup l’irruption du direct dans la graphie, dans l’écriture. L’écriture, c’est du différé absolu. L’écriture, c’est un code abstrait, c’est un tressage de la main, de la ligne, du style. D’un seul coup voilà la nature qui se prend bêtement sur la feuille alors que l’on a tant de mal à peindre ou à écrire. Et d’un seul coup, le photographe, d’un clac, au départ c’était un peu plus laborieux que cela, mais avec les progrès de la caméra, d’un seul coup la lumière va s’écrire bêtement sur la pellicule sensible. On a terriblement moqué ces images photographiques. Il y a toute une bagarre autour de la photo, au XIXe siècle. Bien sûr, aujourd’hui ces querelles nous paraissent un peu vaines, on ne pose plus la question de savoir si la photo est un art. On s’intéresse plutôt à la question de savoir ce que les arts au XXe siècle doivent à la photo, depuis Marcel Duchamp. C’est la question que pose Rosalind Krauss ou Philippe Dubois, mais c’est une bonne question. En effet la photo est devenue un paradigme presque incontournable pour l’art contemporain alors qu’elle a été si longtemps insultée ou traitée de très basse servante du savoir, de la mémoire, de l’imaginaire, argents de Baudelaire, n’est-ce pas…
Alain Veinstein : Le motif de la présence réelle avec la photo se précise avec ce concept d’indice.
Daniel Bougnoux : La photo est une empreinte, elle nous fait en effet toucher… ça, je suis toujours surpris que l’on ne distingue pas mieux entre différents types d’images. Un tableau est dans l’imaginaire quoi que l’on fasse alors qu’une photo est quoiqu’on fasse dans le réel. Je donne l’exemple d’un supplice peint. Il est émouvant, certes, mais le même supplice photographié est mille fois plus émouvant parce que s’il est photographié c’est qu’il a fallu qu’on mette le corps dans cet état-là. Une photo, c’est une empreinte qui atteste que cela a été, comme le dit Barthes, on le répète assez a satiété depuis qu’il l’a écrit dans « La Chambre claire ». On peut peindre des anges, on ne peut pas les photographier. Il y a là deux versants de l’image qu’il faut absolument distinguer. La photo a ce privilège inouï de nous mettre devant un certain réel, même s’il y a mille façons de traiter ce réel par la distance, le diaphragme, l’éclairage, le traitement du papier, le retirage etc. néanmoins, la plupart des photos sont des empreintes quelques soient les tripotages numériques ou de tirages que l’on peut faire par derrière. On truque bien sûr certaines photos parce que justement les photos ont une valeur d’empreinte. On ne truquerait pas les tableaux pour les mêmes raisons puisque les tableaux sont dans l’imaginaire de toute façon. Donc, il y a cette valeur d’attestation. La photo a radicalement et prodigieusement rapproché le réel e notre regard. Songez par exemple à l’information du XIXe siècle, quand on ne rapportait de photos, la guerre était par exemple héroïsée par des peintures, genre noble. Les guerriers étaient des héros sur les peintures militaires alors qu’avec les photos la guerre est devenue un charnier. Elle est devenue épouvantable à voir. Il y a une valeur de témoignage pour nos régimes à la fois de mémoire, d’histoire, de vérité qui est incommensurable, qui est une coupure formidable dans l’histoire des représentations.
Alain Veinstein : Il y a beaucoup d’autres développement dans votre livre. On ne peut pas les évoquer tous. Il y en a dont j’aimerais que vous disiez un mot tout de même, sans vouloir gâcher la soirée de qui que ce soit, c’est sur le désenchantement.
Daniel Bougnoux : Sur le désenchantement ?
Alain Veinstein : Oui, c’est un thème moderne.
Daniel Bougnoux : Oui.
Alain Veinstein : Ou postmoderne.
Daniel Bougnoux : Oui.
Alain Veinstein : Qui est quand même à la mode aujourd’hui et sans doute lié à la crise de la représentation.
Daniel Bougnoux : Au sens où la représentation peut véhiculer un certain enchantement et ou la crise de la représentation, c’est la monté d’un réel qui… mais vous pensez à ces pages sur l’art qui va vers l’abjection ou vers ces formes très crues…
Alain Veinstein : Ou, ou même sur le livre dont on redoute périodiquement le déclin.
Daniel Bougnoux : Oui, on le redoute mais avec des arguments que je trouve parfois un peu conformistes. Moi, je ne redoute pas le déclin du livre parce qu’on n’a pas fait mieux et on n’est pas prêts de faire mieux pour, comment dire, compacter d’une façon économique un objet de mémoire, d’information, de savoir. Ce qui est fort avec le livre, c’est qu’on le met dans sa poche, on l’emporte avec soi, puis il trace les limites d’un savoir modulaire et identifiable. Sur un écran où les textes défilent, on n’a pas le même sentiment du volume. Il faut réfléchir à la forme du volume. Je pense que le monde moderne a besoin de ces ancrages, ces repères, ces sites. Le mot site peut être un site informatique mais justement c’est moins dans l’espace. Mais un volume de papier, c’est un site de mémoire, de savoir, d’imaginaire que l’on peut localiser, tenir dans sa poche et feuilleter à loisir. C’est bien circonscrit dans l’espace et dans le temps, avec une page 1 et une page finale. Et là, je pense qu’il y a d’immenses ressources pour la mémoire, pour le savoir qu’on n’est pas prêts d’épuiser par les nouvelles technologies.
Alain Veinstein : Tout de même, c’est court-circuité.
Daniel Bougnoux : Le livre est menacé, il est mille fois menacé du côté de l’imprimeur général, c’est-à-dire la presse, menacé déjà par l’audiovisuel, menacé encore plus aujourd’hui par la dispersion des sources d’information et l’ouverture quasi exponentielle et infinie de ces sources. Avant, on vivait dans un monde infiniment pauvre en informations, ce qui était un défaut, aujourd’hui le défaut est inverse, c’est l’abondance, le déluge, la navigation à tout va, avec justement la perte de boussole, de cartographie. Au fond un savoir a besoin d’une carte, d’une boussole et d’outils de gestion, parfois assez pauvres, pour qu’on puisse justement assez démocratiquement les partager, les apprendre, les transmettre autour de nous. Alors, oui, il y a la technologie puis il y a les mille pressions, les mille séductions de cette ouverture postmoderne qui sont décrits souvent comme des dangers, qui sont bien sûr aussi des chances, et dans tout cela il faut s’orienter et ne pas céder à des slogans ou à des peurs technophobes. Il est important de revenir à des mots clefs et représentation est un mot très fort parce que justement il vient de cet impératif de la construction sémiotique, de la temporalité, de la bonne distance, et cela traverse plein de domaines, tous les domaines en fait de la culture. Il m’a paru important de proposer des cas et des concepts : indice, différer, coupure sémiotique… Voilà des mots qui, moi, m’aident à penser le contemporain, notre monde. Oui, certainement.
Alain Veinstein : « La crise de la représentation », l’essai de Daniel Bougnoux, est publié à La Découverte. « Du jour au lendemain », Simone Ronget, Pierre Viller, François Poirié, Alain Veinstein. Bonsoir.