Fabrique de sens
 
Accueil > Amitiés intellectuelles > Edouard Glissant, signataire du "Manifeste des 121"

Edouard Glissant, signataire du "Manifeste des 121"

Quelques indications biographiques et bibliographiques relatives à Édouard Glissant, par Taos Aït Si Slimane, suivies de la Lettre ouverte au Ministre de l’Intérieur de la République Française, à l’occasion de sa visite en Martinique, le mardi 6 décembre 2005, titrée : DE LOIN et signée par Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau. Le Ministre de l’intérieur à ce moment-là était Nicolas Sarkozy.

Textes initialement édités sur mon blog Tinhinane, le mercredi 21 décembre 2005 à 23 h 45.

« Nous vivons dans un bouleversement perpétuel où les civilisations s’entrecroisent, des pans entiers de culture basculent et s’entremêlent, où ceux qui s’effraient du métissage deviennent des extrémistes. C’est ce que j’appelle le « chaos-monde ». On ne peut pas diriger le moment d’avant, pour atteindre le moment d’après. Les certitudes du rationalisme n’opèrent plus, la pensée dialectique a échoué, le pragmatisme ne suffit plus, les vieilles pensées de systèmes ne peuvent comprendre le chaos-monde. Même la science classique a échoué à penser l’instabilité fondamentale des univers physiques et biologiques, encore moins du monde économique, comme l’a montré le prix Nobel de chimie Ilya Prigogine. Je crois que seules des pensées incertaines de leur puissance, des pensées du tremblement où jouent la peur, l’irrésolu, la crainte, le doute, l’ambiguïté saisissent mieux les bouleversements en cours. Des pensées métisses, des pensées ouvertes, des pensées créoles. »

Édouard Glissant, ethnologue, philosophe, poète et romancier, est né à Bezaudin (Martinique) le 21 septembre 1928 et est décédé jeudi 3 février à Paris. A la rentrée scolaire de 1938, il intégra le Lycée Schœlcher - l’homme qui avait aboli l’esclavage dans les colonies - de Fort-de-France. L’enseignement visait l’excellence mais l’esprit était colonial. En 1940, un jeune professeur de philosophie, Aimé Césaire, y était nommé et avec lui le surréalisme, le vertige rimbaldien et les ferments de la Négritude entraient dans l’enceinte du lycée Schœlcher, et les consciences furent bousculées. Édouard Glissant, comme de nombreux lycéens, est très impressionné par cette personnalité, pédagogue, poète et communiste engagé dans la vie politique locale.

Édouard Glissant labourait déjà ses premiers sillons d’essais et poésies, des débuts marqués par la veine surréaliste, que renforçait sa participation au groupe du Franc-Jeu, constitué de jeunes lamentinois épris de littérature et préoccupés de politique. En 1946, il rencontra René Depestre, jeune poète haïtien, avec qui il échangea et analysa les soubresauts que connaissait Haïti en quête de sa liberté.

A 18 ans, Édouard Glissant quitta, pour la première fois, son île natale pour rejoindre Paris afin de poursuivre des études de philosophie à la Sorbonne et d’ethnologie au Musée de l’Homme. Le premier contact fut rude. L’isolement et les difficultés matérielles étaient – mais le sont encore - le lot des étudiants pauvres surtout pour ceux qui venaient des Dom Tom…

L’étudiant de la Sorbonne écrivait en parallèle à ses études. Il publia en 1953 Un champ d’îles qu’il avait fini d’écrire en 1949. Il termina sa licence de philosophie ainsi que son diplôme d’études supérieures en ethnologie sous la direction de Jean Wahl : Découverte et conception du monde dans la poésie contemporaine. Poursuivant toujours son écriture, La Terre inquiète, parut en 1955. Immergé dans la vie intellectuelle parisienne, Édouard Glissant était de plus en plus à l’aise dans les salons littéraires où il nouait de solides amitiés avec : Jean Paris, Jacques Charpier, Henri Pichette, Yves Bonnefoy, Maurice Roche, Kateb Yacine, Jean Laude, Roger Giroux,… Il se donnait entièrement à cette vie intellectuelle intense, activité d’écriture et travail critique, notamment pour Les Lettres nouvelles, célèbre revue de son ami Maurice Nadeau. Jusqu’en 1959, il y publiera articles d’analyse et de critique littéraire relatifs aux enjeux de la littérature et de la poésie moderne, mais aussi de critique esthétique à propos de certains artistes habitués de la galerie du Dragon, tels que Peverelli ou Matta. En 1956, il va rejoindre Barthes et Jean Duvignaud au comité directeur de la revue.

Il était également très lié aux milieux intellectuels africains. Débats littéraires et culturels au sein de la Fédération des Étudiants africains noirs et de la Société africaine de Culture rassemblés autour de la revue Présence africaine. Il y rencontra d’autres Antillais. Au départ adhérant aux thèses de la Négritude, il élabora progressivement le concept d’antillanité et de créolisation. La spécificité antillaise était au cœur de ses préoccupations et de ses interventions sans écarter les fondements particuliers de la situation coloniale qui sévit aux Antilles. L’anticolonialisme constituait, pour lui, le champ d’engagement le plus prégnant.

Édouard Glissant participa à la première session du Congrès international des Écrivains et Artistes noirs de septembre 1956 à la Sorbonne. Il s’approcha d’Aimé Césaire, chez qui il critiquera la revendication de la « négritude » - aujourd’hui, encore, il se méfie de l’« afrocentrisme »-, et devint l’ami de Franz Fanon, qui décrivait les ravages psychiques de l’assimilation forcée dans les Antilles. A la deuxième session de mars 1959, qui s’était tenu à Rome, Glissant rencontre Albert Béville alias Paul Niger, administrateur au Ministère des colonies, guadeloupéen d’origine. Les deux hommes s’accordèrent sur les questions de décolonisation.

Avec quelques grands noms tels que Césaire, Breton, Leiris, Memmi ou Benjamin Péret, Glissant réagit activement au sein du Cercle international des intellectuels révolutionnaires, à l’insurrection de Budapest (capitale hongroise) de l’automne 1956.

En 1959, Glissant fonde avec Béville, Cosnay Marie-Joseph et Marcel Manville (avocat), le Front des Antillais et Guyanais pour l’autonomie, qui milite clairement pour la décolonisation des Antilles et de la Guyane françaises. En pleine guerre d’Algérie, Glissant signa, en 1960, « La Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », le contexte politique n’était guère favorable à ce type de « hardiesse » et, le 22 juillet 1961, le Front est dissout par décret du Général de Gaulle pour atteinte à la sûreté de l’État. Les autorités prirent des mesures coercitives contre les dirigeants de l’organisation : tout comme Béville à Orly, Glissant fut arrêté en septembre en Guadeloupe, expulsé, interdit de séjour aux Antilles et assigné à résidence en Métropole jusqu’en 1965. Le 22 juin 1962, Béville embarqua clandestinement pour la Guadeloupe, le Boeing 707 d’Air France s’écrasa au nord-est de Pointe-à-Pitre, faisant 173 morts, dont deux autres militants anticolonialistes antillo-guyanais, Justin Catayée et Roger Tropos. Une soirée commémorative fut organisée à Paris, au Palais de la Mutualité, le 6 juillet ; Glissant y prononça un discours émouvant, au nom de l’Association générale des Étudiants martiniquais [1].

Rentré en Martinique en 1965, Édouard Glissant fonde, deux ans après, un établissement de recherche et d’enseignement, l’Institut martiniquais d’études (IME), institution privée d’éducation qui vise à restituer aux jeunes antillais un enseignement en accord avec la réalité de leur histoire et de leur géographie, contre toute acculturation. L’IME était également un lieu d’activité culturelle très dense (festivals de théâtre, colloques interdisciplinaires,…). En 1971, il met en place la revue Acoma, un périodique en sciences humaines.

Dans les années soixante-dix, Glissant écrit une pièce qui retrace l’épopée de Toussaint Louverture (mythique libérateur noir des esclaves de Haïti), Monsieur Toussaint. Une pièce mise en scène par la compagnie du Théâtre noir en 1977 à Paris au Théâtre de la Cité universitaire.

Entre 1982 et 1988, il occupa un poste d’observation idéal - rédacteur en chef du Courrier de l’Unesco -, pour développer sa réflexion autour des thèmes du métissage culturel. À l’Universalité, il opposa la Diversalité. Inspiré par les philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari, il établit une distinction fondamentale entre « l’identité à racine unique qui prend tout et tue autour d’elle » à « l’identité rhizome qui s’étend dans son rapport, dans sa Relation à l’autre ». Interrogé sur ce qu’il appelle « une identité de la relation » il répond : « Les identités fixes deviennent préjudiciables à la sensibilité de l’homme contemporain engagé dans un monde-chaos et vivant dans des sociétés créolisées. L’Identité-relation, ou l’« identité-rhizome » comme l’appelait Gilles Deleuze, semble plus adaptée à la situation. C’est difficile à admettre, cela nous remplit de craintes de remettre en cause l’unité de notre identité, le noyau dur et sans faille de notre personne, une identité refermée sur elle-même, craignant l’étrangeté, associée à une langue, une nation, une religion, parfois une ethnie, une race, une tribu, un clan, une entité bien définie à laquelle on s’identifie. Mais nous devons changer notre point de vue sur les identités, comme sur notre relation à l’autre. Nous devons construire une personnalité instable, mouvante, créatrice, fragile, au carrefour de soi et des autres. Une Identité-relation. C’est une expérience très intéressante, car on se croit généralement autorisé à parler à l’autre du point de vue d’une identité fixe. Bien définie. Pure. Atavique. Maintenant, c’est impossible, même pour les anciens colonisés qui tentent de se raccrocher à leur passé ou leur ethnie. Et cela nous remplit de craintes et de tremblements de parler sans certitude, mais nous enrichit considérablement. »

Inlassable laboureur de la pensée, l’œuvre, d’Edouard Glissant, croît et prend un essor multiforme. Il y eut L’Intention poétique, en 1969, Le Discours antillais (1981), accueilli avec enthousiasme et bien d’autres écrits (cf. bibliographie ci-dessous). Son appréhension du réel, la densité de son propos et de ses analyses s’affinent et sa pensée rayonne vraiment dans le monde intellectuel sensible au déploiement multiforme d’une réflexion ouverte, loin des systèmes clos.

La « créolisation irréversible du monde » est une thématique qui traverse son œuvre : « J’appelle créolisation, des contacts de cultures en un lieu donné du monde et qui ne produisent pas un simple métissage, mais une résultante imprévisible. Cela est très lié avec la notion de ce que j’appelle le chaos-monde. Un chaos-monde, caractérisé non pas par le désordre mais par l’imprévisible. On peut prévoir le métissage, pas la créolisation. On prend trois petits pois gris, trois petits pois verts, on les greffe et on sait comment sera la deuxième, la troisième génération. La créolisation qui constitue un processus impossible à arrêter n’a pas de morale. La créolisation ne permet pas de saisir mais plutôt de tenter d’appréhender ce qui se passe dans le monde. Essayer de pénétrer et de deviner la créolisation du monde, c’est commencer à lutter contre la standardisation généralisée qui atteint l’économie, le social, la culture... Il faut développer la pensée que la créolisation n’est pas une évaporation dans une sorte de gros magma, mais l’instauration, de plus en plus concrètement et de plus en plus poétiquement, de la relation entre le lieu où l’on est, d’où l’on élève la voix et tous les lieux possibles du monde. »

Il enseigna dans diverses universités américaines : Distinguished Professor à l’Université de Louisiane (LSU, Lousiana State University, à Baton Rouge), chaire City University of New York en 1994 (chaire de littérature française au Graduate Center). Ses cours suscitèrent un réel engouement auprès des doctorants, avec qui il créa un Club de Poésie. De son expérience des Etats-Unis, il dit : « …Il y a là des sociétés pluriethniques, où la créolisation commence à se faire, mais où elle n’est pas encore acceptée. Jusqu’à présent, ces ethnies vivent les unes à côté des autres, mais sans s’interpénétrer. Et, malgré leurs habitudes de consommation communes (le Mc Donald, les baskets...), on ne peut encore parler de véritable créolisation. Autre chose : il y a une grande vogue aux Etats-Unis de la pensée du multiculturalisme, mais, pour moi, le multiculturalisme est une manière commode d’évacuer les problèmes. On dit : c’est multiculturel donc, c’est très bien. Mais c’est faux, car le phénomène d’inter change n’existe pas encore. Cela ne fonctionne que dans un seul sens : il n’y a pas d’interpénétration. On a même vu apparaître une « world-litterature » construite sur les mêmes modèles : on prend un peu de tout, on mélange tout ça... » Il ajoute : « certains Américains sont en plein dans le retour à l’Afrique. Peut-être que, très prochainement, il y aura un clash entre cette notion de créolisation et l’afrocentrisme. Personnellement, je me méfie de ce retour à l’Afrique. En effet, dès la traite des nègres, ceux qui ont été déportés ont suivi une histoire, mais l’Afrique aussi a suivi son histoire. L’afrocentrisme, c’est considérer l’Afrique comme un objet que l’on peut s’approprier. Tout comme les colonisateurs qui pensaient : je viens et puis je prends, et c’est à moi. Il y a une espèce de pressentiment dans la communauté noire américaine que quelque chose d’autre est possible, parce que l’afro-centrisme c’est très confortable, au contraire de la créolisation. Du reste plus rien n’est confortable dans ce monde. »

Édouard Glissant a joué une rôle important dans les années quatre-vingt dix à la tête du Parlement international des Écrivains, dont il devint Président honoraire en 1993. Il y a côtoyé entre autres Salman Rushdie, Wole Soyinka..., a assisté à la création du réseau des villes-refuges pour les écrivains persécutés pour raisons politiques, une institution à laquelle il reste très attaché,...

Le mardi 6 décembre 2005, Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau ont envoyé ue lettre ouverte au Ministre de l’Intérieur de la République Française, Nicolas Srakozy, qui avait programmé une visite en Martinique. Dans cette lettre écrite à deux mains, on retrouve complètement l’esprit qui anime Glissant (cf. ci-dessous)


Œuvres principales

 Un Champ d’Iles, 1953

 La Terre inquiète, Lithographies de Wilfredo Lam, Éditions du Dragon, 1955

 Soleil de la conscience, Poétique I, essai, 1956, réed. Gallimard, 1997

 La Lézarde, roman, Ed. Seuil, 1958, Prix Renaudot, réed. Gallimard, 1997

 Le Sel Noir, Seuil, 1960

 Monsieur Toussaint, pièce de théâtre, Ed. Seuil, 1961/1986 ; Gallimard, 1998

 Le Quatrième Siècle, roman, 1964. Prix Charles Veillon (meilleur roman de langue française) en 1965, réed. Seuil 1990 ; Gallimard, 1997. Livre dédié à l’ami et poète Albert Béville alias Paul Niger

 Les Indes, Un Champ d’îles, La Terre inquiète, Seuil, 1965

 Poèmes, 1965, Poèmes complets (Le Sang rivé ; Un Champ d’îles ; La Terre inquiète ; Les Indes ; Le Sel noir ; Boises ; Pays rêvé, pays réel ; Fastes ; Les Grands chaos), Gallimard, 1994

 L’Intention poétique, Poétique II, 1969, Gallimard, 1997

 Malemort, roman, Ed. Seuil, 1975 ; Gallimard, 1997

 Boises ; histoire naturelle d’une aridité, Acoma, 1979

 Faulkner, Mississippi, Stock, 1996 ; Gallimard (folio), 1998

 La Case du commandeur, roman, Ed. Seuil, 1981 ; Gallimard, 1997

 Le Discours antillais, 1981, Gallimard, 1997

 Le Sel noir ; Le Sang rivé ; Boises, Gallimard, 1983

 Pays rêvé, pays réel, Seuil, 1985, réed. Gallimard, 2000

 Mahagony, roman, Ed. Seuil, 1987, Gallimard, 1997

 Poétique de la Relation, Poétique III, Gallimard, 1990

 Fastes, Toronto : Ed. GREF, 1991

 Tout-Monde, roman, Gallimard, 1995

 Introduction à une poétique du divers, Montréal : Presses de l’Université, 1995 ; Gallimard, 1996

 Traité du Tout-Monde, Poétique IV, Gallimard, 1997

 Antonio Segui, Amateur, 1998

 Sartorius : le roman des Batoutos, Gallimard, 1999

 Le Monde incréé : Conte de ce que fut la Tragédie d’Askia ; Parabole d’un Moulin de Martinique, La Folie Célat, Gallimard, 2000

 Ormerod, roman, Gallimard, 2003

 La Cohée du Lamentin, Poétique V, Gallimard, 2005


Sa renommée intellectuelle lui a vallu divers Postes, Prix et distinctions :

 Le prix Renaudot, remporté en 1958 pour son premier roman, La Lézarde où il met en scène le réveil de la jeunesse martiniquaise, consacre sa renommée.

 Directeur du Courrier de l’Unesco de 1982 à 1988.

 Membre de l’Ordre des Francophones d’Amérique (Québec) depuis 1986

 Président honoraire du Parlement International des Écrivains depuis 1993. Il y côtoie entre autres Salman Rushdie, assiste à la création du réseau des villes-refuges pour les écrivains persécutés pour raisons politiques.

 Distinguished University Professor de l’Université d’État de Louisiane (LSU), où il dirige le Centre d’études françaises et francophones, Docteur Honoris Causa, York University (Toronto) en 1989 ; Docteur Honoris Causa, West Indies University à Trinidad en 1993 ; « Distinguished Professor of French » à la City University of New York (CUNY), depuis 1995 ; Université de Bologne en 2004.

 Prix littéraires : le Puterbaugh Foundation Biennial Prize en 1989 ; le Prix Roger Caillois de la ville de Reims en 1991 pour Poétique de la Relation ; le Prix de poésie du Mont Saint-Michel en 1998.


Colloques internationaux qui lui ont été consacrés

 A CUNY (New York), décembre 1988, « Edouard Glissant : de la pensée archipélique au Tout Monde ».

 A l’Université de Porto (Portugal) : colloque international « Horizons d’Edouard Glissant », du 24 au 27 octobre 1990 qui a réuni 42 chercheurs venus de 12 pays différents.

 A Louvain (Belgique)

 A l’Université Norman de l’Oklahoma

 En Guadeloupe

 En Martinique

 A Parme (Italie)

 A Paris, colloque de la Sorbonne de 1998, « Poétiques d’Edouard Glissant » avec la participation de personnalités du monde littéraire international : Wole Soyinka, Adonis, Patrick Chamoiseau…

 Carthage, en avril 2005, « Edouard Glissant, pour une poétique de la Relation ».


Site officiel d’Édouard Glissant :


Lettre ouverte au Ministre de l’Intérieur de la République Française, à l’occasion de sa visite en Martinique

Mardi 6 décembre 2005

DE LOIN, par Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau

M. le Ministre de l’Intérieur,

La Martinique est une vieille terre d’esclavage, de colonisation, et de néo-colonisation. Mais cette interminable douleur est un maître précieux : elle nous a enseigné l’échange et le partage. Les situations déshumanisantes ont ceci de précieux qu’elles préservent, au cœur des dominés, la palpitation d’où monte toujours une exigence de dignité. Notre terre en est des plus avides.

Il n’est pas concevable qu’une Nation se renferme aujourd’hui dans des étroitesses identitaires telles que cette Nation en soit amenée à ignorer ce qui fait la communauté actuelle du monde : la volonté sereine de partager les vérités de tout passé commun et la détermination à partager aussi les responsabilités à venir. La grandeur d’une Nation ne tient pas à sa puissance, économique ou militaire (qui ne peut être qu’un des garants de sa liberté), mais à sa capacité d’estimer la marche du monde, de se porter aux points où les idées de générosité et de solidarité sont menacées ou faiblissent, de ménager toujours, à court et à long terme, un avenir vraiment commun à tous les peuples, puissants ou non. Il n’est pas concevable qu’une telle Nation ait proposé par une loi (ou imposé) des orientations d’enseignement dans ses établissements scolaires, comme aurait fait le premier régime autoritaire venu, et que ces orientations visent tout simplement à masquer ses responsabilités dans une entreprise (la colonisation) qui lui a profité en tout, et qui est de toutes manières irrévocablement condamnable.

Les problèmes des immigrations sont mondiaux : les pays pauvres, d’où viennent les immigrants, sont de plus en plus pauvres, et les pays riches, qui accueillaient ces immigrants, qui parfois organisaient leur venue pour les besoins de leurs marchés du travail et, disons-le, en pratiquaient comme une sorte de traite, atteignent peut-être aujourd’hui un seuil de saturation et s’orientent maintenant vers une traite sélective. Mais les richesses créées par ces exploitations ont généré un peu partout d’infinies pauvretés, lesquelles suscitent alors de nouveaux flux humains : le monde est un ensemble où l’abondance et le manque ne peuvent plus s’ignorer, surtout si l’une provient de l’autre. Les solutions proposées ne sont donc pas à la hauteur de la situation. Une politique d’intégration (en France) ou une politique communautariste (en Angleterre), voilà les deux orientations générales qu’adoptent les gouvernements intéressés. Mais dans les deux cas, les communautés d’immigrants, abandonnées sans ressources dans des ghettos invivables, ne disposent d’aucun moyen réel de participer à la vie de leur pays d’accueil, et ne peuvent participer de leurs cultures d’origine que de manière tronquée, méfiante, passive : ces cultures deviennent en certains cas des cultures du retirement. Aucun des choix gouvernementaux ne propose une véritable politique de la Relation : l’acceptation franche des différences, sans que la différence de l’immigrant soit à porter au compte d’un communautarisme quelconque ; la mise en œuvre de moyens globaux et spécifiques, sociaux et financiers, sans que cela entraîne une partition d’un nouveau genre ; la reconnaissance d’une interpénétration des cultures, sans qu’il y aille d’une dilution ou d’une déperdition des diverses populations ainsi mises en contact : réussir à se situer dans ces points d’équilibre serait vivre réellement l’une des beautés du monde, sans pour autant perdre de vue les paysages de ses horreurs.

Si chaque nation n’est pas habitée de ces principes essentiels, les nominations exemplaires sur la base d’une apparence physique, les discriminations vertueuses, les quotas déculpabilisants, les financements de cultes par une laïcité forcée d’aller plus loin, et toutes les aides versées aux humanités du Sud encore victimes des vieilles dominations, ne font qu’effleurer le monde sans pour autant s’y confronter. Ces mesures laissent d’ailleurs fleurir autour d’elles les charters quotidiens, les centres de rétention, les primes aux raideurs policières, les scores triomphants des expulsions annuelles : autant de réponses théâtrales à des menaces que l’on s’invente ou que l’on agite comme des épouvantails, autant d’échecs d’une démarche restée insensible au réel.

Aucune situation sociale, même la plus dégradée, et même surtout celle-là, ne peut justifier d’un traitement de récurage. Face à une existence, même brouillée par le plus accablant des pedigrees judiciaires, il y a d’abord l’informulable d’une détresse : c’est toujours de l’humain qu’il s’agit, le plus souvent broyé par les logiques économiques. Une République qui offre un titre de séjour, ouvre en fait sa porte à une dignité humaine à laquelle demeure le droit de penser, de commettre des erreurs, de réussir ou d’échouer comme peut le faire tout être vivant, et cette République peut alors punir selon ses lois mais en aucun cas retirer ce qui avait été donné. Le don qui chosifie, l’accueil qui suppose la tête baissée et le silence, sont plus proches de la désintégration que de l’intégration, et sont toujours très loin des humanités.

Le monde nous a ouvert à ses complexités. Chacun est désormais un individu, riche de plusieurs appartenances, sans pouvoir se réduire à l’une d’elles, et aucune République ne pourra s’épanouir sans harmoniser les expressions de ces multi-appartenances. De telles identités-relationnelles ont encore du mal à trouver leur place dans les Républiques archaïques, mais ce qu’elles suscitent comme imprécations sont souvent le désir de participation à une alter-République. Les Républiques « unes et indivisibles doivent laisser la place aux entités complexes des Républiques unies qui sont à même de pouvoir vivre le monde dans ses diversités. Nous croyons à un pacte républicain, comme à un pacte mondial, où des nations naturelles (des nations encore sans État comme la nôtre) pourront placer leur voix, et exprimer leur souveraineté. Aucune mémoire ne peut endiguer seule les retours de la barbarie : la mémoire de la Shoah a besoin de celle de l’esclavage, comme de toutes les autres, et la pensée qui s’y dérobe insulte la pensée. Le moindre génocide minoré nous regarde fixement et menace d’autant les sociétés multi-trans-culturelles. Les grands héros des histoires nationales doivent maintenant assumer leur juste part de vertu et d’horreur, car les mémoires sont aujourd’hui en face des vérités du monde, et le vivre-ensemble se situe maintenant dans les équilibres des vérités du monde. Les cultures contemporaines sont des cultures de la présence au monde. Les cultures contemporaines ne valent que par leur degré de concentration des chaleurs culturelles du monde. Les identités sont ouvertes, et fluides, et s’épanouissent par leur capacité à se « changer en échangeant » dans l’énergie du monde. Mille immigrations clandestines, mille mariages arrangés, mille regroupements familiaux factices, ne sauraient décourager la juste posture, accueillante et ouverte. Aucune crainte terroriste ne saurait incliner à l’abandon des principes du respect de la vie privée et de la liberté individuelle. Dans une caméra de surveillance, il y a plus d’aveuglement que d’intelligence politique, plus de menace à terme que de générosité sociale ou humaine, plus de régression inévitable que de progrès réel vers la sécurité.

C’est au nom de ces idées, du fait de ces principes seuls, que nous sommes à même de vous souhaiter, de loin, mais sereinement, la bienvenue en Martinique.

Edouard Glissant

Patrick Chamoiseau

notes bas page

[1Discours prononcé par Edouard Glissant au nom de l’Association générale des Etudiants martiniquais à la soirée commémorative en mémoire d’Albert Béville, Justin Catayée et Roger Tropos, à Paris, Palais de la Mutualité, le 6 juillet 1962

Mesdames, Messieurs, chers amis,

Qui aurait pu prévoir, qu’au seuil des vacances, nous serions amenés, dans des circonstances aussi tragiques, à nous réunir pour célébrer le souvenir de compatriotes et de camarades chers.

Lequel d’entre nous n’a pas été touché, au plus profond de lui-même, à l’annonce de la disparition de tant des nôtres… avant même de savoir dans le détailla liste des victimes de cette terrible catastrophe.

Lequel d’entre nous ne s’est pas senti douloureusement étreint en lisant cette liste des noms qui tous, sans exception aucune représentaient pour nous : un parent, un ami ou une simple connaissance.

Lequel d’entre nous, enfin, ne s’est pas senti meurtri par un tel drame à un moment où nos pays ont tant besoin de toutes leurs forces vives, où l’avenir s’annonce si sombre aux Antilles, et qu’une page décisive s’ouvre dans l’histoire de nos pays.

Tous ces morts, nos morts, avaient quelque chose en commun : l’amour de leur pays, de leurs terres natales, qu’ils s’apprêtaient à retrouver avec fois, ferveur et enthousiasme.

Parmi eux, nombreux étaient ceux qui, mettant leur vie en accord avec leur conscience, avaient pris de lourdes responsabilités et avaient, sans restriction aucune, consacré leur activité, leurs forces, leur énergie, leur intelligence… en un mot tout leur être à la promotion, à l’émancipation de leurs pays.

Nos pays… ces terres si petites et si pleines de souffrances… dont l’étroitesse géographique fait sourire souvent et leur attire les sarcasmes de quelques inconscients ont su produire tout au long de leur histoire des hommes aux dimensions du monde, tels Louis Delgrès ou Toussaint Louverture.

Albert Béville était de ceux-là, de cette race d’hommes qui ne transigent point avec leur conscience, de ces hommes qui savent, en toute circonstances préférer la voie du devoir à celle des avantages. Après avoir mis à la disposition des Jeunes Républiques Africaines son expérience et ses talents d’organisateur, il avait répondu présent à l’appel des Antilles, sacrifiant sans l’ombre d’une hésitation un brillante et exceptionnelle carrière dans la haute administration.

Pour nous étudiants antillais, il apparut alors en raison de sa parfaite connaissance de nos problèmes, de sa grande modestie, de son abord facile et de ses réelles qualités de cœur, à la fois comme un conseiller, comme un aîné compréhensif et discret. Il était surtout un guide sûr, un leader dans la lutte de nos peuples pour la dignité et la liberté.

Avec Béville ce sont les peuples des Antilles et de la Guyane, les déshérités de nos pays qui perdent un défenseur courageux, opiniâtre et… efficace.

Pour nous étudiants sa mort en fait aujourd’hui un exemple qui s’impose à nous, dont nous devrons nécessairement nous inspirer pour mener la dure lutte qui nous attend, aux côtés de nos peuples.

Albert Béville nous aura appris, et c’est là l’essentiel, à savoir renoncer, quand l’intérêt de nos peuples l’exige, soit à des avantages, soit à un attentisme lâche, voire à une retraite facile.

Madame Béville, dont nous saluons ici le courage et la détermination dans le malheur, Madame Béville a su défendre au-delà de la mort l’idéal de son époux. Madame…, l’Association générale des Etudiants de la Martinique tient à vous exprimer, avec son admiration, sa douloureuse sympathie.

Monsieur Justin Catayée, député de la Guyane, homme sincère et actif, était, lui aussi, farouchement aux côtés de soin peuple dans son besoin de liberté, de dignité. Il s’était fait l’interprète passionné des intérêts de son pays et se dépensait sans compter pour faire entendre partout et à chaque occasion la voix de la Guyane.

Plus près de nous Roger Tropos, Tomy Thaly et tous les autres étudiants. Tous étaient des amis, certains de très longue date ; entre nous s’était bâtie une amitié affermie à partir d’épreuves de toutes sortes. Ils étaient aussi des fils bien aimés pour lesquels leurs parents n’avaient ménagé ni les efforts ni les sacrifices.

Les voilà fauchés en pleine jeunesse ; aux familles si cruellement frappées, et à la douleur desquelles nous nous associons, nous disons : « Votre deuil est notre deuil ».

C’est aussi un deuil national ; tous ces camarades, étudiants, fils de pays sous-développés, représentaient un capital inestimable pour leur pays tant dans la lutte pour l’émancipation que dans la nécessaire reconstruction.

Le mouvement étudiant est durement touché par la perte d’un militant aussi précieux que Roger Tropos, président de la section de l’AGEM à Caen qu’il avait mise sur pied et dont il était l’animateur.

Roger Tropos, licencié en Sciences Physiques, allait mettre ses connaissances à la disposition de ses jeunes compatriotes, et nous savons quelles étaient son impatience et sa joie de pouvoir bientôt réaliser ce projet.

Nous voulons évoquer le courage, l’enthousiasme et la volonté d’agir de notre jeune ami Tomy Thaly, qui travaillait activement au sein de notre Association et qui devait jouer un rôle particulier dans la réalisation de notre programme d’action aux Antilles.

Ce programme nous l’avions élaboré tous ensemble. Ensemble nous devions le réaliser. Ils ne sont plus là et nos responsabilités s’en trouvent accrues d’autant. Nous sommes décidés à les assumer jusqu’au bout, surtout lorsque nous voyons l’utilisation propagandiste que l’administration préfectorale n’a pas hésité à faire de leurs cadavres.

Ces mêmes préfets qui quelques jours auparavant supprimaient les bourses de plusieurs étudiants sont venus à grand renfort de publicité verser des larmes de crocodiles sur le cercueil de ceux qu’ils n’hésitaient pas à frapper de leur vivant.

Non ce n’est pas cette mascarade qui bouchera les yeux au peuple des Antilles. L’accident du Boeing est une catastrophe nationale. Ces morts sont nos morts, leur vie avait un sens. Ils poursuivaient enthousiastes un but, chérissaient un même patrie, les Antilles.

A nous qui demeurons ils dictent notre conduite : poursuivre inlassablement la tâche commencée, sans nous laisser abattre, fût-ce par des pertes aussi cruelles.

Nos amis morts, nous conservons d’eux un souvenir impérissable et nous nous engageons sans faiblesse à poursuivre et à terminer l’œuvre commencée ensemble.

Edouard Glissant



Haut de pageMentions légalesContactRédactionSPIP