Nicolas Demorand : Après Mathieu Potte Bonneville, excellent professeur de philosophie en classe préparatoire à Montreuil, après Patrice Corre, proviseur du lycée Henri VI à Paris, venus décrire une prépa pilote destinée aux élèves des milieux défavorisés, suite de notre série « Renouveler les élites, mode d’emploi ». C’est le grand sujet républicain de ce jeune XXIesiècle. Et, même si on n’est pas certain que ça soit bien mieux ailleurs, en tout cas en France, le constat est assez largement partagé. Les élites, pour faire vite, les dirigeants des pouvoirs politiques et économiques mais intellectuels aussi, eh bien, ces élites se reproduisent entre elles. Elles ne se renouvellent plus et l’endogamie progresse même par rapport à ce qu’elle était ces trente, ou quarante dernières années. Le phénomène est bien connu. Il est largement décrit par la sociologie. Et, depuis les initiatives prises par Science Po Paris avec les conventions ZEP, par l’ESEC avec le système du tutorat - on va en reparler du tutorat - le non renouvellement des élites est aussi devenu une question de société, même un sujet politique, ça à tout simplement fini par craquer. Quand on est démocrate, ou juste républicain, les contradictions entre les grands principes d’égalité, la routine des discriminations finissent par devenir intenables. Alors, que faire ? Que faire, par exemple, pour que d’autres élèves se dirigent vers les formations d’excellence ? On se demande d’ailleurs s’ils en connaissent même l’existence. Que faire pour moderniser les formations, les rendre plus adéquates, les valoriser face au monde du travail ? Ces questions on se les pose dans l’un des temples de l’élitisme républicain, de l’aristocratie républicaine, la vraie noblesse d’État, j’ai nommé, l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, dont la directrice est notre invitée ce matin.
Nicolas Demorand : Monique Canto-Sperber, bonjour.
Monique Canto-Sperber : Bonjour, Nicolas Demorand.
Nicolas Demorand : Certains auditeurs tiennent un compte précis du nombre de fois où vous êtes venue dans notre émission, il va falloir en ajouter une. Mais en tant que directrice de la rue d’Ulm c’est une première. Qu’on ait juste la mesure du problème, quel est le pourcentage, aujourd’hui, de fils et filles d’ouvriers à la rue d’Ulm ?
Monique Canto-Sperber : Il est très faible. Il est quasi nul dans les sections littéraires. Il est un peu plus important dans les sections scientifiques. Ce qu’on constate c’est qu’il y a, de plus en plus, un clivage immense entre les enfants qui naissent dans certains milieux où on parle mal, on lit peu, on ne pousse absolument pas les enfants vers les études, on n’assigne absolument pas le goût du travail et de l’effort et, d’autres milieux beaucoup plus favorisés où, au contraire, l’enfant dès les classes primaires est entouré d’attention, est aidé lorsqu’il a une difficulté particulière, est poussé en avant, et où les études et les efforts sont valorisés. Il y a une différence quasi anthropologique qui se creuse entre ces deux types d’enfants et qui fait qu’aujourd’hui, il faut le constater, les filières élites, telle École Normal Supérieure est exclusivement réservée à la seconde catégorie. Les enfants nés dans des milieux défavorisés n’y ont plus accès.
Nicolas Demorand : Comment on en est arrivé là, Monique Canto-Sperber ? Parce que il faut faire un tout petit d’histoire. L’École normale Supérieur a été créée pour remplacer l’aristocratie du sang, je le disais tout à l’heure, par la méritocratie de l’esprit et elle a joué son rôle d’ascenseur social, formidable, pour des générations entières pour fils et filles d’ouvriers pour prendre ne serait-ce que cette catégorie-là. Qu’est-ce qui s’est déréglé d’après vous ?
Monique Canto-Sperber : Plusieurs choses. Le phénomène remonte à une trentaine d’années. Jusqu’à il y a une trentaine d’années, l’école recevait, accueillait dans ses murs des enfants issus de milieux très défavorisés. Moi-même lorsque j’étais élève à l’École de Sèvres j’avais plusieurs amies qui venaient de milieux pour lesquels aujourd’hui il n’y aurait plus aucune chance, dont les enfants n’auraient plus aucune chance d’accéder à ce type de filières. Eh bien, ce qui s’est passé tient à une organisation d’ensemble du système primaire et scolaire - Il serait beaucoup trop long de traiter cette question actuellement - mais dont l’effet premier a été, d’une certaine manière, d’abord la dévalorisation de l’effort, le fait que l’apprentissage n’était plus considéré comme requérant un véritable travail de la part de l’élève, comme requérant une démarche d’appropriation de quelque chose qui était étrange à lui, et d’une certaine manière tout ce qui, en effet, avait façonné la tradition républicaine méritocratique, à droite mais aussi à gauche, car l’élitisme républicain dans la grande tradition socialiste se nourrit de cela, à savoir, la promotion individuelle par l’effort, par le travail n’a plus du tout été promue comme un des objectif à atteindre par l’institution scolaire. Il était inévitable par la suite qu’au niveau du baccalauréat, au niveau de l’orientation vers les études supérieures la sanction de ce type de formation apparaisse. C’est-à-dire que les élèves qui n’ont pas bénéficié d’un milieu social et culturel qui les a constamment poussé en avant, c’est-à-dire essentiellement le milieu familiale,...
Nicolas Demorand : D’où, la classe prépa commence dès le primaire, en substance,...
Monique Canto-Sperber : C’est ça d’une certaine manière. Eh bien, ces élèves là qui n’ont pas été poussés en avant, auxquels on n’a pas fait comprendre que les études étaient une source considérable d’enrichissement personnel, que les études étaient d’une certaine façon le moyen d’accéder à des possibles de vie, eh bien, ces élèves qui ont été en quelque sorte délaissés dès l’enfance sont définitivement barrés, écartés, exclus d’enseignement d’élite.
Nicolas Demorand : Alors, les mots que vous employez, Monique Conto-Sperber, sont forts. Vous avez dit que ces inégalités sociales, ces inégalités d’accès aux études supérieures et aux filières de l’excellence et de l’élitisme étaient quasiment, aujourd’hui, des différences anthropologiques. Alors, comment est-ce qu’on inverse des différences de cette nature là ? Est-ce possible sans une réforme totale du système ? Est-ce qu’il faut faire du sur-mesure ? Comment on fait très concrètement ? Comment allez-vous faire, puisque c’est un des projets importants que vous allez défendre comme directrice de l’École Normale Supérieure ? Comment on inverse la donne ?
Monique Canto-Sperber : Le faire à l’échelle de la nation et pour tous les enfants concernés, c’est évidemment impossible pour nous. Nous n’avons pas les moyens de faire cela. Ce que nous voulons c’est agir vite, agir de manière limitée et expérimentale. C’est-à-dire nouer un ensemble de partenariats, ce que nous faisons ces jours-ci, avec cinq lycées de banlieue et cinq lycées de province afin d’y envoyer nos élèves, qui sont tout à fait engagés dans ce type de démarches qui deviendront en quelque sorte des normaliens tuteurs qui agiront dès la classe de première, qui commenceront d’abord par parler tout simplement de leur expérience personnelle, ce que les études leur ont apportés, afin de créer dans la classe une dynamique positive valorisant le travail, valorisant les études, ouvrant en quelque sorte des possibles dans l’esprit des élèves et faisant comprendre en quelque sorte que ce n’est pas une histoire qu’on leur raconte qui n’intéresse que d’autres, que ça peut être également leur histoire, leur propre histoire et qu’ils peuvent la vivre. Donc, cette dynamique de valorisation du travail scolaire, des études, sera la première action de nos élèves qui agiront dans ces classes de banlieue et de province. A la suite de quoi des élèves talentueux et travailleurs se distingueront qui seront suivis en tutorat de la classe de première jusqu’à l’entrée en classe préparatoire, nous l’espérons, en tout cas nous ferrons tout pour favoriser cela afin de leur donner les atouts, les moyens que leur milieu ne leur donne pas aussi bien en terme matériel qu’en terme de formation intellectuelle. Vous savez quand un élève est très brillant il a toujours des lacunes d’une certaine manière. Alors, l’aider à repérer ses lacunes, lui donner des moyens concrets d’y remédier, trouver des exercices appropriés qui permettront de surmonter ces difficultés c’est leur donner des atouts extraordinaires. Et, ils pourront, d’une certaine façon, sans discrimination positive, sans quota, sans filière d’accès jouer à armes à peu près égales le jeu de nos concours d’entrée qui sont des concours anonymes, républicains, méritocratiques.
Nicolas Demorand : Mais injustes, ces concours.
Monique Canto-Sperber : Injustes dans la mesure où tous les enfants ne sont pas dotés des mêmes atouts pour les aborder. Ils l’étaient autrefois car nous avions un système scolaire, aussi bien primaire que secondaire extrêmement exigeant qui d’une certaine façon imposait des réquisits très forts à tous les enfants qu’ils soient issus de milieux défavorisés ou de milieux bourgeois. Maintenant, ces exigences, c’est un constat universel, se sont considérablement amoindries et d’une certaine manière les milieux socioculturels des enfants favorisés pallient à cela. Donc, en quelque sorte, les enfants défavorisés, eux, ne bénéficient pas de cet entourage, en quelque sorte, qui les porte constamment en avant, se trouvent objectivement défavorisés lorsqu’ils abordent les concours aussi difficiles.
Nicolas Demorand : On va revenir aux détails de cette politique de tutorat parce qu’elle est extrêmement précise à chaque moment de l’année scolaire et des différentes années où ces élèves des milieux défavorisés seront suivis par de jeunes normaliens qui vont rayonner à Paris, autour de Paris mais aussi via des système un petit peu plus complexes dans des établissements de province. Mais un mot encore du concours, Monique Conto-Sperber, on sait bien, le concours de la rue d’Ulm pour le dire très, très vite est un concours sans programme. Un concours où les langues mortes, latin et grec, ont une place absolument cardinale, on sait bien que ces disciplines là, ce sont les disciplines qui permettent aux élèves, que vous décriviez tout à l’heure, culturellement favorisés de faire la différence, de marquer la différence puisque c’est un concours qui vient prendre acte de toute une vie avec la culture, est-ce qu’il ne faut pas modifier ces épreuves là qui sont extrêmement discriminatoires ? Et, en même temps un concours c’est fait pour discriminer tout ça est très compliqué.
Monique Canto-Sperber : Mais pardonnez moi de ne pas vous suivre sur ce point, cher Nicolas, car voyez-vous les épreuves les plus discriminatoires à nos concours se sont les épreuves de dissertation et en particulier de dissertation littéraire qui d’une certaine façon expriment et témoignent d’une familiarité avec la culture acquise dès la petite enfance. Les enfants qu’on a emmenés à la Comédie française à l’âge de trois ans et ceux qui ne sont pas entrés dans un théâtre avant l’âge de dix huit ans eh bien, cette différence là, entre ces deux types d’enfants, se retrouve de manière immanquable lors de la dissertation de français. En revanche, l’épreuve de langues ancienne qui restent en effet pour notre grand concours littéraire une épreuve obligatoire et qui évoluera peut-être sous la forme de langues et de cultures anciennes est une épreuve que nous considérons comme une épreuve technique. Les meilleurs résultats que les élèves obtiennent à l’entrée au concours sont obtenus par des élèves grands débutants qui ont commencé l’apprentissage du latin et du grec en classe préparatoire. Donc, d’une certaine manière, au contraire, la multiplication des épreuves techniques dans les concours d’entrée à l’école qu’il s’agisse des langues anciennes, d’épreuve de logique, d’épreuve d’argumentation, car après tout on peut considérer qu’un concours littéraire ne doit pas simplement se composer de dissertation, eh bien tout ce qui favorisera la place des épreuves techniques dans ces concours littéraire, y compris l’épreuve de langues anciennes, latin ou grec, qui est quand même une extraordinaire formation à la rigueur, à la précision, au sens de la littéralité des expressions, cette compétence-là il est possible de l’acquérir de manière excellente en deux ans ou en trois ans quand on est en classe préparatoire et ça peut être au contraire un moyen de donner un atout supplémentaire aux élèves issus de milieux défavorisés.
Nicolas Demorand : Mais vous modifiez bien, tout de même, le concours d’entrée, si je vous entends là ?
Monique Canto-Sperber : Nous y réfléchissons.
Nicolas Demorand : Attention parce que les anciens normaliens comme Alain Gérard Slama et tous les éditorialistes de la presse issus de cette prestigieuse École vont dire : Ah ! Voilà, on nous brade notre concours, où est passée la version, le thème ! ?
Monique Canto-Sperber : Nous ne braderons rien du tout. L’épreuve de langue et de culture ancienne restera absolument obligatoire dans ce concours. C’est véritablement ce qui marque la spécificité de notre fréquentation. Nous essayons de sélectionner des esprits littéraires qui disposent d’une formation intellectuelle extrêmement complète et la familiarité avec le monde entier qui est absolument nécessaire à la formation à l’esprit littéraire. Donc, la langue ancienne et la culture antique ne disparaîtront pas de nos concours. Mais, encore une fois, je voudrais m’inscrire contre le préjugé qui fait considérer que ce sont là des épreuves qui sont fortement discriminatoires à l’égard des élèves issus des milieux défavorisés. Détrompez-vous ce n’est pas le cas car on peut acquérir la maîtrise de ces épreuves si on est bien encadrés en deux ou trois ans alors qu’il est très difficile de revenir sur un manque de familiarité culturelle qu’on a vécu dès son enfance.
Nicolas Demorand : Encore un mot du tutorat. Il ira jusqu’à donner de l’argent à ces élèves pour qu’ils puissent s’acheter des livres, à les loger à l’École Normal Supérieure quand ils viendront à Paris pour un certain nombre de stages intellectuels et de séminaires sur les différentes disciplines sur lesquelles ils vont être testées au concours, ça va jusque là ? Se substituer à la famille dans ce qu’elle peut apporter ?
Monique Canto-Sperber : Notre attention première, voyez-vous, c’est de laisser les élèves là où ils sont autant que possible. C’est-à-dire dans les khâgnes de provinces et nous sommes en rapport avec des équipes pédagogiques extraordinaires que ce soit à Pau, à Toulouse, à Marseille, qui essayent de promouvoir sur place d’excellentes classes préparatoires. Donc, nous allons aider ces élèves afin qu’ils restent dans les classes préparatoires où ils sont hébergés. Idem, pour les élèves qui sont accueillis en classes préparatoires de banlieue. Nous n’avons pas du tout l’intention d’appauvrir ces classes préparatoires en attirant tous les élèves vers les excellentes classes préparatoires des lycées parisiens. Alors, il est vrai que nous allons, d’une certaine manière, aider certains élèves. L’achat de livre est en effet quelque chose qui est quand même difficile pour un enfant qui est issu d’une famille de quatre personnes qui vit avec un salaire qui est un SMIC, on ne songe pas à acheter des livres, on ne songe pas à envoyer l’enfant faire un stage linguistique à l’étranger. Pour des aides ponctuelles, de ce type, qui sont extrêmement difficiles à surmonter sans moyens sociaux, notre intervention sera en effet importante. Encore une fois nous ne voulons pas dessaisir les classes préparatoires qui grâce à l’excellence des équipes pédagogiques, qui se sont mises en place en province et en banlieue, de leurs meilleurs élèves.
Nicolas Demorand : Allez, Alain Gérard Slama, l’ENS, l’École Normale Supérieure, combien de divisions ?
Alain Gérard Slama : Eh oui, au-delà du problème de l’inégalité sociale, il y a le problème tout simplement de la désaffection notamment budgétaire dont souffre l’Ecole Normale Supérieure. Cette désaffection se mesure à la blague, hélas ! involontaire, de ce présentateur d’un journal télévisé qui au lieu de dire rue d’Ulm pour désigner l’École de la rue d’Ulm, a laissé tomber rue de l’U.L.M. L’École Normal Supérieure est victime du désarroi dont souffre en France, dans leur ensemble, et l’École et l’Université. Il est banal de le rappeler. Elle ne donne plus ou très peu de responsables politiques également. Elle a, très peu, de représentants dans les médias. La fondation nationale des sciences politiques dotée par rapport à l’ENS, je crois, d’une proportion de 20 à 1, 1 c’est l’ENS, est prospère de tout le pouvoir détenu par ses anciens élèves dans les cercles de la politique, des affaires de l’entreprise, de la presse et de la télévision. Les fondateurs de l’École Normale Supérieure, en Brumaire an III n’étaient pourtant pas des idéalistes, ils invoquaient l’utilité sociale du nouvel établissement et dans leur esprit cette utilité sociale devait être décisive dans l’enseignement et dans la recherche plus particulièrement scientifique d’ailleurs, il faut le préciser. Ils s’appuyaient sur le fameux rapport sur l’instruction publique de Condorcet, d’avril 92. « Les professeurs – je cite – comme les instituteurs doivent avoir des connaissances dont les corps administratifs ne peuvent être juges et ne peuvent être appréciés que par des hommes en qui en est droit de supposer une plus grande instruction. » En d’autres termes la distinction des savoirs était fondatrice de l’autorité des pouvoirs et pour éviter un gouvernement des savants, Condorcet, plaçait l’université d’instances représentatives de l’opinion, disait-il. Le malheur est qu’aujourd’hui dans les sociétés où les fonctions sont de plus en plus techniciennes et spécialisés, l’opinion ne voit plus l’utilité des formations générales. L’utilité sociale de l’ENS a besoin d’être de nouveau démontrée. La culture générale est considérée comme un luxe inutile, alors qu’elle est de plus nécessaire pour permettre les changements de parcours professionnels, il y a la flexibilité croissante du marché de l’emploi et de plus en plus nécessaire, aussi, pour sauvegarder les rapports de civilité. Un hebdomadaire, Le Nouvel Observateur, consacrait judicieusement, à une date récente, sa couverture au lien entre la violence dans les banlieues et l’appauvrissement des moyens d’expression. Nous avons perdu le sens de la vertu cathartique des injures du Capitaine Haddock. Le jour où les Français se traiteront d’Anacoluthe et de Bachi-bouzouks, notre société sera sauvée. Les humanités classiques ne sont plus perçues comme indispensables pour penser le monde et le projet, heureusement abandonné, de rapprocher la rue d’Ulm et l’École Normale Supérieur de Cachan a risqué de les enterrer définitivement. Bref, nous sommes en présence d’un cercle. L’utilité sociale invoquée par les fondateurs se retourne contre leur création. Pour comprendre ce retournement, eh bien je propose, pour conclure, de revenir aux termes du rapport sur l’établissement des écoles normales de 2 brumaire an III, rapport attribué à Lakanal et sans doute rédigé par Gara, quel modèle croit-on que le rapporteur donnait au futur normaliens, Nicolas ? Tous - disait-il - doivent paraître dignes d’être les collègues des Lagrange, des Debanton, des Berthollet, dont les noms se présentent tout de suite lorsqu’on pense à ces écoles où doivent être formés les restaurateurs de l’esprit humain. Un astronome, un naturaliste, chimiste. Je vous laisse choisir entre Lagardère, l’abbé Pierre et Zidane, les modèles que l’on propose aujourd’hui.
Nicolas Demorand : Merci, Alain Gérard Slama, notre invitée est donc la directrice de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, Monique Canto-Sperber, avant de venir à cette question grave tout de même à quoi sert l’École Normale Supérieure aujourd’hui ? Pourquoi est-elle dans cet état là, intellectuellement, moralement, politiquement et du point de vue de son utilité sociale ? L’argent, il y en a, ou pas, à l’École Normale Supérieure ?
Monique Canto-Sperber : L’Ecole Normale Supérieure a traversé une phase assez difficile, elle était effectivement dans une situation peu explicable, de manque de moyens, mais son horizon s’éclaircit, des solutions ont été trouvé et le soutien du ministre de la recherche, de son cabinet, de ses conseillers, de conseillers financiers éducations de Matignon, a été véritablement indéfectible, je crois que nous allons trouver une solution. Nous espérons avoir dans les semaines qui viennent les moyens qui nous permettent d’être, à peu près, à la hauteur de nos ambitions.
Nicolas Demorand : Et de faire tourner la nouvelle bibliothèque ? Parce que je lis un article du Monde, d’il y a une quinzaine de jours, un bibliothèque flambante neuve et sans budget pour Normal Sup, il paraît qu’il n’y a même pas de quoi amener les livres sur les rayons, ne parlons même pas d’accueillir des lecteurs, hein !
Monique Canto-Sperber : Ce problème est également en voie de résolution. La Région Ile de France a construit pour l’École Normale Supérieure, c’est une dépense considérable qui voisine 18 millions d’euros, un nouveau bâtiment, que nous appelons un nouvel immeuble Rateau qui accueillera en effet l’intégralité de la bibliothèque mathématique et informatique qui est assez exceptionnelle à Paris et puis environ 200 milles ouvrages de la bibliothèque littéraire, donc, c’est pour nous une extension tout à fait remarquable, également des chambres d’internat, et,...
Nicolas Demorand : Voilà, rue Rateau dans le cinquième arrondissement, belle localisation pour ratisser les subventions, là on a entendu différentes sources. Monique Canto-Sperber on vous retrouve dans quelques instants, on continuera à parler des humanités modernes et puis aussi de la question de l’argent puisque normalement c’est les universités qui sont pauvres en France et les Grandes Écoles qui sont riches et là tout le monde est pauvre.
[Journal de 8h]
Nicolas Demorand : […] Monique Canto-Sperber, vous dirigez l’Ecole Normale Supérieure on parle aujourd’hui de la politique que vous entendez mettre en place pour lutter contre les discriminations sociales, vous nous décriviez tout à l’heure, sans nuances et de manière très forte, la rupture anthropologique, ce que vous appeliez la rupture anthropologique entre ceux qui peuvent prétendre à ces études là, ces filières là et ceux qui pour des raisons familiales, sociales et culturelles n’ont même pas l’idée qu’ils puissent un jour arriver en classe préparatoire et peut-être à l’École Normale Supérieure. Alors, je voulais juste livrer à votre analyse un échange d’e-mails qui a suivi une émission que nous faisions ici avec le proviseur du lycée Henri VI, Patrice Corre, qui nous indiquait son désir et sa volonté même de créer une classe préparatoire pour les élèves venus des milieux défavorisés, un président d’université m’a écrit pour me dire que toutes les petites mesures de ce genre sensées remettre un petit d’air frais dans les lieux de l’élite, eh bien que toutes ces mesures là masquaient le désarroi total sur le plan budgétaire et politique de l’université, l’université qui est le vrai lieu du brassage social, le vrai lieu où les gens qui n’ont pas les possibilités culturellement, familialement, etc. de faire des études se retrouvent et que c’est là qu’il faudrait faire porter les moyens et que les grandes écoles, au fond, phagocytent la totalité où une très grosse partie du budget de l’enseignement supérieur. Alors, sur cette inégalité là, radicale, et qui est bien celle du système français, la coupure grandes écoles / universités, qu’elle est votre analyse ?
Monique Canto-Sperber : Il y a deux questions distinctes. D’abord la question des moyens, il est certain que les universités et l’enseignement supérieur français qui inclut également les grandes écoles devrait bénéficier d’un investissement beaucoup plus considérable et de moyens financiers plus importants que ce n’est le cas aujourd’hui. Mais sur le deuxième point, à savoir un système d’élite, les grandes écoles qui relèguent inévitablement les universités à la médiocrité, je m’oppose totalement à cette analyse. C’est tout à fait faux. Universités et grandes écoles ont deux missions différentes. Les universités accueillent tous les étudiants bacheliers, leur fonction n’est pas de sélectionner. En revanche, les grandes écoles, parce qu’elles ont des concours d’entrée qui sont extrêmement difficiles pour la plupart d’entres elles, sélectionnent leurs étudiants après deux années ou trois années de classes préparatoires. Donc les voies d’accès sont différentes mais il y a beaucoup d’éléments qui ont été mis en œuvre, mis en place par les grandes écoles, qui peuvent servir à concevoir ce que pourrait être une université d’excellence capable de concurrencer les grandes écoles. Si vous voulez, il me semble que dans un système d’enseignement supérieur il n’y a rien de plus fatal et dommageable que l’uniformisation car en général cela signifie uniformisation vers le bas. Donc, qu’il y ait une certaine diversité dans les filières d’accès et donc une seine émulation me paraît une chose très bonne. Ce qu’il faut c’est que l’université trouve les moyens d’une excellence, moyens que certaines écoles, grandes écoles ont trouvés et qui est véritablement au cœur de la réflexion, aujourd’hui, engagée sur la réforme de l’université.
Nicolas Demorand : Mais sa critique portait, justement, sur la dimension sociale. L’idée était, au lieu d’essayer de chercher telle petite mesure qui va permettre à quatre personnes qui n’auraient pas eu droit autrement, d’accéder à une classe préparatoire sur mesure ou à une grande école par miracle, regarder le vrai brassage social. Le vrai brassage social se fait à la fac et non pas dans ces lieux de l’élite.
Monique Canto-Sperber : Le vrai brassage social, c’est tout à fait discutable. L’université accueille tout le monde, c’est comme les universités publiques aux États-Unis, l’université de Michigan accueille tous les enfants de l’État, en revanche trois ans après lorsqu’on devient gradient studient l’université sélectionne. Si vous voulez, dans tous les systèmes de formation supérieure la sélection et la restriction des promotions qui est admise est une loi universelle. Tout le monde ne peut pas accéder à l’agrégation, au Master le plus réputé, aux diplômes nationaux les plus valorisés. Donc, d’une certaine manière, l’université doit à partir de cette ouverture qui est sa mission essentielle, ouverture à tous les bacheliers, trouver des formes qui conduisent à une excellence juste, en quelque sorte. Une excellence qui reconnaisse les mérites et les talents. Je ne pense pas que les grandes écoles soient moins, aient une fatalité qui les condamne, en quelque sorte, à un brassage social moindre que ne le fait l’université. Et les mesures,...
Nicolas Demorand : En même temps, les faits sont têtus, c’est ce que vous disiez tout à l’heure.
Monique Canto-Sperber : Mais les mesures dont nous avons parlées, tout à l’heure, sont des mesures qui sont sensées rompre cette dynamique et pour nous l’enjeu est absolument fondamental. Car si nous échouons, c’est-à-dire si dans cinq ans nous ne sommes pas arrivés avec ce que nous avons fait à faire rentrer des enfants nés à Sarcelle, à Drancy, dans la banlieue de Tulle, dans la banlieue de Douais, si nous ne sommes pas arrivés à faire rentrer quelques uns à l’École Normale Supérieur eh bien cela voudra dire que le système scolaire est totalement cloisonné. C’est-à-dire que là où on né, on vit un destin auquel il est impossible d’échapper et cette loi, de cloisonnement du système scolaire, elle vaudrait pour les grandes écoles, si nous devions échouer, mais elle vaudrait, aussi, pour les universités au même titre car, voyez-vous, les enfants de Sarcelles, les enfants de Drancy, les enfants de Tulle ou de Douais n’entrent pas à l’université non plus. L’accès à l’enseignement supérieur leur est barré exactement de la même façon que dans les classes préparatoires.
Nicolas Demorand : Et, si vous n’arrivez pas à inverser la donne, il faut en tirer, donc, comme constat, vous venez de le dire, qu’il y a des cloisons. Mais est-ce qu’il faut en tirer, aussi, comme constat que la belle utopie, fondatrice d’une École Normale Supérieure, de permettre une méritocratie républicaine d’arriver au pouvoir, que ça c’est fini ? Et, du coup à quoi sert l’École Normale Supérieure ? Je vais poser la question différemment.
Monique Canto-Sperber : Ce n’est pas fini mais il faudra poser de manière très crue, très nette, le problème d’une réforme d’ensemble de l’enseignement primaire et scolaire qui avait autrefois la possibilité de porter en avant l’ensemble d’une classe, quelque soit le milieu social dont cette classe était issue, et par un apprentissage maîtrisé la promouvoir, fonction que notre système scolaire, primaire et secondaire n’assure plus, aujourd’hui. Jamais l’école n’a été un élément de relégation sociale aussi fort qu’elle l’est aujourd’hui. Alors, pour la question, à quoi sert la grande École que vous me posiez,...
Nicolas Demorand : L’ENS, à quoi sert l’École Normale Supérieure ?
Monique Canto-Sperber : Là, un mot d’histoire et, là, je reprendrais ce qu’a dit tout à fait remarquablement Alain Gérard Slama. L’idée vient de 94 en effet. C’est le fameux décret de 19 brumaire an III que veut-on faire ? Eh bien on a expulsé les Jésuites en 1761 qui va éduquer la nation ? Les révolutionnaires ont l’idée d’un grand système d’éducation unifiée et la question des moyens de réaliser cette ambition se pose. Que faut-il pour cela ? Eh bien il faut une école où soient formés les maîtres des maîtres. Et, l’École Normale est née de cela, du besoin d’un centre de formation unifiée où les maîtres ensuite se répandront dans l’ensemble de la nation et créeront, en quelque sorte, ce ciment social, ce sens du bien public qui va sceller la nation républicaine. Mais en même temps, alors on a fait venir des gens qu’envoyaient les districts de provinces, il y avait des jeunes paysans quasi illettrés, il y avait d’excellents mathématiciens, d’excellents chimistes, il y avait le vieux Bougainville qui arrive sur un brancard, âgé de plus de 60 ans, enfin une population extrêmement hétéroclite et que lui dispense-t-on comme enseignement ? Eh bien, on lui dispense ce qu’il y a de plus extraordinaire dans la science de ce temps. En mathématique ce sont Monge, Laplace, Lagrange qui font les cours. Et, on retrouve ainsi, dès le début de la création de l’École Normale, cette double ambition, qui est une tension constante à laquelle elle est confrontée même aujourd’hui, c’est d’être à la fois l’École des maîtres de la nation, c’est-à-dire ceux qui feront l’excellence des professeurs dans l’enseignement secondaire et supérieur et l’excellence de la recherche publique française mais en même temps la production d’une recherche d’élite qui soit dans certains domaines, aujourd’hui en France, en tout cas pour l’ENS, en mathématique, en physique quantique parmi les meilleurs du monde. Cette double ambition est en quelque sorte toujours restée. Et, d’une certaine manière, ce besoin d’une École des maîtres des maîtres s’est posé sans cesse car l’école a été fermée au cours de l’année 1795 mais il a fallu la rouvrir sous Napoléon en 1810 parce que le besoin était toujours là : où former les maîtres des maîtres ? Elle a été fermé sous la Restauration parce que l’esprit libre penseur se manifestait trop clairement mais ensuite on l’a recréée, quelques années plus tard parce qu’il fallait une école ou former les maîtres des maîtres. Et, d’une certaine façon, à l’École Normale Supérieure, aujourd’hui, nous nous trouvons toujours face à cette nécessité : former une élite de la nation comme vous le disiez mais au service de la république, la république entendue dans un sens très large, c’est-à-dire toutes les carrières, enseignement, recherche d’élite mais aussi services de l’État. Et, il y a eu, quand même, parmi les anciens élèves de l’École Normale de très grands leaders politiques, rappelons Jaurès, rappelons Blum, ensuite Georges Pompidou et plusieurs autres. En tout cas n’oublions pas aussi que l’École a été au centre des polémiques publiques et politiques les plus fortes en particuliers de la troisième République. L’affaire Dreyfus, elle s’est faite autour du lycée ( ?) d’une certaine manière.
Nicolas Demorand : [...Chronique...] On parle d’un certain nombre de projet que vous défendez dans le projet de l’établissement de l’ENS et le programme 2006-2009, on a beaucoup évoqué la question de l’inégalité sociale, des inégalités d’accès aux classes préparatoires et du coup aux grandes Écoles, fils et filles d’ouvriers c’est quasiment personne aujourd’hui dans les promotions littéraires de l’École Normale Supérieure et une, ou deux, ou quatre, en tout cas quelques individualités dans les promotions scientifiques. Dans ce projet d’établissement, également, Monique Canton-Sperber, il y a des choses intéressantes et notamment qu’il vous faut maintenant mieux communiquer, l’École Normale Supérieure doit se mettre à la com. Il est nécessaire que l’ENS soit beaucoup plus visible, peut-on lire également. Alors, ça, c’est une révolution culturelle ! J’ai l’impression qu’il faut que l’ENS se mette au standard du monde moderne, c’est-à-dire, oui, bon, effectivement la com., venir dans les médias défendre son institution et, du coup, qu’il faut que l’ENS défende le principe même de son existence, ou le fasse mieux comprendre, ça veut dire quand même que c’est très préoccupant, l’utilité sociale dont parlait Alain Gérard Slama d’une telle école est à ce point invisible qu’il faille la rendre visible ?
Monique Canto-Sperber : Mais c’est une très bonne chose que de poser constamment la question : Pourquoi cette école ? Pourquoi existe-t-elle ? Pourquoi est-elle nécessaire ? D’essayer d’y répondre avec des moyens chaque fois différents. Communiquer n’est pas un de mes mots favoris mais mon soucis, très grand, est de faire en sorte que la formation intellectuelle qui est dispensée à l’école, dont je persiste à penser qu’elle est tout de même assez exceptionnelle, eh bien cette formation intellectuelle il me paraît absolument nécessaire de l’identifier et de la valoriser non seulement en France mais également à l’échelle européenne et peut être à l’échelle mondiale. D’où la création d’une chose en effet nouvelle pour nous d’un diplôme d’établissement, désormais nous aurons un diplôme de l’ENS « ENS Degre » pour dire ça en anglais,...
Nicolas Demorand : là, le marché mondial, par contre...
Monique Canto-Sperber : qui est nécessaire, parce que nous avons vocation à accueillir de plus en plus d’étudiants étrangers, nous sélectionnons déjà une centaine d’étudiants, ou vingt par année. Ils passent un concours très difficile pour être admis. Ils viennent de tous les coins du monde, nous avons des pensionnaires étrangers. Et, notre diplôme, eh ! bien en quoi consiste-t-il ? En un Master et en séries de CTS puisqu’il faut parler maintenant en « european credit » qui d’une certaine façon incarne ce qu’a, à nos yeux, d’exceptionnelle la formation intellectuelle de l’ENS. C’est-à-dire quoi ? La possibilité d’acquérir un certain surplomb sur l’ensemble des disciplines, la possibilité d’être immédiatement confronté à un ensemble de disciplines complémentaires. L’avantage de notre École est qu’il suffit de traverser le couloir pour passer de l’archéologie aux mathématiques, ou de l’archéologie à l’histoire et de construire à partir de cela une formation intellectuelle générale, cohérente, fondée sur les connaissances de base avant les spécialisations qui souvent sont un peu trop hâtives, elles interviennent trop tôt, et surtout une formation intellectuelle qui est totalement ouverte à la vie internationale, nous voulons que nos étudiants connaissent tout des systèmes universitaires en dehors de France, connaissent tout et deviennent en quelque sorte des étudiants internationaux. Dire que je suis l’élève de l’École Normale Supérieure, quelque soit l’École Normale Supérieure en question, en générale, en France, on sait ce que ça veut dire, vous dites ça en Angleterre ou aux États-Unis, personne n’a la moindre idée de ce que ça peut représenter. Alors, nous espérons qu’avec ce diplôme de l’ENS qui aura, en quelque sorte une validité internationale, notre École sera beaucoup mieux connue. Et, au-delà de la connaissance accrue de notre École, c’est surtout la formation, le bruitage ( ?) de la formation intellectuelle que nous défendons qui sera valorisé.
Nicolas Demorand : Mais le fait que le marché du savoir et de la connaissance soit aujourd’hui un marché mondial où des universités, des institutions se font concurrence et attirent via le système d’harmonisation des diplômes, justement, à l’échelle européenne mais aussi mondiale, donc, attirent les meilleurs étudiants, est-ce que ça n’a pas été l’occasion d’une révision drastique de cette exception culturelle française, qu’est l’École Normale Supérieure ? On pense que c’est le temple de l’élite bon, ben, quand on met ce temple sur le marché mondial on s’aperçoit que c’est quoi ? 93ème, 100ème institution de recherche dans les classements internationaux ? Que font les gens aux États-Unis, allez traduire l’École Normale Supérieure en anglais ou en allemand on ne sait pas, bon, voilà, hein ! On a rabattu, un petit peu, Madame la directrice ?
Monique Canto-Sperber : Écoutez, 93ème certes mais nous sommes deuxième en France après Paris VI, 30 mille étudiants, nous n’avons que 2 mille étudiants donc, notre classement est tout à fait exceptionnel. De plus, ce classement de Shanghai nous défavorise puisqu’il ne tient pas compte du système d’organisation de la recherche française qui est pour l’essentiel géré par les grands établissements de recherche, c’est-à-dire le CNRS, l’INRA, l’INRIA, l’INSERM. Il y a peu de recherche universitaire qui est faite en France. C’est justement un des grands défis de l’Ecole Normale Supérieure de contribuer à ce qui doit se passer dans les décennies qui viennent c’est-à-dire le développement considérable de la recherche universitaire. Alors, notre ambition ? Certes nous sommes petits, 2 milles étudiants, mais nous avons l’espoir de remonter très vite dans les classements internationaux et notre modèle, c’est d’une certaine manière, le CALTEC, le <em<California Institut of Technology, 2 mille étudiants aussi, classé 4ème dans les classements internationaux. Nous avons toutes les ressources pour cela, tous les atouts.
Nicolas Demorand : les ressources intellectuelles,...
Monique Canto-Sperber : Les ressources intellectuelles en tout cas, d’excellents étudiants, des professeurs exceptionnels, des équipes de recherche remarquables. Enfin, nous sommes, quand même, l’Ecole qui a reçu le plus de Prix Nobel, de distinctions internationales, de médailles d’or, d’argent, de bronze du CNRS, notre École scientifique, dans certains domaines est véritablement à la pointe de la recherche mondiale. Nous avons - c’est une ambition collective - tous la volonté de remonter le courant. Mais en tenant compte du fait que nous sommes inscrits dans un système universitaire, nos liens avec l’université sont très nombreux. Voyez-vous, on a souvent présenté l’Ecole Normale Supérieure comme le foyer intellectuel de pure liberté, ou chacun suit son parcours, ou l’on fait ce que l’on veut et on est tranquille en dehors de toute espèce d’exigence universitaire,...
Nicolas Demorand : Avant d’aller faire l’ENA et de faire autre chose, hein !
Monique Canto-Sperber : Alors, beaucoup considère que c’est ça l’identité de l’École Normale Supérieure, moi, je défends avec acharnement l’identité de l’École Normale Supérieure et je défends cette liberté intellectuelle qui, pour moi, est vraiment le terreau dans lequel se forgent les grands esprits mais cela ne nous empêche pas de jouer la carte de la commensurabilité avec l’enseignement universitaire français et européen et s’il faut défendre notre identité, il faut en quelque sorte trouver les moyens de la défendre ailleurs que dans une espèce d’isolement différentialiste qui nous couperait définitivement de ce qu’est devenu le grand marché, en quelque sorte, de la formation universitaire mondiale.
Nicolas Demorand : Qui veut la parole ? Aller, Alain Gérard Slama.
Alain Gérard Slama : Sur ce point peut-être, sur ce point directement branché sur ce que vous avez indiqué tout à l’heure, ça je me réjouis que l’École décerne enfin son diplôme. Ça c’est une chose vraiment excellente dans la mesure où c’est le seul moyen pour elle de garder sa culture. Alain Connes, quand il était venu ici, nous disait la stupeur d’un de ses amis, le voyant étendu sur un lit, lui dit : qu’est-ce que tu fais, il a dit : je travaille. C’est une caractéristique de l’École. Remarquez, sous les deux auspices de la vacuité et de la grâce. Mais l’efficacité ça se mesure aussi à la capacité de donner des diplômes et à la capacité de décerner des doctorats d’État. Alors, est-ce qu’on s’oriente vers ça ? Il existe des doctorats d’État de l’Institut d’Étude Politique de Paris, par exemple, n’est-ce pas ? Et, c’est important, ça. Parce que pour la renommée internationale, le doctorat d’État de la rue d’Ulm ou de la rue de l’U.L.M., pardon, c’est, quand même, tout à fait autre chose qu’un doctorat d’État de l’université qui se fond, en quelque sorte, dans la masse, ce qui est le problème d’ailleurs soulevé par les critères de Shanghai qui ajoutent, en plus, le marketing, et le lobbying. Donc, voilà, je voudrais savoir ce qu’il en est de ça.
Monique Canto-Sperber : L’École Normale Supérieure a la possibilité de délivrer des doctorats depuis une dizaine d’années, elle n’a jamais osé le faire, elle le fera désormais. Alors, quel type de doctorat ? Eh bien, non des doctorats disciplinaires, il n’y a que la physique, chez nous, qui soit assez importante pour pouvoir véritablement fournir les troupes nécessaires à une école doctorale, mais des écoles qui exploitent la singularité intellectuelle de l’École qui est l’interdisciplinarité, la transdisciplinarité. Nous aurons une grande école doctorale littéraire qui permettra d’accueillir tous les sujets qui sont à la frontière de plusieurs disciplines littéraires, par exemple, un sujet sur l’économie en Grèce ancienne qui touche aussi bien l’archéologie, à l’économie, aux sciences sociales, qu’à l’histoire, qu’à la littérature.
Alain Gérard Slama : Quel progrès !
Monique Canto-Sperber : Ou bien une thèse en science qui touche à la physique, à la chimie, à la biologie, puisqu’aujourd’hui ce sont les thèmes les plus pionniers qui touchent à la frontière des différentes disciplines. Donc, nous aurons deux grandes écoles doctorales scientifiques et littéraires qui accueilleront des sujets de ce type et qui seront des écoles doctorales ancrées dans notre singularité et de plus une très grande école doctorale avec les partenariats internationaux prestigieux pour tous les sujets de thèse à la frontière des lettres et des sciences. Car, aujourd’hui, voyez-vous, quelqu’un qui souhaite travailler sur l’environnement a besoin d’une bonne formation en physique, en météorologie dynamique, en géologie, mais il a besoin d’une bonne formation en économie, en sciences humaines et sociales et nous avons vocation, - nous sommes la seule école en quelque sorte, qui réunisse littéraires et scientifiques de cette façon-là - à accueillir ce type de sujet.
Nicolas Demorand : Marc Kravetz.
Marc Kravetz : Oui, bonjour Monique Canto-Sperber.
Monique Canto-Sperber : Bonjour, cher Marc.
Marc Kravetz : Sauf erreur de ma part, je crois que l’Ecole Normale est la seule qui puisse se désigner, que ce soit par les anciens élèves ou ceux qui la fréquentent, par l’École tout court. Je suis un ancien de l’École, désigne l’École Normale, ce qui me semble un signe très particulier. Et, donc, ma question, qui va vous sembler naïve - qui est d’ailleurs naïve, faussement naïve – admettons qu’on soit en 2006 que cela n’existe pas, que tout le reste existe, plus ou moins mais enfin, bon, et quelqu’un aurait l’idée baroque de dire : je voudrais créer une école totalement hors norme, ce serait l’ÉCOLE, qui soit, en effet, l’école de l’excellence de la vie. D’abord, est-ce que ça vous semble totalement saugrenu ? Est-ce que ça serait un de vos projets, comme ça dans la vie ? Et, pourquoi faudrait-il faire l’École maintenant ? S’il n’existait pas faudrait-il l’inventer ?
Monique Canto-Sperber : C’est une question extrêmement profonde. Et, je répondrais d’une certaine façon, cette École est nécessaire. Donc, pour répondre à votre question on finirait par concevoir une école qui correspond à peu près à ce qu’est l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm aujourd’hui. C’est-à-dire une école qui a quelles caractéristiques. Eh bien, d’abord, qui fournit une formation intellectuelle qui est complètement généraliste, cela est particulièrement vrai dans les disciplines littéraires où nos élèves entrent avec une connaissance extrêmement complète de ce qui est tous champs ( ?) des humanités et cela nous parait tout à fait indispensable. Voyez-vous, aujourd’hui, et c’est une chose que j’observe aux États-Unis où j’enseigne, puisque j’enseigne à Stanford également, ce qui est à mettre en avant auprès des éventuels employeurs c’est la qualité de la formation intellectuelle. C’est-à-dire la capacité à comprendre immédiatement les lignes de force d’une question, à établir une priorité entre les différents aspects d’un problème. Et, ce type de formation intellectuelle, c’est véritablement notre ambition et nous la donnons à travers la complémentarité, par exemple, des disciplines littéraires. Alors d’une certaine façon, ce que nous voulons comme idéal, c’est une formation d’excellence qui soit garantie par le label ENS et qui puisse ouvrir à tous les métiers. Il y a des établissements, en France, qui ont la même ambition, mais que cela soit fait dans une sorte de complémentarité, d’équilibre entre lettre et sciences c’est aussi un idéal qui est à poursuivre. Alors, d’une certaine façon, on voudrait créer une école complètement originale et qui poursuivrait cette double ambition, qui aujourd’hui me paraît totalement en phase avec ce qu’il y a de plus pionnier dans les recherches actuelles, et bien on finirait par tomber sur la création de quelque chose qui ressemble à peu près, sinon à ce qu’est l’École, du moins ce que j’espère qu’elle sera dans quelques années.
Marc Kravetz : Vous avez employez, pardon sinon ça va faire redondance, vous avez utilisez un mot que je vais vous renvoyer tout de suite, vous avez parlé d’éventuels employeurs, cette question, peut-être que mon information date – dans ce cas on l’oubliera, honte sur moi - cette question ne se posait, par définition, pas parce qu’il avait plus ou moins de chômage dans ce pays mais parce qu’il y avait qu’un seul employeur possible pour un élève sorti de l’École Normale qui était l’État, le service public, auquel il était lié. Est-ce toujours vrai du reste ? Par contrat, le contrat décennal, ou bien on rend à la nation ce qu’elle nous a offert ou prêté durant les études, ou bien on lui rembourse ? Ça existe toujours le contrat décennal ?
Monique Canto-Sperber : Oui, c’est toujours le cas. Les élèves signent un engagement décennal. Et, nous réfléchissons actuellement, non pas à la remise en cause de cet engagement décennal, car nos élèves y sont très, très attachés, pour eux entrant à l’école, ils entrent au service de l’État, mais nous réfléchissons à un aménagement de cet engagement décennal qui puisse inclure des séjours européens, un travail dans les institutions européennes, qui puisse être conçu comme un crédit d’années d’engagement au service de l’État et qui n’exclut pas, par exemple, qu’un élève aille passer quelques années dans le privé et ensuite revienne dans le public, c’est une façon de garder la capacité de drainer de très bons esprit pour la recherche publique. Mais cet engagement au service de l’État est quelque chose de très voulu, qui est encore très important pour les normaliens.
Marc Kravetz : Qui est respecté ?
Monique Canto-Sperber : Respecté dans la plupart des cas. Il arrive aussi que des normaliens qui ne sont pas de ce type. Ils s’orientent vers le journalisme, on en a plusieurs cas, autour de nous, et certains entrent dans le privé. Certains, aussi, entrent dans les grands corps de l’État. Donc, ce sont des carrières qui sont de plus en plus ouvertes. En tout cas, j’ai pu constaté, puisque nous avons un club des normaliens dans l’entreprise, des anciens élèves qui ont délibérément franchis le pas et sont passés dans le privé, ils continuent d’une certaine manière à essayer de recruter dans leur propre entreprise des normaliens. Parce qu’ils ont la garantie, formation intellectuelle d’excellence.
Marc Kravetz : Pour ceux qui nous écoutent, peut-être que ce n’est pas tout à fait clair, il s’agit d’un salaire, tout simplement qu’ils reçoivent en contrepartie - ils sont fonctionnaires stagiaires – mais qui avait aussi un mérite, vous me corrigerez, Monique Canto-Sperber, si je me trompe, qui a aussi le mérite de permettre à ce niveau, en effet, d’élite universitaire, pour faire des études à des enfants qui n’auraient probablement pas eu les moyens, sauf à travailler à plein temps pour faire ce genre d’étude, de les suivre. Donc, ce n’est pas simplement un aspect moral rémunéré. Il y avait une intention très importante, je crois, derrière ce salariat, ce statut.
Monique Canto-Sperber : C’est très, très important pour nos élèves. Au bout de deux ans d’enseignement supérieur, ils se retrouvent avec un salaire de fonctionnaire stagiaire, c’est-à-dire une très grande autonomie, une très grande liberté. Ça c’est évidemment un attrait de poids pour notre École, qui heureusement permet d’attirer vers la recherche publique et l’enseignement supérieur délite de très bons esprits.
Nicolas Demorand : Olivier Duhamel.
Olivier Duhamel : Bon, alors, si je récapitule, l’École est exceptionnelle, l’École est sublime, l’École est la deuxième institution française dans les classements internationaux, si l’École n’existait pas, il faudrait l’inventer, l’École est le seul lieu de l’excellence pluridisciplinaire etc., etc. Mais revenons vite, puisque l’émission touche à sa fin au point de départ, c’est-à-dire, depuis quelque décennies, la fermeture sociale, l’incroyable fermeture sociale de cette école. Alors, ma question est assez simple, pourquoi est-ce qu’il a fallu attendre 2006 pour s’en rendre compte, et pour décider de faire quelque chose ? Pourquoi est-ce qu’il a fallu attendre 2006 ? Pourquoi est-ce qu’avant on n’a rien fait ? Pourquoi est-ce qu’aujourd’hui on s’en soucie ?
Monique Canto-Sperber : Pardonnez-moi, cher Olivier, de vous répondre de manière personnelle, je vous assure que si j’étais arrivée à la tête de cette école, il y a dix ans, c’est la première chose que j’aurais faite. Ça, c’est une question qui me soucie énormément. Je reste très attaché au modèle républicain de promotion des individus, des individus issus des milieux défavorisés, sur lequel s’abat une sorte de destin social, devant lequel il s’avère de plus en plus qu’on ne peut rien ou pas grand-chose et l’idée qui consiste, en dehors de toute discrimination positive, faire en sorte que des enfants qui n’ont rien comme atouts de réussite scolaire puissent trouver par l’exemple qui est donné par nous, par le suivi personnel, par l’encouragement constant, des atouts de réussite, qui sont les leurs, je tiens beaucoup à cette idée-là, ils n’ont pas été portés en avant par d’autres, la réussite qu’ils pourront éventuellement connaître ça sera la leur, ils en seront seuls responsables mais doter les individus de ces atouts là, c’est-à-dire des moyens d’une liberté réelle, d’une égalité retrouvée face au destin est une chose qui me préoccupe au plus haut point. Il se trouve que ce sont des politiques qui n’ont pas été mises en place auparavant concernant l’École, aujourd’hui nous sommes dans une grande prise de conscience générale de ce que l’on appelle égalité des chances, encore faut-il savoir ce que cela signifie égalité des chances, qu’est-ce que cela veut dire rendre réelles les chances de réussite scolaire d’un enfant qui né dans un milieu où l’on parle à peine le français, où personne ne lui a lu un livre ou travailler paraît totalement bizarre, qu’est-ce que ça veut dire ? Et, comment comparer les chances de réussite scolaire de cet enfant avec celui qui est né dans la bourgeoisie cultivée du sixième arrondissement qu’on emmène au musée et en Italie visiter les villes de la Renaissance dès qu’il a trois ou quatre ans. Quelle forme d’égalité peut-il y avoir entre les deux. C’est véritablement une sorte de relégation sociale, de condamnation sociale extrêmement lourde et nous devons absolument trouver le chemin qui mène d’une enfance sans aucune perspective de réussite à l’accès à une filière d’élite. Alors, l’École, va essayer quelque chose, j’espère qu’elle réussira, mais au-delà de la tentative de l’École je crois que c’est une question beaucoup plus grave qui se pose. Alors, comment faire pour remédier à ce cloisonnement ?
Nicolas Demorand : Mais comment les élites ont attendu 2006 pour prendre date, que citait Olivier Duhamel ? Pourquoi ce problème a-t-il mis tant de temps à émerger, d’après vous, dans l’espace public en France ?
Monique Canto-Sperber : Parce que ce dont on a progressivement pris conscience, c’est que le système scolaire ne jouait plus son rôle de promotion des individus. Là, en effet, plusieurs études ont en quelque sorte attesté ce fait. Et, c’était la condition, sans laquelle une prise de conscience qu’il fallait promouvoir des conduites volontaristes pour y remédier n’aurait été possible. Et, si vous me permettez quand même de dire un mot sur les jeunes filles, car les jeunes filles sont particulièrement victimes de ce type de relégation sociale, d’abord lorsqu’elles naissent dans certaines cultures, il n’est évidemment pas question pour les filles de faire des études mais rien dans les systèmes d’aide sociale qui sont aujourd’hui accordés aux jeunes filles particulièrement brillantes et travailleuses ne favorise leur accès à ces filières d’élite, par exemple dans les grands lycées parisiens, il n’y a pas d’internat prévu pour elles. Et, nous sommes particulièrement attentifs aussi au fait de mettre les filles au même niveau que les garçons et cela nous soucie beaucoup plus dans les carrières scientifiques en particulier en mathématique, nous devons quand même constater que le nombre de jeune filles reçues est très inférieur au nombre de garçons reçus. Il est vrai que ça reflète le nombre de jeunes filles en classes préparatoires mais c’est un gros souci pour nous et c’est une question sur laquelle nous travaillons avec beaucoup d’énergie.
Nicolas Demorand : Bon courage, en tout cas, Monique Canto-Sperber, pour ces deux projets que vous défendez, renouveler les universités, j’allais dire, non, les humanités, et d’autre part défendre l’égalité des chances à l’École Normale Supérieure. Vous l’avez dit très franchement, si vous échouez dans ce projet là, cela voudra dire que la situation est extrêmement grave et qu’il faudra faire des révisions drastiques. On fera, donc, d’autres bilans d’étapes à ce sujet. Merci donc, à nouveau.