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Entretiens avec Gwenaëlle Aubry

Ce texte a bénéficié d’une relcture et des corrections de l’auteur, Gwenaëlle Aubry, que nous remercions très chaleureusement pour sa gentillesse et son aide.

Émission de France Culture « Les nouveaux chemins de la connaissance », « Le journal des nouveaux chemins » avec Adèle Van Reeth qui reçoit Gwenaëlle Aubry durant la semaine du 14 au 18 décembre 2009.

Gwenaëlle Aubry est philosophe et romancière. Elle est docteur en philosophie et chargée de recherche au CNRS. Son dernier livre Personne, a reçu le prix Femina.

La transcription, de ces cinq entretiens, d’environ 10 minutes chacun, est l’œuvre de Maryse Legrand, psychologue clinicienne.

Merci de me signaler toute erreur ou coquille relevée lors de la lecture de ce document en écrivant à maryselegrand@orange.fr. Voir aussi www.institut-espere.com

Lundi 14 décembre 1/5

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Adèle Van Reeth : On commence aujourd’hui une exploration en cinq étapes d’un univers vertigineux et éclaté dont on ne sait s’il est réel ou illusoire et auquel le fait de lui donner un nom, de lui mettre un visage, une voix, une mémoire ne suffit pas pour le saisir. Cet univers c’est le moi, le moi individu, le moi sujet, le moi intime, le soi, le ça, l’autre moi-même, celui dont on ne sait parfois que faire et qui n’est en fin de compte peut-être personne. Et c’est peut-être en ce sens qu’il faut comprendre le titre du roman de Gwenaëlle Aubry Personne, paru aux éditions du Mercure de France, qui a reçu le prix Femina le mois dernier.

Ce livre est composé de 26 moments qui sont autant de traits, de touches qui tentent de peindre un portrait, celui d’un père, un père qui se perd lui-même, qui se sait fou et auquel sa fille, la narratrice, tente de donner une réalité, une consistance, en prenant acte de la dissolution de son identité dans la folie. C’est un texte traversé par la douleur, qui dévoile la souffrance mais sans jamais l’exhiber et qui, comme tous les bons livres, s’adresse directement au cœur. Et pourtant, pourtant, Gwenaëlle Aubry, l’auteur de ce livre qui va nous accompagner toute cette semaine, en plus d’être romancière est philosophe, et c’est cette double approche, ce double regard, extrêmement riche et fécond, ce double regard, donc, à la fois romanesque et philosophique sur la question du moi, qui va nous intéresser cette semaine et que nous allons essayer d’explorer au cours des cinq prochains jours. Bonjour Gwenaëlle Aubry !

Gwenaëlle Aubry : Bonjour !

Adèle Van Reeth : Personne, donc je le disais, c’est le titre de votre roman dont je viens de parler mais vous avez également publié l’an dernier une anthologie de textes sur Le moi et l’intériorité avec Frédéric Ildefonse, qui est parue chez Vrin ; ces textes présentent la conception antique du moi et tout comme Personne votre roman, ils interrogent le sens même de cette notion de moi. Alors peut-être pour commencer, essayons d’aborder de front cette dualité, cette double pratique entre roman et philosophie. Est-ce que pour vous Gwenaëlle Aubry, il s’agit d’une même démarche qui tendrait vers un seul but et donc du coup, la philosophie et la littérature seraient deux façons d’accéder à ce même but, deux façons d’enquêter sur un problème qui vous préoccupe, ou est-ce que, au contraire, ces deux disciplines sont d’abord disjointes et il s’avère qu’elles se rejoignent dans leur pratique, sur un même thème ?

Gwenaëlle Aubry : C’est en effet une double pratique et que je m’attache à maintenir comme telle. Je détesterais l’idée d’écrire des romans de philosophe, des romans à thèse, ou, inversement, de faire de la philosophie un simple motif littéraire. C’est vrai que ces pratiques mettent en jeu en moi des puissances distinctes, au point que je pourrais presque signer mes romans d’une part, mes travaux théoriques de l’autre, de noms différents qui ne seraient pas simplement des pseudonymes, des masques sociaux, mais quasiment des hétéronymes à la Pessõa, vraiment le nom en moi d’individus distincts. Il est vrai aussi que je n’écris pas véritablement en philosophie, je veux dire que mes essais sont exempts d’effets de langage ou de travail stylistique, comme mes romans, je l‘espère, de technicité philosophique. Je crois que cette double pratique correspond aussi à deux types de plaisir ou presque de jubilation. Dans un cas, celui de la philosophie, la jubilation de l’impersonnel, le confort et l’ascèse à la fois de l’impersonnel. Dans l’autre, celui de la littérature, la jubilation et l’inconfort aussi, souvent, de quelque chose comme une expression intégrale, qui fait appel, à travers le style, le travail d’écriture, à ma pulsation la plus propre.

Adèle Van Reeth : On voit qu’avec cette question du rapport entre la littérature et la philosophie, on est déjà de plain-pied dans le problème qui va nous occuper toute cette semaine, à savoir celui du moi, puisque finalement ce qui est en jeu c’est deux approches différentes de votre propre personne, de votre propre moi, Gwenaëlle Aubry.

Gwenaëlle Aubry : Je ne sais pas si c’est moi que je cherche à travers ces deux pratiques-là mais il n’est pas impossible, en effet, qu’elles tendent dans une même direction, participent d’une même quête ou d’une même recherche. Je crois d’ailleurs que les textes qui m’ont vraiment fondée, qui m’ont vraiment accompagnée, sont des textes pour lesquels cette question du partage entre philosophie et littérature ne se pose pas vraiment, qu’il s’agisse de L’Homme sans qualités de Musil ou de tel traité de Plotin, cette question d’une certaine façon est suspendue.

Adèle Van Reeth : Vous citez Plotin et justement il me semble que Plotin c’est précisément le lien qu’il peut y avoir entre la philosophie et la littérature, en tout cas Plotin c’est la forme que prend l’émission de la philosophie au sein de votre roman Personne, puisqu’il y a un passage dans lequel la narratrice décrit le personnage du père qui lit un texte que sa fille a écrit sur Plotin et cette découverte par le père d’un texte de philosophie est pour lui, je pense, de l’ordre d’un bouleversement, en tout cas va lui révéler à lui-même une forme de vérité ; ce texte est magnifique et peut-être pouvez-vous le lire…

Gwenaëlle Aubry : Oui, volontiers. Donc c’est dans I comme Illuminé.

« Ce texte inquiet, elliptique et heurté, tissé de beautés lointaines et d’idées dont on a depuis longtemps perdu la clef, ce texte que personne, dans mon entourage, n’avait lu (on me remerciait poliment et on le refermait vite, accablé), ces onze pages de grec labile et tortueux dont j’avais scruté le moindre mot en proie à une fascination que, par crainte de l’affaiblir, je ne voulais pas formuler, ce texte pour lui aussi portait une vérité, la même peut-être, que j’y cherchais, la foule que chacun clôt et recèle, l’incapacité à se saisir, à coïncider avec soi-même, la conscience qui dilue et fragmente, et ces moments où, ravi à soi, on a le sentiment de s’appartenir enfin dans une présence pleine, muette et irréfléchie aux autres et à l’être, et j’en venais à me dire que cette vérité était la sienne peut-être, que ce que ce texte cryptait, c’était ses oscillations de l’ange à la bête, de la joie à la souffrance, l’une et l’autre démesurées, sa multitude intime et son moi toujours échappé, la formule même de sa mélancolie. » (page 73-74)

Adèle Van Reeth : « Sa multitude intime et son moi toujours échappé. » Dans ce texte, Gwenaëlle Aubry, tout y est, c’est-à-dire il y a à la fois ce que vous venez d’évoquer, le rapport entre la littérature et la philosophie mais aussi nous sommes au cœur de votre roman Personne, avec ce problème de l’éclatement du moi dont est victime le personnage du père et qu’il va tenter sans arrêt de chercher à ressaisir par le biais notamment de l’écriture. C’est ce qu’on va voir demain et les jours suivants et c’est intéressant puisque là, vous parlez de philosophie mais en romançant cette approche de la philosophie et il y a comme une mise en abyme, finalement, du rapport de la littérature et de la philosophie au sein de ce roman même.

Gwenaëlle Aubry : Oui et en même temps une sorte de pas de deux, l’une de ces complicités, l’une de ces transmissions silencieuses et étrangères à l’hérédité qui sont l’un des thèmes de Personne. J’ai effectivement traduit et commenté un traité de Plotin, que le père, dans Personne, à son tour lit, commente et s’approprie, au point qu’effectivement la question se pose dans le texte de savoir si ce traité ne donne pas la formule même de sa mélancolie. Et c’est un traité où il est question du moi que Plotin nomme le nous, qu’il désigne, donc, par la première personne du pluriel.

Adèle Van Reeth : Et c’est précisément de cela dont on va reparler demain. Merci Gwenaëlle Aubry. Merci.

Gwenaëlle Aubry : Merci.

Adèle Van Reeth : Je rappelle que vous êtes l’auteure de Personne, un roman qui est paru aux éditions du Mercure de France et également d’un recueil de textes qui s’appelle Le moi et l’intériorité qu’on trouve chez Vrin. Merci beaucoup.

Gwenaëlle Aubry : Merci.

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Mardi 15 décembre 2/5

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Adèle Van Reeth : Deuxième temps aujourd’hui de notre semaine en compagnie du moi, c’est-à-dire en compagnie de Personne, avec la philosophe et romancière Gwenaëlle Aubry, spécialiste de philosophie antique et plus particulièrement de Plotin et auteure du roman intitulé Personne qu’on trouve aux éditions du Mercure de France et qui a reçu le prix Femina le mois dernier. Hier nous avons vu les effets et les implications de cette double pratique qui est l’écriture à la fois philosophique et littéraire, et en quel sens elles étaient deux façons d’interroger les mêmes thèmes. Or, la question du moi, de l’identité, se pose souvent à la première personne. Qu’est-ce que le moi ? Qui est le moi ? Et, Gwenaëlle Aubry, là je me réfère à votre contribution au volume sur Le moi et l’intériorité que vous avez publié avec Frédéric Ildefonse, dans ce volume vous montrez que lorsqu’on dit Qui est moi ? Qui suis-je ? On présuppose que le moi est un, qu’il est unique. Or c’est une chose de ne pas savoir ce qu’il est, c’en est une autre de postuler son caractère unique. Et cette multiplicité du moi que vous évoquez dans ce recueil, c’est à Plotin que nous la devons. Plotin dont nous évoquions, hier, les travaux et dont nous allons parler plus précisément aujourd’hui. Plotin qui pose que le moi est plusieurs, le moi est nous, passant de la première personne du singulier à la première personne du pluriel. Cette multiplicité du moi elle est facile à intuitionner même si le texte de Plotin nous est étranger, puisqu’on peut l’intuitionner déjà lorsqu’on pense au rapport de l’âme et du corps. Est-ce que le moi de l’âme est le même que le moi du corps ? Est-ce que ce serait une bonne façon de rentrer dans la pensée de Plotin ?

Gwenaëlle Aubry : Oui, c’est là pour lui la dualité fondamentale. Il dit à la fois « le nous est multiple » et ensuite, « le nous est double ». Donc il réduit cette multiplicité première, qui est d’une certaine façon l’objet de la conscience immédiate, à une dualité, même une scission fondamentale entre le corps en tant que celui-ci est – sur ce point Plotin suit paradoxalement Aristote – en tant que celui-ci est nécessairement animé donc dualité entre le corps animé d’une part et d’autre part, ce que Plotin nomme l’âme supérieure et l’âme séparée, radicalement donc séparée du corps. Dualité aussi puisque ce sont les deux termes qui chez lui interviennent entre l’animal et le divin. Ce qui est très singulier chez Plotin c’est qu’on a en effet cette question réflexive que l’on ne trouve pas formulée véritablement avant dans la philosophie grecque. Plotin demande en effet, mais nous, « qui est nous ? » On a chez Plotin cette réflexivité immédiat qui est absente chez Platon, absente chez Aristote. Chez Platon et Aristote, la réflexivité est toujours médiée ou bien par un objet ou bien par un autre sujet. On a donc une capacité du sujet ou du nous à se saisir, à s’appréhender lui-même, et pour autant le sujet plotinien à l’inverse du sujet cartésien ne saisit pas son essence dans cette capacité qui est la sienne à avoir conscience de lui-même. Bien plutôt cette conscience immédiate lui révèle donc en effet sa multiplicité et lui révèle aussi son écart, sa distance d’avec son essence c’est-à-dire d’avec finalement lui-même.

Adèle Van Reeth : Ça veut dire que le moi plotinien n’est pas, – à la différence de l’ego cartésien – n’est pas un moi conscience mais qu’il est une forme de conscience. En fait c’est peut-être ce qu’il faut dire, le moi plotinien est conscience de soi sans être connaissance de soi.

Gwenaëlle Aubry : Absolument. La conscience de soi n’est pas connaissance de soi et inversement la connaissance de soi va sans conscience, c’est-à-dire qu’on a effectivement là, tous les termes de ce qu’on pourrait appeler le complexe ou le moment cartésien mais dissociés. Et, peut-être plus fondamentalement encore, le nous plotinien est d’une certaine façon un sujet non substantiel c’est-à-dire que ce hèmeis, ce moi-nous n’a pas d’identité, il n’est rien d’autre qu’une pure puissance d’identification à l’un ou l’autre des éléments, des « hommes », dit Plotin, qui le constituent : l’animal ou l’âme séparée. Pour Plotin, on n’a pas conscience que l’on est, bien plutôt, on devient ce dont on a conscience. Si l’on est en proie à ce qu’il appelle la sollicitude c’est-à-dire à une espèce de fascination, d’obsession pour le corps et plus largement pour la situation incarnée, biographique etc. eh bien alors on devient son corps et on meurt comme âme. Si, inversement, on est capable de vigilance c’est-à-dire de cette attention à l’âme supérieure qui est en nous le lieu d’une sérénité, d’une félicité absolue, eh bien, on devient capable de s’identifier à cette âme supérieure qui est aussi le divin en nous.

Adèle Van Reeth : Alors, à vous entendre, Gwenaëlle Aubry, on a l’impression d’une autre façon de dire ce que vous écrivez dans votre roman Personne. Au chapitre Qualités (homme sans qualités) donc en référence à l’ouvrage de Musil, vous écrivez que votre père, en tout cas que le père de la narratrice, est en recherche de ce moi et qu’il ne parvient pas à y arriver. Vous décrivez cette pulvérisation du moi, qui est en perpétuelle quête de lui-même.

Gwenaëlle Aubry : [Lecture d’un passage du chapitre Qualités (homme sans)]

« À la fin de sa vie mon père voulait être rien. C’est-à-dire qu’il voulait être seulement, ôter ses masques, dépouiller ses défroques, renoncer aux rôles, aux personnages, que sa vie entière il s’était épuisé à incarner, se défaire des qualités qu’il avait une à une revêtues, cherchant celle qui le définirait, lui donnerait forme et contenu, le changerait enfin en sa propre statue, une silhouette de marbre aux contours nets, aux arêtes tranchées, une personne, un homme fait, un homme de qualité, de ceux qui arpentent les rues dans la grande lumière de midi sans jamais se demander pourquoi ils sont eux-mêmes plutôt que l’ombre qui s’attache à leurs pas, et ainsi il allait, inscrivant de nouveaux titres sur ses cartes de visite, essayant son nez de clown, ses lunettes d’espion, son bandeau de pirate, sa peau de mouton noir, son tablier de franc-maçon, éternel enfant de cinq ans jonglant avec les possibles, prenant, devant son miroir, les poses des vies rêvées, cherchant celle qui, enfin, collerait à sa peau, s’imprimerait sur ses traits, celle dans laquelle sa foule intérieure pourrait se rassembler, dire d’une seule voix c’est moi, mais il avait beau chercher, il ne trouvait pas, car ils étaient trop nombreux, les autres qu’il abritait, trop nombreux à loger sous sa peau, à parler avec sa voix, c’étaient eux qui, à travers lui, tour à tour, disais je, qualités sans homme, attributs sans moi, atomes pulvérisés autour d’un centre absent. » (page 120-121)

Adèle Van Reeth : Est-ce qu’on peut parler là, d’une expérience plotinienne du moi dans ce texte ?

Gwenaëlle Aubry : Ce qui me paraît – comment dire ? – justifier la présence de Plotin dans ce livre, c’est évidemment d’abord cette idée d’un moi pluriel, d’un moi éclaté, mais ce sont aussi ces descriptions extrêmement belles, de l’oscillation entre « l’animal » et « le divin », c’est-à-dire le corps animé et l’âme séparée, cette espèce d’alternance entre un état de pure présence, de pure coïncidence à soi et à l’être mais qui va sans conscience, et un état qui, lui, est conscient mais qui est aussi retour à l’ici, au mode d’être quotidien et qui est vécu de ce fait, dans l’écart, dans la distance, dans la déchéance. Ces descriptions sont peut-être ce qui explique que mon père se soit approprié ce texte et qu’il y ait vu le chiffre même de sa mélancolie. Mais ce qu’il faut dire aussi, c’est que se donne à lire chez Plotin, comme chez d’autres philosophes grecs, le bonheur qu’il peut y avoir à ne pas être soi, le bonheur qu’il peut y avoir à ne pas faire bloc avec soi-même, à ne pas coïncider avec soi.

Adèle Van Reeth : Et cela passe notamment aussi par une ouverture à autre chose que soi et à une quête de soi-même au sein de l’extérieur et ça, c’est ce qu’on verra demain, Gwenaëlle Aubry. Merci beaucoup, je rappelle que…

Gwenaëlle Aubry : Merci beaucoup.

Adèle Van Reeth : Vous êtes l’auteure du roman Personne qu’on trouve au Mercure de France et du recueil de textes sur Le moi et l’intériorité avec Frédéric Ildefonse, qu’on trouve chez Vrin. Merci et à demain.

Gwenaëlle Aubry : Merci.

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Mercredi 16 décembre 3/5

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Adèle Van Reeth : On continue notre exploration de Personne, le roman de la philosophe Gwenaëlle Aubry, et notre réflexion autour du moi dans tous ses états. Hier nous avons vu dans quel sens Plotin, le philosophe sur lequel vous avez beaucoup travaillé Gwenaëlle Aubry, posait que le moi était multiple, plusieurs, et en quel sens le moi était finalement un nous, mais il y a une dimension, une partie du moi qui est intéressante et à laquelle il faut donner sa place pour cette réflexion autour du moi à laquelle nous procédons toute cette semaine, c’est le moi comme individu, comme sujet, c’est-à-dire le moi tel qu’il existe à travers le regard des autres, à travers une extériorité, et non pas tant une étrangeté face à soi-même et la folie qui peut en découler, - cela nous en parlerons vendredi, à la fin de la semaine -, mais une extériorité qui serait constitutive de notre personne : le moi comme sujet, c’est celui qui dit je, en tant que faisant partie d’un nous qui serait plus large. C’est le citoyen, celui qui est soumis à des règles, à des lois, et qui tire de cette structure une identité. Bonjour Gwenaëlle Aubry.

Gwenaëlle Aubry : Bonjour. [Lecture d’un passage du chapitre intitulé Clown]

« Je prenais des taxis pour ne pas revoir seul les environs, j’offrais des verres à des piliers de bar en échange de quelques paroles, j’attendais je ne sais qui, pour je ne sais quoi, à une terrasse ensoleillée. J’avais perdu mon identité (et d’ailleurs mes papiers). Le droit dont je suis féru n’avait pas suffi à me rappeler à la citoyenneté. J’étais « out of laws ». Je m’asseyais devant le palais de justice où j’avais fait un stage jadis. Un jour, je me suis acheté un balai et j’ai balayé les marches du palais. Chaque âge a ses plaisirs, dit-on. Et celui, inconscient, de faire le clown dans la ville où mon père avait fait carrière manifestait ma tristesse (on dit aussi que les clowns sont tristes). Je n’eus aucun plaisir à faire ce clown-là, et je pense qu’aucun code social ne s’attache au chagrin qui rend fou. » (page 29)

Adèle Van Reeth : Cela, c’est le personnage du père qui l’écrit dans le roman que vous avez écrit Gwenaëlle Aubry, qui se réfère lui-même à son propre père dans ce texte.

Gwenaëlle Aubry : Voilà. C’est un texte du père où se lit cette conscience aiguë, lucide, de la perte de l’identité, sociale, en particulier, c’est-à-dire de la perte de la persona. Si Personne s’appelle ainsi, c’est pour cela aussi : personne c’est à la fois le nom de l’identité, une personne, c’est aussi celui de la place vide, c’est enfin en latin persona

Adèle Van Reeth : ... le masque.

Gwenaëlle Aubry : Le nom du masque, voilà ! La personne c’est encore le sujet juridique. Mon père était avocat, professeur de droit. Il a entretenu toute sa vie un rapport extrêmement ambivalent, réticent, avec la loi. Il avait tous les attributs d’une personne constituée, il portait des masques extrêmement dessinés, apparemment figés, celui du bourgeois, celui du juriste, celui du professeur d’université etc. mais aucun de ces masques je crois – enfin du moins c’est l’une des hypothèses sous lesquelles j’ai romancé, obéi à cette injonction « À "romancer" » qui m’avait été faite –, aucun de ces masques ne s’est jamais imprimé sur ses traits, de sorte qu’il a passé sa vie à en essayer d’autres, à revêtir des masques enfantins, moins licites, du même coup : celui de James Bond, celui du clown dont il était question ici, celui du pirate. Ce sont ces masques que l’abécédaire fait successivement défiler de A à Z. Et mon père a aussi passé sa vie, d’une certaine façon, à faire grimacer ou à déplacer ce qui lui était assigné. Il conservait un nez de clown dans un tiroir du bureau où il recevait ses clients, il a plaidé une affaire avec un cintre accroché à sa robe d’avocat, il raconte comment un psychiatre lui a dit un jour : « Vous êtes professeur, ayez l’air d’un professeur, vous êtes avocat, ayez l’air d’un avocat. » Il n’a jamais véritablement réussi à faire « comme si » et en même temps on peut se demander qui « fait comme si » dans cette histoire : la maladie du comme si est répertoriée en psychiatrie et j’écris dans Personne que c’est d’une certaine façon la maladie de la bourgeoisie : faire toujours comme si tout était normal, comme si tout allait bien…

Adèle Van Reeth : Et là, on s’éloigne de ce qu’on disait hier sur Plotin et la multiplicité des moi, mais pas tellement puisque finalement on comprend à vous entendre que le personnage du père cherche sans arrêt à se ressaisir en jouant des rôles, qu’il cherche sa propre identité au sens le plus intime du terme, à travers le jeu, à travers les rôles, à travers le regard des autres, à travers ce que vous décrivez comme étant un tel respect… un tel goût de l’ordre, des rituels, des parures et des cérémonies, ce jeu du père avec ses propres rôles… Et pourtant là on est dans une conception plus psychanalytique du moi, le conflit entre le ça, le moi et le surmoi, c’est un conflit qui est d’ordre psychologique. Là on n’est pas tant chez Plotin que dans une conception beaucoup plus moderne du moi d’après ce que vous dites.

Gwenaëlle Aubry : Oui, en même temps, je ne l’ai pas convoquée, comme je l’ai dit, je n’ai pas écrit un roman à thèse…

Adèle Van Reeth : Oui c’est important de le dire, oui.

Gwenaëlle Aubry : Oui.

Adèle Van Reeth : Moi j’associe votre travail philosophique avec votre travail littéraire mais le roman que vous avez écrit n’est pas un roman à thèse, vous n’essayez pas de démontrer quelque chose.

Gwenaëlle Aubry : Non, non, ni même d’illustrer quoi que ce soit, c’est-à-dire que cette hypothèse de la multiplicité c’était celle qui se donnait à lire dans le texte dont je suis partie, dans ce manuscrit qui m’a été légué par mon père, et où en effet surgissaient des figures récurrentes, auxquelles tour à tour il s’identifiait et que j’ai cherché moi-même à faire défiler. Je ne sais pas dans quel registre on est, enfin, je veux dire qu’il s’agissait pour moi d’essayer de faire résonner le texte dont je suis partie, de construire autour de lui une sorte de chambre d’échos. Il m’a semblé que la structure que j’essayais de rejoindre se donnait avant tout, eh bien précisément, dans la déstructuration, dans le morcellement, dans une sorte de quête de soi d’abord forcenée, harassée, douloureuse etc., et puis finalement, mais bon, là encore il ne s’agit que d‘une hypothèse, et d’une hypothèse romanesque, dans le renoncement, dans l’acceptation de la dépossession, de la nudité, du dénuement. Il me semble que dans ce renoncement à chercher ce moi qui lui échappait, mon père a fini par trouver ce qu’il appelle dans son manuscrit la grande joie, une forme de liberté et de grande santé paradoxale.

Adèle Van Reeth : De grande santé. Merci Gwenaëlle Aubry.

Gwenaëlle Aubry : Merci.

Adèle Van Reeth : Merci beaucoup. Je rappelle que vous êtes l’auteure de ce roman Personne qu’on trouve aux éditions du Mercure de France et on vous retrouve demain, cette fois pour parler du moi intime et intérieur et non plus du moi extérieur qui joue un rôle. Merci beaucoup.

Gwenaëlle Aubry : Merci, à demain.

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Jeudi 17 décembre 4/5

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Adèle Van Reeth : Quatrième temps aujourd’hui de notre semaine, en compagnie de Gwenaëlle Aubry, philosophe et romancière qui a coordonné avec Frédéric Ildefonse un ouvrage sur Le moi et l’intériorité et qui est aussi l’auteure d’un roman intitulé Personne qu’on trouve au Mercure de France. Lundi on s’est arrêté sur cette double pratique qui est la vôtre Gwenaëlle Aubry, de philosophe et de romancière. Mardi c’est de Plotin et du moi pluriel dont nous avons parlé et hier, du moi qui tente de se constituer à travers une structure extérieure, objective, du moi qui joue des rôles et aujourd’hui nous plongeons dans le moi qu’on peut appeler moderne c’est-à-dire la notion moderne du moi comme intimité, intériorité, le moi qui écrit des confessions, des autobiographies et peut-être de l’autofiction. Alors, je dis moi moderne car vous montrez que la notion de moi comme intimité n’existait pas dans l’Antiquité, que c’est une notion qui a été produite, créée très tard, finalement, Gwenaëlle Aubry…

Gwenaëlle Aubry : Ce volume que j’ai dirigé avec Frédéric Ildefonse est dédié à Jean-Pierre Vernant et se construit à partir d’un article intitulé L’individu dans la cité où Vernant fait correspondre trois définitions du moi à trois genres littéraires et constate l’absence dans le champ grec, dans le champ antique plus largement, des genres du journal intime et de la confession. Mais dans cette absence il voit la manifestation d’une impossibilité de raison, c’est-à-dire qu’il montre qu’il existe bien une conception grecque de moi, ce que l’on a généralement tendance à nier, mais que le moi grec ne se donne pas dans la dimension de l’intimité ni de l’unicité. Le moi intime est donc un moi constitué. Michel Foucault a montré comment ce moi est contemporain, en particulier, du moment chrétien, de la pratique de l’aveu, de la confession, de la dimension du secret et ce qui me paraît frappant, c’est que cette conception-là du moi, ce moi intime, ce moi lié au secret, est encore extrêmement vivace dans le champ qui est le nôtre. Tout se passe comme si ce « moi-je » là était sorti curieusement indemne des critiques, des remises en cause, elles, unanimes, adressées à la philosophie du sujet, à la philosophie réflexive, c’est-à-dire à l’idée, attribuée en partie abusivement à Descartes, selon laquelle le sujet aurait un rapport privilégié à lui-même : cette idée du sujet comme autoréflexion, autofondation qui est mise à mal par tous les penseurs dont nous sommes les héritiers, de Heidegger à Nietzche en passant par Freud, Lacan etc. Ces critiques du sujet cartésien ou post-cartésien laissent curieusement indemne le moi-je, celui qui, en effet, se donne et s’expose dans le registre de la confession, celui dont on promeut – et ça c’est assez manifeste dans le champ par exemple télévisuel – la « sincérité », celui qui s’expose et se justifie d’une certaine façon dans sa dimension même de secret. Tout se passe comme si ce que j’étais moi-même, le plus essentiellement, c’était mon secret.

Adèle Van Reeth : Mais que ce secret, je le montre, je le dévoile !

Gwenaëlle Aubry : Voilà ! Et ce secret je le montre, voilà, c’est-à-dire je vaux par ce que j’avoue.

Adèle Van Reeth : Je montre que je cache quelque chose et ce que je suis, c’est ce que je cache, mais j’ai besoin de le dire pour montrer qu’il est là, en fait.

Gwenaëlle Aubry : Voilà, et pour être pleinement.

Adèle Van Reeth : Est-ce que c’est cette analyse-là du je et du rapport au dévoilement du je qui - je ne veux pas dire qui est à l’origine de ce roman puisque ce serait dire que vous faites exactement la même chose – mais comment est-ce que vous vous situez par rapport à ça dans ce roman ? Vous avez présenté les enjeux philosophiques de cette conception du moi et de ce que Vernant dit du rapport entre conception du moi et forme d’écriture : lorsque vous écrivez ce roman sur votre père, est-ce que vous vous situez dans l’autofiction ?

Gwenaëlle Aubry : Non, on est là précisément dans un registre qui est très éloigné de celui, non de l’autofiction en son entier, mais d’un certain type d’autofiction, qui, d’une façon générale n’est pas le registre de l’intime. Tout d’abord, le texte dont je suis partie n’était pas un journal intime, c’était juste le contraire de ça, c’était le récit d’une maladie et non pas d’une vie. Il y avait aussi des carnets intimes, mais je me suis délibérément interdit de les utiliser. C’était un texte qui était déjà très écrit, très construit, très mis en scène et qui manifestait le contraire même d’une évidence du moi ou d’une complaisance à soi. C’était à l’inverse quelque chose comme un impossible autoportrait, la tentative chaque jour réitérée et chaque jour échouée d’un homme pour se saisir lui-même, pour coïncider avec lui-même. Ce qui se donne à voir là ce n’est pas un être épris de soi, c’est à l’inverse un être qui est sans cesse dépris de lui-même. Si l’on était dans le registre du journal, ce serait dans celui du journal d’Amiel, qui écrivait « le moi m’intéresse non parce qu’il est mien mais bien qu’il soit mien. » On est de la même façon – ça on l’a dit à plusieurs reprises – dans le registre d’un moi fondamentalement multiple, pluriel, éclaté, que les figures et les lettres de l’abécédaire font défiler dans ce morcellement. Il est vrai qu’il y a des indices qui paraissent aller dans le sens de l’autofiction, en particulier le nom du père à un moment est prononcé mais il l’est dans un chapitre intitulé « Napoléon du grand Nord », qui convoque la figure d’un autre François-Xavier Aubry, un homonyme qui était un ouvreur de pistes, un pionnier du grand Nord américain, un contemporain de Buffalo Bill, qui était donc une figure à demi légendaire. Quand l’abécédaire fait défiler les noms du père (il fait défiler en effet les noms successifs du père), ce sont des noms communs, et non pas un nom propre, ce sont des figures légendaires et partagées.

Adèle Van Reeth : Oui, et finalement ce qu’on découvre au fur et à mesure qu’on lit ce roman, c’est la révélation d’une forme d’intériorité sans moi, c’est-à-dire un détachement entre le moi d’un côté et l’intériorité de l’autre, et c’est tout ce dont on va parler demain, puisque cela introduit une question, un thème dont on n’a pas encore parlé cette semaine, qui est le thème du daïmon, du démon de la folie. Merci Gwenaëlle Aubry.

Gwenaëlle Aubry : Merci.

Adèle Van Reeth : À demain.

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Vendredi 18 décembre 5/5

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Adèle Van Reeth : On arrive au terme aujourd’hui d’une semaine passée en compagnie de Gwenaëlle Aubry avec laquelle nous avons déambulé dans l’univers philosophique et littéraire du moi, entre d’un côté Personne, le roman qui a reçu le prix Femina le mois dernier et de l’autre, des textes philosophiques et notamment un recueil intitulé Le moi et l’intériorité. Nous continuons aujourd’hui ce croisement de regards, de perspectives, entre littérature et philosophie autour d’un thème qui lie de façon frontale le moi à la folie, c’est le démon, le daïmon, cette partie de nous-mêmes qui vient de moi tout en y échappant, ce qui en nous ou hors de nous produit des coups de folie, de passions, de comportements insolites et que dans votre roman Gwenaëlle Aubry vous nommez James Bond, on va comprendre pourquoi. Alors, on parlait hier du moi comme intériorité, comme intimité difficilement accessible et pourtant exprimable par le biais de l’écriture. Or le démon, le daïmon en grec, c’est ce qui vient faire le lien entre l’intériorité et l’altérité, c’est ce qui englobe un élément extérieur au sein de notre intériorité et peut produire de ce fait une identité qui intègre en son sein autre chose que le moi intérieur. Y a t-il un lien, Gwenaëlle Aubry, entre ce démon, ce daïmon et la folie, celle que vous décrivez notamment dans votre roman à travers les personnages du père et dont nous n’avons pas encore parlé jusqu’à présent alors que c’est un thème central de votre roman.

Gwenaëlle Aubry : Le daïmon c’est un motif qui traverse toute la philosophie grecque mais qu’on trouve aussi chez les Tragiques ou chez Homère, et qui vient dire, en effet, l’intériorité comme altérité et comme excès. C’est ce qui à la fois advient en moi et ne peut venir de moi. Chez Homère, chez les Tragiques, c’est à un daïmon que l’on attribue les comportements insolites, passionnels. Le démon peut donc être le nom d’une forme de folie, celui aussi, et à l’inverse, d‘une forme de sagesse ou plutôt de ce que vise la sagesse chez Platon, chez les Stoïciens, pour dire les choses très rapidement.

Adèle Van Reeth : De toute façon, je renvoie l’auditeur au texte que vous avez écrit, qu’on trouve dans ce recueil dont j’ai parlé, Le moi et l’intériorité, où vous faites l’histoire du concept de daïmon.

Gwenaëlle Aubry : Une brève histoire. J’esquisse une histoire de ce concept, de ce motif, plutôt : chez Platon, chez les Stoïciens, le daïmon vient nommer la partie supérieure de l’âme, qui loge en nous mais qui en même temps ne fait que partager notre demeure, c’est-à-dire ce qui à la fois m’excède et me fonde, cette essence impersonnelle en laquelle réside mon identité et avec laquelle je dois m’efforcer de coïncider. Or coïncider avec elle c’est finalement coïncider avec le dehors, avec l’extériorité, avec le cosmos tout entier, m’intégrer à son ordre, ce qui est la formule même de la sagesse. Chez Plotin de nouveau, le daïmon joue un rôle fondamental puisqu’il ne vient plus désigner simplement la partie supérieure de l’âme mais le champ de l’âme en son entier en tant que celui-ci est un continuum de puissances, si bien que le daïmon vient nommer des identifications, des actualisations successives et finalement le mouvement permanent par lequel le moi plotinien tente de se rendre adéquat non pas à lui-même, mais à ce qui l’excède, à son au-delà. Pour Plotin on n’est pas soi dans la persévérance en soi, l’adéquation à soi, mais à l’inverse, dans l’effort pour s’avoisiner de ce qui est toujours plus grand que soi.

Adèle Van Reeth : On entend lorsqu’on vous écoute parler Gwenaëlle Aubry, ce que vous dites aussi, notamment, du rapport du personnage du père dans votre roman, à James Bond. Vous dites que devenir James Bond pour votre père c’était disparaître, s’éclipser, rejoindre la faille en lui, s’y nicher à l’abri, devenir James Bond c’était aller au trou, comme une nuit où il est allé au commissariat, et vous racontez cette histoire-là. Est-ce que le démon dont vous parlez prend le nom de James Bond, votre père, et est-ce que ce démon-là n’est pas aussi celui qui hante Antonin Artaud, auquel vous consacrez aussi un chapitre ? Est-ce qu’il y a un lien entre eux ? À la fois cette façon qu’a votre père de se référer à James Bond pour se référer à cette partie de lui-même qui semble ne pas lui appartenir mais qui est là pourtant, et ce rapport d’Antonin Artaud à son propre corps, à sa propre identité où on est aussi de même, dans un jeu permanent entre une possession et une dépossession de soi.

Gwenaëlle Aubry : Lorsque mon père convoque James Bond, en effet, ce n’est pas comme une figure du héros, mais à l’inverse comme celle de l’agent de l’ombre, comme une espèce de Jiminy Criquet de l’inconscience. Il décrit des rêves très étonnants où James Bond apparaît comme un petit volatile niché près d’une fenêtre et finalement comme annonciateur des phases délirantes et des phases maniaques. A un autre moment il est question en effet dans le texte dont je suis partie, dans ce manuscrit paternel et matriciel à la fois, du démon Er : « le démon Er toujours à l’affût »…`

Adèle Van Reeth : Er, E R…

Gwenaëlle Aubry : Voilà… E R c’est-à-dire l’un des noms du démon platonicien dans le mythe de la République, celui qui préside au choix par les âmes, avant leur vie incarnée, de leur identité. C’était une chose assez stupéfiante pour moi de voir apparaître Er dans le texte de mon père, mais mêlé en même temps à la figure du démon chrétien, c’est-à-dire au démon comme puissance obscure, force du mal. J’ai été très frappée aussi de voir que le daïmon, cette fois grec et néoplatonicien, intervenait à un moment chez Artaud, au détour d’une phrase, dans les Nouveaux écrits de Rodez. Artaud écrit une chose très belle et énigmatique : il appelle démon « le devenir s’animant de soi-même d’un Ange qui s’apprend à être en aimant, qui s’anime en aimant l’âme de toute vie ». Le démon peut apparaître aussi comme une figure, je le disais à propos de Plotin, de l‘excès sur soi mais aussi de l’impersonnel et de la dépersonnalisation, c’est un lieu où la frontière est finalement indécise entre sagesse et folie, entre littérature et maladie. Mon père, comme tout mélancolique, était habité par un très grand désir de fiction qui était aussi la quête d’une sorte de grande fiction identitaire. Deleuze écrit quelque part que la littérature commence lorsque naît en nous une troisième personne qui nous dessaisit du pouvoir de dire je. Ce pouvoir de dire je, mon père en était ou s’en était d’une certaine façon dessaisi, c’est pour ça que je crois, même si cette humeur, la mélancolie, ne m’est pas autrement familière, qu’il y a une complicité essentielle entre le mélancolique et l’écrivain c’est-à-dire qu’on n’écrit, me semble-t-il, qu’à partir du moment où l’on est capable aussi de s’ouvrir, de se rendre attentif à cette espèce de foule intérieure, à toutes ces voix qui disent je en moi.

Adèle Van Reeth : Merci Gwenaëlle Aubry, merci d’avoir passé toute cette semaine en notre compagnie…

Gwenaëlle Aubry : Merci à vous.

Adèle Van Reeth : … d’avoir parlé de littérature, de philosophie, de moi surtout et du démon, de ce « spectre dérangeant » tel que vous nommez ce démon, cette maladie, dans votre roman. Vous êtes l’auteure de Personne, ce roman qu’on trouve au Mercure de France, d’un recueil de textes sur Le moi et l’intériorité qu’on trouve chez Vrin avec Frédéric Ildefonse, mais aussi d’autres textes sur la laideur notamment. Tous vos textes sont en ligne sur le site des nouveaux chemins de la connaissance. Merci beaucoup.

Gwenaëlle Aubry : Merci.

Messages

  • 1 19 janvier 2010, 18:13, par nadia

    ce livre m’a ?t ? offert par un coll ?gue. sur une carte il m’a juste marqu ? de me rendre ? une biblioth ?que l’avenir avec un mot de passe : est ce que "personne" m’attend, oui le voici.c’est donc ma rencontre avec ce livre.du profond, de la pudeur, de l’amour, de l’inconnu,de l’existence, et de la beaut ? pour nous lecteur. merci d’avoir ecrit ce livre et merci ? ce p ?re d’avoir exist ?. merci



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