Introduction par Emmanuel Laurentin : Après avoir traité, il y a quelques mois, des rapports de l’histoire à la géographie, c’est du couple historien anthropologue dont nous allons parler cette semaine. Il y a deux semaines - on vient d’inaugurer le musée du quai Branly - et il y a six mois une violente polémique a vu se mobiliser des anthropologues du CNRS menacés de voir leur discipline subordonnée dans cette institution à l’histoire. Nous allons jusqu’à jeudi tenter de comprendre ce qui différencie et ce qui rapproche anthropologie et histoire. Jeudi, un débat réunira sur ce thème Alban Bensa, Alfred Adler, André Burguière, Françoise Zonabend et Stéphane Audoin-Rouzeau. Mercredi nous nous intéresserons à la réception, en France, du film d’Alain Renais sur un commentaire de Chris Maker, « Les statues meurent aussi », un film longtemps interdit, censuré pour cause de dénonciation du colonialisme. Demain nous reviendrons sur les différentes approches manifestées dans les années cinquante et soixante par Claude Lévi-Strauss d’un côté et l’historien Fernand Braudel de l’autre et, aujourd’hui, nous recevons l’ethnologue Georges Condominas, né en 1921 à Haiphong d’un père militaire Français et d’une mère métisse. Georges Condominas qui fit de nombreux allers-retours entre la Métropole et l’Empire dans son enfance avant d’être mobilisé dans la marine à Saigon en 1944 et d’être fait prisonnier par les Japonais. Il reviendra en France après la Seconde Guerre mondiale et découvrira presque par hasard l’ethnologie et l’anthropologie qui lui permettront de retourner faire son terrain, comme on dit, dans un village Mnong Gar, proto indochinois, dans les montagnes du centre du Vietnam. C’est l’histoire de la découverte de cette discipline qu’il va nous raconter jusqu’à 10h dans la « Nouvelle Fabrique de l’Histoire ».
« Mardi 8 février, une contrée aux villes étrangères est aussi remarquable par ce qu’il lui manque que par le spécial de ce qu’elle possède. En voici une raison : Ainsi que d’une œuvre d’art, il arrive que l’on dise c’est bien beau mais il lui manque je ne sais quel détail familier pour être tout à fait vivante. Une ville nouvelle, on n’arrive pas tout à fait à y croire et si le passage au travers fut rapide il n’en reste rien et l’on dit : « ce voyage est passé comme un rêve », tour que nous joue l’exotisme. Pour moi, depuis bientôt trois semaines que j’y suis, Quito ne me semble pas tout à fait réelle avec cette espèce d’homogénéité et de naturelle que possède une ville que nous connaissons bien, si divers que soient ses aspects pour un étranger. Ce qui manque à un spectacle étranger, et je dis donc étrange, n’est jamais la grandeur, c’est la petitesse. Examinons, donc, les impressions tranquillement afin de savoir ce qui manque à Quito et sa région. Il manque des charrettes à bras, des sapins et des fourmis. Il n’y a aucun arbre, l’eucalyptus excepté, pas un bruit de roue en bois ni charroi d’aucune sorte, ni chat dans la journée. A ce propos, les Incas n’avaient pas inventés la roue. Mon secundo, toute contrée étrangère paraît un peu mascarade. Il y a des détails qui travaillent de leur côté sans s’occuper de l’ensemble, plus que drôle cela semble voulu. Ici, les femmes Indiennes ont une extraordinaire allure d’amazones. » « Ecuador », Henri Michaux
Emmanuel Laurentin : Bonjour Georges Condominas. Vous venez d’écouter, avec moi, ce texte d’Henri Michaux, écrit et publié dans les années de votre naissance puisque ça date de la fin des années vingt, ainsi qu’un peu plus tard « Un barbare en Asie ». Henri Michaux, après ce livre, qui est un livre un peu de déception sur le voyage, un livre qui dit que l’on ne trouve pas exactement ce que l’on cherche lorsqu’on part comme lui en Amazonie ou en Équateur, parle, dans cet extrait, de la petitesse, du détail, toutes choses qu’en tant qu’ethnologue, anthropologue, vous ont toujours passionné.
Georges Condominas : « Tout est dans le détail », Paul Valéry. C’est juste. Michaux, justement, avait le don de relever le détail superflu ou manquant. C’est pour ça, d’ailleurs, que « Un barbare en Asie » avait été pour moi un livre important. Ça m’a aidé à ouvrir les yeux.
Emmanuel Laurentin : Vous dites d’ailleurs que quand vous allez à Sar Luk en mission, ce pays du Vietnam, ces montagnards du Vietnam que vous allez étudier dans ces années-là, 1945-48-50, dans cette fin d’année quarante, vous emmenez les livres d’Henri Michaux.
Georges Condominas : Oui. J’avais les livres d’Henri Michaux et j’avais, bien sûr, Montaigne et Rabelais, Stendhal, j’avais le second Faust de Goethe, enfin, des choses que j’avais lues et qui m’avaient marqué. Et pour Un barbare en Asie, un livre qui m’avait énormément plu, un jour j’ai parlé de mon enthousiasme à Michaux - Un barbare en Asie était épuisé - et je lui ai demandé pourquoi il ne le rééditait pas« : Ah ! Mais non… Il rejetait complètement le livre. Là, ça m’a fait sursauter et je lui dis : pourquoi dites vous ça à propos de ce livre, qui a une importance considérable pour les gens de ma génération ? Vous n’imaginez pas le nombre de ceux que vous avez enthousiasmés. Il me dit : c’est un simple livre de voyage. Non, c’est plus que ça, je lui ai dit. J’ai tellement insisté qu’il a été convaincu et il a autorisé la réédition mais alors il fallait que cela soit joli. Ça a été une réédition avec une couverture et j’ai eu droit à une magnifique dédicace.
Emmanuel Laurentin : Vous êtes né en 1921, Georges Condominas, et vous avez découvert ce monde de l’ethnologie, de l’ethnographie, de l’anthropologie à la fin des années quarante, à la fin de la Seconde Guerre mondiale ou un peu avant ?
Georges Condominas : C’est-à-dire que, sans recourir à Molière, j’ai fais un peu de l’ethno sans le savoir. Ma première vocation était la peinture.
Emmanuel Laurentin : Vous, vous êtes arrivé à Paris en cette fin de Seconde Guerre mondiale, il faut dire que vous connaissiez Paris puisque votre famille qui était installée et qui avait beaucoup baroudé, beaucoup changé d’adresse d’une certaine façon. Votre père était militaire, votre famille vous avait envoyé tout jeune, avant la Seconde Guerre mondiale, à Paris, au lycée Lakanal. Ce n’est pas là où vous avez découvert cette question de l’ethnologie mais, néanmoins comme le disait votre camarade et comme vous le racontiez, vous aviez beaucoup voyagé, en particulier vous aviez voyagé à l’intérieur du Vietnam en vélo, dans ces années justement de la toute fin de la seconde guerre mondiale,...
Georges Condominas : A vélo ou à pied, je cherchais des motifs chez les campagnards, chez les paysans.
Emmanuel Laurentin : Pour dessiner.
Georges Condominas : Oui. Pour dessiner. L’idée, pour moi, était de faire un voyage, seul, à travers l’Indochine. Je suis parti en vélo.
Emmanuel Laurentin : Pour découvrir, véritablement, qui était…
Georges Condominas : Pour un voyage de 6 000 kilomètres. Au cinquante-neuvième exactement, mes pneus ont crevé et je suis reparti à pied, sur le toit d’un camion, à cheval, enfin des tas de moyens de locomotion,…
Emmanuel Laurentin : Ça, c’était au tout début de la Seconde Guerre mondiale…
Georges Condominas : C’était en 44, avant d’être appelé dans la Royale. En arrivant à Paris, j’ai cherché un atelier gratuit puisque je vivais avec mon pécule de matelot, je n’avais aucune nouvelle de ma famille et c’est comme ça que je suis rentré dans l’atelier « Travail et Culture » qui avait à sa tête un jeune peintre très pédagogue. Il nous laissait faire selon notre goût et il venait ensuite nous conseiller dans la ligne de ce goût. Il avait un nom merveilleux, il s’appelait Lautrec. Ce n’est qu’au bout de deux mois que je me suis dit, tiens au fait, j’avais appris qu’il y avait le musée de l’homme, j’y suis allé, et j’ai été reçu d’une façon absolument charmante par les sœurs du professeur Rivet, l’un des créateurs du musée de l’homme. Tout de suite les deux vieilles demoiselles m’ont envoyé, au cours de Griaule, m’inscrire au certificat d’ethno. Elles m’avaient dit : « en tant qu’ancien prisonnier, vous avez droit à l’inscription gratuite, profitez-en. » Je disais que j’avais perdu l’habitude des études, « Mais non, ça reviendra, justement ça ne sera pas perdu, vous n’aurez rien à payer, donc vous apprenez, vous vous remettez,… » Puis, elles m’ont conseillé de me présenter aux examens, parce que je ne voulais pas m’y présenter, j’avais peur d’être ridicule du point de vu des résultats. Elles avaient raison. J’ai eu une mention.
Emmanuel Laurentin : Vous dites « j’étais un ancien prisonnier », c’est parce que pendant la toute fin de la Seconde Guerre mondiale - peu de gens le savent en Métropole mais l’Indochine a été sous un régime assez sévère d’occupation japonaise - vous aviez été mis en camp dans ce qu’on appelait l’hôtel Mikado. C’est à ce titre là qu’en revenant, en tant que jeune marin, en Métropole que vous avez eu l’autorisation de vous inscrire à ces cours en plein cours d’année. C’est une découverte pour vous l’ethnologie à ce moment là ? C’est-à-dire est-ce que c’est une surprise que ces cours, ce que vous entendez de vos nouveaux professeurs, ce hasard de la vie qui vous conduit au musée de l’homme comme il aurait pu vous conduire aux Beaux-Arts ou ailleurs ?
Georges Condominas : A l’époque, je voulais absolument être peintre et critique d’art. C’est comme ça que je suis allé voir Beuve-Méry, dans son bureau, carrément. Comme j’avais été six ans hors de France je m’étais procuré, tous les jours, d’une manière ou d’une autre, un journal différent. Et je m’étais décrété que c’était le Monde qui me convenait. J’ai regardé l’adresse et je me suis présenté à la secrétaire de Beuve-Méry qui m’a demandé si j’avais un rendez-vous. Non, mais je veux voir monsieur Beuve-Méry, le directeur. Ah ! bon ? Un peu stupéfaite, elle m’a fait rentrer. Beuve-Méry était un homme absolument charmant mais courtois et il m’interroge. Il était un peu étonné sans doute de ce garçon qui arrive de loin et qui va sur son bureau. Il ne se doutait pas que j’étais horriblement timide, c’était sans doute ça l’audace des timides. Il me dit : « écoutez, vous allez me faire cinq reportages sur votre passé et je vous les publie, je vous engage. »
Emmanuel Laurentin : Et alors ?
Georges Condominas : J’ai dis, non, ça ne m’intéresse pas, je veux être critique d’art.
Emmanuel Laurentin : Donc, vous refusez une proposition du directeur du Monde, à ce moment là, pour repartir sur d’autres chemins d’une certaine façon ?
Georges Condominas : Alors, je suis allé au musée de l’homme, c’est aussi cela, ça a joué. Et, j’ai découvert Griaule. Il était remarquable. Il savait dire, raconter, attirer l’attention. Le cours d’ethno de Griaule n’était pas suivi par des foules. On était une vingtaine, trentaine mais c’était assez stimulant. Et, après, mon passage j’ai été convoqué par Leroi-Gourhan qui avait réussit son coup de créer un centre de formation des ethnologues, en insistant auprès de l’ORSTOM.
Emmanuel Laurentin : L’organisme de recherche d’Outre-Mer.
Georges Condominas : Oui c’est ça. C’est l’IRD aujourd’hui. Et là, ça été la filière. Ça a été formidable. Les gens ne se rendent pas compte mais le renouveau de l’ethnologie française est du à trois hommes : le trio Leroi-Gourhan, Haudricourt et Lévi-Strauss, avec trois personnalités très différentes, s’accrochant à des domaines très différents. Et, nous, on a bénéficié de ça. On était peu nombreux.
Emmanuel Laurentin : Mais, c’était aussi une période, peut être, Georges Condominas, se trompe-t-on quand on dit cela, où au sortir de la guerre tout semblait, dans des conditions matérielles difficiles il faut s’en souvenir, possible. C’est-à-dire qu’il y avait des possibilités de construire quelque chose de neuf. Est-ce que vous avez ce souvenir là, Georges Condominas ? Dans des domaines de recherche nouveau où des gens, comme Lévi-Strauss, arrivés tout juste des Etats-Unis, avaient côtoyé un autre type de recherche aux Etats-Unis en particulier, il y avait la possibilité de construire, de reconstruire sur de nouvelles bases les sciences de l’homme en particulier.
Georges Condominas : Vous aviez en arrière plan, non pas le fantôme, mais l’esprit protecteur de Marcel Mauss. Et tous les trois - pendant très longtemps j’ai cru que Lévi-Strauss avait été l’élève de Marcel Mauss - mais c’est grâce à Lévi-Strauss que tout d’un coup Mauss a été vraiment redécouvert par le grand public parce que tous les ethnologues français de cette génération, ma génération, nous étions sous l’influence de Mauss. Quand vous étiez dans ce bain, je le disais, j’étais très timide et je trouvais que j’étais un mauvais peintre, et ce qui m’intéressait dans la peinture c’était la recherche et je me suis dit, voilà un domaine nouveau, là je serais en plein dans la recherche, j’ai aucun talent pour la peinture pourquoi ne pas me lancer. Et, puis grâce à Leroi-Gourhan qui avait créé ce centre de formation qui nous permettait de faire un stage et au résultat du travail qu’on avait fait d’être embauché. Ça, sur la conception matérielle de l’ensemble, Leroi-Gourhan avait fait énormément.
Emmanuel Laurentin : Alors, vous, vous allez bientôt choisir votre terrain et partir, ce terrain sera donc les montagnes du sud Vietnam.
Georges Condominas : Ce n’est pas ça que j’avais choisi.
Emmanuel Laurentin : C’était lequel au départ ?
Georges Condominas : Figurez-vous qu’il y avait la guerre en Indochine ce qui pour moi en tant qu’eurasien était assez terrible. Mon ambition était de traverser le Pacifique et c’est comme ça que je me suis inscrit avec Maurice Leenhardt, vous voyez, encore un grand bonhomme.
Emmanuel Laurentin : Maurice Leenhardt, spécialiste des cultures océaniennes en particulier néo-calédoniennes, entre autres.
Georges Condominas : J’ai été pendant un an l’élève de Maurice Leenhardt mais à l’ORSTOM ils n’ont pas voulu qu’il y ait deux chercheurs. Le directeur de l’ORSTOM de l’époque n’était pas très futé, depuis vous avez de grands bons hommes. C’était un excellent botaniste mais il était absolument fermé à tout ce qui était hors de son domaine. Il avait estimé que je ne pouvais pas partir là-bas. Grâce à Rivet, qui avait une théorie des océaniens, qui a réussi à dire, Condo connaît bien l’Indochine, il connaît les océaniens d’Indochine c’est quand même important, on n’a personne là, c’est là qu’il faut l’envoyer. Ce qui fait que je suis retourné en Indochine alors que je pensais partir complètement ailleurs.
Emmanuel Laurentin : En même temps, quand vous retournez en Indochine vous retournez aux marges de l’Indochine d’une certaine façon. En tout cas là où ça n’intéresse pas beaucoup les chercheurs a priori, ces proto - indochinois comme on les appelle, ces montagnards sur lesquels vous allez travailler dans ce village de Sar Luk ce sont des personnes qui sont un peu à la marge voire en bas de l’échelle sociale de l’Indochine. Est-ce un hasard si vous allez voir ces gens là plutôt qu’un autre terrain, en Indochine, Georges Condominas ?
Georges Condominas : Il y a à la fois les données proprement biographiques, les élucubrations personnelles, que l’attrait d’un certain exotisme. Oui. Il y avait la curiosité. D’ailleurs tout ce que j’ai fait ça été par curiosité, la curiosité absolument dévorante. Vous savez, la curiosité m’a conduite vers des découvertes personnelles, je n’ai pas fait de découvertes rentables pour les autres. Comment j’ai découvert Proust, Rimbaud, Gauguin ? Les choses m’attiraient. Vous savez, quand vous avez été prisonnier pendant 6 mois à l’hôtel Mikado et que vous n’avez pas réussit à vous évader, mes échecs, sont assez… enfin, je les ai supportés difficilement. La défaite de la France quand vous êtes un enfant de l’Empire c’est quelque chose dont les gens, aujourd’hui, ne peuvent pas se rendre compte de ce que ça a pu être.
Emmanuel Laurentin : Ça veut dire que cet échec de vos escapades, comme vous dites, c’est-à-dire votre incapacité à vous évader à la toute fin de la Seconde Guerre mondiale alors que vous étiez prisonnier des Japonais, ça vous a marqué profondément ?
Georges Condominas : Profondément.
Emmanuel Laurentin : Quand vous arrivez au Vietnam sur votre nouveau terrain sur lequel vous atterrissez presque à contrecœur, pourrait-on dire, pas vraiment à contrecœur mais ce n’est pas le terrain que vous aviez choisi, vous dites j’avais dans la tête un peu d’exotisme, Georges Condominas, pourtant c’était un pays que vous connaissiez ? Généralement l’exotisme touche les territoires que l’on ne connaît pas mais ça veut dire que ce territoire montagnard était un peu exotique aux gens qui vivaient au Vietnam ?
Georges Condominas : Et ben, oui. C’était le monde sauvage. D’ailleurs on les appelait « mohé » ( ?) le mot vietnamien qui veut dire sauvage. Au Cambodge c’était le « pnong » ( ?) au Laos c’était les « Kra » ( ?) Quand j’étais gosse je me souvenais d’un paysan qui venait à la maison qui apportait une toute petite jarre à mon père et attaché à pied d’une table et nous avons bu à la jarre et pour un gosse, je n’avais pas dix ans, c’est une image qui vous marque. Le véritable exotisme je crois que c’est ça. Une petite expérience, assez secondaire mais qui a frappé votre imagination et, après quand vous voyez véritablement le contexte de ce qui vous a marqué alors ça devient quelque chose d’absorbant. C’est ça l’exotisme.
Emmanuel Laurentin : C’est-à-dire qu’il faut commencer par un détail ?
Georges Condominas : Un détail qui vous frappe et après quand vous êtes confronté au contexte de ce détail alors là, c’est très emballant. Parce que vous êtes constamment ébloui jusqu’au jour où quand vous parlez la langue, que vous communiquez avec les gens sans intermédiaires, vous arrivez dans leur vie quotidienne et quand vous découvrez leur vie quotidienne c’est nettement supérieur à l’exotisme. Vous comprenez ? Ça devient passionnant. L’exotisme c’est un éblouissement passager mais alors ceux qui se baptisent explorateur, il y a de vrais explorateurs, hier j’ai vu des spéléologues en Pentagonie sur la chaîne Planète, ça, ils explorent quelque chose mais les types qui se baptisent explorateurs, qui font des conférences qui leur rapportent beaucoup de sous ils ne parlent que de l’exotisme. Les choses qu’ils ont vues en passant. Alors que quand vous vivez avec les gens c’est tellement passionnant ! Vous partagez, partagez,…
Emmanuel Laurentin : C’est-à-dire qu’on pourrait dire que l’exotisme c’est une sorte de vade-mecum, une sorte de moteur pour se déplacer mais qu’il faut l’abandonner ensuite comme une sorte de mue de serpent ? Il faut l’abandonner pour plonger dans le quotidien de ceux que l’on va rencontrer c’est-à-dire qu’il sert de moteur au déplacement, donne envie d’une certaine façon mais il faut le dépasser, c’est ce que vous voulez dire.
Georges Condominas : Ah ! Oui. Oui parce que c’est superficiel vous comprenez ? Une jolie femme, une fois que vous vous êtes embringué avec vous vous apercevez qu’elle est bête, c’est ça l’exotisme. Quand vous vous dites c’est amusant, ébouriffant etc. et puis quand vous êtes inséré dans le milieu et que vous avez des rapports d’amitiés avec les gens, vous parlez leur langue, c’est capital, c’est ça qui est important.
Emmanuel Laurentin : Mais quand vous arrivez dans les montagnes du sud Vietnam, vous arrivez à la fois avec votre histoire personnelle, de métissage eurasien, de quelqu’un qui connaît Hanoï, connaît donc la capitale et connaît Paris également et vous arrivez dans un contexte de décolonisation aussi, c’est important d’imaginer qu’il y a un contexte historique autour de cela, vous êtes à un moment où l’Empire, vous l’avez évoqué il y a un instant, se défait petit à petit et cette partie là de l’Empire, parmi les premières de toutes les autres, la première de ce qui reste.
Georges Condominas : C’est beaucoup plus complexe. La première expérience, j’ai fait mon droit, parce qu’avec les Beaux-Arts je n’aurais pas eu de sursis, et c’est là que j’ai pu voir les méfaits du colonialisme. Une fois ma licence obtenue, on me basarde chef de bureau. J’avais sous mes ordres des collègues Vietnamiens qui avaient eu leur diplôme avant moi et une pratique du métier. C’est presque une insulte envers soi-même de voir ce privilège que tout d’un coup parce que vous apparteniez sur le plan de l’identité à une classe qui vous met au-dessus d’autres gens. Pour moi c’était évident que c’était des gens beaucoup plus valables que moi-même. Il y avait des tas de choses, l’attitude des petits blancs vis-à-vis des Vietnamiens, etc. la découverte de la colonie que j’ai faite, en état de comprendre. Quand j’étais gosse je ne comprenais pas ces choses-là mais là, tout d’un coup, je reviens de France avec tous les idéaux de la République etc. et je découvre tout ça. Et alors, quand moi-même j’ai été placé au-dessus, ça c’est une chose qui m’a complètement rebuté.
Emmanuel Laurentin : Justement, ce qui est intéressant c’est ce que vous dites de cette expérience que vous avez trouvée navrante de la colonisation qui met les Français de souche au-dessus de ceux qui sont plus compétents qu’eux mais qui ne le sont pas, français à un même niveau, comment ça se traduit dans votre travail ? Par exemple, quand vous élaborez la notion de pré terrain et que vous dites il faut se méfier de ces idées reçues que l’on trouve quand on est chercheur chez les colonisateurs et qu’on arrive à boire un Whisky, sous un auvent, un soir et on dit « voilà, je suis ethnologue, je vais aller faire à tel endroité » et que là on vous répond, « alors, méfiez-vous, ils sont comme ci, ils sont comme ça », tout cela c’est une sorte de traduction théorique dans votre métier d’ethnologue, de votre pratique d’une certaine façon, Georges Condominas, de cette pratique de la colonie, de savoir comment les idées reçues fonctionnent et tournent à l’intérieur de la Colonie ?
Georges Condominas : Ce qu’il y a c’est que naturellement un type jeune qui sort de ses études, qui a appris des tas de choses là, qui retrouve des compatriotes dans un endroit, il tend à suivre les aînés, il tend à chercher des conseils auprès d’eux, puis il s’aperçoit, finalement, qu’il bute sur des clichés, etc. Il suffit d’observer. Je me souviens d’un avocat célèbre, réputé, un très bon avocat qui m’a dit : « jeune homme, j’ai parcouru tous les sentiers du pays « mohé » ( ?) d’ailleurs je parle le « mohé » ( ?) ». Le « mohé » ( ?) ça n’existe pas ! (rires) Vous voyez, les gens qui s’affirment, parce qu’ils ont l’habitude d’être dans la classe qui est au sommet, qui a tous les pouvoirs, etc. ils ne voient plus de limites. Le colonialisme c’est hélas une école. Et, je crois, je n’ai pas plus l’esprit critique que d’autres, c’est simplement la curiosité. Dès que vous avez ce genre de milieu vous ne pouvez pas vous empêcher de l’observer.
Emmanuel Laurentin : Mais cette curiosité a frappé aussi à la porte de ceux qui étaient des coloniaux eux-mêmes quelquefois. Quand vous reprenez votre travail d’ethnologue, quand vous commencez votre travail d’ethnologue, vous faites le tri entre ce qui est récits de voyages exotiques, par exemple, qui a été le fait de coloniaux avant vous mais aussi de ces gens sérieux qui pouvaient être d’ailleurs des prêtres, des gens d’Église qui étaient venus là pour faire de l’évangélisation mais qui ont compris, sont rentrés, comme vous, ensuite dans le quotidien de ceux qu’ils voulaient rencontrer. Cette ambiguïté est intéressante. C’est-à-dire qu’il y avait au sein de cette société coloniale à la fois ceux qui trimbalaient toutes les idées reçues, tous les clichés, comme vous le disiez.
Georges Condominas : Mais ils sont très peu nombreux, très peu nombreux. Vous savez, je vois ceux qui ont influencé mes études. Il y avait le père Cardière ( ?), alors ça c’est un génie. Il n’est pas reconnu par les ethnologues, c’est curieux. Les choses qu’il a dites, sa franchise contre la doctrine de son Église, la doctrine conquérante, je ne me permettrai pas de juger la doctrine de l’Église catholique, je ne suis pas compétent, mais ce que le tout venant. Cardière ( ?) c’est extraordinaire. Puis, l’autre qui s’est intéressé aux montagnards, le père Camelin ( ?). Ce sont des exceptions ! Mais il suffit d’être curieux et de lire pour découvrir ces êtres extraordinaires qui deviennent vite des esprits protecteurs. Mes amis, des gens comme Tourne ( ?), Daniel Leger ( ?), Boutari ( ?),… qui sont des prêtres, ce qui est amusant c’est que beaucoup de gens m’ont baptisé comme un bouffeur de curés or, parmi mes meilleurs amis il y a ces gens-là.
Emmanuel Laurentin : Et, plus qu’un bouffeur de curés, Georges Condominas, vous seriez plutôt quelqu’un qui pratique une sorte, entre guillemets, de religion syncrétisme, c’est-à-dire que vous allez chercher des outils un peu partout, vous allez chercher chez Proust, vous allez chercher dans des livres, chez les littéraires, chez les romanciers, chez les curés ou d’autres et vous faites une sorte de mélange, de syncrétisme qui vous aide à comprendre le milieu dans lequel vous vous glissez, dans lequel vous étudiez le quotidien. Est-ce qu’il y a quelque chose de semblables à cela ? C’est-à-dire une église qui n’est pas une église, une église qui n’a plus de dogme puisqu’on va tout chercher, on va comme dans certaines églises vietnamiennes mettre Victor Hugo comme Saint.
Georges Condominas : Écoutez, je crois qu’il ne faut pas valoriser dans le spirituel ce que j’ai fait. La chose c’est tout simplement la curiosité. La curiosité n’était pas seulement le terrain. C’est vrai que le terrain c’est la passion véritable mais c’est la curiosité qui me fait lire et découvrir des outils parce que c’est ça& ! Vous savez, pour moi, l’ethnologue est lui-même un outil d’observation. La chose qui m’a beaucoup gêné lorsque j’étais aux commissions du CNRS, c’est de voir combien les gens des sciences dites dures ne comprenaient rien à nos pauvres sciences molles, parce qu’eux observent des éléments, des êtres qui ne sont pas de notre monde, des objets matériels, des molécules, des formules, etc. tandis que nous, nous appartenons au même monde que ceux que nous observons.
Emmanuel Laurentin : Vous dites que les faits humains sont des faits vivants, qu’il ne faut jamais oublier cela. C’est-à-dire que vous travaillez sur le vivant en tant qu’ethnologue ?
Georges Condominas : Absolument !
Emmanuel Laurentin : Et, donc, le malléable…
Georges Condominas : C’est ce qui est passionnant.
Emmanuel Laurentin : Et, sur ce qui change, qui n’est jamais fixe d’une certaine façon ?
Georges Condominas : C’est ça qui est passionnant. C’est qu’on a des surprises à force de vivre auprès du vivant. C’est ce qui est passionnant. Vous voyez en tant que peintre je suis sensible à l’esthétique mais ce que j’aime beaucoup c’est quand je peux restituer ce que je trouve beau. Je dis bien JE trouve beau. Mais je ne suis peut être pas d’accord avec mon voisin et souvent pas d’accord et non seulement avec mon voisin mais pas d’accord avec l’homme compétent, vous voyez, mais ce qui me guide c’est le vivant. J’aime voir le contexte.
Emmanuel Laurentin : Même quand ce vivant et vous le racontez en particulier dans L’Exotique est quotidien qui a été publié en Terre humaine, même quand ce vivant vous choque ? Quand vous arrivez dans ces montagnes, dans ce village de Sar Luk et qu’on y fait le sacrifice du bœuf, vous dites « On ne peut pas trouver ça beau » et pourtant c’est intéressant, c’est une matière pour l’ethnologue. C’est-à-dire le sacrifice du bœuf avec ces jarrets coupés, ce sang qui gicle, ce bœuf qui tombe, ces flancs que l’entrouvre, eh bien néanmoins même si l’on est révulsé, comme vous l’êtes à ce moment là, par ce que vous voyez, il faut rentrer dedans, il faut rentrer dans cette matière du vivant, Georges Condominas ?
Georges Condominas : Vous ne pouvez pas le comprendre autrement ! Ce qu’il y a quand vous avez des faits vivants devant vous il faut essayer de le comprendre. Ce n’est pas parce que du fait de notre propre éducation, des milieux que nous avons traversés etc. on a du mal à supporter. Dans le sacrifice du buffle, il y a un autre élément qui révulse beaucoup et que vous ne pouvez pas transcrire dans le livre c’est l’odeur. L’odeur du sang mélangé à la bouse parce que l’animal qui meure, hein… c’est quelque chose de terrible, ça vous prend au tripes ça. Bon, ben, il faut y être ! C’est tout !
Emmanuel Laurentin : Et il faut être curieux pour le comprendre ?
Georges Condominas : Absolument !
Emmanuel Laurentin : Et ne faut pas juger ?
Georges Condominas Après vous pouvez juger tout ce que vous voudrez mais lorsque vous êtes dans vos observations il faut éliminer, autant que faire se peut, il faut éliminer sa propre culture, quoi.
Emmanuel Laurentin : Ensuite, on peut se poser la question comment vous êtes devenu, à un moment, l’expression est utilisée par Leiris, une sorte d’avocat des peuples que vous étudiez. Vous êtes devenu, en particulier pendant la guerre du Vietnam, Georges Condominas, quelqu’un qui tentiez de défendre l’autonomie de ces populations qui étaient blackboulées dans l’intérieur du Sud Vietnam, emmenées dans des camps de rétention etc. pour dire « ils ont le droit de décider pour eux-mêmes », de dire quelle va être leur vie, or, là, on leur impose une vie parce qu’il y a ce conflit gigantesque qui se déroule sur leur territoire, Georges Condominas ?
Georges Condominas : Vous savez, le problème de la justice, lorsque vous vivez avec des gens aussi étroitement qu’on le vit lorsqu’on est ethnographe, moi, je suis surtout ethnographe, vous avez des liens d’amitiés qui se font. Il arrive que certains individus vous inquiètent, vous choquent, bon, vous essayez de surmonter ça… Ce sont les liens d’amitiés qui sont les plus forts. Vous êtes ethnographié par ceux que vous ethnographiez. Ils vous portent un certain intérêt.
Emmanuel Laurentin : Vous êtes aussi exotique pour eux qu’ils le sont pour vous.
Georges Condominas : Plus même. Et alors, il y a toute cette connivence. Alors quand vous voyez l’injustice qui s’abat sur eux et que vous arrivez à comprendre que cette injustice profite à des gens qui en tirent des bénéfices considérables, alors, vous ne pouvez pas faire autrement que de devenir,…
Emmanuel Laurentin : Que de devenir l’avocat,…
Georges Condominas : Oui. On ne peut pas. On ne peut pas. C’est une chose absolument indispensable.
Emmanuel Laurentin : Nous sommes dans une semaine, dans la « Nouvelle Fabrique de l’histoire » qui traite des rapports, justement, de l’anthropologie, l’ethnologie, avec l’histoire comme autre discipline, là, on peut dire que ces peuples sur lesquels vous travaillez, ces amis que vous vous étiez faits, dans ce Sud Vietnam pendant bien avant la guerre alors que la guerre leur tombait dessus par Napalm et par bombes interposées, ils étaient au cœur de l’histoire, ils étaient victimes d’une histoire sur laquelle ils n’avaient plus de maîtrise d’une certaine façon, Georges Condominas ?
Georges Condominas : C’est un peu pour ça que j’ai, ah ! C’est toujours des vieilles histoires des formules, je me suis permis de dire que l’ethnologue était l’historien des peuples sans histoire - sans histoire entre guillemets - parce que le fait que vous relatiez leur vie, que vous fixiez un moment de leur histoire - l’histoire, aujourd’hui, va très vite - en même temps vous fixez leur conception de l’histoire.
Emmanuel Laurentin : Le temps ?
Georges Condominas : Le temps. Le déroulement du temps. Celui des Đám giỗ ( ?), des grands ancêtres. Celui où il y a eu les Tyans ( ?) sur la côte autrefois puis les Vietnamiens ou les Cambodgiens qui envoyaient les gens pour échanger des produits des plaines contre les produits de la forêt et aussi les esclaves etc. Vous savez, ces états grossièrement tracés mais ce qui reste de leur histoire. L’ethnologue qui étudie un milieu est l’historien de ce milieu.
Emmanuel Laurentin : C’est pour ça que vous avez eu de relativement bon rapports avec les historiens en général, Georges Condominas ? Que vous ne traciez pas cette frontière étanche que souvent les disciplines veulent mettre entre elles pour pouvoir dire c’est mon territoire ? Vous avez toujours travaillé avec cette idée, que cette histoire, l’histoire en générale, ça vous importait parce que vous étiez au cœur de l’histoire et vous rapportiez, comme vous le disiez, l’histoire de ces peuple ?
Georges Condominas : Oui. C’est indispensable. Vous comprenez que, par exemple, la vieille ethnologie qui essayait de retracer la vie d’un peuple complètement isolé des autres. Or, ça n’existe pas. Il y a constamment des relations avec l’environnement social. Vous ne pouvez pas prétendre faire un travail d’observations strictes si vous ne tenez pas compte des rapports avec les voisins. Automatiquement, avec les voisins vous débordez du cadre de l’actualité locale que l’ancienne ethnologie essaye d’imposer. De croire que l’on est dans une éprouvette ce n’est pas vrai.
Emmanuel Laurentin : Mais, en même temps, dans ces années où vous avez commencé à développer votre travail, les années cinquante, les années soixante, il y avait des véritables césures entre historiens, ethnologues. On se souvient des querelles, et on en parlera demain dans l’émission, entre les conceptions de Lévi-Strauss, les conceptions de Braudel par exemple, comment avez-vous réussi Georges Condominas à dépasser cela ? C’est-à-dire à considérer que l’histoire n’était pas qu’une sorte d’écume alors que les structures des sociétés et donc l’ethnographie etc. seraient le substrat, comment avez-vous réussi à mêler les deux ?
Georges Condominas : Je ne sais pas si j’ai réussi mais c’est tout simplement ma curiosité.
Emmanuel Laurentin : Toujours la curiosité.
Georges Condominas : Oui. Parce que vous êtes attiré par le mouvement. Rien n’est statique. La vie est là, simple et tranquille, dit le poète, parfois pas simple et tranquille au contraire c’est parce qu’elle n’est pas simple et tranquille que vous êtes heurté et que vous essayez de comprendre. Alors, il y a le mouvement, le temps et l’histoire, tout est imbriqué, vous voyez.
Emmanuel Laurentin : Cette histoire qui fait que lorsque vous retournez aujourd’hui à Sar Luk, soixante ans plus tard, ça n’a plus rien à voir parce que le temps et l’histoire sont passés par là.
Georges Condominas : Oui. Absolument. Et, vouloir faire des réserves ce n’est pas possible.
Emmanuel Laurentin : Il faut accepter ce temps, ce mouvement, cette histoire qui bouge.
Georges Condominas : Je ne sais pas s‘il faut accepter mais, évidemment, c’est très difficile, alors on a tendance à se réfugier dans le temps, on retourne à l’histoire.
Emmanuel Laurentin : Merci de conclure ainsi cette émission, Georges Condominas. Je rappelle, entre autres, que l’on peut voir une belle exposition dans le nouveau musée du Quai Branly, un nouvel espace, intitulé « Nous avons mangé la forêt… » [1] du titre justement de votre travail ethnographique au Vietnam, avec également un beau catalogue et qu’on peut trouver « L’exotique est quotidien » entre autres pour ceux qui aiment les bouquinistes chez Terre humaine et puis dans une édition qui ne vous satisfait pas pleinement, je crois savoir, dans une édition de Poche qui vient de sortir mais néanmoins L’exotique est quotidien c’est, justement, ce récit de votre vie mêlée avec vos travaux. Merci Georges Condominas.
[Des livres et des liens à découvrir, tel qu’ils sont indiqués sur le site de l’émission
– Georges Condominas, « L’exotique est quotidien : la vie quotidienne d’un village montagnard au Vietnam », Ed. Pocket, 2006 (1ère éd. 1965)
Présentation de l’éditeur : De 1948 à 1950, Georges Condominas à vécu à Sar Luk chez les Mnong Gar, population proto-indochinoise. Pour élucider de l’intérieur cette vie des hommes de la forêt dans les montagnes du Centre-Vietnam, il s’est tout naturellement intégré à un milieu où, d’une certaine manière, il s’est retrouvé. Vivant seul, il parle bientôt couramment la langue des Mnong Gar et effectue toutes ses enquêtes sans interprète ; ce qui lui paraissait encore exotique prend vite la saveur du quotidien, le soumettant au rythme des saisons, le liant à cette population vietnamienne dont il partage les joies et les peines.
Le désir de s’intégrer à une culture à l’opposé de celle dans laquelle il fut élevé, l’auteur croit en trouver, au moins en partie, l’origine dans sa nature propre, sa qualité d’Eurasien.
« Comment peut-on être métis ? Enfant des quatre vents, qui suis-je ? »
Telles sont quelques-unes des questions auxquelles, par-delà une description minutieuse d’une société vietnamienne inconnue, l’ethnologue Georges Condominas essaie de répondre.
– Christine Hemmet (Dir.), « Nous avons mangé la forêt... : Georges Condominas au Vietnam », Ed. Actes Sud, 2006.
Présentation de l’éditeur : Sar Luk, 1949.
Georges Condominas s’installe dans un village du plateau du Dac Lac, au centre du Vietnam, chez les Mnong Gar, population de montagnards austro-asiatiques. Il a vingt-sept ans. Guidé par la volonté d’une immersion complète, il entend dépasser une certaine ethnographie indochinoise, œuvre de missionnaires ou d’administrateurs, parfois de qualité, mais à laquelle ont manqué les méthodes que réclame une démarche professionnelle et scientifique. Pendant une année, correspondant au déroulement d’un cycle agraire en son entier, il partage l’existence des villageois de Sar Luk et poursuit un travail ethnologique d’une rare intensité.
Réalisée à l’occasion d’une des expositions inaugurales du musée du quai Branly, cette publication reflète non seulement la richesse d’une telle entreprise et du fonds inestimable ainsi constitué : carnets de notes, feuilles de dessins, lexiques, photos et surtout cent quarante objets sélectionnés parmi les cinq cents que comprend cette collection, mais aussi la personnalité de Georges Condominas, né à Haiphong en 1921, qui est aujourd’hui emblématique d’une école d’ethnologues pour qui le « terrain » prime.
– Henri Michaux, « Ecuador : journal de voyage », Coll. L’Imaginaire Gallimard, 1990 (1ère éd. 1929).
Extrait : « Arrivée à la ferme de Guadalupe.
J’arrivai pour la première fois dans ce pays, comme il faisait à peu près nuit déjà. Il restait deux heures à faire à cheval. Trois cavaliers allaient m’accompagner. Je m’attendais à trotter. On se mit, au contraire, à descendre dans d’invraisemblables pierres, où bientôt, dans l’ombre épaisse, j’étais comme un aveugle. [...] »