Serge Toubiana : François Truffaut a été de tout temps un ardent défenseur de films et de cinéastes qu’il admirait. Un moment décisif jalonne cette période de Truffaut critique, c’est celui de la parution, dans les Cahiers du cinéma, en janvier 1954, d’un texte assez long et virulent, « Une certaine tendance du cinéma français ». Truffaut a lors 22 ans, sa vie va changer car du jour au lendemain, il devient un personnage célèbre, craint et détesté dans certains milieux, adulé dans d’autres.
Je vous présente mes invités : Jean Gruault, scénariste de nombreux films de Truffaut : Jules et Jim, L’Enfant sauvage, Les Deux Anglaises et le Continent, Histoire d’Adèle H et La Chambre verte. Jean Gruault, vous avez également travaillé auprès de Roberto Rossellini, Vanina vanini, La prise de pouvoir par Louis XIV, Jacques Rivette, Paris nous appartient, La religieuse, Jean-Luc Godard, Les carabiniers, Alain Resnais, Mon oncle d’Amérique, La vie est un roman, La mort à bord, et d’autres cinéastes.
Charles Bitsch, vous avez l’École louis Lumière, Vaugirard, comme on dit couramment, pour devenir chef opérateur. Vous avez réalisé des films pour le cinéma et la télévision. Vous avez été assistant de Jean-Pierre Melville, Deux hommes dans Manhattan, Le Doulos, assistant de Claude Chabrol, Le beau Serge, Le double tour, Landru, et surtout Godard dont vous avez été l’assistant sur de nombreux films dans les années 60 et non des moindres : Les carabiniers, Le Mépris, Alphaville, Made in USA, Deux ou trois choses que je sais d’elle, La Chinoise, et vous avez été aux Cahiers du cinéma dans les années 60 lorsque Truffaut y était.
Carole Le Berre, vous avez écrit deux ouvrages très remarqués sur Truffaut, les deux publiés aux éditions Les Cahiers du cinéma : Truffaut, dans la collection auteur et un très gros livre intitulé, Truffaut au travail. Vous avez plongé dans les archives de Truffaut, dans ses scénarios, vous connaissez son œuvre sur le bout des doigts. Je suis ravie de vous accueillir.
Frédéric Bas, vous enseigner dans un lycée parisien l’histoire, je crois, mais vous avez une double vie, celle aussi d’un cinéphile, vous écrivez sur le cinéma à Chronique art.
Bonjour.
Réponse à l’unisson des invités : Bonjour.
Serge Toubiana : Mon cher Jean, Jean Gruault, Truffaut critique.
Jean Gruault : Truffaut critique, écoute, je ne sais pas très bien si c’est ma place ici parce que moi, j’ai connu Truffaut avant. Pendant la période des Cahiers comédien. Critique, je le lisais évidemment, parce que j’ai connu François en 49 au ciné-club du Quartier latin et à la cinémathèque, où nous nous retrouvions et au studio Parnasse. On est devenu plus ou moins copain mais je ne l’aimais pas beaucoup. Il m’énervait. Il était plutôt du côté Rohmer, etc., des gens plus pépères. François était très provocateur, déjà à cette époque-là. Je me souviens, d’ailleurs je le raconte dans mon bouquin,…
Serge Toubiana : Le bouquin s’appelle « Ce que dit l’autre », chez Julliard.
Jean Gruault : Par exemple, il nous faisait l’éloge de la dernière version de Tir au flanc avec Francis Blanche. Il trouvait que c’était un film absolument admirable. Il aimait bien nous foutre en rogne parce que c’était une époque où dans les ciné-clubs on passait l’éternel Cuirassé Potemkine, quelques films de Carné, etc. J’adorais le ton de ses critiques, c’est ce que l’on ne retrouve plus maintenant, tous les films sont plus ou moins bons mais personne ne se fait engueuler, alors qu’à l’époque, dans les années 50, François c’était un bol d’air, parce qu’enfin on pouvait engueuler des films, on pouvait trainer des mecs dans la boue, c’était la joie. On se trouvait dans le climat de la critique de théâtre du temps Léautaud. D’ailleurs, François adorait Léautaud. C’était une liberté extraordinaire. Évidemment, comme les choses étaient bien cadrées, aux Cahiers du cinéma…
Serge Toubiana : Parlez-nous d’une chose très importante, vous l’avez dite en passant, mais c’est très important, Jean Gruault. Les ciné-clubs à cette époque, disons l’après-guerre, comme lieux de rencontre, lieux de découverte de tout ce que les jeunes…
Jean Gruault : Tout ce qu’ils n’avaient pas vu pendant l’Occupation. Oui, c’était un lieu de rencontres. Il y avait la cinémathèque aussi, avenue de Messine, je parle de la vraie cinémathèque, je m’excuse Serge, la cinémathèque primitive. Là, c’était drôle. C’était tout petit, une salle de 50 places, je crois. Comme on était tous plus ou moins fauchés, on y entrait à l’œil. Il y avait des mecs comme Rossif, il fallait faire gaffe parce qu’il était très sévère avec nous, mais il y avait d’autres qui faisaient le contrôle…
Serge Toubiana : Frédéric Rossif, déchirait le ticket à l’entré, c’est ça ?
Jean Gruault : Oui, oui mais il nous surveillait. Il était assez vache avec nous. Il y avait d’autres qui fermaient les yeux. On allait soi-disant faire pipi, on passait dans les chiottes, qui communiquaient directement avec la salle, on faisait un circuit. Il y avait Madame Merson, la compagne d’Henri Langlois qui ensuite faisait la police. Je l’ai vu par exemple virer Rivette par la peau du cou et le foutre dehors. Il attendait ensuite qu’il y ait l’obscurité, que le film ait commencé et il re-rentrait par les mêmes moyens.
Serge Toubiana : Charles Bitsch, vous avez connu cette période ?
Charles Bitsch : Non, je n’ai pas vraiment connu cette période. J’ai connu Truffaut et d’autres quand j’ai été pour la première fois de ma vie dans un ciné-club. J’étais fou de cinéma dans mes toutes premières années mais j’étais fauché, comme j’ai du mal à l’imaginer aujourd’hui, je ne comprends pas comment j’ai survécu. Je ne mangeais pas, tout mon argent passait à aller voir des films. J’arrivais parfois, avec le système béni de l’époque du cinéma permanent, à rentrer par la sortie au moment où les gens sortaient des salles, mais pas toujours, je me faisais pincer. Bref ! Comme je lisais L’Écran français, je voyais qu’il y avait quantité de ciné-clubs dans Paris, du coup je ne savais pas auquel aller et comme je n’avais vraiment pas d’argent disponible, j’avais fait le deuil. J’avais pris la décision de n’aller à aucun. Donc, je n’allais pas au ciné-club jusqu’au jour, où je ne sais pas pourquoi, il y a eu Objectif 49 qui s’est crée. Là j’ai eu envie d’aller dans ce ciné-club, parce que je retrouvais des gens comme Bazin, dont je lisais religieusement les articles dans L’Écran français. Donc, il y a eu un effet d’attirance et je me suis dit : tant pis je me paye ça, je mangerai une tablette de chocolat en moins le soir. Donc, je suis allé à Objectif 49. C’est là que j’ai fait la connaissance de Truffaut, Rivette et beaucoup d’autres. À partir d’Objectif 49 et surtout du Festival du film Maudit, où je suis allé, à Biarritz. C’est là que mon rapport à Truffaut a complètement basculé, parce que je l’ai vu, je l’ai connu, je l’ai rencontré. On a vraiment beaucoup sympathisé. C’était l’année 49 et après, les choses se sont un peu distendues parce qu’on est entré à Paris. À Paris on s’est vu un peu au début puis, c’est comme toujours dans ces cas-là, la vie reprend ses droits, on n’est plus ensemble dans une petite ville de province, on est perdu dans la capitale, donc les choses se sont distendues. Je ne voyais plus les gens, comment on dit déjà pour les habitants de Biarritz ?
Réponse à plusieurs : Les Biarrots.
Charles Bitsch : Je voie quand même qu’il y a des gens cultivés autour de cette table.
Serge Toubiana : Expliquez-nous ce que c’était le Festival du film Maudit. c’était une initiative de qui ? Jean Cocteau ?
Charles Bitsch : Festival du film Maudit, c’était une initiative, je ne saurais pas dire exactement de qui. Très, très vite, à Objectif 49, l’envie d’afficher les positions et le rôle que ce ciné-club entendait jouer dans le cinéma se sont très vite formulés dans l’idée qu’il fallait faire un festival pour montrer des films que l’on ne montre pas justement dans les festivals, pour affirmer un certain nombre de choses sur la liberté du cinéma. C’est devenu très vite une espèce d’envie générale, de tous les membres du ciné-club, que ce festival existe.
Serge Toubiana : C’est vrai la légende selon laquelle vous dormiez dans un dortoir de lycée par exemple ?
Charles Bitsch : Oui, oui, ce n’est pas une légende, c’est la réalité. On était hébergé, comme cela tombait au mois d’août, si je me souviens bien. Pour manger, on se débrouillait comme d’habitude, une baguette et une tranche de jambon.
Serge Toubiana : Jean Gruault, vous y étiez, vous ?
Jean Gruault : Pas du tout, je n’avais pas assez de fric. Charles, c’est bien que tu me rappelles Objectif 49. Effectivement j’étais à Objectif 49 mais il ne me semble pas que j’aie connu Truffaut à ce moment-là. J’ai connu Rohmer à ce moment-là. Il y avait Roger Leenhardt, qui était quand même la locomotive d’Objectif 49. J’y allais, j’étais pion dans un collège de la banlieue parisienne, pour cancres. On recueillait tous les cancres de l’Île-de-France.
Serge Toubiana : Frédéric Bas, vous qui êtes de la jeune génération, cela vous dit quoi ça, 49, Truffaut jeune ?
Frédéric Bas : Ce qui me manque beaucoup dans les souvenirs de Jean Gruault et Charles Bitsch, c’est le rappel d’une époque et ce que vous, vous décrivez, c’est vraiment le mélange entre la vie et le cinéma. Quelque chose que l’on a du mal à imaginer aujourd’hui, au moment où le cinéma est un secteur culturel, organisé, instutionnalisé.
Serge Toubiana : Avec des cartes limités ?
Frédéric Bas : Cartes limités, des multiplexes. Ce que je trouve intéressant, c’est cela, c’est le rappel d’une époque. Puis la deuxième chose que vous avez dite tout à l’heure, Jean Gruault, quand vous parliez de la cinémathèque. La cinémathèque comme un lieu petit, la cinémathèque primitive. Je pense qu’il faut rapporter l’activité de Truffaut critique à cette époque et à ce contexte. J’ai calculé que l’on est, par rapport aux grands textes de Truffaut, « Une certaine tendance du cinéma français », aussi éloigné de lui aujourd’hui et de ce texte que Truffaut était éloigné de Grifin et Renoir. Aujourd’hui, il faut quand même se rendre compte que c’est une histoire extrêmement importante mais une vieille histoire. Moi, ce que cela me dit c’est que le moment où Truffaut a écrit sur le cinéma, c’est un moment où le mot cinéma ne s’entendait pas du tout comme il s’entend aujourd’hui. On a parlé, il faudra y revenir parce que c’est l’aspect numéro un de Truffaut, du Truffaut polémiste, Truffaut virulent, Truffaut violent, il a d’ailleurs gagné une réputation très vite de cela, il va essayer de s’en défaire, pendant son activité de cinéaste, parce qu’il y a eu beaucoup de malentendu de cette violence. Cette violence de Truffaut il faut la rapporte vraiment au contexte. Un contexte où le cinéma était un secteur de divertissement pour le public, un moment de plaisir, et puis un secteur qui n’était pas du tout apprécié par les intellectuels. L’élite intellectuelle…
Jean Gruault : Au ciné-club universitaire, il y avait une série de films, c’était toujours les mêmes, qui étaient soi-disant les films culturels, entre guillemets, mais c’était très limité : quelques films soviétiques,…
Serge Toubiana : Buñuel un peu ?
Jean Gruault : Jean Epstein, oui, Buñuel mais c’était complètement exceptionnel. Buñuel, le grand public ne savait pas ce que c’était. Ce qui nous a libérés, c’est le ciné-club du Quartier latin. Tu as connu, Charles ?
Charles Bitsch : Je connais, mais je n’y suis jamais allé.
Jean Gruault : Moi, je faisais partie du Conseil d’administration.
Serge Toubiana : Administrateur déjà !
Jean Gruault : François aussi, on faisait partie du truc, quoi. Donc, on ne payait pas. On entrait là-dedans. Commet le gars qui dirigeait ça, Froeschel, un personnage extraordinaire, son père était un vieux bonhomme assez étonnant, qui est devenu un personnage dans les romans de Gégauff d’ailleurs
Serge Toubiana : Paul Gégauff, un très proche de Chabrol, de Rohmer, scénariste de Rohmer et de Chabrol…
Jean Gruault : Ce ciné-club du Quartier latin était un truc de canular, on faisait des tonnes de canulars. Et Rohmer participait aux canulars. On avait par exemple inventé - c’est eux qui avaient inventé, pas moi – un cinéaste. Un cinéaste imaginaire, Américain, qui était soi-disant censuré pour les ( ? Manque un mot) sexuels des se films, etc. À certaines séances, on disait : ah, il est dans la salle aujourd’hui. Il y a avait un type qui avait l’air un peu abruti, qui était dans la salle, et on a dit : c’est lui, il se cache, c’est lui ! Insensé ! et il y avait des gens qui y croyaient ! Un public d’étudiants mais qui étaient assez réticents. De plus, Froeschel, pour se procurer des films, il ne savait pas très bien où s’en procurer, alors on sortait des films comme King Kong par exemple, on revalorisait des films comme em>King Kong. Je me souviens de ( ? Manque un mot) Folies, par exemple, ça devenait des films culturels. Les étudiants qui fréquentaient les ciné-clubs universitaires et qui venaient chez nous, sifflaient, gueulaient, râlaient. On a vu des trucs extraordinaires. C’est là que pour la première fois, j’ai vu La vie est à nous de Renoir, le film e la CGT. On l’a passé là parce qu’il y avait des gens qui apportaient des films. Un type qui avait une copie, en 16 mm, de La vie est à nous, un vieux militant sans doute, avait apporté cela au ciné-club, mais on ne le savait pas, il n’y avait pas de générique. On sort le film et on a reconnu, à certaines scènes, le style de Renoir, c’est quand même extraordinaire ! On avait tous entendu parler de la La vie est à nous et je me suis écrié, François aussi, mais c’est La vie est à nous, le film de Renoir ! C’était incroyable parce que c’était une période de découverte.
Serge Toubiana : Je peux lire un extrait de votre livre, Jean Gruault, Ce que dit l’autre ? Vous parler de Truffaut.
« Avouons le, l’agressivité de François, sa perpétuelle agitation de moustique en folie nous agaçait. Ses provocations étaient, selon nous, loin d’avoir la classe de celle de Schérer – le vrai nom d’Éric Rohmer – et de Gégauff et elles ne se traduisaient pas en acte, comme celles de Frédéric F…. »
Jean Gruault : Froeschel.
« Quant à sa connaissance sur le cinéma et ses goûts dans ce domaine, ils nous paraissaient suspects parce qu’ils n’étaient pas aussi conventionnels que les nôtres. Nous parlions de Ford, qu’il méprisait mais il changea d’avis, ou de Huston, qu’il trouvait nul et son opinion n’a jamais varié, il nous répliquait en faisant l’éloge d’une nouvelle version de Tir au flan avec Francis Blanche, du dernier Guitry ou d’un comédien dont nous n’avions encore jamais entendu prononcer le nom, un certain Louis de Funès. François était sans famille. Un vrai pauvre. Il était d’une extrême jeunesse. Nous, pour la plupart, nous avions de 3 à 10 ans (Schérer) de plus que lui, et, bien qu’à de degré divers, nous étions de faux pauvre. Cela faisait la différence et une fameuse. La pauvreté à 18 ans est un état qui, à moins d’être Saint François d’Assise, a tendance à vous rendre nerveux. »
Serge Toubiana : C’est très beau, ce que vous dites. Charles Bitsch aussi était un vrai pauvre.
Jean Gruault : Mais, ça, je ne le savais pas.
Serge Toubiana : Cela veut dire que pour Charles Bitsch et Truffaut cela créer des comportements disons culturels, comme on dirait aujourd’hui, différents ?
Jean Gruault : Oui, parce que nous, par exemple Suzanne…
Serge Toubiana : Suzanne Schiffman.
Jean Gruault : Suzanne Schiffman, c’était ma meilleure copine à l’époque. Moi j’arrivais à soutirer un peu de sous à ma mère, elle me disait va te faire faire un nouveau costume, j’ai honte auprès des voisins, elle me filait du pognon et ce pognon je m’en servais pour bouffer, etc. Nous, on avait des familles, puis moi j’avais la famille de Suzanne. J’étais très copain avec Suzanne, son frère, toute la famille et c’était une grande famille juive, en partie recomposée, puisque monsieur Klochendler s’était remarié, etc.
Serge Toubiana : Suzanne Klochendler.
Jean Gruault : Ils habitaient boulevard Diderot. Et souvent j’allais bouffer là-bas. C’était une espèce de havre. Ensuite, j’ai eu le Parti communiste. Le Parti communiste, c’était une famille. Quand on est communiste, cela fait une famille. Pour moi, c’était une famille. Il y avait des copains qui m’invitaient à bouffer… Bref, c’est comme ça que cela se passe.
Serge Toubiana : Revenons à Truffaut quand même.
Jean Gruault : Il y a eu, surtout à cette époque, de petites intrigues, de petites histoires amoureuses. Il y avait une fille, qui venait tout le temps à la cinémathèque, également d’origine juive polonaise, qui était Liliane, je peux dire son nom ?
Serge Toubiana : Ludivine (orthographe incertain).
Jean Gruault : Liliane, je peux dire son nom parce qu’elle doit avoir à peu près mon âge.
Carole Le Berre : Il y a prescription.
Jean Gruault : Est-elle encore en vie ? Je n’en sais rien, je la salue en tout cas si elle écoute l’émission. Elle avait des parents adorables et là aussi c’était encore une famille où on allait bouffer, on était reçu.
Serge Toubiana : C’est important parce qu’on va le retrouver dans le cinéma de Truffaut.
Jean Gruault : Exactement. C’est une des arisons pour lesquelles Truffaut m’a dit : je ne t’ai pas fait travaillé sur Baiser volé parce que je sais que tu connaissais les événements réels. J’ai préféré mettre…
Serge Toubiana : de Givray et Bernard Revon.
Jean Gruault : de Givray et Revon sur le coup parce qu’eux n’ont pas connu…
Serge Toubiana : La vérité.
Jean Gruault : la vérité sur cette histoire, parce que moi aussi j’étais amoureux de Liliane, Godard aussi et quelques autres. Elle nous faisait tous marcher. C’état exactement l’histoire de Baiser voler.
Carole Le Berre : En vous entendant, je me redisais à quel point c’était de l’ordre de la nécessité, pour Truffaut, d’aimer le cinéma, de vivre du cinéma, d’en parler. En parler avec les copains, en parler beaucoup, sans arrêts, après et avant les séances, manger du cinéma toute la journée, se réfugier aussi au cinéma, s’y cacher, puis de devenir critique, tout cela est de l’ordre de la nécessité. De la nécessité vraiment pour être en vie et aussi, progressivement, pour entrer dans ce monde qui est, on l’a rappelé tout à l’heure, un monde de l’époque différent de celui d’aujourd’hui, qui est complètement fermé, cloisonné. Puis devenir critique et cinéaste. La critique devient progressivement pour Truffaut probablement une arme de guerre aussi pour entrer dans ce monde, exister et avoir le droit d’abord de parler des films, écrire sur les films puis ensuite faire des films. Ce qui me revenait à l’esprit aussi, c’est à quel point, en vous écoutant à divers moments, et au moment ou reconnaissait le style de la vie est à nous, découvrir le cinéma et se mettre à en parler, c’est un travail de connaissance. C’est une culture qui commence à naître. C’est une contreculture parce que c’est une culture qui commence à exister, à naître, à l’écart, en marge et en opposition à la culture officielle, intellectuelle, littéraire et au cinéma reconnu, à la littérature reconnue, etc. C’est une découverte d’un cinéma qui n’est pas le cinéma qui reconnu comme devant être celui dont on parle et que l’on aime. Cette contreculture se construit sur une extraordinaire précision, sur quelque chose qui est de l’ordre de la connaissance, d’un savoir extrêmement précis. On a évoqué l’article, « Une certaine tendance du cinéma français ». cet article repose sur un travail incroyable, un travail de recherche dans les films d’Autant-lara et des autres et sur les scénarios d’Aurenche et Bost. Si on relit cet article, on redécouvre à quel point il est excessivement précis, les attaques ne sont pas vagues, ce n’es pas de la critique poétique, de la critique floue. De même, il vous demandera toujours, Jean, sur les scénarios de ne jamais être flou, vague. C’est une des choses qu’il demande le plus souvent. Lui, quand il est critique, qu’il commence à travailler, à écrire, c’est son premier travail publié, c’est vraiment construit sur une réflexion et un très grand travail de précision, à la ligne près. Il cite des dialogue, montre combien ces dialogue sont méprisables, l’explique… C’est un très grand travail de précision. Je me disais, si l’on revient à la ligne biographique, c’est que Truffaut, peut-être, a commencé à devenir critique le jour où il est allé au cinéma 2 fois. Ça, c’est quelque chose qui lui ai arrivé par hasard. Il va…
Serge Toubiana : Précisons, c’est en 42 et il a 10 ans.
Carole Le Berre : Je pense que cette découverte est fondamentale ensuite dans son parcours de découvreur de cinéma et de critique. C’est une découverte de la connaissance précise. Aujourd’hui, cela semble complètement à l’avant-garde …
Jean Gruault : Aujourd’hui, on a la vidéo, moi, il y a certains films que je me passe toutes les semaines.
Carole Le Berre : On se les passe toutes les semaines, on peut les voir 20 fois si l’on veut et tout le travail universitaire aujourd’hui, tout le travail culturel qualifié universitaire sur le cinéma est fondé sur le fait que nous revoyons les films, que nous les analysons…
Serge Toubiana : Nous les arrêtons...
Carole Le Berre : Nous les arrêtons pour voir quel plan a été mis où, etc.,
Serge Toubiana : Je voudrais citer un extrait de Truffaut dans la préface qu’il a écrite au Films de ma vie. Il commence, Carole Le Berre vient de le dire, il évoque qu’en 1942, il va revoir Les Visiteurs du soir, il dit quelque chose plus loin qui est très important et qui me permettra après de passer la parole à Frédéric Bas. Truffaut dit :
« Mes 200 premiers films, je les ai vu en état de clandestinité, à la faveur de l’école buissonnière ou en entrant dans la salle sans payer, par la sortie de secours ou les fenêtres des lavabos, soit encore en profitant le soir de l’absence de mes parents, avec la nécessité de me retrouver dans mon lit feignant le sommeil au moment de leur retour. Je payais donc ce grand plaisir de fortes douleurs au ventre, l’estomac noué, la peur en tête, envahi d’un sentiment de culpabilité, qui ne pouvait qu’ajouter aux émotions procurées par le spectacle. J’avais un grand besoin d’entrer dans les films – il souligne dans les films – et j’y parvenais en me rapprochant de plus en plus de l’écran, pour faire abstraction de la salle. Je rejetais les films d’époque, les films de guerre et les westerns car ils rendaient l’identification plus difficile. Par élimination, il me restait donc les films policiers et les films d’amour. Contrairement aux petits spectateurs de mon âge, - il a dix ans – je ne m’identifiais pas aux héros héroïque mais aux personnages handicapés et plus systématiquement à tous ceux qui se trouvaient en faute. On comprendra que l’œuvre d’Alfred Hitchcock, entièrement consacrée à la peur, m’ait séduit dès le début, puis celle de Jean Renoir, tournée vers la compréhension : « Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons », phrase célèbre de « La règle du jeu ». La porte était ouverte, j’étais prêt à recevoir les idées et les images de Jean Vigo, Sacha Guitry, Jean Cocteau, Orson Welles, Marcel Pagnol, Lubitsch, Charlie Chaplin, évidemment, de tous ceux qui sans être immoraux, doutent de la morale des autres, citation d’Hiroshima mon amour. ».
Serge Toubiana : C’est très important cette culture, comme vous l’avez si bien dit Carole, à la fois d’une grande précision et aussi une culture née clandestinement, contre a famille, contre l’école, et aussi contre le fait d’aller au spectacle. Il va au spectacle par une porte dérobée, qu’est-ce que vous en pensez Frédéric Bas ?
Carole Le Berre : Si je peux me permettre de rajouter ça, parce qu’il l’a raconté ailleurs et cela complètera très, très bien ce qu’il résume dans ce texte. On est pendant la guerre, il y a des alertes. Quand il va voir les films, il ne sait jamais si la projection ne va pas être interrompue par une alerte. Donc, il voit aussi les films dans un sentiment d’urgence, avec la peur qu’à un moment donné il y ait une alerte et que l’on fasse descendre tout le monde dans la cave et que du coup la projection soit interrompue. Il faut voir le plus vite possible et enregistrer, garder en soi le plus vite possible le film parce qu’effectivement cela peut être interrompu à tout moment et si l’alerte dure longtemps, la projection ne sera pas reprise, il faudra revenir à une autre séance. Cela complète aussi cette idée de clandestinité.
Frédéric Bas : C’est vrai que la singularité de Truffaut critique, c’est ce mélange de ce cinéma qui a été pris commun lieu de sa vie. Quand il titre son recueil d’articles Les Films de ma vie, qu’il met en exergue une phrase d’Henry Miller, qui s’appelle Les livres de ma vie. Truffaut le met en exergue, ce sont des livres vivants, ils vont en parler. Ce sont mélange d’autodidaxie, d’intuition, cette famille des films, comme des objets vivants, pas comme des choses que l’on regarde de loi, ce mélange de ça et de la grande connaissance, à force de voir les films, qui fait son originalité. C’est vrai qu’il faut le dire, il faudrait parler un petit peu des positions qu’il a créées, qui sont aujourd’hui le lot commun de ce qui s’écrit sur le cinéma, quand des choses intelligentes s’écrivent. Truffaut critique, c’est quand même ça. C’est celui qui a laissé des textes définitifs, écrits il y a 60 ans, qui sont utilisées aujourd’hui de manière intuitive, même par des gens qui ne les ont pas lues, qui ne se rendent pas compte que ses idées posées, écrites avec une telle écriture, extrêmement simple, extrêmement facile à comprendre, éloignées de tout intellectualisme. Car s’il y a bien un critique qui n’est pas intellectuel, qui n’est pas théoricien, qui n’est pas dogmatique, c’est Truffaut. Il est tout à l’instinct et ça, c’est sa force. Il y a un texte très drôle, on a dit que Truffaut était violent, c’est vrai, il était virulent, il était souvent très drôle dans les textes violents, quand il titre l’un de ses chapitres : Un peu de polémique ne fait pas de mal. Il y a un article très drôle, écrit à cette époque-là, dans les années 50, il s’appelle « Les sept pêchers capitaux de la critique. Dans deux des sept pêchers capitaux, c’est les critiques du cinéma, avant que lui et des gens de la future « Nouvelle vague » écrivent, ne connaissent pas l’histoire du cinéma, la connaissent mal, c’est toujours les mêmes films, c’est ce que vous disiez tout à l’heure. Deuxièmement, ils ne connaissent rien au cinéma tel qu’il se fait. La force de Truffaut, cela sera, toute sa carrière de cinéaste aussi, c’est de toujours parler du cinéma selon les deux aspects : le critique connaît l’histoire qui était avant, il la connaît drôlement bien, a appris aux gens à la connaître, par ailleurs, un film comment cela se fait, comment cela s’écrit. Maintenant, il faut arriver aux positions de Truffaut, les deux principales, qui sont aujourd’hui d’une banalité, qui étaient un combat, qui devaient être défendues à l’époque : Un, la politique des auteurs. Truffaut a été parmi les futurs « Nouvelle vague » celui qui a fait le travail. Il l’a dit dans un entretien de 62, il a dit : c’est moi qui ait eu le travail de mettre sur papier tout ce que l’on pensait. Donc, la politique des auteurs, l’idée aujourd’hui banale, encore une fois, qu’un film n’est pas signé par une équipe mais est signé par une personne qui pense le film, qui a une vision du film. C’est la première chose et aujourd’hui, personne ne conteste ça, c’est l’évidence, c’est la base. Puis, la deuxième chose, c’est la modernité. Justement, là, il va y avoir quelque chose qui va toujours être un problème, un malentendu. La modernité telle que défendue par Truffaut, c’est la modernité du cinéma qui se méfie énormément du formalisme, d’un cinéma que l’on verrait trop, car Truffaut est un passionné du cinéma classique. Il ne reviendra jamais là-dessus. Il y a une légende noire de Truffaut, qui le présente comme un cinéaste qui a trahi ses positions de critique. Cela ne revisite pas à l’analyse et à l’étude de ce qu’il a écrit en tant que critique et ce qu’il a dit après. Pour lui, la modernité, c’est d’abord un cinéaste qui parle de choses qu’il connaît, d’où la phrase qui est citée en permanence, mais mal citée et qui a créée plein de malentendus, à savoir : le cinéma ne doit plus raconter d’histoires, le cinéaste peut raconter son histoire d’amour, son enfance, aller sur la plage… Cette phrase-là, dès 62, Truffaut revient dessus, en disant, et ça, c’est quelque chose que je voudrais vraiment dire parce que cela me paraît important puisqu’il y a un malentendu là-dessus, Truffaut a été critique virulent pour défendre les positions mais il a été surtout extrêmement réactif à ce qu’il a écrit. Truffaut est un critique réactif au contexte. C’est un des plus réactifs.
Jean Gruault : Dans le côté réactif, par exemple la politique des auteurs, etc., en parlant, il me disait : la politique des auteurs, on a peut-être été un peu loin. C’était un peu faux. Finalement, il était contre. Truffaut n’a jamais mis sur les génériques, d’ailleurs Resnais non plus, un film de François Truffaut. Il dit : mise en scène, François Truffaut. Scénario, machin et Truffaut ou Truffaut et machin, exactement comme Resnais. Resnais a exactement cette position aussi, bien que sur d’autres points ils n’ont rien de commun. Il estime que la mise en scène, c’est ça l’art. Le reste, tout le reste existe aussi. Les mecs, ils mettent film de… Je me souviens de Resnais qui se souvenait d’un film d’Antonioni où il y avait 5 fois le nom d’Antonioni sur le générique.
Serge Toubiana : Quelle est la différence entre par exemple un critique comme lui et un critique comme Rivette que vous avez bien connu, avec qui vous avez travaillé ? Ce n’est pas la même origine sociale, ce n’est la même culture familiale. Rohmer, pareil. Godard pareil. Comment vous les voyiez ?
Jean Gruault : Rivette est un type qui a fait des études, ça n’a rien à voir. Mais… Tu vois une différence toi Charles ?
Charles Bitsch : Elle doit être difficile à percevoir puisqu’on a connu l’époque où l’on disait « Trufette et Rivaut ».
Jean Gruault : Ils étaient d’accord.
Serge Toubiana : « Trufette et Rivaut » tellement ils étaient…
Charles Bitsch : Tellement ils étaient… C’était un couple.
Jean Gruault : Ça a toujours été. Moi, mes scénarios, il les soumettait à Rivette, ou à Rohmer, pour leur demander leur avis.
Carole Le Berre : Il y a des lettres de Rivette sur L’enfant sauvage, oui.
Jean Gruault : Où il trouvait que la première partie était beaucoup trop développée.
Carole Le Berre : Il vous l’a fait couper d’ailleurs.
Jean Gruault : Je l’ai coupé.
Carole Le Berre : Vous l’avez retravaillée en fonction de cet avis de Rivette.
Serge Toubiana : Donc, grande complicité entre Truffaut et Rivette. À l’époque des Cahiers puisqu’ils font leurs premiers entretiens ensemble avec Becker, avec un certain nombre de cinéastes…
Carole Le Berre : L’entretien d’Hitchcock là où ils sont tombés tous les deux dans...
Jean Gruault : C’est avec Chabrol.
Frédéric Bas : C’est Rivette qui a fait le papier sur Les quatre cents coups dans Les Cahiers…
Serge Toubiana : Donc, c’est « Trufette et Rivaut », comme on les appelle. C’est eux qui rencontrent Max Ophuls, très important, à l’époque de Lola Montès. On peut dessiner le parcours du combattant de la critique de l’époque, les grands enjeux, la défense de Lola Montès, la défense de Bresson, la défense d’Hitchcock. Non pas que ces gens-là soient attaqués, encore que Lola Montès a été très attaqué…
Carole Le Berre : Si, si, ces gens-là sont attaqués...
Serge Toubiana : Mal perçus, mal compris…
Jean Gruault : Quand on passait un film d’Hitchcock, on se faisait huer par les étudiants.
Serge Toubiana : Pourquoi ?
Jean Gruault : parce que c’était considéré comme inférieur.
Serge Toubiana : Commercial ?
Jean Gruault : Je ne sais pas.
Carole Le Berre : Films pas intelligents...
Jean Gruault : Ou alors on disait il n’y avait que les films anglais d’Hitchcock qui étaient bons, - maintenant quand je les revois, je les trouve pas mal – et les films américains étaient moins bons. Il y avait comme ça, des lieux communs culturels.
Carole Le Berre : Il faudrait relire et comparer de manière plus attentive les critiques de Rivette et de Truffaut de ces années-là, si l’on veut commencer à en examiner les différences. Il faudra regarder mais il me semble qu’il y a un ton légèrement différent. Pour Truffaut, vraiment il faut revenir à cette idée de la nécessité vitale. Chez lui, c’est plus âpre, plus insolent aussi dans toutes ses critiques dans Les Cahiers et dans Arts.
Jean Gruault : Et François était meilleur écrivain que Rivette.
Carole Le Berre : Rivette, c’est plus littéraire.
Jean Gruault : Plus culturel.
Carole Le Berre : Chez Truffaut, c’est la bataille. Chez Rivette probablement aussi mais il me semble que c’est un petit peu plus enveloppé. Il faudra vraiment revenir aux textes eux-mêmes.
Serge Toubiana : Attendez, on n’a pas dit une chose importante. C’est qu’après la parution « Une certaine tendance du cinéma français », en janvier 54, dans Les Cahiers du cinéma, N°31, Truffaut a 22 ans, je l’ai dit tout à l’heure, il est contacté par les patrons de Arts, l’hebdomadaire et Truffaut commence à écrire dans l’hebdomadaire. Et là, il le dit très bien. Cela a été pour lui une école extrêmement importante du journalisme et de la critique parce qu’il était obligé de résumer le film et l est obligé de convaincre. Il écrit pour un plus grand nombre de lecteurs que Les Cahiers, qui est une revue confidentielle. Là, cela lui donne une formation sur le tas que les autres n’ont pas ou n’ont pas besoin. C’est très important je crois. Vous, Charles Bitsch, vous lisiez Arts à l’époque…
Charles Bitsch : À partir du moment où il a écrit dans Arts effectivement j’ai commencé à regarder un peu ce qu’il écrivait. J’ai même travaillé avec lui à Arts, j’ai écrit des textes aussi.
Serge Toubiana : C’était la différence d’écrire dans Arts ou dans Les Cahiers ?
Charles Blitsch : Dans Arts, je ne me posais pas tellement de questions. Honnêtement, e ne me posais pas tellement de questions entre ce que je pouvais écrire dans Les Cahiers et ce que j’écrivais dans Arts, peut-être par incapacité, sans doute par incapacité d’arriver à gérer une critique de films de deux façons différentes. J’avais déjà du mal à le faire d’une seule façon, si en plus il fallait que je fasse différemment ailleurs. J’ai été fasciné par François Truffaut, certaines soirées, je devrais dire des nuits, on passait en face de France soir, dans un café qui était ouvert toute la nuit, pendant que moi j’écrivais péniblement une note de quatre lignes, pour Les Cahiers du cinéma, François avait déjà écrit deux critiques de films. C’était une force de travail et une rapidité, je n’ai jamais rencontré ça.
Jean Gruault : Et sans ratures, ce qu’il y a d’incroyable.
Carole Le Berre : Une vitesse de la pensée qui…
Jean Gruault : Des lettres d’engueulade aussi, sans ratures, qu’il envoyait, qu’il regrettait,...
Serge Toubiana : Carole, vous l’avez dit, c’est aussi un combat. Il se sert de Arts, il sait que Arts, est un lieu où l’on peut envoyer, pas des missiles mais des flèches. Sur quoi ?
Carole Le Berre : À condition de convaincre.
Serge Toubiana : À condition de convaincre.
Carole Le Berre : Il faut quand même rappeler que ce combat n’est pas fait que d’attaques...
Serge Toubiana : Bien sûr !
Carole Le Berre : Que de virulence. Ce combat est fait aussi avec énormément de papiers où il dit aux gens allez voir tel film, tel film, tel film. Il parle aussi des films qu’il aime, des films éventuellement moins vus, moins connus, etc. Tous les films américains de cinéastes qui sont à l’époque pas connus, et aujourd’hui un peu oubliés aussi, moins connus qu’Hitchcock, etc., ce sont des films que Truffaut va voir chaque semaine, qu’il va revoir, j’insiste là-dessus, et il écrit des textes dans arts pour que les gens y aient aussi. Ces textes sont déjà des textes qui définissent, ça c’est très important de le rappeler aussi, ce que sera son travail de cinéaste. Moi, je suis tout à fait d’accord, et je milite beaucoup pour cette idée, qu’il n’y a pas de différence entre la personne et la pensée, entre le travail de Truffaut critique et de Truffaut cinéaste. Il est le même. C’est le même qui fait des films, qui a écrit « Une certaine tendance du cinéma français » et toutes les autres critiques. On peut se dire qu’après le temps passe, il tourne des films et tout le monde dit : il tourne des films qui ne sont pas si éloignés des films qu’il a critiqués. Quand j’ai regardé dans les archives et que je suis tombés sur les scénarios de Baisers volés, ce qui était très marrant, c’est qu’à un moment donné, il attaque beaucoup les premiers scénarios, comme il critique beaucoup les premiers scénarios que vous avez écrits, Jean, ou les premiers scénarios écrits par de Claude Givray, Bernard Revon, etc. Il se fait écrire, j’ai l’impression, une première version de scénario pour dire : ce n’est pas ça que je veux, ce n’est pas ça j’aime, ce n’est pas ça que j’ai envie de faire. J’ai envie de faire autrement, j’ai envie de faire autre chose. Donc, il reprend face à ces premiers textes que vous écrivez pour lui et avec lui, une position de critique. Très virulent, avec la même virulence qu’il a pour ses critiques dans Arts. Sur le scénario de Baisers volés, sur cette version, où il écrit, en marge gauche, tout ce qu’il a envie de faire et tout ce qu’il n’aime pas, il dit : je ne veux pas que vous me fassiez ces scènes - ce sont les premières versions de « oui, monsieur » avec Delphine Seyrig et Jean-Pierre Léaud – je ne veux pas du ( ? manque deux mots). C’est la continuité parfaite, c’est la même personne, il n’a pas relu sa critique de 1956 pour critiquer la première version de Baisers volés, c’est tout simplement que c’est le même esprit, le même esprit en vivacité permanente et en intelligence permanente qui est en œuvre.
Serge Toubiana : Jean Gruault, vous vouliez réagir. Approuver.
Jean Gruault : J’approuve absolument. Il me donnait un texte et il me disait : tu as un roman, ou une idée de truc, je n’ai pas fait que des adaptations, et tu me donnes ton premier jet. Tu dis tout ce que tu as envie de dire, tu ne t’occupes pas du budget, du nombre des décors, de la durée, etc. Il lui fallait quelque chose contre quoi réagir, toujours. À partir de là, il me redonnait, moi je ne travaillais jamais en communauté avec lui. On n’était jamais tous les deux ensembles. Je travaillais de mon côté, je lui envoyais le truc, il me la renvoyait, on appelait cela le ping-pong. Il n’y a que pour Belle époque et 00-14 où nous avons travaillé ensemble. C’était comme ça, je découpais, je collais…
Jean Gruault : J’approuve absolument. Il me donnait un texte et il me disait : tu as un roman, ou une idée de truc, je n’ai pas fait que des adaptations, et tu me donnes ton premier jet. Tu dis tout ce que tu as envie de dire, tu ne t’occupes pas du budget, du nombre des décors, de la durée, etc. Il lui fallait quelque chose contre quoi réagir, toujours. À partir de là, il me redonnait, moi je ne travaillais jamais en communauté avec lui. On n’était jamais tous les deux ensembles. Je travaillais de mon côté, je lui envoyais le truc, il me la renvoyait, on appelait cela le ping-pong. Il n’y a que pour Belle époque et 00-14 où nous avons travaillé ensemble. C’était comme ça, je découpais, je collais…
Carole Le Berre : Il y a ce texte très célèbre, évidemment, la première allusion à Jules et Jim, qui est un petit texte, dans Arts, un film d’Edgar Ulmer qui s’appelle The Naked Dawn, Le bandit dans sa version française, un tout petit texte d’une quinzaine de lignes, où il dit allez voir ce film, c’est un petit film américain. Et c’est dans ce petit texte qu’il dit : il existe un des plus beaux romans moderne, qui est le roman d’Henri-Pierre Roché où il y a deux hommes et une femme qui s’aiment d’amour tendre, presque sans heurts, pendant toute une vie, grâce à une morale esthétique et neuve sans cesse reconsidérée, c’est ça…
Serge Toubiana : Citation.
Carole Le Berre : Très, très belle citation, cette très belle phrase. Et il dit The Naked Dawn est le premier film qui me donne l’impression qu’un Jules et Jim cinématographique est possible. On est en 1956, je crois. Il a lu le livre d’Henri-Pierre Roché quelques mois auparavant et va vous donner ce texte en 1960, Jean, pour que vous l’adaptiez.
Jean Gruault : Mais oui, parce que…
Carole Le Berre : C’est ne continuité parfaite.
Serge Toubiana : Il y a une logique.
Carole Le Berre : Ça, c’est l’exemple le plus visible, mais l’on peut développer là-dessus aussi sur le ton. Ses attaques, si l’on revient sur ses attaques, les films qu’il attaque. Il attaque Une Parisienne, un film de Michel Boisrond avec Brigitte Bardot, écrit par Annette Wademant, par ailleurs quelqu’un qu’il apprécie plutôt…
Serge Toubiana : Elle a écrit Lola Montès, elle a travaillé avec Becker.
Carole Le Berre : C’est quand même quelqu’un qu’il aime bien, qu’il apprécie plutôt. Il le dit d’ailleurs. Il dit : j’aime bien Annette Wademant mais j’attaque ce film, voilà pourquoi, etc. Brigitte Bardot a refusé de dire une phrase du dialogue. Il dit : elle refuse de dire une phrase ampoulée du dialogue, etc., elle préfère dire à la place non. C’est ça, un simple non, quelques mots, c’est ça le cinéma moderne. Le cinéma moderne, ce n’est pas seulement un cinéma de forme, ça peut l’être aussi mais c’est aussi un cinéma où l’on va se mettre à dire des dialogues justes, comme il le défendra aussi beaucoup par la suite, des dialogues que l’on peut s’être dit la veille avec sa femme, avec son copain en bistro, des dialogues justes. Donc, il défend Brigitte Bardot qui refuse de dire un texte qu’il estime ampoulé, qui va en quelque sorte prendre le pouvoir sur le plateau, qui vient de tourner Et dieu créa la femme avec Vadim. Il dit : cela va être plus important ces films de que ces films-là qui sont des films de satyres parisiennes qui faux.
Serge Toubiana : Frédéric Bas, sur le Truffaut critique.
Frédéric Bas : Truffaut critique, juste pour réagir par rapport à ce que disait Carole et sur ce que l’on disait tout à l’heure sur la différence de textes. Il y a une vraie différence quand on relit les textes de Godard, de Rohmer. Ces différences, c’est ce que l’on a déjà dit, j’ai un peu de mal à utiliser ce mot, cet adjectif, mais je crois que c’est important parce que pour la mise en scène des Quatre cents coups, il l’utilisera lui-même, c’est une écriture très morale. C’est un moraliste, Truffaut. Il parle de la vie quand il parle de cinéma. C’est ce qui va le distinguer à un moment donné. La querelle Godard Truffaut, moi je la rapporte à ça réellement. Les textes de Truffaut quand on les lit quand on est un jeune critique, quand ils sont relus, malheureusement ils ne sont pas toujours relus, ce qui marque, c’est que c’est des textes très ouverts, très peu référencés, référencés au cinéma mais jamais pour écraser le public ou le lecteur. Truffaut est complètement obsédé par le lecteur en tant que critique et par le public. Il dit : j’ai l’obsession de ne pas ennuyer. C’est quelque chose de très important. Il a coupé des bouts de ses textes quand il trouve que c’est un peu long. Il va à l’efficacité, au direct. Il n’a pas ce système alambiqué. Il y a des textes très, très beaux de Godard dans ces années-là, dans les années 50, mais si vous les relisez, on est vraiment au seuil, il ya celui qui écrit le texte et le lecteur. Avec Truffaut pas du tout, on a l’impression que l’on peut prendre la plume et y aller. Je pense que c’est un acte naturel d’écrire dans le cinéma. La deuxième chose que je voulais dire, moi j’ai découvert Truffaut avec Les films de ma vie, un livre composé en 75, avec la préface que vous avez lue tout à l’heure, qui a un très beau titre : À quoi rêvent les critiques. Quand j’ai lu ce livre, c’était les titres qui m’impressionnaient : Lubitsch est un prince, Frank Capra le guérisseur, Que dieu bénisse John Ford, même s’il ne l’a pas aimé à un moment donné. C’étaient des textes où j’avais l’impression que Truffaut parlait des cinéastes comme si c’était ses amis. Je vois rarement des textes comme ça, aujourd’hui évidemment plus, on ne peut pas se le permettre. Ce qui le permettait, il l’a dit : aujourd’hui j’aurais du mal à être critique en 75. À l’époque où j’ai écrit, come disait Bazin, les films naissaient libres et égaux. Donc, il fallait écrire sur les films, ceux qu’on aimait pour convaincre. Et quand il essayait de convaincre il n’essayait pas de convaincre avec des arguments incompréhensibles pour celui qui va les lire. Ses arguments sont très directs. Les critiques de cinéma des Cahiers du cinéma de l’époque, c’est Truffaut qui les a écrites. Pour moi, il faut battre un peu en brèche l’idée d’un Truffaut théoricien. Ce n’est pas le cas. C’est un critique intuitif et direct.
Serge Toubiana : On va le citer encore une fois parce que ce texte est magnifique, la préface au Les films de ma vie.
« Ai-je été un bon critique ? Je ne sais pas, mais je suis certain d’avoir toujours été du côté des sifflés, contre les siffleurs, et que mon plaisir commençait souvent où s’arrêtait celui de mes confrères, au changement de ton de Renoir, aux excès Orson Welles, aux négligences de Pagnol ou Guitry, aux anachronismes de Cocteau, à la nudité de Bresson. Je crois qu’il n’entrait pas de snobisme dans mes goûts et j’approuvais la phrase de ( ? Manque le nom) : « Le poème le plus obscure s’adresse au monde entier ». Je savais que commerciaux ou non, tous les films sont commerçables, c’est-à-dire font l’objet d’achat et de vente. Je voyais entre eux des différences de degré mais pas de nature et je portais la même admiration à Singin’ in the rain de Kelly et Donen, et à Ordet de Carl Dreyer »
Serge Toubiana : Pus loin, il dit :
« Lorsque j’étais critique, je pensais qu’un film, pour être réussi, dois exprimer simultanément une idée du monde et une idée du cinéma. La règle du jeu ou Citizen Kane répondaient bien à cette définition. Aujourd’hui – en 1975 alors qu’il est depuis 15 ans cinéaste – je demande à un film que je regarde d’exprimer soit la joie de faire du cinéma, soit l’angoisse de faire du cinéma et je me désintéresse de tout ce qui est entre les deux, c’est-à-dire de tous les films qui ne vibrent pas »
Serge Toubiana : Cela correspond très bien à ce que vous venez de dire, Frédéric, c’est-à-dire une évolution à la fois du point de vue de Truffaut quand il est critique et quand il est cinéaste mais une même logique de pensée…
Carole Le Berre : Et une morale. À quel point ce texte est important, quand on le réentend, pour le cinéma d’aujourd’hui, c’est incroyable !
Frédéric Bas : Dans ce texte, il y a une conclusion extrêmement visionnaire. Quelque chose que Truffaut dit à la fin de ce texte qui est très, très beau, il disait : quand j’ai commencé à écrire sur le cinéma, il y en avait un où le réalisateur pensait cinéma égal art, il y a 9 autres qui étaient du divertissement, sur ces 9 autres, la critique et le public aimaient 3. Au moment où j’écris, en 75, aujourd’hui il y a énormément de films extrêmement ambitieux, là il parle de ce qu’il a apporté, qu’un cinéaste se dise : on va faire une œuvre d’art. Mais Truffaut pointe, pas seulement en 75 mais dès 62, dès 65, l’idée que cela peut-être une dérive. L’idée qu’un cinéaste en voyant Hiroshima mon amour se dise, je peux le faire aussi et fasse des films qui coupent complètement du public. Pour Truffaut, et ça c’est l’influence du cinéma américain et la leçon d’Hitchcock, on ne peut pas faire de film sans penser au public.
Carole Le Berre : Au spectateur, à l’idée que le spectateur on y pense constamment quand on écrit un scénario ou quand on met en scène un film.
Jean Gruault : Que cela soit clair…
Carole Le Berre : Que l’on joue avec le spectateur. Puisqu’on parle de la morale de Truffaut, la morale de Truffaut critique à la morale de Truffaut cinéaste, là aussi c’est la même et là c’est aussi un point très important, c’est le rapport aux personnages, pas de supériorité par rapport aux personnages, pas de supériorité dans le classement des cinéastes les uns contre les autres, mais pas de supériorité de la personne qui fait le film, qui pense le film, qui l’écrit, etc. Sur les personnages, quand il écrit « Une certaine tendance du cinéma français » une des choses qu’il stigmatise, c’est combien dans ces films qu’il n’aime pas d’Autant-Lara, de Clouzot, essentiellement d’Autant-Lara, écrits par Aurenche et Bost, on est dans la supériorité scénique contre le personnage et on se moque de quelqu’un que l’on met un petit peu plus bas que soi, et on met dans la poche le spectateur dans la salle en lui disant : tiens, regarde, il y a des gens plus médiocre que toi et du coup tu peux te sentir, mieux, bien, etc. Le cinéma de Truffaut, c’est un cinéma où l’on est tout le temps avec : on est avec les cinéastes que l’on aime quand on voit les films. À partir du moment où il voit les films, il a 9-10 ans, il est avec les cinéastes qu’il aime. Il entre dans les films, comme vous l’avez relu tout à l’heure, Serge, et quand il fait des films, on est tout le temps avec les personnages : on est avec Muriel et Ann Les deux anglaises, on est avec Adèle, c’est une morale de cinéaste excessivement importante.
Frédéric Bas : Sur ce que dit Carole, il y a une très belle formule sur Renoir, qui correspond exactement à ce que tu viens de dire, c’est : il y a trois types de réalisateurs : ceux qui se mettent à la place du producteur, ceux qui se mettent à la place du public et ceux qui se mettent à la place du personnage. Et Renoir est de la troisième catégorie.
Carole Le Berre : Oui, c’est ça.
Serge Toubiana : Jean Gruault, on a envie de vous poser une question. Vous disiez au début de cette émission que vous ne le trouviez pas très sympathique, quand est-ce que vous avez commencé à e trouver à peu près sympathique et fréquentable, Truffaut ?
Jean Gruault : À l’époque des Cahiers, je crois, peu à peu. Je lisais Les Cahiers, je n’achetais pas Les Cahiers parce que je trouvais que c’était de l’argent foutu en l’air.
Serge Toubiana : Vous êtes un rebelle, vous, un vrai rebelle.
Jean Gruault : Dans les années 50, mon grand copain, c’était Rivette. On était comme cul et chemise, comme on dit. Il venait bouffer à la maison, etc. Il a même été par hasard le parrain de mon fils. On avait des projets ensemble, etc.
Serge Toubiana : Ça, c’est à quelle époque ?
Jean Gruault : Les années 50 jusqu’à Paris nous appartient. Là, je me suis un peu engueulé parce que j’avais un peu marre de travailler à l’œil, de faire le régisseur à l’œil et je devais partir en tourné, j’ai un peu laissé tomber puis ensuite on s’est retrouvé, on a écrit La religieuse.
Serge Toubiana : Vous étiez acteur, acteur de théâtre.
Jean Gruault : Eh, oui, il fallait que je gagne ma croûte !
Serge Toubiana : Vous lisiez Les Cahiers sans les acheter.
Jean Gruault : Oui, parce que nous allions, avec Rivette, aux Cahiers…
Serge Toubiana : Sur les Champs-Élysées.
Jean Gruault : Avenue Gorges V. Pendant que Lydie Doniol avait le dos tourné,…
Serge Toubiana : Elle était la secrétaire aux Cahiers, c’est ça ?
Jean Gruault : Oui. Je fauchais les cahiers. Elle le savait d’ailleurs, plus ou moins. On se marrait à ça, quoi… J’avais comme ça, à peu près tous les numéros.
Serge Toubiana : Et Truffaut alors ?
Jean Gruault : Avec Truffaut aussi, j’étais très copain, il savait très bien que je fauchais Les Cahiers. À cette époque on était très copains mais pas très intime. Je suis devenu très intime avec Rivette, je l’ai beaucoup connu en 49, il paraît - d’après Rivette – que c’est moi qui lui ai fait connaître Truffaut, c’est très possible, le jour de son arrivée à Rouen, je raconte ça dans mon bouquin, mais c’est un peu la version de Rivette, je ne crois pas que cela soit tellement exact. Ce qui était marrant c’est que Rivette était en sana à un moment, en quelle année ? 53 ?
Charles Blitsch : Il n’était pas en sana, il était chez ses parents…
Jean Gruault : Il a été en maison de repos puis ils l’ont envoyé à la montagne.
Charles Blitsch : Oui, il a fait un séjour à la montagne…
Jean Gruault : Et il s’emmerdait là. C’est là que François aux Cahiers m’a dit un jour : il y a ce pauvre Rivette qui s’emmerde, tu ferais bien de lui écrire. Je lui ai écrit et à partir de ce moment-là, j’ai eu une correspondance avec Rivette et quand il est revenu à Paris on était beaucoup plus…
Serge Toubiana : Proches.
Jean Gruault : Proches. Ceci dit, on avait été très proches, Rivette s’intéressait à mes expériences théâtrales révolutionnaires, etc., c’est revenu dans Paris nous appartient.
Serge Toubiana : Ce que je voudrais vous dire, vous poser la question Charles Blitsch et Jean Gruault, après ce que l’on a entendu et ce que dit Carole, qui est très précis, et ce que dit Frédéric aussi, c’est qu’on a le sentiment quand même que c’est un jeune homme, il est tout jeune quand il est critique aux Cahiers et à Arts, très organisé. Tout cela organise sa vie, vous l’avez dit tout à l’heure Carole, il veut en faire sa vie mais il emmène une force de travail et un sens de l’organisation. Pour écrire autant d’articles en si peu de temps, je l’ai dit tout à l’heure, il n’a été critique que pendant 5-6 ans, ce qui est très peu, moi, je vois par rapport à ma vie, c’est rien, mais qu’est-ce qu’il a écrit ! Il a écrit un nombre incalculable de textes, il a été beaucoup sur les tournages, pour reprendre ce qu’a dit Frédéric bas tout à l’heure, pour comprendre comment les films se faisaient, comprendre l’économie technique et pratique d’un film, donc il a un sens de l’organisation que sans doute les autres avaient moins. Est-ce que vous partager cet avais, Charles Blitsch ?
Charles Blitsch : Oui…
Jean Gruault : Pour avoir travaillé au Carrosse [1], dans les bureaux, pour avoir exploré les archives. Bergala me racontait qu’il consultait quelque chose chez François, il y avait quelques lignes de Bazin sur Rome vielle ouverte, où Bazin n’avait vraiment rien compris à Rome vielle ouverte, et il y avait une note de François : « À faire disparaître ».
Serge Toubiana : Qu’est-ce qu’il vous voulez dire par là ?
Jean Gruault : Il ne voulait pas que l’on des que Bazin s’était gouré complètement sur Rome vielle ouverte.
Serge Toubiana : Il était prêt à couper alors ?
Jean Gruault : Non, c’était un entrefilet dans un canard, je ne sais plus. Il faudrait demander à Bergal pour qu’il vous explique où il a trouvé ça, mais il avait trouvé cela étonnant. François recueillais des tas de renseignements sur ses copains, tout, tout…
Carole Le Berre : Il faisait ça pour faire des films aussi.
Jean Gruault : C’était balzacien.
Serge Toubiana : Évidemment !
Jean Gruault : L’influence de Balzac sur François est énorme, sur tout le Club des 13. Il était le Club des 13, et Les Cahiers du cinéma et notre bande, si l’on peut dire, c’était un peu le Club des 13, il fallait se soutenir. Par exemple, Resnais il n’a jamais absolument adhéré, il a dit que les seuls de Resnais qu’il aimait c’est ceux auxquels j’avais collaborés, mais ça cela faisait partie d’une blague. En réalité, il aurait toujours soutenu Resnais au nom du Club des 13, comme Godard. Il détestait les trucs que faisait Godard.
Serge Toubiana : Charles Blitsch, j’aimerais que vous concluiez.
Charles Blitsch : Oh, là !…
Serge Toubiana : Eh, oui, vous n’avez pas assez parlé.
Charles Blitsch : Redoutable tâche.
Serge Toubiana : Qu’est-ce que vous gardez comme souvenirs de cette période-là ?
Charles Blitsch : Alors là, je ne peux pas conclure parce qu’on fait 24h, là. C’est vrai que c’était une période, pour moi, qui a été plus que formatrice. En me souvenant de lui, j’ai l’impression que j’ai commencé à vivre avec lui. C’est lui qui a attiré mon attention sur tout un tas de choses. Je me souviens par exemple d’une conversation qu’on a eue un soir en sortant du Parnasse, où l’on allait au débat du mardi soir. On se retrouve sur le trottoir et il me dit : Écoute Charles, j’ai quelque chose de bizarre, j’ai envie de te poser une question, j’ai l’impression que du cinéma muet, tu en parles un peu mais c’est toujours Chaplin et en rigolant on parle de Laurel et Hardy, tu connais d’autres choses ? Je lui ai dit : écoute, il y a tellement, tellement de films, c’est tellement compliqué de voir tout ce que l’on a envie de voir qu’un jour j’ai décidé que le cinéma commençait en 1929.
Serge Toubiana : Vous avez raison, c’est plus pratique.
Charles Blitsch : Il m’a dit : très bien, rendez-vous demain, 8h, sur le trottoir de l’avenue Messine devant la Cinémathèque, je t’emmène voir quelque chose. On s’est retrouvé le lendemain, et ce salaud m’a emmené voir l’Aurore. Et l’Aurore, c’était l’horreur, je suis sorti de là en me disant : putain, comment j’ai fait pour ne jamais aller voir un film muet de ma vie ! Ça a été un bouleversement total. À ce moment-là, j’ai découvert le cinéma d’avant, j’ai découvert la vie…
Jean Gruault : J’ai toujours aimé le cinéma, comment on appelle ça ? Moi, j’appelais ça les primitifs, maintenant il faut appeler ça comment pour être politiquement correct ? Le Cinéma des premiers temps.
Serge Toubiana : Merci Carole le Berre. Merci Jean Gruault. Merci Frédéric Bas. Et merci Charles Blitsch.