Allocution du ministre de l’Intérieur, François MITTERRAND, en novembre 1954 : « Pendant la nuit du 30 octobre au 1er novembre, on a tué, incendié, provoqué l’émeute et le désordre et le désordre, et pourquoi ? Pourquoi donc furent-ils abattus ce jeune instituteur et sa femme, qui devaient le lendemain commencer leur belle et difficile mission au cœur même de l’Aurès ? Ils venaient apporter aux enfants algériens les leçons d’une vieille et haute culture, en même temps que les richesses d’un cœur fraternel. Que cherchaient donc leurs assassins ? Voulaient-ils aussi, en abattant le caïd de M’Chouneche, Ben Hadj SADOK qui retournait à son poste de responsabilité, crier leur hostilité contre les anciens combattants de l’armée ; ces anciens combattants qui fournissent tant de cadres, courageux et utiles à l’administration. Qu’a-t-on voulu prouver en tirant à bout portant sur ces jeunes soldats qui montaient la garde d’un casernement ? Crimes odieux contre d’innocentes victimes, crimes absurdes et qui seront châtiés, car celui qui emploie de tels moyens doit savoir qu’il sera frappé à son tour. […] »
Commentateur de l’émission : Plus de trente explosions venaient d’ensanglanter l’Algérie. Une nuit baptisée « La Toussaint rouge ». Le 1er novembre 1954 débutait une Guerre sans nom. Premières bombes, premiers morts, les premiers appelés du contingent, les bidasses, les bleus, des mômes d’à peine 20 ans, même pas majeurs, venus officiellement faire leur service militaire.
Serge DROUOT avait 15 ans, étriqué dans le petit deux pièces, qu’il partage avec ses parents et sa sœur à Boulogne-Billancourt, près des usines Renault, il attend impatiemment son heure qui arrive le 04 novembre 1959. Mais en attendant, c’est dans les courriers des camardes, partis avant, qu’il imagine sa guerre.
Serge DROUOT : C’est Monsieur le militaire, (nom incompris) André, quand il est arrivé en Algérie, il a envoyé une carte postale de là-bas, avec la photo du bateau sur lequel il avait fait la traversée, l’Athos II, il a écrit à ses parents : « Je suis bien arrivé sur l’Athos II. Il fait un beau soleil. Le voyage était beau. La mer était calme. Je vous embrasse bien fort. » Et puis après, il envoie une deuxième carte avec un paysage, où il y a marqué : « Voilà le genre de maisons que l’on rencontre dans tous les bleds de la région. Les bêtes et les gens dorment ensemble. Garde-là, car elle me plaît. Placez-là dans l’armoire bleue, elle m’attendra à mon retour. » On savait que là-bas c’était la guerre. On savait qu’on risquer d’y partir. Mais, on n’avait qu’une crainte, c’est d’être réformé. Parce que réformé, cela veut dire qu’on n’est pas bon pour l’armée. Si on n’est pas bon pour l’armée, on n’est pas bon pour rien du tout. On n’est pas bon pour les femmes. On n’est pas bon pour le travail. Et, à cette époque-là, c’était important pour certains. Vous vous rendez compte ? Moi, si j’avais été réformé, je n’étais pas bon pour être embauché à EDF. Parce qu’à l’époque, dans une entreprise, quelle qu’elle soit, privée ou publique, quand on embauche une jeune à l’époque, on l’embauche pour la durée de sa carrière, pour ainsi dire. On ne va pas se permettre de prendre le risque d’embaucher quelqu’un qui a une tare physique. C’est un peu cette crainte. C’est pour cela que cela peut expliquer certaines photos, que vous pouvez voir, à la sortie du Conseil de révision, la fête ! On est bon pour l’armée.
« Algérie les ineffables mémoires : mais qu’a donc fait papa dans cette galère ? », Alain LEWKOWICZ, Somany NA.
? : Quand mon père parti, le 8 décembre 1954, avec la 54 DB, lui aussi était bon pour l’armée. Il en est revenu avec plein de bons souvenirs : les photos des copains, des blagues de potaches et des déconnades à la pelle. Le régiment, c’était quelque chose ! À 88 ans, il s’en souvient comme si c’était hier, dans les moindres détails. Tout comme Francis YVERNES, appelé sous les drapeaux en 1961, une des dernières classes d’âge. Il est aujourd’hui l’un des membres incontournables de la FNACA, la Fédération nationale des anciens combattants en Algérie, Maroc et Tunisie.
Francis YVERNÈS : Je suis un bidasse comme un autre. Je pars faire mon service militaire, comme un million cinq cent mille à deux million deux de jeunes militaires, qui sont partis en Algérie, sans savoir dans quoi j’allais me trouver, dans quoi j’allais me trouver. Je suis parti normalement comme un appelé. J’ai deux frères qui sont partis avant moi, l’un dans le Constantinois, pas très loin de là où j’étais aussi, et l’autre en Kabylie, dans la région de Palestro.
Extrait radiophonique : Ici Alger, RTF : Le ministre résident a indiqué que l’opération renfort ne faisait que commencer. Cinquante mille hommes, cinq demi-brigades d’infanterie, des fusiliers-marins et dix-sept hélicoptères et une centaine d’avions légers rejoindront bientôt l’Algérie, après, disait Monsieur LACOSTE, qui souligne également que notre opération n’est pas une action d’extermination mais bien de pacification.
Serge DROUOT : Je reçois ma feuille de route, le 4 novembre 1959. Je dois me rendre à Coulommiers, en Seine-et-Marne, au 451 GANA, 458 groupe d’artillerie marine et anti-aérienne. Je vais faire quatre mois de classe. On nous apprend le maniement d’ares, le garde-à-vous, tout ce que l’on apprend à un jeune militaire. En ce qui me concerne, moi, je n’ai jamais tenu d’arme de ma vie. Et au bout de quatre mois de classe, je reçois mon affection, l’ordre de partir en Algérie.
Extrait radiophonique : Le 22ème RIC vient de s’implanter dans la région de Maghnia et je me suis rendu au PC du colonel SOREAU, pour faire connaissance avec cette unité, chargée de la pacification dans le secteur Ouest.
Serge DROUOT : Avant de partir en Algérie, j’étais dans le quartier de Boulogne-Billancourt, où nous étions un certain nombre de jeunes à se rencontrer. Dans cette bande de copain, il y avait aussi un jeune, qui s’appelait Laïfa KHELIFATI, qui était venu d’Algérie, parce que c’était un jeune très érudit, qui avait fait ses études, là-bas, à Alger. On lui a refusé l’entrée à la Fac d’Alger, en lui disant : « Non, ce n’est pas pour toi. Si tu veux poursuivre tes études, tu vas à Paris, tu vas en France, à la Sorbonne. » Et à la Sorbonne, il n’a pas été pris. Il s’est retrouvé dans une blanchisserie de Boulogne-Billancourt, dans un foyer de travailleurs nord-africains, comme on disait à l’époque, au 121 rue de Sellier à Boulogne-Billancourt. Ce jeune-là, un jour il est arrivé en disant : « Je viens vous dire au revoir, je retourne dans mon pays pour me battre, pour l’indépendance, avec mes frères. » J’ai gardé de lui une carte postale de lui d’ailleurs. Quand il est arrivé à Alger, il nous écrivait de temps en temps. Depuis, je n’ai jamais eu de nouvelles. Et, pendant les vingt-quatre mois que j’ai passés là-bas, j’ai eu toujours la crainte de me trouver face-à-face avec lui.
Extrait radiophonique : Une fois de plus, les Africains d’AOF et d’AEF, sont sur la brèche. Leur fidélité à la France est inébranlable, avec eux, la 22ème RIC poursuivra en Afrique du Nord, comme ailleurs, sa mission de pacification, en participant au rétablissement de l’ordre, et en recherchant
Paul HAJDER : J’ai été appelé, j’avais 20 ans et quelques jours. Moi, j’étais un petit peu au courant parce qu’au village, j’avais des copains d’école primaire, qui étaient plus âgés que moi, qui avaient déjà fait l’Algérie et qui racontaient un peu leur parcours.
Question : Au courant de quoi ?
Paul HAJDER : Du danger qu’il y avait, des embuscades qu’il y avait, qu’en fait ce n’était pas de la pacification mais que c’était bel et bien de la guerre. Donc, moi, j’étais au courant de ça. Bon ! D’un autre côté aussi, j’ai eu cette la chance que je eu des parents qui étaient, pas dire millionnaire, mais assez aisés, par rapport à la grande majorité ne l’époque, moi, je me suis retrouvé avec des garçons de mon âge qui n’étaient jamais sortis de leur village. La seule fois où ils sont sortis de leur village, c’était pour aller au chef-lieu de canton pour passer le conseil de révision.
?, peut-être Serge DROUOT : À 20 ans, je ne sais pas, d’un seul coup tout vous tombe dessus. Vous ne savez pas où vous allez. Je vous ai dit que j’ai découvert la Méditerranée pour la première fois, mais d’autres, c’est le train qu’ils ont pris pour la première fois. On vous dit, là-bas, pendant vos classes, l’Algérie, c’est la France. Vous arrivez là-bas, le climat n’est pas le même, ils ne parlent pas la même langue, la monnaie n’est pas la même. Mettez-vous à la place qui n’ont pas eu cette chance que j’ai eue moi d’aller à l’école et d’apprendre un certain nombre de chose, ou d’avoir un certain entourage familial, qui m’a éclairé sur un certain nombre de faits. C’est complètement déphasé. De plus, les conditions de voyage. Il vous faut douze heures pour aller de Paris à Marseille, par le train, à l’époque. Vous arrivez et vous embarquer sur un bateau à fond de cale, 27 heures de traversée. Et là, vous vous dites, ce n’est pas possible ! Puis, vous arrivez. C’est vrai que le mois de mars à Bône (Annaba), le ciel est bleu. C’est un pays merveilleux l’Algérie.
Raphaëlle BRANCHE, historienne : Parce que c’était une guerre en Algérie, finalement. Une guerre pour les hommes et les femmes de leur génération, ils sont tous nés dans les années 30, une guerre c’est la Grande Guerre, c’est la Guerre de 14. Après, il y a une guerre un peu dégradée, c’est la deuxième Guerre, et après il y a l’Algérie. Alors, l’Algérie ça n’a plus rien à voir, et c’est impossible de l’appeler guerre. Finalement, qu’est-ce qu’ils vont faire en Algérie ? Certainement pas rencontrer une armée par exemple de taille égale. Au contraire, au début on les appelle « des hors la loi », « des bandits », « des rebelles », les combattants de l’armée de libération nationale algérienne. De toute façon, tout au long de la guerre il y a une dissymétrie énorme entre les deux armées. Donc, c’est difficile même pour eux de penser vraiment ce qu’ils vivent sur le modèle de la guerre. Donc, la difficulté à cela, représentée comme telle, est aussi au cœur des individus.
Jean-Claude GUERIN : On est tous partis avec les copains à l’époque de l’armée sans trop savoir où on allait, ou découvrir. C’était calme, c’était joli. Bougie sous le soleil, c’était très agréable, à part qu’on a été accueillis par des youyous. On a appris ce que c’étaient les youyous. La population marquait notre arrivée, elle n’était pas tellement radieuse de nous voir arriver. C’est ce qu’on nous a dit. C’était très calme, à part ces youyous. Il n’y avait personne pour nous attendre. Avec les copains, j’ai pris la décision de me renseigner, il y a eu un qui m’a dit : « Ce n’est pas difficile. Vous prenez l’avenue qui longe le port, et vous allez arriver à la 311ème CRD. » Avec notre paquetage, on prenait notre temps, on était assez joyeux. On arrivait, on avait bien mangé, bien déjeuné, passé une bonne nuit. Il y avait le soleil, c’était assez radieux. Tout à coup est arrivé un Half-track, les bandes de mitrailleuses pendaient de chaque côté. Ils nous ont traité de bleus, … Puis en arrivant à la CRD, on retrouve le Half-track qui était garé mais en plein milieu de l’esplanade. Il y a un qui s’approche et qui touche les cartouches des débandes des mitrailleuses, 2003 et qui dit : « Dis donc, Jean-Claude, tu as vu ? C’est du vrai. » Je lui ai dit : « Oui, qu’est-ce que tu crois qu’on vient faire ici ? On ne vient pas pour faire les guignols » ? Et là, on a tous, … eh ben, oui …
Extrait radiophonique : Ici Alger, RTF. Deux jours passés dans le massif de Bouzegza, à circuler du Fondouk à Palestro, par Maréchal Foch, Saint-Pierre, Saint-Paul et Keddara, à suivre les opérations militaires, à interroger les habitants, ont été de précieux enseignements.
( ?) : « Qu’est-ce que l’on est venu faire dans cette galère ? On a entendu des coups de feu. On a entendu des bagarres, entre guillemets, dans le lointain. On a eu l’occasion d’avoir en ville une bombe qui saute, ce que l’on appelle maintenant un attentat. Quelqu’un qui recevait un coup de poignard dans le dos. On ne s’est pas rendu compte de l’énervement qu’on prenait graduellement. C’est monté graduellement. On ne s’est jamais rendu compte de quoi que ce soit.
? : La guerre, elle n’est nulle part, elle est partout. Moi, j’allais dans Bône, on allait au cinéma, dans une période comme ça, il n’y rien qui se passait, puis, deux jours après, le gars est allé au cinéma, une grenade a pété et il y a eu trois mecs qui ont été tués dans le cinéma. Évidemment, on peut ne pas y penser. On n’y pense pas, on vit comme ça, bon …
Extrait radiophonique : J’ai pu apprendre ainsi la nouvelle tactique, employée par les hors la loi, connaître l’état d’esprit des populations autant d’origine européenne que musulmane, et comprendre à quel point la tâche des forces de pacification est malaisée.
Raphaëlle BRANCHE, historienne : Concrètement, qu’est ce qui s’est passé en Algérie ? Il ne s’est passé des batailles. En Algérie, les soldats sont morts, quand ils sont morts sous les balles de l’ennemi, ils sont morts dans des embuscades. Une embuscade, c’est quoi ? C’est une guerre de guérilla, c’est une toute petite troupe qui assaille une troupe beaucoup plus importante, mais fragmentée en petites unités, au moment où on peut fondre sur elle. Donc, c’est ça la réalité de la guerre en Algérie, qui fait que peuvent tomber, peuvent mourir n’importe quels soldats. Un cuisinier peut tomber dans une embuscade. Un homme dont le métier est de construire des ponts pour l’armée, peut tomber dans une embuscade. Il ne faut pas être un parachutiste pour tomber dans une embuscade en fait. Donc, on peut comprendre à partir de là que la nature de la guerre fait que tous les soldats, parce qu’ils portent l’uniforme français, sont des cibles. Et à la limite, moins ils sont capables de se battre mieux c’est. Donc, ils peuvent être cibles d’embuscades, être cibles d’attentats aussi, bien sûr. Qui a risqué sa vie en Algérie ? À peu près tout le monde.
Francis YVERNÈS : Tout le monde est exposé, et tout le monde ne prend pas forcément part au combat. Moi, j’étais dans un régiment de combat, le 7ème régiment de tirailleurs algériens.
Question : Mais alors, quand on a 20 ans et qu’on se retrouve avec une arme, on est obligé d’aller au feu, qu’on est obligé de tuer quelqu’un, on n’est pas prêt à ça, j’imagine ?
Francis YVERNÈS : Normalement, non, mais c’est soit l’autre soit vous. Il n’y a pas le choix. On ne fait pas la guerre sans qu’il n’y ait des morts et des blessés. C’est soit l’autre, l’adversaire, soit vous qui passez. En ce qui me concerne, je préfère que cela soit l’autre plutôt que moi, mais aucune envie de tuer des Algériens. Aucune envie, même pas maintenant !
Jean-Claude GUERIN : On voyait des soldats qui crapahutaient. Puis, nous allions chercher également les véhicules qui avaient été, entre guillemets, endommagés, quand ils avaient sauté sur une mine ou qu’ils avaient été attaqués. Voilà … On comprenait, avec le sang qu’il y avait à l’intérieur, que cela s’était mal passé, qu’on avait laissé des copains. Et puis très souvent, on ne voyait plus les mêmes copains et on leur disait : « eh ben alors ? », « eh ben … euh … il n’est pas là. Vous savez pourquoi, … »
Paul HAJDER : Dans le secteur d’Azazga, au-dessus de Tizi Ouzou, en Kabylie, notre Jeep du 2ème RPIMA est tombée dans une embuscade, et quand nous sommes allés les chercher, on les a retrouvés à poil, on leur avait piqué leurs vêtements, leurs armes, par contre les parties génitales dans la bouche … Alors, ça, ça m’a marqué, parce que j’ai dit : quand même, la guerre c’est la guerre, c’est une chose, on se tue, ok, mais au moins le respect du mort. On ne le touche plus. Alors, maintenant quand on parle de torture, là, cela me fait un peu rigoler, c’est vrai que j’étais un peu au courant parce qu’en tant que radio, j’étais tenu au droit de réserve. Je ne pouvais pas divulguer tout ce que je savais, normal. C’est vrai que les corvées de bois, j’en ai eues. Je savais que le gars qui partait, il n’allait pas revenir. Mais, bon, je n’y ai jamais participé, mais j’étais au courant.
? : L’appelé, n’a jamais participé à des tortures. Lorsqu’il y avait un prisonnier de fait, il était livré aux services, soit de la police locale soit des services de l’armée, c’est-à-dire je pense, le deuxième bureau, mais le simple soldat, ou même l’officier ou sous-officier appelé n’avait aucune action là-dedans. Il avait interdiction d’interroger, de toucher, de frapper, de faire quoi que ce soit sur le prisonnier.
? : Maintenant, je vous dirais franchement, et je crois que nous sommes plusieurs à dire la même chose, après tout quand il s’agissait de sauver la vie de soldats, pourquoi pas ? Après tout, c’est la guerre. L’autre camp faisais la même chose, alors, je ne vois pas pourquoi on se serait privé. Si l’armée française le faisait pour obtenir des renseignements, je dirais que c’est de bonne guerre. Or, la guerre, ce n’est pas beau, et c’est peut-être ce qu’on oublie, c’était une guerre civile. L’armée française ne s’est pas comportée comme les SS, on n’a pas été de si méchants que ça. Moi, je me souviens, quand je suis arrivé en Algérie, on a été présenté au colonel. Le colonel, la première chose qu’il nous a dite : « Vous respectez les femmes autochtones. Vous êtes là pour faire de la pacification, vous n’êtes pas là pour les abrutir. » C’est honorable. Maintenant, qu’il y ait des bavures, dans toutes les guerres il y a des bavures, il n’y a pas que nous. Je le comprends. Je me mets à la place d’un collègue qui a perdu son meilleur copain. Le matin on discute, on boit le café et le soir on vous dit : « Ah, ben oui, il s’est fait descendre » le premier qui passe, vous avez envie de le venger, c’est la réaction bestiale, mais c’est la réaction humaine.
Le général AUSSARESSES : Les femmes arrêtées pendant la Guerre d’Algérie, étaient traitées de la même façon que les hommes, Madame.
Louisette IGHILARIZ : Cela a commencé par les gifles, les coups de poing, puis des grossièretés avec tous les noms d’oiseaux.
Question : Est-ce que cela veut dire qu’elles ont été torturées de la même manière que certains hommes ont pu être torturés ?
Le général AUSSARESSES : Certainement, Madame.
Louisette IGHILARIZ : Puis après, monsieur a débordé. Il a …
Question : Les femmes étaient-elles violées ?
Louisette IGHILARIZ : Ils commettaient l’innommable … et après monsieur a débordé là
Le général AUSSARESSES : Jamais madame, jamais !
Louisette IGHILARIZ : Le viol, c’est tout ! d’une façon très violente. C’est tout.
? : Je ne sais pas ce qui serait fait si j’avais été affecté à la 10ème DP, avec des MASSU et des AUSSARESSES. Est-ce que je n’aurais pas été retourné comme une crêpe ? Je n’en sais rien ! Moi, je veux être franc avec vous, j’ai eu cette chance de ne pas tomber dans une embuscade, avec un copain blessé ou tombé à côté de moi, sinon qu’est-ce que j’aurais fait ? J’aurais fait comme tous les autres. J’aurais tiré sur celui qui a descendu mon copain, j’aurais cherché à l’avoir. Ça, c’est tout un engrenage de violence. On est une génération de jeunes, on se remonte le moral, ensemble collectivement, on n’a pas cette maturité d’une personne vraiment adulte, qui peut mesurer, analyser les choses. On voit les choses que bassement, on est coupé de tout. On envoie des lettres à nos parents, c’est des lettres de menteurs. On ne veut pas les inquiéter. On leur raconte que tout va bien. Si vous prenez des photos, comme on a fait pendant la Guerre d’Algérie, c’est des photos où on montre en se marrant, en buvant un coup, en rigolant. Donc, c’est une addition de mensonges, de non-dits, peut-être pas de mensonge mais de non-dits, sur le réel vécu de ceux qui ont été là-bas. Et quand certains vont vouloir dire ce qui se passait là-bas, on ne va pas les croire. On va dire : « Ce n’est pas possible, ce que vous racontez-là, ce n’est pas vrai ».
Raphaëlle BRANCHE, historienne : La torture était possible partout. Possible partout. Jamais légalisée, toujours dans un statut trouble, c’est-à-dire qu’on encourageait sa pratique, sans jamais l’appeler comme ça, on l’appelait « interrogatoire physique », « interrogatoire sous la contrainte », « interrogatoire poussé », etc. On ne la sanctionnait pas. Il y a des unités où elle était courante et des unités où elle était strictement interdite. On ne peut pas faire une espèce de typologie, en revanche un des critères qui joue, c’est la personnalité du chef et sa volonté ou pas d’autoriser cette pratique. Ça, c’est sûr. Ce qu’on peut dire, c’est que la torture a été massivement pratiquée. Donc, oui, il est possible, très souvent, que les hommes qui ont été en Algérie aient été confronté à cette réalité.
Question : Mais alors, dites-moi, quand vous êtes démobilisé, vous avez la double peine, vous êtes un militaire qui n’a pas réussi …
Francis YVERNÈS : Oui, oui, surtout le tortionnaire, parce que quand on va dans des lycées et collèges, et les colloques, les premières questions avec des jeunes qui ne savent pas : « Est-ce que vous avez torturé ? » Première question désagréable. Entre 1 500 000 et 2 000 000 de militaires qui sont partis en Algérie, je ne crois pas qu’il y ait entre 1 500 000 et 2 000 000 de tortionnaires, cela se saurait certainement. Non, il y a eu des tortures, ça, c’est l’aspect militaire, je ne veux pas traiter le sujet, mais en ce qui me concerne, non. Tous ceux que j’ai côtoyés, qui étaient avec moi à l’armée, je dirai non pour eux. Je dirais que pour tous ceux que j’ai connus, non ! Ceux qui étaient avec moi, non.
? : En nous expliquant aux hommes, là maintenant, on est parti, on n’avait pas le choix. Nous avons un copain ici, qui est au bureau départemental, qui, lui, n’a pas voulu partir, ils sont venus le chercher avec les gendarmes, deux jours ou trois jours après. Une fois en Algérie, il est parti tout de suite en Algérie, il est parti dans les commandos de choc, pendant tout le temps, et il en a bavé ! Maintenant, il en rigole, mais, il en garde, dans ce qu’il nous raconte, de sacrés souvenirs. Il n’a pas dû en parler beaucoup, à part entre nous. Entre nous, nous avons parlé de la Guerre d’Algérie. Je crois que c’est pour ça qu’on se retrouve à la FNACA, parce qu’on désacralise un petit peu notre vécu en Algérie.
Question : Et avec moi, vous arrivez à en parler ?
? : La preuve ! Ce n’est pas facile. Je parle plus facilement devant des élèves qu’avec vous. J’ai reçu déjà deux groupes. Le premier, les années 4 -5, ça a été très, très dur. Mais là vous voyez, même maintenant avec vous, ce n’est pas facile.
Question : Pourquoi ce n’est pas facile ? Qu’est-ce qui reste encore compliqué ?
? : Parce qu’il y a un traumatisme, inconscient, on appellerait ça névrose peut-être, mais on est tous comme ça. On est tous comme ça. Cela n’a pas été soigné et nous partirons avec. Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? Cela n’a pas toujours été facile pour nos familles. C’est ce qui fait que nous nous en parlons même pas à nos familles.
? : Je vais produire un ouvrage que je vous donnerai d’ailleurs, je l’ai intitulé « Être ancien combattant en Algérie » Et l’ancien combattant qui est-il ? « À son retour il ne reconnaît plus le pays de son enfance, il se réveille après un long cauchemar, mal de vivre mal venu, mal entendu, malheureux, mal aimé, premières atteintes du mal de l’Algérie, il ne retrouve pas ses 20 ans, nul ne le guéri de son enfance, son Algérie ne sera jamais terminée, il aura toujours mal à sa mémoire. Je crois que j’ai résumé un peu tout ce que ceux qui ont participé à cette guerre ressentent. » Ça, c’est les effets collatéraux d’une guerre. Je suis désolé de le dire comme ça. Il y a eu une interruption de vie qui a duré 28, voire 30 mois pour certains, alors que ces jeunes sortaient de la Seconde Guerre mondiale, on aspirait à vivre, comme tout un chacun, à s’éclater, puis, finalement, notre jeunesse a été brisée. Et quand on revient, on revient ancien combattant, et qui dit ancien, dit vieux. C’est péjoratif mais c’est comme ça. Ancien combattant à 23 ans ? ! Qu’est-ce que cela veut dire ça ?
? : On est tous rentrés dans les mêmes conditions. Maintenant, ils font quatre mois au Mali, ils sont pendant trois mois soignés, aux petits soins. Mais nous, on rentrait, on était même très mal vu, on retrouvait une France où on ne connaissait plus personne, …
Question : Pourquoi ?
? : On était … On ne voulait pas nous parler. Déjà à la Sorbonne, j’étais un vieux, par rapport à tous ces jeunes de 18 ans. Je me souviens d’un autre, on est devenu ami, parce qu’on avait été dans les mêmes conditions, mais on était vieux, on avait fait la Guerre d’Algérie. Moi, je suis parti, j’étais un môme, mon père ne me reconnaissait plus, quand je suis rentré. Vous savez, quand on vous donne un flingue pour tirer sur quelqu’un et que vous avez l’occasion de faire, ça change un bonhomme.
Serge DROUOT : Je vous ai qu’avant de partir, on vit dans un tout petit deux-pièces, rue Diaz, à Boulogne-Billancourt très exactement. Moi, j’ai un studio, on appelait ça un meuble-cosy, avec un lit cage. Ma sœur couche dans la chambre de mes parents. Quand je pars en Algérie, ils vont pouvoir quand-même être tranquille, ma sœur va prendre ma place. Quand je reviens, je suis indésirable, et je suis majeur. Donc, maintenant, il faut que tu mènes ta vie. Grâce à mes collègues de travail, j’ai trouvé une petite chambre d’hôtel, près de l’Usine Renault, mais cela n’a pas pu durer parce que je suis parti en vrille. J’ai déprimé et puis ça n’allait pas du tout. Puis après, j’ai dû vivre autrement. Mais, bon, c’est comme ça, le retour, … ce n’est pas particulier à moi, je connais des retours beaucoup plus tragiques que ça. J’ai connu des retours où le gars revient, sa maman a refait sa vie avec un autre homme, et ils foutent à la porte carrément.
Paul HAJDER : Chez mes parents, cela s’est passé normalement, je veux dire. Je n’ai pas été spécialement marqué, je n’en parlais pas.
Question : Et alors qu’est-ce que vous avez raconté au final à vos enfants, de tout ça ?
Paul HAJDER : Plutôt les bons côtés, les souvenirs joyeux, les fêtes qu’on faisait, parce qu’on faisait quand même des fêtes, le côté cocasse, le côté imbécile de certains sous-offs en particulier. Je garde le souvenir, les gorges d’El kentatra, par exemple, sur la route de Biskra, la route qui va au Sahara, quand vous partez de Constantine, vous n’avez que la latérite, c’est-à-dire que vous avez de la terre rouge partout. Vous faites 200 km, de la terre rouge, de la terre rouge, de la terre rouge, tout d’un coup vous arrivez dans les gorges d’El kentatra, il y a un virage, vous avez cent mille palmiers qui vous pètent à la figure. Moi, j’ai très peu de photos, je n’aime pas, ce n’est pas mon truc, faire des films ou des trucs comme ça, mais la photo, non. L’album photo, ce n’est pas ma spécialité du tout. Remuer les souvenirs, cela ne sert à rien.
Question : Cela ne sert à rien et pour boucler la boucle, vous venez quand-même ici en parler avec vos camarades.
Paul HAJDER : Oui, bien sûr. Des fois, évidemment, … « t’as pas quelques photos ? », oui, si, j’en ai quelques-unes, mais il n’y a rien de vraiment de choque, je veux dire. J’y allais pas de gaîté de cœur en Algérie, … Moi, je préférais rester ici, … Quand on revient, ça laisse des souvenirs, et puis ça fait un voyage supplémentaire … pour la peine, maintenant j’ai fait le tour du monde, …
Jean-Claude GUERIN : Personnellement, une fois rentré, je ne voulais plus entendre parler de la Guerre d’Algérie et de l’Algérie.
Question : Pourquoi ?
Jean-Claude GUERIN : Je ne sais pas. Il fallait effacer ça de ma mémoire ce passage.
Question : Pourquoi ?
Jean-Claude GUERIN : Je ne sais pas. Il fallait effacer ça de ma mémoire et c’est une fois à la retraite, recevant du comité auquel j’appartenais à l’époque une invitation pour l’Assemblée générale, pour reprendre ma carte, ils indiquaient qu’ils cherchaient des candidats, comme secrétaire, trésorier et autres, et ma femme me dit : « Bah, tiens, pourquoi tu n’irais pas les voir, ça te changerait les idées ? » C’est comme ça que je me suis impliqué à la FNACA, et j’ai été pris, plus qu’au jeu. Probablement parce que justement de retrouver des copains, où on pouvait parler librement de ce que nous avions fait, un peu comme un confessionnal, peut-être.
? : On parle de la transmission, mes enfants, la Guerre d’Algérie, ils en ont ras-le-cul, excusez-moi l’expression, vu les engagements que j’ai pris par rapport à ça. Mais la plupart du temps dans nos générations, ils n’en ont pas parlé à leurs enfants. Je reviens sur la Première et Seconde Guerre mondiale, la mère, la femme, l’épouse, vit cette guerre à travers son expérience à lui. En ce qui nous concerne, nous, je ne peux pas demander à ma femme d’avoir vécu la Guerre d’Algérie à travers mon expérience, parce que je ne la connaissais pas avant. Donc, quand dans les ménages actuels, de ceux qui ont fait la Guerre d’Algérie, la plupart d’entre nous on a évité d’en parler à notre femme, pour ne pas l’emmerder. Sauf dans certains cas, où malheureusement la femme a récupéré le mari ou le fiancé dans des états lamentables.
Question : Dans toute guerre, il y a des saloperies. Il n’y a pas de guerre propre, il y a des exactions, … alors d’où vient ce silence ?
Gérard MORDILLAT, écrivain, cinéaste : Je crois qu’il est très difficile de dire, tout simplement. Et c’est très caractéristique de tous ceux qui ont été dans des guerres, dans des batailles. Il y a une difficulté à dire la bataille, à dire la guerre. C’est extrêmement compliqué, c’est très documenté sur 14-18, C’est documenté aussi sur 39-45, les Américains au Vietnam aussi, ont beaucoup réfléchi à ça. Donc, c’est très difficile à dire. Derrière la Guerre d’Algérie, il ne faut pas oublier qu’il y a le fantôme de la Guerre d’Indochine, qui était une guerre plus que perdue par les militaires français. Donc, pour les militaires, pour les commandants militaires, c’est la revanche. C’est soudain, on va se laver de Diện Biên Phủ.
Raphaëlle BRANCHE, historienne : Et ce qui est assez fascinant, c’est que quand quelqu’un vous raconte, par exemple, « Moi, mon père, il ne m’en a jamais parlé », « Mon père, il m’en a jamais parlé », ensuite on demande à cette personne de raconter des anecdotes, racontées par le père, de savoir s’il y avait des objets d’Algérie à la maison, s’il y avait des photos, et ben oui. En fait il y en avait, et des anecdotes autour des photos, il y en avait, et des objets, il y en avait. En fait des récits d’Algérie, il y en avait. Mais, c’est la même personne qui est capable de vous dire « Il n’en a jamais parlé », qui par ailleurs raconte qu’il y a eu, ce que moi j’appelle, des bribes et des fragments. Il y a des choses mais cela ne fait pas corps pour les gens, cela ne fait pas sens. Cela n’efface pas cette impression qu’il manque quelque chose. Donc, on dit : « Il n’en a jamais parlé » Voilà ! Une sorte de lieu commun, c’est ça, cette histoire du silence qui, quand elle est portée par les enfants, ou par les proches, c’est différent quand c’est les anciens combattants eux-mêmes que le disent, mais quand c’est les proches, cela va souvent avec deux choses, assez contradictoires : « je ne sais rien, il ne m’en a jamais parlé, cela ne m’intéresse pas », « Il n’en a jamais parlé, ouah, qu’est-ce qu’il doit y avoir derrière ! »
? : Dans « Souvenir Souvenir », son court métrage d’animation, Bastien DUBOIS va chercher des réponses auprès d’un grand-père mutique, vétéran d’Algérie.
« - Mamie, c’est quoi ?
– Ben, où tu as trouvé ça, toi ?
– Pourquoi tu as un scorpion ?
– C’est à papy, il a ramené ça d’Algérie.
– D’Algérie ?
– Bien sûr, quand il a fait la guerre. »
Isis DUBOIS, sœur de Bastien : L’Algérie, en fait a toujours fait partie du « décor », entre guillemets. Il y avait beaucoup d’éléments qui venaient d’Algérie chez mes grands-parents : des poignards accrochés au mur, … mais, c’étaient un peu des éléments, j’ai envie de dire, exotiques. Enfin, qui de mon point de vue n’étaient forcément avec une guerre, ou avec des souvenirs douloureux. Et moi, je ne l’ai pas questionné en fait. Donc, c’est vrai que cette obsession de mon frère, … il a dû percevoir des choses, que moi je n’ai pas perçues. Il a dû ressentir des choses que je n’ai pas ressenties. Donc, si le grand-père n’a pas parlé, si le père n’a pas cherché à savoir, c’est le petit-fils qui porte ça.
Bruno DUBOIS, père de Bastien : Alors, ça, c’est amusant, parce qu’effectivement, cette introduction, où Bastien découvre ce bocal avec le scorpion dans le formol, c’est un peu comme une image en abîme parce que je me revois moi, effectivement je me souviens très bien, à peu près au même âge, d’avoir effectivement vu ce bocal, et j’ai eu les mêmes réponses. J’ai eu : « C’est un scorpion que papa a ramené, quand il faisait son service en Algérie. » Et voilà, çà en est resté là. Effectivement, Bastien ne m’a jamais véritablement interpellé, ou posé ces questions-là. Il s’est interrogé lui-même directement, et peut-être a essayé de savoir directement auprès de sa grand-mère, plutôt que de passer par mois. Et le peu de fois, effectivement, où il m’a posé la question, je n’ai cessé de lui dire, encore une fois, que pour moi il n’y avait pas eu de … Voilà, c’est encore de bons souvenirs, la chasse à la gazelle … Donc, je le dis, c’est vrai qu’il avait besoin d’en savoir un peu plus.
« - Tu sais, ce n’est pas vraiment une guerre, on disait plutôt : « opération de pacification ».
– Mamie, ils disent ça pour toutes les guerres : l’Irak, le Vietnam
– Ah oui, tu as peut-être raison. »
Bastien DUBOIS : Je ne sais pas de quel droit je viens les emmerder avec tout ça. Ils sont à la retraite, ils sont tranquilles, et moi je viens gratter sans oser poser les bonnes questions.
Question : En fait, ce que tu veux savoir, c’est : est-ce qu’il a tué, c’est ça ?
Bastien DUBOIS : Peut-être. C’est impossible qu’il ait fait deux ans en Algérie sans qu’il n’y ait quoi que ce soit.
Raphaëlle BRANCHE, historienne : J’ai formulé : « Qu’as-tu fait en Algérie ? » parce que pour moi, c’est une question qui était neutre. Et puis certains lecteurs, certains anciens combattants – pas beaucoup, un ou deux- m’ont écrit en me disant : « C’est une question qui met en accusation », « Qu’as-tu fait » au sens « Qu’as-tu fait comme bêtise ? » quoi, « Qu’est-ce que tu as encore fait ? ». Ce n’était pas du tout le sens de ma question mais j’ai trouvé cela intéressant qu’ils l’entendent comme ça. Je pense qu’ils l’entendent avec raison comme ça parce qu’effectivement elle est parfois posée sans doute comme ça. Effectivement, il y a des questions qui sont ne pas résolues pour beaucoup d’enfants. Ce n’est pas dans le titre, parce qu’en réalité, c’est aussi les frères, c’est aussi les maris, qui sont là, et j’interroge aussi la relation frères-sœurs et la relation de couple, parce que c’est vraiment une relation très importante, de comprendre comment dans l’intimité du couple on a géré cette expérience. C’est toute la question notamment des cauchemars. Donc, oui, la question est reposée. Elle est reposée dans la tête des enfants, encore une fois, ce n’est pas pour autant qu’ils la posent, d’autant plus qu’un certain nombre de pères sont morts. Donc, la question parfois ils se la posent mais ce n’est pas au père qu’ils la posent. C’est parfois à l’historienne ou parfois à leur mère, en disant : « Au fait, qu’est-ce que tu sais de ce que papa a fait en Algérie ? ». Ça, c’est aussi des choses que j’ai aussi pu observer, la parole des femmes qui se délie après la mort de leurs maris.
? : La personne qui porte en secret, le porte parce qu’elle pense que les autres ne supporteront pas de l’entendre. En tous cas, elle, elle le porte en elle, elle en a conscience, elle l’a avec elle, elle vit avec. Voilà, elle sait qu’elle peut vivre avec. Par contre, elle ne sait pas si les autres peuvent vivre avec. En fait, on suppose que cela va être trop dur à encaisser. Donc, d’un côté il y en a un qui ne parle pas et de l’autre côté, on ne cherche pas à savoir.
Raphaëlle BRANCHE, historienne : Le silence, c’est relationnel, parce que ce n’est pas : « Vous ne parlez pas, mais vous ne parlez pas à qui ? À qui, vous ne parlez pas ? »
« - Mais qu’est-ce qui t’intéresse de l’Algérie ? On ne va quand-même pas passer une éternité là-dessus ?
– Mais enfin, Robert !
– Ecoute, moi, je n’ai pas connu la Guerre d’Algérie, je pense que c’est important de raconter, qu’on puisse raconter ce que tu as vécu, toi.
– On ne peut pas. Que veux-tu ? On était parti là-bas, on était des appelés. On n’a pas eu le choix. Il y en marre !
– Oh, Robert ! Aller.
– On n’a pas eu le choix ! »
Question : Et alors, votre grand-mère, elle savait quoi, elle ?
Bastien DUBOIS : : Ben, là, on va spooler complètement le Film. En fait, ce qui est révélé à la fin du film, ce que moi je trouve incroyable, c’est qu’au moment où j’ai réussi à faire parler mon grand-père, j’ai compris que ma grand-mère était un peu dans la confidence, de ce qui avait pu se passer en Algérie, et qu’elle avait pris des années pour essayer de mettre en place cette ambiance de confiance pour qu’on puisse s’en parler. À un moment, j’ai réalisé que même à ma grand-mère, il en avait pas parlé, et que, elle, savait, c’était ce que ce qu’elle avait entendu dans des réunions d’anciens combattants, ou quand mon grand-père retrouvait ses amis anciens d’Algérie, où ils parlaient entre eux. Même à sa propre femme, il n’en avait pas parlé.
Question : Pourquoi ne pas avoir été cherché certaines réponses, que le grand-père ne voulait pas donner, ailleurs ? Est-ce que ça veut dire vous soupçonniez quelque chose qui l’aurait fait ? Vous fantasmiez quelque chose ? Il y avait ce mythe, avec ce récit ?
Bastien DUBOIS : : Bien sûr, que j’avais été voir ce que d’autres avaient écrit. C’était d’autant plus difficile de s’imaginer qui s’était rien passé. Quand on lit les témoignages d’appelés en Algérie, qui racontent des razzias sur les villages, les tortures, etc., avoir d’un côté ces lectures et de l’autre côté des retours d’un grand père qui raconte un récit policé, on est, bien sûr, en mesure de se poser des questions.
Bruno DUBOIS, père de Bastien : Peut-être que ce qui est permis, ou permissible quelque part, entre grand-père et son petit-fils est peut-être beaucoup plus difficile également entre un père et son fils. Peut-être que ce décalage générationnel peut autoriser cette curiosité. Moi, je n’ai effectivement pas interpellé mon père, je ne l’ai pas interrogé aussi fort que l’a fait Bastien. Il y a ça, quand même. Peut-être que du coup, mon père s’est révélé un peu plus, parce qu’il savait que Bastien s’interrogeait, qui avait besoin aussi peut-être de libérer quelque part sa conscience.
Bastien DUBOIS : : En fait, ce n’est pas que j’ai réussi à le faire parler, c’est lui qui s’est livré à un moment qui était inattendu, pas anticipé. C’était pendant un repas de famille. Je lui ai expliqué que j’allais faire un film dans lequel j’explique que je ne suis pas capable de te poser des questions. On parle de ça à l’apéro. On passe à table. Et, à table, il a commencé à entamer un monologue, un peu tout seul, en regardant dans le vide. Il nous a raconté qu’il y avait une personne de son régiment qui avait fabriqué une masse d’arme, c’était un assemblage de métal, une barre en acier, avec une boule de plomb au bout. Il a juste raconté ça et il s’est mis à pleurer, ce qui laisse deviner ce qu’on fait avec ce type d’objet. C’est tout ce qu’on a eu. À ce moment-là, le château de cartes de la légende familiale s’est effondré. [Voix saisie, altérée … excusez-moi, dit-il pour se ressaisir] Je pense qu’à ce moment-là, j’étais allé au bout de ma quête. Je n’avais pas forcément besoin de savoir exactement ce qui s’était passé, qui avait fait quoi, quels étaient les actes, chacun dans leurs détails. Quand il y a eu la révélation du grand-père, j’ai vu le comportement de mon père se fermer. Juste après le repas je suis allé le voir pour lui demander : « Qu’est-ce que tu penses de cette conversation ? » Il a prétendu que cette conversation n’avait jamais existé.
Bruno DUBOIS, père de Bastien : C’est vrai que je me souviens de ce repas où on discutait, presque culpabilisant, en lui disant : « Mais tu ne vois pas, tu nie l’évidence, c’est clair … » Il s’est mis à pleurer, bon … Donc, oui, tout ça, cela augmente les doutes. Bon, mon père est décédé il y a un peu plus de deux ans, ma mère l’année dernière. Je regrette qu’ils n’aient pas vu le film, parce que peut-être que cela aurait déclenché des choses. J’en suis presque convaincu. En tous cas, là, on restera avec le doute.
Question : Comment expliquer encore ce silence 60 ans après ?
Gérard MORDILLAT, écrivain, cinéaste : Je ne sais pas comment l’expliquer. Je crois que là aussi, c’est un phénomène complexe, même à essayer de verbaliser, de se dire ces hommes qui ont participé à des exactions, à des tueries, qui ont été ceux qui ramassaient les gens, etc., qu’est-ce qu’ils avaient dans la tête au moment où ils le faisaient ? Et comment ce souvenir, est si cruel pour eux qu’ils peuvent même plus ouvrir la bouche ? C’est vrai que cela reste dans le mystère de l’individu. Comment on peut faire ça ? Comment on peut le faire ? Moi, c’est ceux-là j’aurais aimé filmer et interroger, comme ceux qui justement se sont réellement battus pendant la Guerre d’Algérie et qui en sont revenus muets. Parce que, je pense, qu’il y a une sidération, quand soudain revient, comme un bâton, l’horreur de ce que l’on a commis. J’ai discuté plus tard avec ZIMMERMANN, qui avait écrit un livre absolument formidable sur ça, qui, lui aussi était dans les commandos de chasse, qui m’avait raconté cette chose, son temps se termine, il rentre chez lui, c’est le retour du fils qui est n’a pas été tué, qui n’a pas été blessé. C’est un dimanche, toute la famille est là, on sert le repas du dimanche extraordinaire. Et Daniel ZIMMERMANN me dit : « Personne ne m’a posé aucune question et je n’ai rien dit. » Quand ZIMMERMANN m’a dit ça, je me suis dit : si je pouvais tourner le film aujourd’hui, c’est la scène que je tournerai. Je ferai une scène de dix minutes de repas, où personne ne dit rien, parce que c’est ça le Guerre d’Algérie. La Guerre d’Algérie, c’est l’immense silence. L’immense silence français, auquel fait part l’immense silence algérien. Et ces deux silences-là, pour le coup, sont réellement complices.
C’était : « Algérie, les ineffables mémoires : mais qu’a donc fait papa dans cette galère ? », avec : Avec : Serge DROUOT ; Francis YVERNÈS ; Paul HAJDER ; Raphaëlle BRANCHE ; Jean-Claude GUERIN ; Bastien, Bruno et Isis DUBOIS, ainsi que Gérard MORDILLAT.
« Algérie, les ineffables mémoires : mais qu’a donc fait papa dans cette galère ? », prise de son : Dhofar GUERID et Jean-Louis DELONCLE ; Mixage Bernard LANIEL ; réalisation : Somany NA ; archives Ina : Hervé IVANO ; coordination : Maryvonne ABOLIVIER et Perrine KERVRAN. Un documentaire d’Alain LEWKOWICZ, assisté d’Hélène FABRINI, pour la « Série documentaire. »
« LSD », pour aujourd’hui, c’est terminé. Bibliographie, liens ou pour nous écouter en famille, c’est sur la page de l’émission sur franceulture.fr. Et les pages, c’est : Maryvonne ABOLIVIER, Mathias MEGY et Annelise SIGNORET. [suite des annonces]
Filmographie, bibliographie et articles signalés sur le site de l’émission :
Films :
- « Cher Frangin » de Gérard MORDILLAT, 1989
- « Souvenir, souvenir » de Bastien DUBOIS, 2020
- « La guerre sans nom » de Bertrand TAVERNIER et Patrick ROTMAN, 1992
- « Avoir 20 ans dans les Aurès » de René VAUTIER, 1972
- « La bataille d’Alger » de Gillo PONTECORVO, 1966
- « Palestro, Algérie : Histoires d’une embuscade » de Rémi LAINÉ, 2011
Bibliographie
- « Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? » de Raphaëlle BRANCHE, 2020
- « Le refus » d’Alban LIECHTI, Editions Le temps des cerises, 2012
- « Les voleurs de rêves, cent cinquante ans d’histoire d’une famille algérienne » de Bachir HADJADJ, 2007
- « Nanterre en guerre d’Algérie », de Monique HERVO, 2012
- « Algérie 1954-1962, lettre carnets et récits des Français et des Algériens dans la guerre » de Benjamin STORA et Tramor QUEMENEUR, 2010
- « La Gangrène et l’Oubli : la mémoire de la guerre d’Algérie » de Benjamin STORA, 2005
- « Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens, 1926-1954 » de Benjamin STORA, 1986
- « Les Clés retrouvées. Une enfance juive à Constantine », de Benjamin STORA, 2015
Bande dessinée
- « Demain, demain » de Laurent MAFFRE, 2012
- « Carnets d’Orient » de Jacques FERRANDEZ
- « Là-bas » de TRONCHET et SIBRAN,
- « Le chat du Rabin », de Joann SFAR
Liens
- « Paroles de soldats en guerre d’Algérie », article de Patrick EVENO, paru dans Le temps des médias, 2005/1 (n°4), pages 127 à 136
- « Guerre d’Algérie : secrets de famille à la française », entretien avec Raphaëlle Branche à lire dans la revue de critique communiste, Contretemps, 16 octobre 2020.
- « Les méthodes de l’armée française », un dossier du site Histoire coloniale et postcoloniale.
- « Tortures sexuelles commises par les soldats français », article publié sur le site de l’Association des Anciens Appelés en Algérie et leurs Ami(e)s Contre la Guerre.
- « De l’image des soldats aux images de soldats », parcours thématique dans les archives de l’Ina proposé par Sébastien DENIS et Jean-Pierre BERTIN-MAGHIT.