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Histoire des crises économiques (1) / La Fabrique de l’Histoire

Texte intégral de l’émission La Fabrique de l’Histoire, par Emmanuel Laurentin, du lundi 13 octobre 2008, « Histoire des crises économiques (1) », une transcription faite par Taos Aït Si Slimane.

Édito sur le site de l’émission : Dès ce lundi, la Fabrique reporte sa série initialement prévue sur l’histoire de l’Afrique pour vous proposer à la place une mise en perspective de la notion - oh combien d’actualité ! - de crise économique.

De Xénophon à Tibère et aux banquiers romains, exemples à l’appui, la première étape de cette série s’intéresse aujourd’hui à l’économie dans le monde antique, chez les Grecs avec Christophe Pébarthe, et chez les Romains avec Jean Andreau.

Si tous les spécialistes s’accordent désormais à reconnaître que les sociétés antiques disposaient d’un système économique en tant que tel, l’émission pointe évidemment du doigt certains particularismes de ces mondes encore très agricoles.

Une relative autarcie, des cités qui battent monnaie et d’autres pas, l’existence d’un marché, mais pas au sens où nous l’entendons...

Bref on navigue entre de possibles analogies - crises, dette publique - et les spécificités d’un univers où l’équilibre tient pourtant beaucoup, déjà, à la notion de « fidès », la confiance.

Christophe Pébarthe, maître de conférences à l’Université de Bordeaux 3 et Jean Andreau, spécialiste du monde romain, directeur d’études à l’EHESS et Fellow de Churchill College (Cambridge).

L’oralité est volontairement conservée dans toutes les transcriptions de ce site. Si vous constatez des imperfections de formes merci de bien vouloir me les signaler afin de partager avec le plus grand nombre de lecteurs un travail de meilleure qualité. tinhinane[ate]gmail[point]com

Introduction par Emmanuel Laurentin : Changement de programme, par rapport à ce qui était annoncé, dans La Fabrique de l’Histoire, point d’histoire de l’Afrique mais nous y reviendrons très bientôt dans La Fabrique de l’Histoire, une histoire des crises économiques et un découpage classique dans La Fabrique de cette semaine jusqu’à jeudi. Aujourd’hui l’Antiquité, demain, les crises bancaires dans l’Italie du XIVe au XVIe siècle, mercredi les crises spéculatives au tour de la tulipe au Pays-Bas, au XVIIe siècle, ou encore la banqueroute de Law au XVIIIe siècle et jeudi la crise de 1929 à laquelle il est toujours fait référence lorsqu’on parle de cette crise contemporaine. Quatre temps et pour commencer l’Antiquité. Sans faire d’anachronisme, nous allons nous demander s’il est même légitime de parler de crise économique dans des sociétés grecques considérées longtemps comme auto-suffisantes et auxquelles même le terme d’économie ne pouvait être appliqué, c’est ainsi que pensaient les économistes du début du XXe siècle au moins. Quant à l’époque romaine, qu’il s’agisse de la République ou de l’Empire et du développement de la banque et du prêt à intérêts, nous nous demanderons si cette notion de crise s’applique à cette économie romaine de l’Empire romain. Avec Jean Andreau, directeur d’études à l’EHESS, auteur, entre autres, de « Banque et affaires dans le monde romain », aux éditions Points Seuil et avec Christophe Pébarthe, maître de conférences à Bordeaux 3, auteur de « Introduction à l’histoire grecque », chez Belin, et toujours chez Belin de « Monnaie et marché à Athènes à l’époque classique ».

« C’est une vérité, universellement admise, du moins je le pense, qu’il est juste que les honnêtes gens soient heureux et que, pour les canailles et les impies, ce soit le contraire, pas vrai ? Tel est donc notre désir et pour qu’il se réalise, nous avons trouvé, non sans peine, un plan beau, noble et avantageux sous tous rapports. En effet, si Ploutos, l’aveugle Ploutos, le Dieu de la richesse recouvre aujourd’hui la vue et cesse d’errer partout du fait de sa cécité, c’est chez les braves gens qu’il ira, il ne les quittera plus, les canailles et les impies au contraire il les fuira, résultat, il rendra tous les hommes honnêtes et riches, pas vrai ? Et respectueux des choses divines. Eh bien, qui pourrait donc trouver mieux que cela, pour les hommes ? En fait, à voir la vie que nous menons en ce moment, en ce monde d’aujourd’hui, qui ne la prendrait pour de l’extravagance, voire même pour de la démence ? En effet, il y a un tas de gens qui sont riches alors que ce sont des canailles avec un magot mal acquis et un tas d’autres parfaitement honnêtes qui sont pourtant malheureux et affamés, et il s’adresse alors à Pénia, la pauvreté, et passe le plus clair de leur vie avec toi, la pauvreté. J’affirme donc que si Ploutos pouvait recouvrer la vue et supprimer cette femme, il n’aurait pas de meilleure voie à suivre pour apporter le bonheur aux hommes.

Pénia, la pauvreté lui répond. Mais, vous deux, enclins, comme nul au monde à facilement dérailler, pères de vieillards adeptes du radotage et de la divagation, si votre souhait se réalisait, j’affirme que vous n’en tireriez aucun avantage. En effet, si Ploutos, la richesse, recouvrait la vue et se partageait entre tous également, plus personne ne pratiquerait les arts ni les métiers. Or, une fois que ceux-ci auront disparu qui consentira à faire pour vous le forgeron, le charpentier naval, le couturier, le charron, le cordonnier, le briquetier, le blanchisseur, le tanneur, ou à défoncer, de sa charrue, la terre pour moissonner, s’il vous est permis de vivre oisifs, insoucieux de tout cela ?

Tu ne débites que des sornettes. Toutes ces besognes que tu viens d’énumérer, ce sont les serviteurs qui s’en chargeront.

Et d’où les tireras-tu donc tes serviteurs ?

Nous les achèterons au cours de l’argent, pas vrai ?

Et d’abord, qui sera le vendeur, du moment qu’il y aura de l’argent ? Il aura de l’argent lui aussi.

Un cupide trafiquant, de retour de Thessalie, pays d’innombrables marchands d’esclaves.

Mais tout d’abord, il n’y aura même plus un seul marchand d’esclaves, répond la pauvreté, suivant ton propre raisonnement, pas vrai ? Car, quel homme consentira, étant riche, à faire ça, au risque de sa vie ? Résultat, forcé de labourer, de bêcher et de t’échiner toi-même à toutes les autres corvées, tu mèneras une vie bien plus pénible que celle d’aujourd’hui. »

Emmanuel Laurentin : Christophe Pébarthe, Ploutos raconte cette histoire d’un vieillard qui suit ainsi la richesse. Ploutos, l’aveugle, qui conduit théoriquement à répartir les richesses dans ce monde grec. Évidemment, cette fable porte en elle cette question de l’argent, de la richesse, de la répartition des richesses dans ce monde antique dont il faut dire, - vous l’expliquez dans plusieurs de vos travaux - qu’on a longtemps pensé - en tous cas c’étaient les thèses en vogue jusqu’à - il y a peu chez les historiens de l’économie - que c’était une société qui ne connaissait peut-être même pas ce qu’on peut appeler l’économie au sens moderne, et que c’était une société a-économique. Qu’est-ce qu’on peut en dire aujourd’hui à partir de cet exemple de Ploutos ?

Christophe Pébarthe : Cet exemple est très intéressant parce qu’il montre à quel point, avec un même texte, selon que l’on reconnaît l’existence du marché ou non, on peut s’en servir, on peut l’utiliser puisqu’on a : première idée, une fois qu’on est riche, on n’a plus besoin d’en acquérir plus, on s’arrête, et qu’il y a une sorte finalement de limite…

Emmanuel Laurentin : On peut dire, oisif, insoucieux de tout.

Christophe Pébarthe : Voilà. Donc, le riche ne travaille pas parce qu’il est riche mais évidemment, on ne définit jamais quel est le niveau de richesse permettant d’arriver à ce dépassement du travail. Dans le même temps, si l’on considère que c’est plutôt un propos normatif, une critique, on a au contraire la description d’un monde dans lequel les échanges sont vitaux puisque sont mis, sur le même plan, les tâches artisanales, l’agriculture, la vente, les échanges. Donc, on voit très bien à quel point, avec ce texte, on peut très bien avoir plutôt avoir l’impression d’un monde qui échange, qui a besoin des échanges pour survivre, plutôt que d’un monde autarcique cherchant avant tout à se détacher des tâches productives et de l’argent. Alors, ce débat, entre ces deux façons de voir l’économie antique en général, remonte, disons, au XIXe siècle, au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, au moment où un certain nombre de savoirs apparaissent, je pense à l’économie en tant que science, et en même temps, au moment où au sein de l’histoire se développe l’histoire économique spécifiquement. Donc, la grande question…

Emmanuel Laurentin : Et on pense évidemment, comme souvent au XIXe siècle, en termes de phases, d’évolution, de progrès, pourrait-on dire. Donc, il y aurait des sociétés qui découvrent l’économie progressivement, depuis la fin du Moyen-âge, mettons, et qui progressivement s’ouvrent à l’économie de marché en particulier, puis des sociétés qui datent d’avant, en particulier les sociétés antiques, qui n’auraient pas connu cette économie au sens où on l’entend ensuite au XIXe siècle. C’est un peu cela ?

Christophe Pébarthe : Ça, c’est un des modèles parce qu’au XIXe siècle, les deux modèles sont concurrents en quelque sorte.

Emmanuel Laurentin : Oui parce qu’il y a un modèle moderniste aussi.

Christophe Pébarthe : Voilà, et qui, lui, repose sur une approche, disons, cyclique, par phases qui reviennent, l’histoire qui repasse les plats. Alors, juste avant, je voudrais quand même préciser, pour qu’on comprenne bien quel est le sens du débat. Le débat porte vraiment sur le fait de savoir si ce qui est produit en tant que savoir dans le champ économique, les lois de l’économie, les lois de l’offre et de la demande, peuvent s’appliquer à toutes les périodes, et auquel cas, il n’y a plus besoin de faire de l’histoire économique il suffit de faire de l’économie. Et c’est face à cela qu’il y a une forme de réaction, qu’on peut appeler le primitivisme, qui va consister à décrire l’histoire économique générale, universelle, en termes de phases, avec trois grandes phases. La première, celle qui nous occupe, c’est ce qu’on appelle la phase de locus, - locus, c’est le domaine – et qui produit au fond pour les habitants de locus.

Emmanuel Laurentin : Autarcique.

Christophe Pébarthe : Autarcique, plutôt autosuffisant. Et face à lui, deux ans plus tard, d’autres historiens vont défendre cette approche moderniste qui va consister au fond à chercher des analogies entre l’Antiquité et les périodes ultérieures notamment la période moderne. Donc, ils identifient par exemple la période classique de l’histoire grecque, Ve - IVe siècle avant Jésus-Christ, à la Renaissance. Ils y voient des formes de Renaissance, parlent de capitalisme, de bourgeoisie urbaine, de bourgeoisie commerçante. Pour eux, au fond, l’histoire est une série de cycles avec ce modèle bien connu de la croissance, de l’apologie et le déclin, qu’ils voient comme ça successivement à travers l’histoire. On ne peut pas dire que les ( ?) se marquent seulement avec l’idée de voir des phases successives parce que finalement c’est deux façons, deux visions de l’histoire qui se développent concurremment.

Emmanuel Laurentin : Et puis, il y a ce XXe siècle qui va voir monter en puissance des théories économiques, des théories générales de l’économie en particulier, avec des personnages comme Karl Polanyi, qui aura un certain succès avec certaines de ses thèses, et qui, lui, sur le monde antique en tout cas, explique que l’économie est imbriquée dans le social, qu’elle n’a pas vocation à être autonome du social, d’une certaine façon, et donc on peut parler peut-être d’une société antique, grecque en particulier, qui ne connaîtrait pas l’économie. Je me trompe quand je résume comme cela, Christophe Pébarthe ?

Christophe Pébarthe : Non, pas du tout. Mais, disons que Polanyi a été quand même obligé d’évoluer parce que lui-même s’est aperçu quand il s’est vraiment mis à travailler sur les réalités des mondes anciens, notamment du monde grec, que ça ne fonctionnait pas bien son système. Donc, il faut distinguer deux grandes étapes dans son œuvre. La première c’est celle qui est marqué par la publication, en 1944, de « La grande transformation », qui est traduite en français en 83, dans laquelle au fond il essaye de démontrer que le marché n’est pas naturel, que l’économie de marché n’a existé qu’au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, quand deux fictions, selon son terme, se mettent en place, à la fois l’idée que le travail est une marchandise comme les autres et que la terre est une marchandise comme les autres. Pour lui, ces deux éléments constituent le point de départ de l’utopie libérale mais, là on retombe…

Emmanuel Laurentin : Il situe ça vers 1830, quelque chose comme ça ?

Christophe Pébarthe : Oui, c’est ça. D’abord en Angleterre puis ça se répand. Mais il y voit quelque chose d’extrêmement dangereux parce que pour lui, quand on en arrive là, l’économie se désencastrant du social, comme vous l’avez évoqué tout à l’heure, l’économie va détruire la société. Donc, lui, ce qui se passe dans les années 30, planification en URSS ou bien même New Deal aux États-Unis, il le voit comme une réponse de la société, une révolte en quelque sorte, pour réencastrer l’économie dans le social. C’est-à-dire qu’au fond, le modèle de Polanyi postule que la plupart du temps, sauf l’exception du XIXe siècle, ce marché n’existe pas et au fond les phénomènes économiques ne peuvent pas être expliqués par d’autres faits économiques mais par des faits sociaux, culturels etc.

Emmanuel Laurentin : Et puis, il y a un autre très grand historien, connu en France parce qu’il a été beaucoup traduit, qui est Moses Finley, qui lui, reprend ce modèle, dont vous parliez tout à l’heure, primitiviste, appliqué à la Grèce antique, et qui fait donc poursuivre, pourrait-on dire, ce modèle primitiviste bien au-delà du XIXe siècle qui l’a vu naître.

Christophe Pébarthe : C’est ça. Pour Finley, l’idée est assez simple, au fond l’économie antique est une unité. Elle couvre une période assez vaste, 1500 ans à peu près et on peut la regrouper autour de quelques caractéristiques uniques. Première caractéristique, l’ignorance de l’économie en tant que savoir. Les anciens ne s’intéressent pas à l’économie en tant que telle. Ce n’est pas un domaine du savoir, un domaine d’enquête. Ils ignorent le travail comme catégorie conceptuelle.

Emmanuel Laurentin : Parce qu’on n’a pas trouvé effectivement de traités. Il y a des traités tardifs d’économie mais ils traitent surtout d’économie domestique. Il n’y a pas d’équivalent de traités d’économie générale, pourrait-on dire, dans ce monde antique. C’est du moins comme ça que le voit Finley.

Christophe Pébarthe : On pourra peut-être y revenir parce que si l’on prend l’Économique de Xénophon, on pourra peut-être montrer déjà que c’est moins vrai et qu’en réalité, ils ont simplement des pensées économiques adaptées aux réalités économiques de leur temps et ce n’est pas pour autant qu’ils n’ont pas de conception, du moins à mon sens. Pour revenir sur Finley, la terre n’est pas une marchandise, pas de politique économique des cités, puisque ce n’est pas identifié, et un rapport ville-campagne marqué par une forme de prédation, la ville ne produisant pas de richesse mais faisant venir à elle les richesses produites dans la campagne puisque seule au fond l’agriculture produit des richesses dans le monde ancien.

Emmanuel Laurentin : Jean Andreau, vous êtes spécialiste du monde latin, du monde romain, on va venir un peu plus tard dans la discussion, avec vous, sur les particularités justement de la République et de l’Empire romain. Mais ce que vient de décrire comme paysage de naissance de ces travaux sur l’économie antique Christophe Pébarthe, c’est le paysage que vous avez connu, j’imagine, le paysage dans lequel vous avez commencé vos propres travaux, Jean Andreau. On voit que le besoin d’analogie fonctionne souvent quand il s’agit de traiter de l’Antiquité, on se pose la question de savoir à quoi peut-on faire référence ? Quel modèle du XIX ou du XXe siècle plaquer sur l’économie antique ? Vous citez même, dans l’un de vos ouvrages, le fait que les chercheurs ont parlé du New deal du temps de Néron, par exemple. On voit bien ce besoin d’égalité, pourrait-on dire, de tentation d’application de choses que l’on connaît au XIX ou du XXe siècle est assez fort pour pouvoir régulièrement revenir sur le tapis.

Jean Andreau : En effet. C’est quelque chose qui est assez frappant, étonnant. Le recours à l’analogie est très fréquent. Alors soit à l’analogie, soit au refus de l’analogie.

Emmanuel Laurentin : C’est ça, l’un est le revers de l’autre.

Jean Andreau : Une partie des débats autour de l’œuvre de Finley, débats très vifs, parfois enflammés, tournent autour de ça. Les finleyens sont accusés par leurs adversaires de refuser toute analogie et donc, en quelque sorte, d’aseptiser le monde antique, de faire du monde antique un modèle non économique, qui donc ne s’intéresse pas à l’argent,… d’en faire le contraire des vices du monde moderne. Au contraire, les modernistes sont accusés, par les finleyens, de ne pas avoir de recul historique, de gommer les différences historiques au profit d’une analogie facile.

Emmanuel Laurentin : Et vous, vous avez dû, en commençant vos propres travaux, vous faufiler entre ces deux écoles, d’une certaine façon.

Jean Andreau : Oui.

Emmanuel Laurentin : Entre ceux qui pensaient qu’il fallait faire de l’analogie puis ceux qui disent : « Il ne faut surtout pas faire de l’analogie », donc pensaient que c’est un monde totalement à part du nôtre. Et vous, vous avez tenté, dans vos travaux, en particulier sur la banque et le monde romain, de trouver une sorte de voie médiane, je ne sais pas si c’est une voie moyenne, en tout cas, entre ces deux écueils qui sont d’un côté « analysons avec des critères qui sont les nôtres » ou au contraire « analysons avec des critères qui sont totalement différents étrangers à nous ».

Jean Andreau : Oui, en effet, c’est ce que j’ai essayé de faire. Quand a été publié ce petit livre, dont vous parliez, « Banque et affaires », Yan Thomas qui est un très bon collègue, qui malheureusement a disparu récemment, m’a dit : Je partage tout à fait ton impression. Ces deux choses coexistent. C’est-à-dire que l’archaïsme et la modernité coexistent. C’est tout à fait injustifié de se centrer sur un aux dépends de l’autre. C’est aussi mon sentiment.

Emmanuel Laurentin : Christophe Pébarthe, si on continue avec vous, cette application de ces schémas au monde grec, donc une nouvelle école, pourrait-on dire, d’histoire économique du monde grec, qui s’est petit à petit forgée, beaucoup autour de Bordeaux où vous enseignez, autour d’Alain Bresson, auteur d’un livre « La cité marchande », que vous m’aviez conseillé de lire, il y a quelque années, en me disant : c’est vraiment un livre important parce qu’il met à bas certaines de ces idées économiques sur le monde antique, en gros, quand on travaille aujourd’hui sur ces questions-là, donc l’économie du monde antique, la question y-a-t-il une économie ? Les chercheurs qui sont avec vous, autour de vous, Christophe Pébarthe, pensent quoi, de cette existence d’une économie, des échanges ? Et en quoi ils se posent des questions totalement différentes que celles qui étaient posées par Polanyi ou par Finley ?

Christophe Pébarthe : La première question qui me paraît réglée en quelque sorte, c’est la question du marché. Il est évident que, pour le monde grec, plus personne ne remet en cause l’existence d’un marché, au sens d’une institution qui alloue des ressources. Le débat porte plutôt maintenant sur l’importance du marché. C’est ça…

Emmanuel Laurentin : Parce qu’il faut bien dire effectivement que ces écoles précédentes considéraient qu’il n’y avait pas de marché, qu’il y avait deux marchés qui étaient totalement séparés, disait Polanyi : un marché de commerce local et puis un marché de commerce au long cours, qui étaient confiés à des marchands, ces marchands étaient généralement en marge de la société grecque. Ces deux marchés étaient complémentaires mais on ne pouvait pas parler d’un grand marché qui travaillerait à la fois sur la cité elle-même et ses alentours et sur les lointains de cette cité avec des échanges à plus long terme. Or, tous les travaux récents, dites-vous dans vos propres travaux Christophe Pébarthe, montrent bien qu’effectivement il y avait des échanges, assez tôt d’ailleurs, avec des cités grecques, que l’on peut trouver de la monnaie grecque en Sicile, très tôt dans l’expansion grecque, et qu’à partir de ce moment-là, on peut bien penser que si cette monnaie est là, il y a bien des échanges commerciaux entre les deux parties de la Méditerranée.

Christophe Pébarthe : Dans vos propos finalement, je crois qu’on touche du doigt ce qui continue à poser des problèmes. C’est que ce n’est pas tant la question de l’analogie qui nous pose problème que la question des représentations du monde contemporain. A partir du moment où on a l’impression de vivre dans un marché unifié, mondialisé en permanence, qu’il y a un prix unique du blé, un prix unique du pétrole, ce qui est faux sur le plan factuel aujourd’hui, eh bien, on est amené à se dire est-ce que ça existe dans l’Antiquité ?

Emmanuel Laurentin : Absolument.

Christophe Pébarthe : Évidemment on ne le trouve pas, et on se dit, c’est bien la preuve de leur archaïsme. Ceci est un non sens, parce que ce n’est pas le fond du problème. Le fond du problème c’est l’évolution des prix et comment les prix évoluent les uns par rapport aux autres dans une zone considérée.

Emmanuel Laurentin : Absolument. Mais vous êtes un jeune homme moderne. Vous savez donc, qu’il y a d’autres vecteurs d’apprentissage de l’Antiquité que les lecteurs des savoirs classiques. Par exemple, il y a ces fameux jeux qu’on appelle les City builders, je ne sais pas si vous connaissez cela, Caesar IV, La gloire de l’Empire, Emporium etc. où, en fait, on plaque les constructions et les développements des cités contemporaine en Amérique par exemple sur le monde Antique en disant : voilà les échanges, créez un comptoir des échanges à l’autre bout de la Méditerranée, créez un emporium, ouvrez un port, développez des routes, etc. avec la même façon que l’on imagine les mêmes choses dans le monde contemporain. Donc, il y a une sorte de concomitance, entre celui qui joue, sur son ordinateur, à ces jeux là, et celui qui lit vos propres travaux. Effectivement, il peut y avoir à certains moments une sorte de fossé.

Christophe Pébarthe : Pour avancer, disons que sur les prix, je crois qu’il faut être clair. Il y a évidemment des prix qui fluctuent en fonction de réalités locales, d’autres en fonction d’une échelle plus régionale et puis d’autres, pour les grands produits agricoles pour le blé ou l’huile, qui ont fonctionné à l’échelle d’un marché beaucoup plus vaste. Ça, c’est le premier élément qui peut être montré. Le deuxième, c’est que les cités vivent des échanges, mais elles en vivent beaucoup plus qu’on ne l’a cru pendant longtemps. C’est-à-dire que pendant longtemps, le modèle finleymien, ce n’était pas qu’elles n’échangeaient pas mais qu’elles faisaient venir à elles que ce qui leur manquait. Donc, finalement, Finley concédait l’existence des importations uniquement sur les produits dont manquait la cité, essentiellement pour l’approvisionnement de la Cité.

Emmanuel Laurentin : Or, ce que vous montrez dans vos travaux, ainsi qu’Alain Bresson, c’est qu’effectivement il y a des cités qui produisent, qui se spécialisent même quelquefois sur certaines productions, qui produisent pour exporter pas simplement pour leur propre autosuffisance.

Christophe Pébarthe : Exactement. Et ceci est vrai à toutes les échelles, c’est vrai à Athènes. On a pu étudier le cas d’un dème, une petite circonscription territoriale, et on a pu montrer que les choix des productions agricoles qui avaient été faits étaient des choix de marché et non pas des choix d’autosuffisance alors que c’était un terroir fertile, ils pouvaient largement produirede quoi se nourrir, ils ont choisi au contraire de sélectionner des productions à destination du marché attique.

Emmanuel Laurentin : Mais là où votre travail et votre école, autour de vous, hésitent à faire de l’analogie c’est qu’elles parlent d’économie a-marché plutôt que d’économie de marché. Donc, on ne peut pas dire que c’est exactement la même chose. Il y a des économies a-marché dites-vous, ça n’est pas exactement l’économie de marché, ce qui veut dire qu’il faut justement bien séparer ce qui se passe chez nous, maintenant, et ce qui se passait dans cette Grèce antique.

Christophe Pébarthe : C’est ce que disait Alain Bresson, en 2000, dans « La cité marchande » et depuis…

Emmanuel Laurentin : Ah ! Ça a encore évolué.

Christophe Pébarthe : Il concède,… enfin c’est une bataille conceptuelle qui n’est pas forcément la plus pertinente. C’est-à-dire peu importe parce que finalement ce qui compte…

Emmanuel Laurentin : C’est qu’il y a un marché.

Christophe Pébarthe : Voilà. C’est ce qu’il y a derrière, ce qu’on met dans économie de marché. Je crois que finalement, ce qu’on peut retenir des travaux d’Alain Bresson aujourd’hui, c’est qu’au fond, sans le marché, il n’y aurait pas de cité grecque telle que nous la connaissons. Je crois que c’est ça qui est le plus important.

Emmanuel Laurentin : Alors, on a bien compris pédagogiquement où on en était dans ce raisonnement au long cours sur la question des sociétés antiques, avec vous, Christophe Pébarthe, venons-en au thème de cette semaine. Il y a une économie, il y a des échanges, y-a-t-il des crises ? A quoi ressemblent ces crises de l’économie antique ?

Christophe Pébarthe : Effectivement il y a des crises. Il y a des crises traditionnelles sur lesquelles je ne reviens pas…

Emmanuel Laurentin : Des crises de subsistance.

Christophe Pébarthe : Des crises de subsistance etc. Mais il y a des crises liées au mauvais fonctionnement du marché et c’est là où, par rapport à ce qui se passe aujourd’hui, ça peut devenir intéressant. Il y a un cas, bien connu, qui nous est rapporté par Lysias dans un plaidoyer qui s’appelle Contre les marchands de blé qui dénonce la spéculation de ces marchands de blé. Qu’ont fait ces marchands de blé ? Ils ont fait une chose très simple, c’est des revendeurs, ils ont été auprès des importateurs qui venaient dans l’emporium d’Athènes, le Pirée, et ils ont acheté en masse le blé et au lieu de le revendre en appliquant une marge progressivement sur le marché, ils l’ont certes revendu sur le marché mais ils ont fait varier les prix progressivement, c’est-à-dire que leur marge a évolué en fonction de leur volonté de spéculer. Ce qui est considéré comme malsain et malhonnête de leur côté. Donc, là, il y a bien une crise de marché parce que ce n’est pas tant un problème d’approvisionnement, le blé est là, mais simplement de marchands indélicats qui profitent de leur situation, parce qu’ils sont dans une situation double. Sur le plan économique ils sont dans une situation de monopsone, le seul acheteur, parce qu’ils se sont groupés pour acheter auprès des importateurs, ils ont donc fait baisser les prix puisque l’importateur ne va pas faire…

Emmanuel Laurentin : Il peut faire le tour du bassin méditerranéen, ça arrive d’ailleurs, quelquefois effectivement les bateaux qui transportent le blé aillent ailleurs parce que les prix sont plus élevés. Là, il est arrivé dans le port, il vend à ces marchands-là qui ont fait baisser les prix et ensuite…

Christophe Pébarthe : Et ensuite ils bénéficient d’un autre pôle, c’est qu’ils sont dans un monopole, puisqu’ils sont les seuls à vendre le blé, donc on est bien obligés d’aller acheter leur blé. Donc, là, on a vraiment, typiquement, on est en 387 avant Jésus-Christ, dans un cas de crise de nature spéculative, crise de marché qui ne peut pas être reliée directement à un problème d’approvisionnement au plus long terme.

Christophe Pébarthe : C’est ce qu’on appelle l’accaparement.

Emmanuel Laurentin : Absolument.

Jean Andreau : Ça, c’est quelque chose qui est aussi attesté à Rome et il y a même des mesures contre l’accaparement, des mesures contre les gens qui achètent en trop grande quantité et qui par là même deviennent des intermédiaires indispensables.

Emmanuel Laurentin : Un peu monopolistique.

Jean Andreau : Monopolistique, ils sont en mesure d’augmenter les prix parce qu’ils sont dominants.

Emmanuel Laurentin : Alors, un petit texte de Lysias, un petit extrait, justement, ce plaidoyer. (Cf. l’intégrale du plaidoyer, en note, rajouté par Taos Aït Si Slimane [1])

Christophe Pébarthe : Un extrait, donc : « […] mais ils vous diront peut-être, comme ils l’ont dit devant le Conseil, que c’est dans l’intérêt de la ville qu’ils ont acheté le blé en masse, afin de nous le vendre au meilleur marché possible. » -On voit l’idée classique, je profite du fait que je sois le seul acheteur- « Eh bien, je vais vous fournir la preuve la plus forte et la plus éclatante de leur mensonge. S’ils agissaient dans votre intérêt, on aurait dû voir le prix se maintenir pendant pas mal de jours, jusqu’à épuisement de leurs stocks ; » - Donc, une seule marge- « pas du tout : il montait parfois d’une drachme » - une drachme, c’est à peu près une journée de salaire, c’est donc une somme déjà conséquente - « dans la même journée, comme s’ils achetaient ensemble médimne par médimne » c’est-à-dire comme s’ils achetaient progressivement auprès de l’importateur alors que ce n’est pas ce qu’ils ont fait. Donc, là, on est vraiment dans le cas d’une crise de nature spéculative, qui montre bien qu’il y a un marché et une économie de marché. C’est ça qui est intéressant, je crois, dans le thème des crises, c’est qu’à travers les crises on peut apercevoir, quand on est historien, le fonctionnement de l’économie. Ce n’est pas un dysfonctionnement de l’économie, je crois, mais c’est plutôt un révélateur du fonctionnement de l’économie, de sa nature profonde.

Emmanuel Laurentin : Sans compter que pour la Grèce antique en tous les cas, Christophe Pébarthe, les textes proprement économiques sont trop peu nombreux, que les contrats étaient passés sur des papyrus, des morceaux de bois qui n’ont pas laissé de traces la plupart du temps, même si quelquefois on a trouvé des tablettes de bronze sur lesquelles pouvaient être inscrits ces contrats, ça permet aux historiens de travailler mais disons qu’on a peu de chose et que cette faiblesse des sources peut laisser penser, ou pouvait laisser penser aux historiens des périodes précédentes, qu’il n’y avait effectivement pas d’économie telle qu’on l’entend aujourd’hui.

Christophe Pébarthe : Et pourtant, tout est là.

Emmanuel Laurentin : Il suffit de regarder.

Christophe Pébarthe : Économique de Xénophon, dont le texte, de la première moitié du IVe siècle, traité fondateur de l’economia, eh bien qu’est-ce qu’on y trouve ? On y trouve la définition de l’economia, c’est bien administrer son locus, là-dessus on peut se dire qu’on est dans le domaine de l’autosuffisance, mais tout de suite, Xénophon rajoute : Non, non, ce n’est pas seulement bien administrer, c’est aussi accroître son locus. On est bien dans une logique de croissance et le débat est tel, à Athènes et ailleurs, qu’Aristote, quelque dizaines d’années plus tard, dit : Certains définissent l’économie comme étant un moyen d’accroître son locus, -son patrimoine, si on veut -, moi, Aristote, je dis que ce n’est pas comme ça que ça doit être défini. C’est donc bien le signe que non seulement on a bien conscience de cette croissance mais en plus…

Emmanuel Laurentin : Il y a une pensée économique, contrairement à ce qu’on pouvait penser.

Christophe Pébarthe : Exactement.

Emmanuel Laurentin : Jean Andreau, si on passe au monde romain, que vous connaissez parfaitement bien, est-ce que ces catégories, telles que les a décrites, à l’instant même, Christophe Pébarthe, cette capacité justement à trouver dans les sources l’existence de cette économie, de ce marché, de cette volonté de croissance, puis également les crises qui sont afférentes, vous les trouvez, vous aussi, dans le monde romain, que ce soit la République romaine, ou l’Empire romain ?

Jean Andreau : Oui, en effet, on les trouve. Au moment où on les trouve dans le monde romain, Rome est déjà maîtresse de l’Italie, puis du tour de la Méditerranée. Donc, il y a des différences qui sont liées à ça. C’est-à-dire qu’on n’est plus dans un monde de cité indépendante mais dans un monde d’empire, déjà la fin de la République. Cette différence a des effets sur les pouvoirs des cités, parce que les cités ont beaucoup moins d’interventions dans l’économie commerciale qu’en Grèce. Sinon, il y a beaucoup de points communs évidemment, ne serait-ce que parce que les Romains ont été très soumis à la culture grecque, connaissent très bien les auteurs grecs. Une œuvre, comme celle de Xénophon, a ses correspondants exacts à Rome. Ce qu’on appelle les agronomes, c’est-à-dire Caton, Varron, Columelle, Baldus, ce sont les héritiers de cette tradition d’ouvrages sur la gestion du patrimoine, qui peuvent présenter aussi des idées plus générales, qui ne sont pas des traités d’économie générales mais qui à l’occasion de la gestion du patrimoine, présentent des idées plus générales.

Emmanuel Laurentin : Alors, vous dites : il y a un empire, création progressive d’un empire romain, donc une sorte d’unification en tous cas des façons dont cet Empire, ou cet État, va progressivement réagir par rapport à l’économie se développant à l’intérieur de ses frontières, voire à l’extérieur également. Cette unification des réactions, vous expliquez dans vos articles et dans vos travaux, Jean Andreau, qu’on peut dire - puisque on parle beaucoup de l’interventionnisme aujourd’hui, que l’État romain, est assez peu interventionniste. Il intervient en temps de crise, on va y revenir, parce que comme disait Christophe Pébarthe, la crise est un moment révélateur du fonctionnement des sociétés économique, mais que le reste du temps eh bien il y a des contrats privés, il y a des règles certes dans ces contrats, mais qu’au bout du compte, il n’y a pas une intervention très forte de la part de l’État quand il n’y a pas mise en danger, pourrait-on dire, de l’économie générale de l’Empire. Est-ce que je me trompe en disant cela ?

Jean Andreau : Non, vous avez raison. C’est l’impression que j’ai très fortement ? En tout cas, pour tout ce qui n’est pas l’agriculture et la terre. Il y a une différence forte, de ce point de vue-là, entre le domaine de l’agriculture et de la terre, dans lequel l’État et la cité romaine interviennent beaucoup, et les autres domaines : la banque, le commerce, la fabrication, ce sont des domaines où l’État intervient beaucoup moins.

Emmanuel Laurentin : Alors, il intervient moins pourquoi ? Parce qu’il laisse se développer une sorte de marché libre, monétaire ? Un marché libre financier, en tout cas, avec la création de changeurs banquiers professionnels, par exemple, dans l’Empire romain ?

Jean Andreau : Je crois qu’il y a une idée très, très ancrée dans la mentalité romaine et probablement grecque, c’est que l’enrichissement est un facteur privé. Le travail, la richesse, en tout cas dans la mentalité romaine, ce sont des facteurs privés. Donc, c’est une idée des raisons pour lesquelles l’État n’intervient pas. Maintenant, il faut corriger que je viens de dire, par la construction juridique. C’est par le biais de la construction juridique que l’État intervient.

Emmanuel Laurentin : Par le droit.

Jean Andreau : Par le droit, oui. S’il y a des contrats privés, ces contrats sont élaborés dans le cadre de la science juridique. C’est par ce biais qu’il intervient régulièrement, en dehors des crises.

Emmanuel Laurentin : Et d’ailleurs, vous dites : La seule profession, la seule catégorie de financier à laquelle une réglementation spécifique ait été appliquée, c’est, de façon permanente, ce métier, dont justement je parlais à l’instant, de banquier professionnel, par exemple.

Jean Andreau : Oui.

Emmanuel Laurentin : Il y a une réglementation décidée par l’État parce que ça n’est pas rien que de traiter de l’argent, de la monnaie. C’est cela, Jean Andreau ?

Jean Andreau : Oui. Il n’intervient pas dans le détail de leurs affaires, mais il leur donne une certaine autorité par le fait qu’ils exercent cette profession.

Emmanuel Laurentin : Christophe Pébarthe, prenons cet exemple des banquiers romains, on retrouve la trace de l’équivalent des banquiers romains dans le monde grec ?

Christophe Pébarthe : Oui, bien sûr. Nous avons l’équivalent et des travaux récents ont montré l’importance de ces prêts d’argents dans la circulation monétaire et notamment ont détruit l’une des idées fortes de Moses Finley, qui était qu’il y avait au fond deux économies : une économie des citoyens ancrée dans la terre et une économie des étrangers, des métèques qui était l’économie commerciale. Or, ce qu’ont montré les travaux récents, c’est que par l’intermédiaire des banquiers, la richesse qui était produite par la terre pouvait se retrouver entre les mains d’un commerçant et réciproquement.

Emmanuel Laurentin : Donc, c’est de l’investissement, là.

Christophe Pébarthe : Oui, bien sûr.

Emmanuel Laurentin : On investit sur le commerce et le développement commercial de la cité en particulier.

Christophe Pébarthe : Exactement. Et on a, exactement comme l’a dit Jean Andreau, je crois que c’est une question fondamentale, c’est que la cité ou l’État, quel qu’il soit, quelque soit son échelle, intervient à travers le droit. C’est que justement, il n’y a pas de marché libre. Il y a un marché à partir du moment où il y a un droit et de la monnaie et ce sont de grands éléments sur lesquels nous avons des traces, nombreuses, qui montrent l’intervention, État ou cité, peu importe, dans un champ économique.

Emmanuel Laurentin : Alors, si l’on prend le cas des crises, Jean Andreau, les crises du monde romain, vous en avez analysé certaines, - en disant d’ailleurs : Il faut se méfier de ce mot de crise mais il est utile quand même parce qu’il donne par analogie quelques images que l’on peut garder en tête – et vous montrez bien que l’État romain, quand il a à régler ses crises, a plusieurs attitudes. Il a plusieurs façons de régler les crises financières. Vous déclinez certaines : il peut refuser d’aménager les dettes, par exemple, et réprimer les éventuels soulèvements qui pourraient arriver après le refus de soulagement des dettes, il peut le rééchelonner,… Il y a plusieurs façons, pour l’État, de se poser la question - sans faire d’analogie avec ce qui se passe aujourd’hui – en temps de crise, de quoi faire quand il y a une crise dans l’Empire romain ou la République romaine.

Jean Andreau : Oui. Il y a des crises à la fois pendant la période républicaine et par la suite sous l’Empire, plusieurs types de crises. Celles auxquelles vous faites allusion, ce sont des crises d’endettements et de paiements. Comme énormément de gens prêtent de l’argent et en empruntent,…

Emmanuel Laurentin : L’État n’a pas de regard sur ces emprunts et ces prêts. Il ne sait pas à quel niveau d’endettement sont les citoyens de Rome en particulier…

Jean Andreau : Donc, à un certain moment, si les endettés ne peuvent plus payer leur dettes, ou ne peuvent plus payer les intérêts – dans les dettes antiques, on paye les intérêts régulièrement et on paye le capital à la fin, à l’échéance de la dette – tout se bloque. Parce qu’il y a forcément des réactions à la chaîne.

Emmanuel Laurentin : On connaît ça maintenant. Ce n’est pas la crise des subprimes à la romaine, mais enfin…

Jean Andreau : A ce moment-là, dans ce type de crises, la production intervient assez peu, c’est-à-dire que l’économie réelle, au départ en tout cas, intervient assez peu, on peut supposer qu’il y a des conséquences mais ce n’est pas là-dessus qu’insistent beaucoup les textes antiques, il faut arriver à refluidifier la circulation monétaire, un des moyens, - là, on peut jouer sur l’analogie – est d’injecter des fonds. Par exemple, c’est ce que fait Tibère en 33 après Jésus-Christ. Il injecte des fonds en accordant des prêts gratuits,...

Emmanuel Laurentin : Lui, il injecte - remarquez, c’est à peu près la hauteur de ce que font les banques centrales – 100 millions de sesterces. C’est ça ?

Jean Andreau : Oui.

Emmanuel Laurentin : Sur sa cassette personnelle ? Il les injecte dans le domaine public en se disant : Ça va me permettre de vous libérer de vos emprunts et de refluidifier le secteur financier de la Rome de cette époque-là. C’est ça ?

Jean Andreau : Oui. Sous forme de prêts gratuits, dans ce cas-là, qui doivent être remboursés par la suite mais sans intérêts.

Emmanuel Laurentin : Oui parce que la crainte, la grande crainte de l’Empereur, de Tibère comme de tous les autres, c’est ce qu’on appelle l’inopia numorum ( ?), c’est-à-dire le manque d’argent, le manque de monnaie. Effectivement, quand il y a manque de monnaie il faut réinjecter, on fait tourner la planche à billets, qui ne s’appelle pas la planche à billets, on crée de la monnaie et ça permet comme ça de faire partir l’économie. C’est ça, Jean Andreau ?

Jean Andreau : Oui. Dans ce cas-là, on a l’impression que l’État dépensait moins depuis un certain nombre d’année, Tibère était un Empereur très économe, il devait avoir des réserves qu’il a pu remettre en circulation par ce biais. Dans d’autres cas, il faut faire frapper de nouvelles monnaies.

Emmanuel Laurentin : Alors, même s’il n’y a pas de traités généraux d’économie, vous êtes persuadé vous, Jean Andreau, que les romains ont quand même conscience qu’il y a un système de relations financières qui fonctionne de façon autonome à la manière, dites-vous, d’un mécanisme et qu’il faut donc réamorcer le mécanisme en cas de dysfonctionnement. Donc, toute la question de la théorie économique est quand même placée là, même si ça n’a pas été porté ou écrit noir sur blanc par les penseurs ou les écrivains de l’époque.

Jean Andreau : Oui, c’est vrai parce que dans ces textes-là on ne parle pas de production, de commerce, on parle simplement des relations d’argent, c’est-à-dire les contrats, les prêts, la vente, mais sans parler de ce que nous appelons l’économie réelle actuellement. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’articulations évidemment, mais ça prouve que la pensée distingue ces relations d’argent de l’économie réelle.

Christophe Pébarthe : Il y a un domaine d’intervention qui est singulièrement documenté par les sources, c’est la question monétaire, pour les cités grecques. Je pense à une loi en particulier, qui va bien montrer les problèmes posés. Une loi de 375-374, qui s’appelle la loi de Nicophon (cf. le texte de la Loi en question, ajout par Taos Aït Si Slimane [2]), qui réglemente la circulation d’argent sur le marché athénien. Elle distingue trois monnaies. Première monnaie, les monnaies dites athéniennes, les monnaies originales, celles-là peuvent circuler sur le marché après vérification. Deuxième type de monnaie, les monnaies qui sont dites au type athénien, qui portent la chouette, le symbole de la cité, mais qui ne sont pas frappées à Athènes. Et troisième monnaie, les monnaies fourrées, donc celles qui n’ont qu’une mince pellicule d’argent, qui sont en réalité de bronze. Et on va définir quelles sont les monnaies autorisées. La première évidemment, la monnaie de la cité est acceptée, mais ce qui est très intéressant c’est que la deuxième, la monnaie, disons qui n’a pas été frappée à Athènes, du moins reconnue comme telle, mais qui a la bonne quantité d’argent et qui est au bon type, eh bien celle-ci on la rend au marchand et il va pouvoir l’utiliser sur le marché.

Emmanuel Laurentin : C’est la convertibilité de la monnaie athénienne, c’est ça ?

Christophe Pébarthe : Voilà. C’est très intéressant parce que ça montre comment on résout un problème de confiance. Il se trouve - pour des raisons complexes, sur lesquelles nous ne reviendrons pas- qu’il y a des monnaies qui circulent à ce moment-là à Athènes dont l’origine est douteuse. Donc, ça freine les échanges parce qu’il y a un effet de thésaurisation de on ne sait plus si on peut accepter cette monnaie.

Emmanuel Laurentin : Si on peut faire confiance.

Christophe Pébarthe : Or, cette loi, on est dans le droit grec, je le rappelle, une loi c’est beaucoup plus important qu’un décret, c’est un texte de portée générale qui est élaboré après un long processus démocratique, eh bien cette loi permet de restaurer la confiance à la fois évidemment à Athènes mais bien au-delà puisque ça signifie, puisque c’est une caractéristique de la monnaie athénienne, qui est une sorte de dollar ou de monnaie internationale de l’époque, ça permet au fond au marchand, même étrangers, de savoir que quand il va repartir avec de la monnaie attique en quelque sorte, parce qu’elle viendra d’un marché où elle aura été vérifiée, eh bien il pourra la réutiliser ailleurs ou l’échanger etc. c’est-à-dire qu’au fond on restaure à la fois la confiance dans le cadre de la cité mais bien au-delà.

Emmanuel Laurentin : Vous insistez beaucoup, dans vos propres travaux, Jean Andreau, sur la notion de confiance justement.

Jean Andreau : Oui.

Emmanuel Laurentin : La fides a énormément d’importance justement dans la façon dont l’économie de l’Empire romain, du monde romain fonctionne, il faut qu’il y ait, on en parle beaucoup ces temps-ci aussi, la confiance, que la fides revienne, que la confiance revienne sur les marchés. C’est pour ça d’ailleurs qu’en 33, vous l’avez dit, Tibère fait cet acte de remettre sur le marché 100 millions de sesterces, de sa fortune personnelle, sur 3 ans.

Jean Andreau : La notion de fides est évidemment morale, c’est la bonne foi, c’est la droiture morale mais il y a des textes où c’est la confiance au sens monétaire, au sens économique. C’est-à-dire un fonctionnement normal, sans accrocs, des échanges et des contrats. On a pu étudier, il y a des recherches assez récentes là-dessus, les limites de cette confiance. Quand, par exemple, l’Empereur modifie les définitions monétaires, il peut y avoir une acceptation assez forte. On constate qu’après la modification que Néron a apportée au système monétaire, où il a notamment abaissé le titre des monnaies, d’argent et d’or, il n’y a pas beaucoup, à l’intérieur de l’Empire, de conséquences de cela. L’acceptation est forte. Et c’est encore vrai au IIIe siècle alors que la monnaie d’argent perd énormément de poids et de valeur. Puis, à un certain moment il y a une rupture, cette confiance disparaît. Dans les années 260-270…

Emmanuel Laurentin : Il y a une grave crise de l’Empire à ce moment-là, c’est la crise des Empereurs Gaulois. Je vous parlais juste avant, vous ne le connaissiez pas, de l’exposition à Nantes, très récente, d’un trésor monétaire trouvé à Pannecé, dans la région nantaise, qui correspond exactement à cette crise de 260, dont vous parlez, avec ses multiples Empereurs qui se succèdent à la tête de l’Empire, avec des combats entre eux. Effectivement, on peut dire que peut-être une des manières de travailler sur cette économie, et sur ces crises aussi, c’est aussi le travail des archéologues, des numismates, de ceux qui se penchent sur ce qu’on retrouve dans le sol, et de ses banques provisoires que pouvaient être les endroits où on creusait un trou pour pouvoir mettre sa fortune en espérant venir la rechercher un peu plus tard, pendant ces temps troublés qu’étaient ces temps de crise.

Jean Andreau : C’est sûr que l’étude des trésors est très importante pour l’évolution monétaire. Par exemple, cette époque-là, dont vous parlez, c’est l’époque où les monnaies se répandent, la « monnaitation  » est beaucoup plus répandue parce que ce sont des monnaies de très faible valeur et émise au contraire en très, très grande quantité. Le trésor dont vous venez de parler est sûrement un témoignage de cela.

Emmanuel Laurentin : Christophe Pébarthe, quand vous parlez, vous et les autres historiens de l’économie antique et de l’économie grecque, de cette question du monétaire, il faut bien savoir, et vous l’expliquez, qu’il y a des cités qui ne frappent pas de monnaies. Il y a une centaine de cités qui frappent la monnaie, dites-vous, et il y en a à peu près autant qui elles ne frappent pas de monnaies. Donc, on peut se poser la question de savoir pourquoi certaines ont choisi cette économie monétaire et d’autres pas. En même temps, dans le même univers, assez proches les unes des autres, ça pose des questions à l’historien que vous êtes. On n’a pas de texte là-dessus ? Pourquoi y-a-t-il des cités qui préfèrent ce mode d’échanges au mode d’échanges qui est sans monnaies justement ?

Christophe Pébarthe : Il faut quand même distinguer le fait de battre monnaie ou non avec le fait d’utiliser de la monnaie. Un bon nombre de cités ne frappent pas de monnaie parce qu’elles utilisent la monnaie frappée par les autres.

Emmanuel Laurentin : C’est vrai.

Christophe Pébarthe : C’est ce qu’on voit, par exemple, au VIIe siècle av. J.-C., quand la monnaie athénienne se développe et devient la monnaie de référence, les numismates arrivent à percevoir des arrêts de productions monétaires. Un certain nombre de cités cessent de battre monnaies parce que finalement ce monnayage n’avait pas d’intérêt.

Emmanuel Laurentin : Comme vous le disiez, c’était le dollar de l’époque, donc à partir de ce moment-là on n’a pas besoin de frapper monnaie soi-même.

Christophe Pébarthe : Voilà, donc, ils l’utilisent. Il y a aussi un autre cas, qui est qu’on frappe des monnaies, par exemple de bronze, à partir du V-IVe siècles, pour les échanges disons locaux et on utilise la monnaie d’argent de référence, toujours pareil pour l’époque classique, la monnaie athénienne, pour les échanges internationaux. C’est beaucoup moins tranché que cela. La seule cité, du moins à l’époque classique, la question a été débattue, malheureusement nous n’avons pas les minutes de ce débat, c’est à Sparte. On pensait qu’au début du IVe siècle, les Spartiates se sont demandés s’ils devaient adopter la monnaie. Les Spartiates vivent sans monnaies, ce qui ne veut pas dire qu’ils vivent sans échanges, et que d’une certaine manière, une partie d’entre eux, pas les citoyens mais peut-être les Périèques, ceux qui sont justement dans l’économie de l’échange, ça ne signifie pas que ceux-là n’aient pas au fond à utiliser régulièrement des pièces de monnaies. Mais, c’est la seule cité pour laquelle il y a un vrai interdit sur la frappe monétaire.

Emmanuel Laurentin : Il y a un autre thème que l’on n’a pas encore abordé avec vous, Jean Andreau et Christophe Pébarthe, c’est la question de la dette. La dette publique, n’existe pas, semble-t-il, dans la Grèce antique et dans la Rome antique. On a bien compris, vous l’avez dit, l’État est là évidemment pour saisir l’impôt, le faire remonter de façon centrale. Quelquefois, il a suffisamment d’impôts pour faire tourner la machine, pourrait-on dire, sans avoir besoin par ailleurs de recourir à la dette. Il y a même un historien que vous citez dans un de vos articles, Jean Andreau, qui dit que c’est un des rares phénomènes qui ne pousse pas ses racines dans le monde antique, que l’on connaisse aujourd’hui. La question de la dette publique, vous pouvez développer un petit peu ?

Jean Andreau : La dette publique, telle que nous la connaissons, c’est-à-dire un endettement perpétuel de l’État…

Emmanuel Laurentin : Il n’y a pas d’emprunt d’État, par exemple ?

Jean Andreau : Il y a des emprunts tout à fait ponctuels, mais il n’y a pas de dettes publiques au sens d’endettement perpétuel de l’État, continuel de l’État, accepté comme tel et même voulu. Il y a des emprunts tout à fait ponctuels, plus nombreux d’ailleurs dans les cités grecques qu’à Rome. Rome, essaye de se refuser complètement à tout emprunt.

Emmanuel Laurentin : On sait pourquoi ? Est-ce qu’il y a une raison morale, une sorte de sur moi, qui expliquerait que les Romains, en particuliers les Empereurs,…

Jean Andreau : Une des raisons, c’est la conscience du collectif. La différence entre le collectif et le privé. Par exemple, Tite-Live parle d’emprunts ponctuels qui ont lieu pendant la deuxième guerre punique, à la fin du IIIe siècle avant Jésus-Christ, et il dit : « Alors la Respublica a été administrée avec de l’argent privé ». Pour lui, c’est visiblement quelque chose de choquant.

Christophe Pébarthe : La dette, elle existe en quelque sorte, puisque les cités grecques en tout cas peuvent s’endetter. Je pense à des situations de crises, liées aux questions militaires, Athènes, à la fin de la guerre du Péloponnèse, est obligée de prendre des richesses à la Déesse Athéna en s’engageant à rembourser. Donc, là, on a un exemple d’endettement.

Emmanuel Laurentin : Mais c’est sur le territoire athénien,

Christophe Pébarthe : Mais ce n’est quand même pas l’argent de la quête.

Jean Andreau : Mais ce n’est pas vraiment une dette parce que le culte dépend de la cité.

Christophe Pébarthe : Ah ! mais c’est considéré comme l’argent de la divinité, ce n’est pas considéré comme l’argent de la cité. Ce sont deux argents différents.

Emmanuel Laurentin : D’accord.

Christophe Pébarthe : Je crois, comme Jean Andreau, que la grande différence, entre l’Antiquité et nos jours, c’est qu’ils n’ont pas du tout la même notion du collectif. L’État ne peut pas être endetté de façon régulière, voire systémique, vous l’avez dit, tout simplement parce que l’État en tant que tel n’existe pas au sens où nous l’entendons. Pour les Grecs, l’État, la cité, c’est uniquement la somme des citoyens. La cité ne mène pas de politique économique qui serait spécifique, liée à son échelle, à son moyen d’intervention. Elle intervient comme un super citoyen. Donc, son but, pour les Grecs, c’est de faire des prosodies, des revenus, et de les redistribuer de manière égalitaire à ses citoyens. Voilà, à peu près comment fonctionnent les représentations liées à la Cité. Donc, la cité ne mène pas ce type de politique économique parce que tout simplement, jamais les choses ne sont pensées à ce niveau. Ce n’est pas un acteur spécifique, la cité.

Emmanuel Laurentin : Sans pousser d’analogies qui n’auraient pas lieu d’être, Jean Andreau, quand vous voyez se développer une crise, comme celle qui est en train de se développer, ou quand vous avez travaillé comme tout le monde sur les crises du XXe siècle, est-ce que cela vous aide à comprendre certains des phénomènes que vous avez pu croiser sur votre chemin, dans votre travail d’historien du monde romain ? Est-ce que vous vous mettez à l’écart en disant, surtout faisons attention à ne pas faire d’analogies ? Comment ça se passe-t-il dans votre propre travail, Jean Andreau ?

Jean Andreau : J’essaye de ne pas faire d’analogies, en même temps c’est sûrement une aide. Par exemple, ça permet de comprendre mieux le fonctionnement psychologique. Ça, c’est quelque chose qui existe aussi bien dans l’Antiquité que maintenant.

Emmanuel Laurentin : Ça, c’est de l’anthropologie historique presque.

Jean Andreau : Oui, en effet. L’histoire des mentalités, l’anthropologie historique, en même temps ça permet de mieux comprendre certains mécanismes qui peuvent avoir leurs correspondants, plus ou moins proches, dans l’Antiquité. L’analogie n’est pas absolument interdite mais à condition qu’elle soit suffisamment médiatisée, que cela ne soit pas seulement une analogie superficielle.

Emmanuel Laurentin : Un plaquage d’un modèle sur l’Antiquité. Même chose, même question, Christophe Pébarthe.

Christophe Pébarthe : Oui, il y a une réponse en citant un extrait d’un livre d’Olivier Godechot, sur les traders, que j’ai cité moi-même, parce qu’il permet de montrer à quel point il faut se méfier des représentations d’aujourd’hui et que l’analogie qui est utile peut être faite dans les deux sens. Voilà ce qu’il dit, il cite un trader : « Il ne suffit pas de faire des études, il faut sentir le marché. Il faut sentir quand les gens veulent acheter. On sent quand c’est un courant acheteur, et un courant vendeur. » C’est un trader qui parle, de la fin des années 90. On est bien loin de l’homo economicus qui est en train de…

Emmanuel Laurentin : Raisonnable…

Christophe Pébarthe : Raisonnable et qui essaye de bâtir une stratégie d’investissement rationnel. Je trouve que cet exemple, à trop vouloir enfermer les hommes d’aujourd’hui, dans la catégorie homo economicus et puis les hommes de l’Antiquité dans la catégorie homo politicus, on finit par ne rien comprendre ni à l’Antiquité, ni à la société contemporaine.

Emmanuel Laurentin : Merci à tous les deux, Jean Andreau et Christophe Pébarthe, de vous être déplacés de façon rapide puisque nous vous avons appelés la semaine dernière, ayant changé notre programme, pour venir nous expliquer justement ces questions de crises économiques dans l’Antiquité, d’économie plus généralement de l’Antiquité, nous faire part justement des derniers développements de la recherche sur ce domaine. Je dirais qu’il faut, pour vous, Jean Andreau, se plonger dans votre travail qui s’appelle « Banque et affaires dans le monde romain. », c’est en Points Seuil, ça a été publié il y a 7 ans maintenant, en 2001. Puis, pour vous, Christophe Pébarthe, votre « Introduction à l’histoire grecque », chez Belin, c’est un manuel d’histoire pour étudiant, XIIe siècle, fin IVe siècle, cours, documents entrainements, puis, également, « Monnaie et marché à Athènes à l’époque classique », c’est pour le cours de CAPES et d’Agrégation, historiographie, bibliographie et enjeux, c’est toujours chez Belin supérieur. Puis, on a quand même cité ce travail d’Alain Bresson, « La cité marchande », il est disponible à quelle maison d’édition ?

Christophe Pébarthe : C’est aux éditions Ausonius et on peut maintenant consulter chez Armand Colin, son « L’économie de la Grèce des cités ».

Emmanuel Laurentin : Merci à tous les deux. Demain, nous continuerons notre promenade à travers les siècles autour de cette notion de crises économique. Nous serons dans le monde du Moyen-âge, en particulier entre l’Italie et la Flandre, avec les crises bancaires du XIV au XVIe siècle en Italie, avec les derniers développements des travaux des chercheurs sur cette question.

Comme d’habitude, cette émission a été préparée par Maryvonne Abolivier et Aurélie Marsset. Vous pouvez l’écouter pendant un mois sur notre site internet, trouver les bibliographies, la télécharger pendant une semaine. Tout cela est préparé pour nous par Antoine Lachand, à la technique Bruno ( ?), à la réalisation Gislaine David.

Si vous voulez réagir à cette émission, ou à toutes les autres : 01 56 40 25 78 ; pièce 6123 à la maison de Radio France, ou encore sur le site internet www.franceculture.com, rubrique : les émissions, La Fabrique de l’Histoire

Puis, remercions toujours, les personnes qui « scriptent » certaines des émissions, les auditeurs, en particulier « Fabrique de sens », fabriquedesens.net. Vous pouvez aller voir, il y a de nouveaux scriptes de nos émissions sur ce site.


 Christophe Pébarthe, « Introduction à l’histoire grecque », Ed. Belin, 4 octobre 2005.

Présentation de l’éditeur : Jusqu’à la fin de l’époque archaïque (vers 500 a. C.), la question qui domine est celle de la naissance de la cité (ou polis) après la disparition du système palatial précédent. Les différentes options historiographiques sont envisagées et commentées, en intégrant les analyses les plus récentes.

Pendant la période classique (Ve-fin IVe siècle), plusieurs hégémonies civiques se mettent en place, mais ne perdurent pas au-delà de quelques dizaines d’années. Enfin, le roi de Macédoine, Philippe, puis son fils Alexandre le Grand, parviennent à imposer leur autorité sur l’ensemble des cités grecques.

Au-delà de la dimension événementielle, la période classique est marquée par la cité. Organisation politique, elle possède un certain nombre d’institutions qui répartissent les pouvoirs entre les citoyens. Organisation sociale, elle rassemble des individus dont les statuts diffèrent fortement, citoyens et non citoyens, hommes et femmes, libres et non libres. Dotée d’une identité forte, la cité n’est pour autant pas fermée aux échanges, dont une part est même indispensable à son bon fonctionnement.

De nombreux outils - documents originaux commentés, différents types d’exercices donnant lieu à des rappels méthodologiques, glossaire, chronologie - permettent d’approfondir les notions vues dans le chapitre et de préparer le lecteur aux examens et concours.
Christophe Pébarthe, « Monnaie et marché à Athènes à l’époque classique », Ed. Belin, 8 avril 2008.
Présentation de l’éditeur : Les historiens ont longtemps affirmé qu’il n’était pas possible d’appliquer au monde antique une analyse centrée autour de la notion de marché. Réservée aux époques ultérieures, celle-ci serait anachronique. Depuis une trentaine d’années, de nombreux travaux ont montré qu’il n’en était rien. L’économie des cités grecques ne méconnaît pas le marché comme institution économique. Dans cette perspective, en raison de l’abondance des sources et de leur diversité, Athènes à l’époque classique apparaît comme un terrain d’étude privilégié pour décrire la naissance et le fonctionnement d’une économie de marché.

L’étape initiale de cette histoire est constituée par les premières frappes monétaires athéniennes. C’est à partir de la monnaie que les Athéniens parviennent ensuite à construire un marché à l’échelle du monde égéen, garantissant l’approvisionnement de la cité et, plus généralement, l’abondance. Cette construction résulte de décisions prises par l’assemblée des citoyens qui s’inscrivent toujours dans le cadre marchand de l’économie. Dans l’Athènes classique, le marché se trouve au cœur même du politique. La cité athénienne est donc aussi une démocratie de marché.

 Jean Andreau, « Banque et affaires dans le monde romain : IVe siècle av. J.-C. - IIIe siècle ap. J.-C. », Ed. Points Seuil, 16 février 2001.

Présentation de l’éditeur : Au 1er siècle av. J.-C., les prêts et emprunts des sénateurs (à commencer par ceux de César et Crassus) ont défrayé la chronique, et même provoqué des crises politiques A la même époque, les fermiers de l’État, les fameux publicains, maniaient des sommes énormes et exploitaient les provinces de l’Empire. Si ces phénomènes spectaculaires ont été souvent étudiés, aucun livre avant celui-ci n’a présenté une vue synthétique de l’ensemble de la vie bancaire et financière romaine, depuis l’apparition des premières boutiques de banquiers sur le Forum (entre 318 et 310 av. J.-C.) jusqu’à la fin du Haut-Empire. Jean Andreau y traite à la fois des affaires de l’élite, de celles des argentarü (banquiers professionnels travaillant dans les ventes aux enchères) et de l’action de l’État. Jusqu’à quel point l’esprit de lucre et l’esprit d’entreprise triomphaient-ils en dépit des valeurs traditionnelles de la cité romaine ? Et quel était le rôle économique de ces financiers ? Comment le comparer à celui que jouaient leurs confrères de la fin du Moyen Age et du début des Temps modernes ?

 Jean Andreau, Véronique Chankowski, « Vocabulaire et expression de l’économie dans le monde antique », Ed. Ausonius, 5 mars 2008.

Présentation de l’éditeur : Cet ouvrage est l’aboutissement d’une enquête collective menée entre 2000 et 2005. Il a pour objectif de mieux comprendre les comportements et les mentalités des peuples de l’Antiquité (Proche-Orient, Grèce et Rome) dans le domaine économique. À cette fin, ses auteurs s’interrogent sur la manière dont les Anciens se représentaient ce que nous appelons économie et vie économique, et ils le font par le biais d’une analyse du vocabulaire et de toutes les manières de parler.

La première partie de l’ouvrage porte sur des structures : sur le vocabulaire des lieux de l’économie, des métiers et de certaines opérations économiques (par exemple l’échange). La seconde partie, elle, rassemble des études consacrées à la manifestation des hiérarchies sociales dans le vocabulaire. Enfin, un tiers du volume est consacré au domaine fiscal - l’un de ceux où l’économique se mêle le plus étroitement à d’autres champs qui ne sont pas économiques - à commencer par le politique et le social. Cette troisième partie ne vise pas à décrire la fiscalité antique, elle vise à analyser la manière dont l’économique s’exprime à travers elle, et en liaison avec tout ce qui n’est pas économique.

 Jean Andreau, Jérôme France, Sylvia Pittia (dir.), « Mentalités et choix économiques des Romains », Ed. Ausonius, 15 février 2004.

Présentation de l’éditeur : Dans le domaine des études sur l’économie antique, et plus particulièrement romaine, de nombreuses enquêtes ont porté sur les intérêts économiques des divers milieux sociaux et notamment des élites sénatoriales, équestres et municipales, ainsi que des groupes statutaires liés à leurs affaires (esclaves, affranchis). Toutefois, les choix et les modes de pensée de ces agents économiques, la façon dont ils prenaient leurs décisions, les motivations qui les y amenaient et la place qu’ils tenaient respectivement dans la réalisation de ces décisions ont été relativement négligés.

Pourtant, ni la documentation ni les outils conceptuels ne font défaut pour aborder ces questions, et les recherches consacrées aux économies modernes, préindustrielles et industrielles en ont montré tout l’intérêt. C’est cette lacune que ce livre souhaite contribuer à combler, à partir des travaux et des débats menés dans le cadre d’un programme de recherches du Centre Gustave Glotz (UMR 8585, Paris).

 Olivier Godechot, « Les traders : Essai de sociologie des marchés financiers », Ed. La Découverte, Juin 2005.

Présentation de l’éditeur : En quelques années, les marchés financiers sont devenus omniprésents dans la vie économique et politique et même dans notre vie quotidienne. Ils ressemblent à de nouveaux dieux qui commentent et modifient le cours de la vie des hommes, en délivrant leur verdict quotidien : ils saluent telle mesure, applaudissent à tel événement, boudent tel résultat d’élection, sanctionnent telle politique économique. Les hommes politiques, relayés par les économistes, participent à cette « déification » des activités boursières tantôt ils encensent les marchés et exaltent leur rationalité, tantôt ils déplorent leurs ravages et fustigent leur irrationalité. Dieu bienveillant ou Moloch dévastateur, la Bourse s’appréhende désormais sur un mode religieux. Pourtant, derrière cette glose théologique, se cachent des institutions bien humaines peuplées de traders et de vendeurs simplement affairés à leur commerce quotidien : arbitrage et spéculation. C’est ce monde qu’Olivier Godechot veut faire découvrir à travers une enquête qui nous fait pénétrer au cœur d’une « salle des marchés » : ici, ni adorateurs irrationnels ni Homo economicus rationnels, mais des agents économiques au travail avec leur parcours, leur fonction, leur sociabilité, leurs hiérarchies et leurs conflits. Analysant cet univers économique étrange et méconnu, où la quête du profit atteint une intensité inhabituelle, l’auteur fait œuvre de démystification et entreprend, au terme de son enquête, une réflexion stimulante sur la rationalité financière.


Site à consulter :

Fabrique de sens

Un auditeur régulier propose sur son site de retrouver dans leur intégralité de nombreuses transcriptions écrites d’émissions de France Culture, notamment plusieurs séries de La Fabrique de l’histoire, « L’histoire des étrangers », « Le passé dans la loi », etc.

La crise jusqu’où ? Dossier de franceculture.com

Analyses, reportages, réactions et sélection de livres et de liens au sujet de la semaine qui a bouleversé la finance mondiale. Avec aussi les explications d’Olivier Pastré sur quelques mots clés de cette crise.

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[1« CONTRE LES MARCHANDS DE BLÉ. Bien des gens sont venus me trouver, juges, qui s’étonnaient de me voir accuser les marchands de blé dans le Conseil : ils me disaient que, si convaincus que vous soyez de leur culpabilité, vous considérez néanmoins comme des sycophantes ceux qui les incriminent. C’est pourquoi je veux d’abord vous dire à la suite de quoi j’ai dû faire office d’accusateur. Lorsque les prytanes portèrent la question devant le Conseil, l’indignation fut telle que, d’après certains des orateurs, il fallait, sans jugement, livrer les accusés aux Onze pour les faire exécuter. Pour moi, je trouvai bien grave pour le Conseil d’établir de pareils précédents ; je me levai et je dis qu’à mon avis, il fallait juger les marchands de blé dans les formes légales : je considérais que, s’ils étaient coupables d’un crime capital, vous sauriez aussi bien que nous prononcer une juste sentence et que, s’ils étaient innocents, ils ne devaient pas périr sans jugement. Le Conseil se rangea à cette opinion ; sur quoi, on se mit à me diffamer : je n’avais parlé ainsi, disait-on, que pour sauver les marchands de blé. Ce qu’il y a de sûr, c’est que, devant le Conseil, au jour du jugement, ma conduite me justifia : alors que tous les autres se taisaient, je me levai, j’accusai les coupables, et il fut ainsi évident pour tous que je n’avais pas parlé dans leur intérêt, mais pour la défense des lois établies. Ainsi, j’ai commencé d’accuser pour me défendre contre les calomnies ; mais je trouverais honteux de cesser avant que vous n’ayez prononcé sur eux comme vous le trouverez bon.

D’abord, montez à la tribune. « Dis-moi, toi, tu es métèque ? — Oui. — Est-ce pour obéir aux lois, ou pour agir à ta guise ? — Pour obéir. — Ne crois-tu donc pas mériter la mort, si tu as commis un délit que les lois punissent de mort ? — Sans doute. — Réponds-moi donc : reconnais-tu avoir acheté plus des cinquante charges de blé que permet la loi ? — Je l’ai fait sur l’ordre des magistrats. » Eh bien, s’il me démontre qu’il y a une loi qui ordonne aux marchands de blé d’acheter le blé en masse quand les magistrats l’ordonnent, acquittez-le ; sinon, il est juste que vous le condamniez. Car nous, nous vous avons produit la loi qui interdit à tout habitant d’acheter à la fois plus de cinquante charges de blé. Concluons, juges, que mon accusation est bien fondée ; il reconnaît qu’il a acheté en masse : or c’est ce que la loi interdit en termes exprès ; et vous, vous avez prêté serment de juger conformément aux lois. Mais je veux vous convaincre que c’est d’ailleurs à tort qu’il incrimine les magistrats, et il est nécessaire d’insister là-dessus. Comme ils rejetaient la responsabilité sur eux, nous les avons fait comparaître, ces magistrats, et nous les avons interrogés. Quatre déclarèrent qu’ils ne savaient rien de l’affaire ; seul Anytos exposa que, l’hiver dernier, comme le blé était à un prix élevé et qu’il y avait surenchère et lutte entre les marchands, il leur avait conseillé de mettre un terme à leur concurrence, estimant qu’il était de votre intérêt à vous, leurs clients, qu’ils achetassent d’abord au meilleur marché possible : car leur bénéfice devait être seulement d’une obole. Mais qu’il ne leur ait pas ordonné de pratiquer l’accaparement, qu’il leur ait simplement conseillé de ne pas se contrarier dans leurs achats, je vais vous produire là-dessus le témoignage d’Anytos lui-même ; vous verrez d’ailleurs que les propos d’Anytos remontent à l’époque du dernier Conseil, tandis que le délit d’accaparement est évidemment de cette année. TÉMOIGNAGE.

Ce n’est donc pas sur l’ordre des magistrats qu’ils ont acheté en masse : vous l’avez entendu. Du reste, à mon avis, auraient-ils cent fois raison sur ce point-là, qu’ils n’auraient rien dit pour leur propre défense ; ils n’auraient fait qu’accuser les magistrats. En présence du texte exprès de la loi, il n’y a qu’à punir aussi bien ceux qui y contreviennent que ceux qui invitent à y contrevenir. Aussi bien, je ne crois pas qu’il y ait là un motif pour leur pardonner ; mais ils vous diront peut-être, comme ils l’ont dit devant le Conseil, que c’est dans l’intérêt de la ville qu’ils ont acheté le blé en masse, afin de nous le vendre au meilleur marché possible. Eh bien, je vais vous fournir la preuve la plus forte et la plus éclatante de leur mensonge. S’ils agissaient dans votre intérêt, on aurait dû voir le prix se maintenir pendant pas mal de jours, jusqu’à épuisement de leurs stocks ; pas du tout : il montait parfois d’une drachme dans la même journée, comme s’ils achetaient ensemble médimne par médimne ; j’en appelle là-dessus à votre témoignage. Et voici qui me parait étrange : lorsqu’ils ont à fournir une contribution, ce qui doit se faire au su de tout le monde, ils s’y refusent, ils prétextent leur pauvreté : et des actes illégaux qui encourent la peine de mort et pour lesquels le secret leur était avantageux, ils prétendent les avoir accomplis dans votre intérêt ! Pourtant, vous savez tous que de pareils propos leur conviennent moins qu’à personne : leurs intérêts sont contraires à ceux du public. Quand font-ils le plus de bénéfices ? Quand l’annonce d’un désastre leur permet de vendre cher. Ils voient vos malheurs d’un si bon œil que, tantôt, ils les savent avant tout le monde, tantôt, ils en inventent : ce sont les vaisseaux qui ont péri dans le Pont, d’autres qui ont été capturés par les Lacédémoniens au cours de leur traversée ; ce sont les places de commerce qui sont bloquées, c’est la trêve qui va être rompue.

Et leur hostilité va si loin que, dans les périodes critiques, ils conspirent contre vous ni plus ni moins que les ennemis. Au moment où le blé fait le plus défaut, ils s’en saisissent et refusent de le vendre afin que nous ne discutions pas sur le prix — trop heureux de ne pas les quitter les mains vides et de leur avoir acheté à n’importe quel taux ; et parfois, en pleine paix, c’est comme si nous étions assiégés par eux. Il y a longtemps que l’opinion de la cité est faite sur leur astuce et leur mauvais vouloir : pour toutes les autres marchandises, vous avez institué un contrôle général, celui des agoranomes ; mais pour ce seul commerce spécialement, vous nommez au sort des sitophylaques ; et ces magistrats — des citoyens — vous les avez souvent frappés de la peine capitale, pour n’avoir pas su réprimer la scélératesse de ces gens-là : comment faut-il donc que vous châtiez leurs crimes à eux, si vous punissez de mort ceux qui n’ont pas su les prévenir ? Considérez encore qu’il vous est impossible de les acquitter : car, si vous les épargnez quand ils avouent s’être coalisés contre les négociants maritimes, vous paraitrez vous faire les ennemis des importateurs. Ils recourraient à une autre défense, que personne n’aurait rien à dire à un acquittement : c’est votre affaire d’en croire l’une des parties plutôt que l’autre ; mais ne seriez-vous pas injustifiables de renvoyer absous des gens qui reconnaissent leur délit ? Rappelez-vous, juges, que, dans mainte affaire de ce genre, les accusés niaient, produisaient des témoins ; et vous les avez condamnés à mort, parce que les dires des accusateurs vous inspiraient plus de confiance. Ne serait-il pas prodigieux que, dans le jugement des mêmes crimes, votre sévérité aille de préférence à ceux qui nient ? Au surplus, vous voyez tous, je pense, que les procès de ce genre intéressent plus que tout autre la communauté des habitants : on s’enquerra donc de votre sentence, on se dira, s’ils sont condamnés à mort, que c’est une leçon pour les autres ; mais, si vous les acquittez, vous aurez accordé à tous, par votre vote, pleine licence d’agir à leur guise.

Il faut les frapper, juges, non pas seulement pour le passé, mais pour l’avenir — pour faire un exemple. A cette condition, les marchands seront supportables, et encore tout juste. Considérez que c’est un commerce où bien des gens ont eu à se défendre dans des procès capitaux : tels sont pourtant ses avantages qu’ils aiment mieux risquer la mort tous les jours que de cesser les injustes gains qu’ils font sur vous. Après cela, ils auraient beau prier, supplier : la pitié pour eux serait une injustice ; qu’elle aille plutôt aux citoyens qui ont péri à cause de leur scélératesse, et aux négociants contre qui ils se sont coalisés : c’est à ceux-ci que vous serez agréables, c’est leur zèle que vous exciterez par une condamnation. Autrement, quelle opinion croyez-vous qu’ils auront, en apprenant que vous avez acquitté les revendeurs qui avouent leurs menées contre eux ? Je ne vois pas ce que j’aurais à ajouter : dans les autres procès, c’est aux accusateurs à vous renseigner sur le délit des inculpés ; ici, vous connaissez tous leur scélératesse. En les condamnant, vous ferez justice et, du même coup, vous aurez le blé à meilleur prix ; autrement, il sera plus cher. » Lysias, « Discours XXII : Contre les marchands de blé », traduction française par L. GERNET - M. BIZOS, Lysisas, Discours. Paris, Les Belles Lettres, t. I, 1924. Cf. lien

[2Loi d’Athènes sur la circulation des monnaies (375-374 av. J.-C.), in R. S. Stroud, Hesperia 43, 1974, 157-188. Voir aussi J. et R. Robert, Bulletin épigraphique, 1976, 190 ; 1977, 146 ; 1980, 195 ; 1982, 154 ; 1983, 147-149. Bertrand, n°43.

Stèle de marbre blanc, complète, une des découvertes les plus spectaculaires dans les fouilles récentes de l’Agora d’Athènes.

« Il a plu aux législateurs, sous l’archontat d’Hippodamos, Nicophon a fait la proposition.

Que l’on accepte l’argent attique, s’il est avéré qu’il s’agit bien d’argent et s’il est frappé au type de la cité ; que le vérificateur public siégeant auprès des banques fasse chaque jour l’examen selon ces critères, sauf les jours où ont lieu les paiements en espèces et où il le fera là où siège le conseil ; si quelqu’un présente une monnaie étrangère frappée au même type que celui qui caractérise la monnaie attique, qu’elle lui soit rendue ; si c’est du bronze ou du plomb argenté, ou quelque autre faux, qu’elle soit cisaillée et confisquée au profit de la mère des dieux et remise au conseil ; si le vérificateur n’est pas à son poste ou n’effectue pas les vérifications conformément à la loi, que les collecteurs du peuple lui fassent donner cinquante coups de fouet ; si quelqu’un n’accepte pas l’argent que le vérificateur aura vérifié, que soit confisqué ce qu’il était en train de vendre ce jour-là, la dénonciation des infractions commises dans le marché aux grains devant se faire auprès des gardes du grand, sur la place, celles qui l’auront été dans le reste de la ville, auprès des collecteurs du peuple, et dans la zone marchande du port et du Pirée, auprès des commissaires du port, sauf pour les faits concernant les transactions sur les grains, ce qui portera sur les grains devant être déféré aux gardes du grain ; que les archontes connaissent celles des affaires qui sont inférieures à dix drachmes, et qu’ils portent devant le tribunal celles qui concernent les sommes supérieures à ce montant, que les archontes thesmothètes fournissent après tirage au sort un jury lorsqu’ils y seront invités sous peine d’être passibles d’une amende de […] drachmes, que le dénonciateur reçoive la moitié de la somme, s’il l’emporte, si le vendeur est un esclave, que lui soient donnés cinquante coups de fouet par les magistrats à qui l’affaire sera revenue ; si l’un des magistrats ne fait pas ce qui est prescrit, que tout Athénien qui le souhaite et se trouve avoir capacité pour le faire le cite devant le conseil, et s’il est convaincu de faute, qu’il soit déchargé de sa fonction et soit condamné à une amende de cinq cents drachmes ; afin qu’il y ait un vérificateur au Pirée, pour les armateurs, les commerçants du port et tous les autres usagers, que le conseil en prenne un parmi les esclaves publics si […] ou en achète, que les receveurs fournissent le crédit nécessaire ; que les responsables du port veillent à ce qu’il siège auprès de la stèle de Poséidon et use des mêmes règles qui sont celles qui ont été fixées pour le vérificateur en ville ; que cette loi soit gravée sur une stèle de pierre et qu’elle soit placée en ville auprès des comptoirs des banques, au Pirée devant la stèle de Poséidon, que le secrétaire du conseil en indique le prix aux responsables des marchés publics et que les responsables en réfèrent au conseil ; que le salaire du vérificateur du port, durant l’archontat d’Hippodamos, lui soit versé du jour où il aura été installé, que les répartiteurs lui versent le même qu’au vérificateur de la ville, qu’à l’avenir son salaire soit pris sur les mêmes crédits que le salaire des ouvriers de la monnaie ; si quelque décret est inscrit sur une stèle et se trouve contraire à cette loi, que le secrétaire du conseil l’efface. »



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