Laure Adler : Bonsoir à toutes et à tous, Hors champs exceptionnel, un Hors champ en hommage à Monique Antelme.
Monique Antelme s’est éteinte il y a quinze jours. Monique Antelme fait partie des oubliés de l’histoire. Monique Antelme était une grande intellectuelle, elle a été une résistante, elle a été une combattante de la liberté, elle a était l’exécutrice testamentaire de Maurice Blanchot, elle a été la seconde épouse de Robert Antelme. C’était une femme libre, sauvage, indépendante. Elle n’avait jamais parlé à la radio, elle avait accepté de le faire il y a trois ans, lors d’une Grande travée Marguerite Duras.
Ce soir hommage à Monique Antelme, le seul entretien radiophonique qu’elle ait accordé.
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Laure Adler : Monique Antelme, nous sommes dans votre appartement, qui évoque bien des souvenirs. Vous souvenez-vous du moment où vous avez rencontré pour la première fois Marguerite Duras ?
Monique Antelme : Oui, très bien. Je m’en souviens très bien parce que c’était à une réunion de cellule du Parti communiste. Moi, j’avais adhéré pendant la guerre, pour pouvoir faire de la résistance, eux (elle était avec Robert Antelme), je ne sais pas trop à quelle date ils ont adhéré au Parti, je crois que c’est à la fin de l’année 1943 ou au début de l’année 1944. J’ai changé de cellule, parce que j’étais dans une cellule qui ne correspondait pas à mon adresse et je suis arrivée le soir et j’ai vu Robert et Marguerite qui étaient là. Robert faisait un exposé, très brillant, Marguerite était silencieuse. C’était au tout début de l’année 1947, cela devait être en janvier 1947.
Laure Adler : Vous vous êtes prise de sympathie pour Marguerite.
Monique Antelme : Je me suis prise d’amour pour Robert, d’amour aussi pour Marguerite j’ai l’impression, parce qu’elle me plaisait beaucoup. Elle était très vivante, très sympathique, elle s’occupait beaucoup des autres, elle militait d’une manière que je n’ai jamais vu personne militer. Elle allait vendre l’Humanité sous la neige. On faisait des tables de littérature, on militait ensemble, et on se voyait amicalement aussi.
Laure Adler : À l’époque elle était l’épouse de Robert ou elle ne l’était plus déjà ?
Monique Antelme : Ah, non elle ne l’était plus depuis longtemps. Robert a quitté Marguerite en 1942 parce qu’elle était, il m’a raconté plus tard tout ça, insupportable, elle était enceinte, c’est l’année où elle a eu son enfant qui est mort à la naissance, et Robert avait une liaison avec Anne-Marie qui travaillait avec Robert. Ils n’étaient plus ensemble mais on disait les Antelme.
Laure Adler : C’est bizarre !
Monique Antelme : Marguerite marchait dans la rue, elle prenait toujours le bras de Robert, ils ne se tenaient pas la main à l’époque mais c’était presque comme ça, et on disait les Antelme. Moi j’ai cru jusqu’à la naissance d’Outa qu’ils étaient mariés, qu’Outa était le fils de Robert.
Laure Adler : Alors qu’Outa, Jean Mascolo est le fils de Dionys.
Monique Antelme : Jean Mascolo est tout à fait le fils de Dionys. Ceux qui étaient leurs intimes le savaient évidemment. C’est un peu compliqué, mais il faut dire que c’était l’après-guerre, l’immédiate après-guerre, tout le monde coucher avec tout le monde, il y avait une espèce de désordre sur ce plan-là assez grand. Robert avait une liaison avec Anne-Marie à son travail, je ne sais plus où il travaillait à l’époque.
Laure Adler : En tout cas Marguerite habitait rue Saint Benoît avec Dionys.
Monique Antelme : Marguerite habitait rue Saint Benoît avec Robert.
Laure Adler : C’est compliqué !
Monique Antelme : Ils se sont installés rue Saint Benoît en 1942, toujours la même année où elle a eu cet enfant, où elle était insupportable, d’après Robert, tout ça s’est passé en 1942, une année sûrement terrible pour Marguerite.
Laure Adler : Il a continué à vivre avec Marguerite alors qu’il la quittait ?
Monique Antelme : C’était son appartement, à Robert, il était chez lui, c’est Marguerite qui est restée, on peut dire. Quoiqu’il aurait pu partir mais vous savez c’était la guerre, ils n’avaient pas d’argent, ils travaillaient pourtant l’un et l’autre, il y avait quand même des problèmes matériels aussi. Donc, ils habitaient là. Ce qui est curieux c’est que Marguerite et Robert ont habité ensemble rue Saint Benoît jusqu’après la naissance d’Outa, puisque moi quand je les ai connus Marguerite était enceinte. Quand Outa est né il a habité bien sûr la rue Saint Benoît puisque c’était l’appartement de sa mère et Robert était toujours là.
Laure Adler : C’est incroyable !
Monique Antelme : Ils ont habité tous les trois rue Saint Benoît alors que Dionys le soir partait dormir chez sa mère, il habitait avenue du Maine. Ah, oui c’est incroyable. Après Dionys a fait un peu la même chose. Il a quitté Marguerite, non c’est Marguerite qui a quitté Dionys parce qu’il la trompait trop. Quand elle a appris qu’il couchait avec tout le monde, elle était comme une folle, oh là là ! Elle adorait Dionys. Elle m’avait raconté comme elle l’avait connu. Dionys était venu lui demander du papier, elle était à la commission du papier, pour publier des livres, il travaillait chez Gallimard, elle me disait : « le soleil est entré dans mon bureau ! », c’était Dionys le soleil, c’est drôle ! Elle a été follement amoureuse de Dionys. Je crois que c’est l’homme qu’elle a le plus aimé.
Laure Adler : Il faut dire qu’il était beau.
Monique Antelme : Il était beau, il était très beau. Moi je l’aimais mieux un peu plus âgé, je trouve qu’il avait un côté un peu dure jeune.
Laure Adler : Plus âgé on peut voir son visage dans les films de Marguerite.
Monique Antelme : Oui, ça c’est vrai.
Laure Adler : Il jouait dans ses films.
Monique Antelme : Pas beaucoup, dans un ou deux
Laure Adler : Oui, mais on le voit.
Monique Antelme : Moi je trouve qu’il était plus beau plus âgé, peut-être pas tout à fait quand il était malade mais avant, quand il était quand même assez âgé que sur les photos. Je ne l’ai pas connu très jeune. Très jeune, je trouve qu’il avait quelque chose d’un peu dure. Il faut dire que je n’aime pas les hommes jeunes, les hommes très jeunes.
Laure Adler : Rue Saint Benoît c’était une sorte de communauté, une communauté amicale, une communauté intellectuelle, une communauté où on aimait bien se retrouver le soir pour danser, boire et refaire le monde.
Monique Antelme : Il y avait en effet, tout de suite après la guerre, des soirées. Mais non, je trouve qu’ils étaient assez sérieux, ils travaillaient chacun de son côté. Je me souviens d’un soir où on était, Bernard, le père de mon fils aîné, et moi, dans la chambre de Robert, la chambre du fond, qui est devenu la chambre de Dionys, Marguerite avait sa chambre à côté de la porte d’entrée, on était en train de parler avec Robert dans sa chambre, on était là depuis longtemps, on était amis avec Marguerite, on a entendu Marguerite rentrer et Robert a dit : surtout n’allez pas lui dire bonjour, laissez-là, etc. Marguerite on l’a entendu aller dans la salle de bain, entrer dans sa chambre, on voyait qu’ils vivaient ensemble mais tout à fait séparément, dans le même appartement mais tout à fait séparément. Je pense que si Robert avait été tout seul ce soir-là il n’aurait pas non plus été dire à Marguerite : comment s’est passée ta soirée, etc. Vous voyez, c’est bizarre, hein ! ?
Laure Adler : Cela ne les empêchait pas de s’entendre très bien intellectuellement et de partager beaucoup de choses, des convictions, des amitiés.
Monique Antelme : Exactement. Mais quand Dionys, qui était l’amant de Marguerite, venait rue Saint Benoît, en sortant de Gallimard - tout ça était dans le même périmètre, que vous connaissez parfaitement - vers 16-17h, il allait rue Saint Benoît, il dînait avec eux mais il partait chez sa mère quand c’était l’heure de dormir. C’est quand même incroyable ! À la longue Dionys a demandé à Marguerite de dire à Robert de s’en aller, ce qui était dégoûtant parce que c’était à Marguerite de s’en aller mais comme il y avait l’enfant… Je sais que c’est Dionys qui en avait marre, il voulait s’installer là. Il a demandé à Marguerite de demander à Robert de s’en aller. Comme Robert avait une liaison, pas avec Anne-Marie c’était fini, en fait non ce n’était pas fini, c’était Monique Descombes, elle avait un appartement, Robert, malheureux comme les pierres et parti habiter avec Monique Descombes.
Laure Adler : Et vous, quand vous avez connu Marguerite, Dionys, Robert, à partir de quand a commencé votre histoire d’amour avec Robert ? Vous étiez mère de famille…
Monique Antelme : Moi, j’ai été amoureuse de Robert dès que je l’ai vu, dès que je l’ai entendu faire cette conférence ce fût le coup de foudre. Le soir en sortant de la réunion j’étais amoureuse de Robert très fort, mais je ne le disais pas parce que je vivais avec le père de mon fils aîné, j’avais un enfant, qui était tout petit. Donc pendant longtemps je n’ai rien dit, cela s’est passé peu à peu entre moi et Robert. J’ai quitté Bernard, le père de mon fils aîné, ce n’était pas facile, et après j’ai été seule avec Nicolas. Je me souviens qu’un jour où j’avais une angine très forte, très violente, avec énormément de fièvre, Robert était rue Saint Benoît, il m’a téléphoné pour me dire comment ça allait, je lui ai dit que j’avais 40° de fièvre et une angine terrible, il m’a dit : est-ce que je peux venir te voir ? Je lui dis : bien sûr ! mais tu vas attraper l’angine. Il est venu et on a fait l’amour ce jour-là avec 40° de fièvre. Je m’en souviendrai toujours, je me suis dit mais il est fou il choisi juste le jour où j’ai l’angine, 40° de fièvre alors qu’il aurait pu venir bien avant. C’est drôle les gens, hein ! ? Mon histoire avec lui a commencé comme ça, le jour de cette angine. Je ne sais pas où était Nicolas, peut-être était-ce les vacances scolaires, je ne sais pas. Nicolas n’était pas là, j’étais toute seule à la maison, malade…
Laure Adler : Vous, vous êtes rentrée dans la Résistance très jeune mais dans un autre groupe que celui auquel appartenaient Marguerite, Robert, Dionys et Mitterrand.
Monique Antelme : Tout à fait. Moi, j’avais une amie, qui était membre du Parti, membre des jeunesses, on était très jeunes. Elle m’a dit : pour faire de la Résistance il faut que tu t’inscrives au Parti communiste. Je ne sais pas pourquoi. Elle m’a présenté plusieurs personnes. Je me suis inscrite au Parti jeunesse, on se réunissait en triangle, on se voyait à trois dans les jardins : aux Tuileries, au Luxembourg, dans les squares, pour ne pas se faire repérer. On m’a pris à l’essai parce que Leduc, notre patron, n’avait pas très confiance en moi, je n’étais pas très sérieuse il faut dire, il avait raison. Il m’a pris six mois à l’essai dans la Résistance, et après il m’a pris complètement. Il était dégoûtant parce qu’il ne me payait pas, c’était le Anglais qui nous payaient, on était très bien payé, ah là là ! C’est devenu le MLN, mais c’était avant. On noyautait le MLN, on était des communistes à l’intérieur du MLN mais le MLN ne le savait pas. Le MLN cela s’est appelé comme ça après, à la Libération, à ce moment-là ça ne s’appelait pas, on disait Action ouvrière, qui est devenu le journal Action, auquel j’ai travaillé. On avait Leduc, un type tout à fait épatant, les gens ne l’aimaient pas mais il était très bien. Leduc était un nom de guerre. Il y avait Jeanne Modigliani, qui était sa petite amie, elle n’aurait pas du parce qu’elle avait un mari très sympathique mais ça c’est la vie, et il y avait plein de gens qui ne sont pas connus du tout. On avait ce groupe, Action ouvrière, on me disait que j’étais, comme ça s’appelle, je ne faisais rien, j’avais rendez-vous aux Tuileries, il y avait un type d’usine qui venait me donner des papiers et je ramenais ces papiers à Leduc, toujours au patron. Je faisais des trucs comme ça, j’avais deux, trois rendez-vous par jour. Agent de liaison ça s’appelait, voilà.
Laure Adler : Pour ça on pouvait se faire arrêter !
Monique Antelme : Là où j’aurais pu mourir c’était pendant la Libération de Paris. C’était une époque merveilleuse ! Moi, j’aime beaucoup ces périodes de Mai 68, la Libération de Paris, parce qu’on vit vraiment, on n’arrête pas ! Il faut traverser la rue de Tournon, là où il y a le Sénat, le Sénat était tenu par les Allemands, qui tiraient, j’étais avec un copain du mouvement, qui n’a pas osé traverser, moi je devais porter des papiers au Général Joinville qui était je ne sais pas où, dans un truc derrière, j’oublie les adresses, il fallait traverses. Je lui ai dit : écoute, il faut traverser, ça tire mais il faut traverser ! On aurait pu se faire tuer. Quand je vois des plaques maintenant dans Paris, ça me fait mal au cœur, des types très jeunes quelquefois. Nous on était très, très jeunes aussi, moi j’avais 15, 16 ans, je n’étais pas majeure.
Laure Adler : Quand vous avez commencé à vivre avec Robert, est-ce qu’il vous parlait de la période de la guerre, de la captivité, des circonstances dans lesquelles il a été arrêté ?
Monique Antelme : Oui bien sûr il m’a raconté tout ça. Quand Marguerite et Dionys disaient : après avoir écrit son livre il ne voulait plus qu’on en parle, ce n’est pas vrai. Il en parlait énormément, on allait ensemble chez d’anciens déportés qui étaient restés ses amis, comme Basville (incertitude sur l’orthographe), qui lui a sauvé la vie dans les camps, il lui amenait un petit peu à manger, alors que Robert ne mangeait plus du tout, était par terre dans un état épouvantable, il disait toujours que Basville lui avait sauvé la vie. On ne voyait que ça, des anciens déportés, on ne parlait que de la déportation de Robert. Je ne sais pas pourquoi Marguerite et Dionys ont raconté qu’après avoir écrit son livre il ne… Je crois qu’ils en avaient marre, eux, je les comprends, de toujours ces mêmes histoires et que Robert le sentait, donc il n’en parlait pas avec eux de sa déportation, il en parlait peu.
Laure Adler : Mais à vous il a parlé.
Monique Antelme : Oui, beaucoup. Il me racontait, ce que tout le monde sait maintenant mais à l’époque on ne savait pas, comment cela se passait dans les camps, l’horreur de l’horreur, la faim, le froid, les coups, toute cette vue épouvantable. Vous avez vu qu’Obama a été à Buchenwald ? J’aime beaucoup Obama, moi.
Laure Adler : Vous souvenez-vous de l’accueil fait à L’espèce humaine ?
Monique Antelme : Là, ça été nul, alors !
Laure Adler : C’est vrai, donc ?
Monique Antelme : Ah, oui. Marguerite et Robert, pas Dionys, tout le monde dit Dionys parce qu’on mélange tout, avaient décidé d’ouvrir une maison d’édition. Très bien, c’était une très bonne idée, ils avaient un peu d’argent, La Cité Universelle. Il fallait qu’ils publient, je ne sais pas si le Saint Juste a été publié avant L’espèce humaine ou après. [1] Il y a eu le L’espèce humaine, le Saint Juste et L’An zéro de l’Allemagne, le livre d’Edgar.
Laure Adler : Edgar Morin.
Monique Antelme : Ça marchait très mal ! Ça ne se vendait pas. Évidemment ils ne savaient pas y faire. Ce n’est pas facile d’ouvrir rue Saint Benoît une maison d’édition, personne ne les connaissait. La pauvre L’espèce humaine, elle est sortie… D’abord je crois que cela se vendait très mal à cette époque-là, elle est sortie en mai 1947, très tôt, il l’a écrit pendant l’année 1946. Ça ne s’est pas vendu, ça ne s’est pas vendu du tout ! Je me souviens que quand Robert avait fait son servie de presse, Marguerite avait un ventre comme ça, c’était un mois avant son accouchement. Ils habitaient encore ensemble, on est venu avec Bernard voir Robert, qui faisait son service de presse à la maison, il y avait des gens autour de lui, Jorge Semprún, etc., on était assez nombreux. Robert s’en fiche, il avait son livre, c’était ça qui comptait pour lui, au fond ça lui était un peu égal que ça se vende ou ne se vende pas. C’est parce qu’on était ami avec Michel Gallimard, qui était quelqu’un de merveilleux, qui lui a dit : moi je le reprends chez Gallimard. Ils l’ont repris dix ans après, 1957 je crois, L’espèce humaine chez Gallimard, et alors cela a commencé à se vendre un petit peu, mais encore maintenant cela ne se vend très bien, pourtant L’espèce humaine est un grand livre. Pour moi, c’est vraiment…
Laure Adler : Un très grand livre !
Monique Antelme : Un livre très important !
Laure Adler : Capital !
Monique Antelme : Oui. Moi je trouve que c’est…
Laure Adler : Avec Primo Levi Si c’est un homme, c’est deux livres…
Monique Antelme : C’est ce que j’allais dire, c’est aussi bien que Primo Levi, il y a des choses qui sont supérieures à Primo Levi, mais enfin c’est deux très grands livres sur la déportation. Je ne sais pas pourquoi ce livre… peut-être que le titre n’est pas… peut être que ça fait peur aux gens, L’espèce humaine.
Laure Adler : Mais on ne peut pas mieux résumer l’esprit du livre.
Monique Antelme : Oui, exactement, exactement, donc c’est très difficile de…
Laure Adler : Mais il est enseigné.
Monique Antelme : Oui, il y a des profs qui en parlent, ils m’ont demandé de publier des extraits dans des livres pour des étudiants, pas pour les élèves. Ils pourraient pour les élèves, parce que ce n’est pas un livre difficile. C’est un livre que je trouve très bien écrit, il est très, très important, je ne trouve pas que ça soit un livre difficile. Vous trouvez que oui ?
Laure Adler : Non.
Monique Antelme : Il peut être lu par de grands élèves, par des terminales, même à partir de la seconde je trouve qu’on peut très bien le donner.
Laure Adler : Vous Monique, à partir du moment où vous avez commencé à vivre avec Robert, vous avez continué à voir le groupe de la rue Saint Benoît et vos relations avec Margueritte sont restées aussi intenses ?
Monique Antelme : J’ai vécu avec Robert assez tard finalement. Je ne sais plus très bien comment on a fait. Non, pas tellement tard ! J’ai milité avec Marguerite, alors là je le voyais beaucoup mais plutôt dans le militantisme et puis je les voyais par exemple quand Marguerite faisait un dîner elle m’invitait toujours. Elle me demandait toujours de venir même avant que je sois avec Robert. Pour ça, elle était très généreuse. Elle nous faisait de tout petit rôti, de toutes petites bouteilles de vin. Je me souviendrai toujours de Queneau, un soir on était très nombreux autour de la table, j’étais assise à côté de Queneau, Marguerite faisait le service, parce qu’elle faisait tout, elle va à la cuisine et elle revient avec une petite bouteille de vinaigre pour mettre je ne sais plus dans quoi, dans la salade. Entre Queneau et moi elle tend la bouteille de vinaigre pour la poser à table, Queneau se retourne à moitié et dit : c’est le Beaujolais ? Et ça, c’était Marguerite, elle aurait pu nous donner une petite bouteille comme ça pour quinze personnes. Elle invitait beaucoup de gens parce qu’elle aimait inviter, ça c’est sûr, mais elle était un peu radin ou alors elle n’avait peut-être pas assez d’argent, moi je ne sais pas. Robert disait qu’elle est radin, je lui disais : oui, mais nous on n’invite pas tellement à la maison, c’est elle qui invite. Elle se donnait du mal quand même, c’était bien ses dîners, moi j’aimais bien, après on dansait, c’était l’après-guerre quoi.
Laure Adler : Elle faisait de la cuisine vietnamienne ou de la cuisine française ?
Monique Antelme : Tout à fait, elle faisait du thit kho, elle appelait ça. Elle faisait des plats vietnamiens, des plats c’est vrai bon-marché, la viande cuisait longtemps, c’était un peu comme un pot-au-feu, mais c’était très bon. Non, non, elle faisait bien les choses, elle aimait cuisiner, elle aimait recevoir, elle aimait être avec du monde, ça c’est sûr.
Laure Adler : Et elle buvait beaucoup d’alcool déjà ?
Monique Antelme : Pas à ce moment-là, pas après la guerre, d’abord on n’en avait pas. C’est après qu’elle a bu. Elle a bu avec Jarlot, beaucoup, mais elle a bu avant - avec qui ? -parce qu’elle ne buvait pas seule. Elle buvait à deux. Avec Jarlot c’était effrayant ! À Trouville, je me souviens des bouteilles de vin, elle n’osait pas descendre les bouteilles de vin dans les ordures tellement il y en avait. Elle avait peu qu’on la voit avec trois ou quatre bouteilles de vin, la pauvre ! Mais elle n’était jamais ivre vraiment, c’est a qui est curieux. On peut boire et ne pas être ivre ? Marguerite c’est quelqu’un qui commençait à boire à 10h du matin. Moi je bois de trop, même maintenant, mais je n’ai pas du tout envie de boire à 10h du matin. Un verre de vin ou même une bière à 10h du matin, je n’en ai pas envie. Elle buvait, Dionys aussi. Quand on était en voyage, on était fous, Robert et moi, parce qu’à 10h du matin il fallait s’arrêter pour aller boire une bière. Ça commençait comme ça, c’est drôle comme ils étaient.
Laure Adler : Oui, mais elle disait que ça lui permettait d’écrire.
Monique Antelme : Oui, ça lui permettait de vivre, de conduire, d’écrire, c’est vrai. Elle a beaucoup bu, je crois qu’elle s’est beaucoup esquintée. Je me souviens, quand Genon (orthographe du nom incertaine), le médecin, qui nous soignait tous, est venu la voir, quand elle n’allait pas bien du tout, il lui avait dit qu’elle avait une cirrhose, mais elle n’avait pas de cirrhose. Il lui a dit ça comme ça pour qu’elle arrête de boire. Il nous l’a dit lui-même, il a dit : je lui ai dit ça pour lui faire peur. Marguerite avait très peur, Genon était en train de l’examiner, elle lui a dit : je n’ai pas de cirrhose ? Il a dit : si ! Il n’avait qu’à dire si pour lui faire peur.
Laure Adler : Elle s’est arrêtée à ce moment-là ?
Monique Antelme : Elle s’arrêtait complètement pendant six mois, longtemps.
Laure Adler : Même pas les petits carrés de chocolat parce qu’elle avait peur qu’il y ait une goutte d’alcool dedans.
Monique Antelme : Parce qu’elle croyait qu’elle avait une cirrhose. Elle a cru vraiment qu’elle avait une cirrhose alors Genon nous a dit que non, moi je crois qu’elle n’avait pas eu de cirrhose.
Laure Adler : Ensuite, il y a eu la publication de La douleur. Vous avez cru à cette histoire des cahiers qu’elle a retrouvés dans sa maison de Neauphle ?
Monique Antelme : Non.
Laure Adler : Vous n’y avez pas cru.
Monique Antelme : Je ne l’ai pas cru mais comment peut-on affirmer des choses comme ça, c’est difficile ? Il fallait qu’elle invente autour de ce qu’elle faisait, je crois qu’elle ne pouvait pas faire autrement. La douleur, ça a été horrible pour Robert. Robert s’en est aperçu dans Sorcière [2]. Vous vous souvenez de cette revue Sorcière ?
Laure Adler : Bien sûr, la revue des féministes.
Monique Antelme : Exactement ! Mais pourquoi il y a eu trois numéros ? Après elle a disparue cette revue.
Laure Adler : Parce qu’il n’y a pas eu d’argent. C’était une revue effectivement éditée par Xavière Gauthier, qui à l’époque voyait beaucoup Marguerite puisqu’elles ont fait ce très beau livre d’entretiens qui s’appelle Les parleuses.
Monique Antelme : Exactement, ça !
Laure Adler : Donc, Marguerite, je pense par amitié, a dû donner un extrait du livre qu’elle était en train de rédiger et qui s’est appelé plus tard La douleur.
Monique Antelme : Non, ce n’est pas ça. Xavière Gauthier a dit à Marguerite : on fait une revue Sorcière et je voudrais que vous me donniez un texte. Et marguerite a dit mais je n’ai rien de prêt. Ça date de quand Sorcière ?
Laure Adler : Les années 70 [3].
Monique Antelme : C’était à cette époque-là, peut-être que Marguerite était en train d’écrire La douleur en 70, ça moi je ne peux pas le savoir. Elle a dit qu’elle avait retrouvé cela dans les placards de Neauphle, moi je crois que ce n’est pas vrai. Je crois mais je ne peux pas non plus l’affirmer. Quelques temps après elle a dit à Xavière Gauthier : je peux vous donner u extrait de ce que je suis en train d’écrire. L’autre toute contente, c’était normal parce que le texte est beau en même temps, a publié, je crois dans deux numéros, je vérifierai, des extraits de ce qui s’est appelé après La douleur. Et un jour, chez Gallimard, dans le bureau de Robert, une amie à lui, la femme d’un type connu qui est mort, je crois d’ailleurs qu’elle aussi est morte, je ne sais pas tout le monde est mort - c’est vrai, on se dit à qui on va parler ? on n’a plus personne ! - elle arrive avec le numéro de Sorcières dans la main, elle connaissait bien Robert, elle parlait tous les jours avec lui longuement, et elle dit : Robert, regardez ! Et Robert voit La douleur, ça lui a fait un effet ! Encore maintenant je n’arrive pas à réaliser pourquoi ça lui a fait cet effet à ce point-là parce qu’il était comme un fou ! Il est rentré à la maison, blanc ! Il m’a tendu le livre et m’a dit : elle a osé ! C’était donc un extrait de La douleur, moi je trouvais ça assez beau. Je comprends que Robert ait été blessé. Il m’a dit qu’elle savait très bien, mieux que toi, il me disait, que lui n’aurait pas supporté ça, donc elle n’aurait pas du le faire sachant sa réaction, à lui. Il m’a dit qu’il ne supportait pas qu’elle parle de sa déportation et qu’elle en parle de cette manière-là. Il y avait les deux choses, mais aussi qu’elle parle tout simplement, il trouve que c’est sujet qu’elle n’aurait pas dû aborder étant donné qu’il lui avait quand même beaucoup parlé en rentrant et tout ça, qu’elle savait l’importance… C’était capital évidemment, pour Robert, sa déportation. Alors il a dit : elle a osé, je ne lui adresserai plus jamais la parole. Alors ça, moi je n’y ai pas cru, je lui ai dit : mais écoute, quand même il faut un peu relativiser. Eh bien il la rencontrait rue Jacob, il ne lui disait pas bonjour. Il ne lui a plus parlé, jamais, jamais, jamais, jamais ! Quand il était malade, aux Invalides, j’ai demandé à Marguerite de venir le voir, elle n’est pas venue le voir. Elle a dit : je veux bien venir mais je veux être seule avec lui. Je lui ai dit : d’accord, tu viens et je m’en vais boire un verre au bistro, je te laisse. Bien sûr je n’allais pas lui refuser, je ne la voyais plus moi non plus mais je n’étais pas fâchée, quand je la rencontrais dans le quartier on parlait un peu. Quoiqu’une fois, j’étais avec Thomas qui était tout petit, je traversais…
Laure Adler : Thomas, votre petit fils.
Monique Antelme : Oui. Je traversais le boulevard Saint-Germain, elle savait comme c’était dur pour nous d’avoir Thomas, parce que c’était une enfant très difficile, qui avait été malheureux avec ses parents, qui avait trois cauchemars par nuit, j’étais obligée de faire chambre à part avec Robert. Pour ne pas réveiller Robert, je me levais trois fois par nuit, il avait des cauchemars, il rêvait qu’une sorcière le poursuivait et il voulait s’en aller, si je l’avais pas arrêté il s’en allait dans la rue. Il avait trois ans. Ce n’était vraiment pas facile, Marguerite savait tout ça. Et un jour je traversais le boulevard Saint-Germain, là devant le Drugstore, il y avait encore le Drugstore, avec Thomas à la main, et elle, elle arrivait de l’autre sens, Marguerite, et elle ne s’est pas arrêtée. Et quand j’ai raconté ça à Robert en arrivant à la maison, je lui ai dit : j’ai croisé Marguerite elle ne nous a même pas dit bonjour, il a dit : oh là là, tu vois j’ai raison de ne plus la voir ! C’est quelqu’un de malfaisant, il m’a dit. Moi je trouve qu’il exagérait quand même. Il y avait des problèmes avec Robert surtout, qu’elle ne m’ait pas dit bonjour, j’aurais peut-être fait autant dans les mêmes circonstances, non ? Quand il était malade, elle aurait pu en profiter pour venir le voir. Moi, je lui avais dit : je te jure que je m’en vais, je te laisserai seule avec lui, etc. elle n’est jamais venue. Alors ça, c’est dur, je trouve. Robert était malade mais on pouvait lui parler. Il était malade, il perdait la mémoire immédiate, comme ça s’appelle, ça a un nom, mais il se souvenait très bien du passé. Quand Edgar Morin était venu le voir, il n’était pas venu pendant un an, il a dit : Ah, voilà le père Edgard ! tout de suite dans le jardin des Invalides. Toutes les histoires du passé il s’en souvenait très bien. On parlait très souvent de Marguerite. Je me souviens d’un soir où on faisait dîner Robert aux Invalides toujours, avec Claude Roy, qui était très gentil, et on parlait de Marguerite, Claude et moi, on pensait que Robert était ailleurs, c’est vrai qu’il était très souvent ailleurs, puis tout d’un coup Robert a dit : vous êtes sévères avec Marguerite - parce qu’on en disait du mal – elle n’est pas si horrible que ça, où je ne sais pas quoi. On s’est aperçu qu’il avait suivi toute la conversation. C’est drôle la vie ! C’était un peu comme s’il perdait la tête. Par exemple une infirmière entrait dans sa chambre, pourtant Robert a toujours été attiré par les jambes des femmes, il regardait ses jambes, même d’une manière un peu gênante, elle lui faisait des choses, elle partait il ne s’en souvenait plus. Je lui disais : elle était jolie l’infirmière, il ne se souvenait même pas qu’elle était venue. C’est cette mémoire-là qu’il perdait, la mémoire immédiate, comment ça s’appelle, ça à un nom ? Il se souvenait très bien du passé, mais très bien alors, de Marguerite justement on pouvait en parler pendant des heures !
Laure Adler : Est-ce que Marguerite est venue aux obsèques de Robert ?
Monique Antelme : Je ne crois pas. Je vois Edgar. C’est Georges Beauchamp, qui ne s’appelait pas Beauchamp, il avait un nom magnifique, Rosensveig, Beauchamp est son nom de guerre, qui a pris la parole. Il y a eu une petite cérémonie aux Invalides, il y avait presque personne mais il y avait Georges Beauchamp, j’avais dû le lui dire. Il était très fidèle, Georges Beauchamp. Ah, lui, alors là s’il n’était pas venu aux obsèques de Robert il en serait mort. Vraiment, c’était le fidèle, fidèle, fidèle ! C’est un type très bien. C’est terrible qu’il soit mort, je ne sais même pas de quoi il est mort. Il était venu aux Invalides, on avait fait cette petite cérémonie avec les enfants, Thomas, Nicolas, Frédéric, tout le monde était là, et j’avais dit à Georges que je voudrais que quelqu’un prenne la parole à l’enterrement, à Montparnasse, Robert est dans le même caveau que Thomas, dans le caveau de ma famille, un caveau de gens qui sont tellement loin de moi, alors là vraiment : Régnier de la Sale (orthographe incertaine) ! Georges tout de suite a dit : écoutez Monique, je n’ai rien préparé mais puisqu’on va des Invalides à Montparnasse en voiture, - c’était tout de suite l’enterrement - si vous ne me parlez pas trop, je vais y penser, et il a très bien parlé, avec Edgar. Edgar a parlé aussi un peu. Ils ont parlé tous les deux. Mais Marguerite n’est pas venue. Maintenant je me souviens très bien, je vois Edgar et Georges côte-à-côté devant la tombe. Non, non elle n’est pas venue, c’est ça qui est fou. Non seulement elle n’est pas venue à l’hôpital, ce qui pour moi est plus important encore parce qu’elle aurait pu communiquer avec lui. Et lui, je suis sûre que cela lui aurait fait plaisir, je suis sûre qu’il y pensait de temps en temps, qu’il la voyait plus, qu’il ne lui avait pas dit bonjour dans la rue, je suis sûre que c’était un remord, et elle n’est pas venue.
Laure Adler : Et vous, vous êtes allé aux obsèques de Marguerite ? Vous habitez juste en face.
Monique Antelme : J’habite tout près de la rue Saint Benoît, oui. Est-ce que j’ai été aux obsèques de Marguerite ? C’est drôle je ne m’en souviens pas. Ah, ben oui, bien sûre ! J’étais allé dans l’allée tout de suite à gauche quand on entre au cimetière. Il y avait beaucoup de monde aux obsèques de Marguerite. Ah, oui, Dionys n’avait pas voulu venir. Il est venu mais il est parti. Il est venu avec moi jusqu’au cimetière et après il n’est resté. Il dit toujours qu’il va se mettre à pleurer, qu’il va se faire remarquer, qu’il ne veut pas faire d’histoires, mais en fait je crois que ça l’emmerde les enterrements, je ne sais pas. Il était déjà mal, Dionys, à cette époque-là. Il est mort un an après. Il était déjà mal. Je nous vois marchant dans l’allée, pourtant on n’est pas partie dans ce sens là puisqu’elle est enterrée là. Ce cimetière, moi je le connais par cœur, c’est terrible… C’est le cimetière le plus proche de nous, comme distance. Je n’aimerais pas que Robert soit enterré à la Porte de Paris ou en province. Bien que c’est stupide. J’ai été récemment sur la tombe de Thomas parce qu’une amie de Thomas est venue à Paris passer quelques jours, ça fait un drôle d’effet de savoir qu’ils sont là tous les deux, je ne sais pas, alors que ces des trucs de ma famille, mon père, ma mère, mon petit frère, qui est mort à un an, ma mère est devenue folle, tous ces gens-là sont là. C’est bizarre, non de… enfin, c’est comme ça. En même temps, le mettre ailleurs, dans un autre cimetière cela aurait pire, je ne sais pas ce qu’il fallait faire.
Laure Adler : Vous relisez de temps en temps des textes de Marguerite Duras ?
Monique Antelme : Moi, j’ai beaucoup aimé, Lol V.Stein [4], c’est celui que je préfère de très loin de tous. Il y a longtemps que je ne l’ai pas relu. Je le relisais, je l’ai même dans ma table de nuit, mais il y a longtemps que je ne l’ai pas relu. Je peux relire aussi les autres mais je n’aime pas beaucoup, alors là je suis d’accord avec Robert, ces derniers textes, je trouve que c’est un peu raté. Il faut faire des distinctions, je rencontre des gens qui me disent : ah, L’homme atlantique, c’est tellement merveilleux ! alors, je me dis que ça doit être moi, ce n’est pas possible que les gens trouvent cela merveilleux, je dois passer à côté. Moi, j’ai beaucoup aimé des choses que personne n’a aimé, comme Le barrage [5]. Le premier livre de Marguerite que j’ai lu ce n’est pas la barrage, c’est celui qui a été publié après chez Gallimard.
Laure Adler : Moderato ? [6]
Monique Antelme : Oui, je crois que c’est Moderato. Et après avoir lu Moderato, j’ai lu Le barrage que j’ai beaucoup aimé. Et je sais par elle, parce qu’on en a parlé beaucoup, que le Le barrage est un livre qu’elle a énormément travaillé, Marguerite était un travailleuse. On croit qu’elle écrivait ça comme ça, pas du tout ! Elle se mettait à sa table, elle corrigeait, elle travaillait énormément. Elle travaillait énormément. Le barrage, je trouve que c’est un très, très bon livre.
Laure Adler : Vous avez connu sa mère, puisque sa mère est l’héroïne du Le barrage ?
Monique Antelme : C’est des romans.
Laure Adler : C’est des romans mais quand Marguerite dit que quand elle a eu le premier exemplaire fabriqué par les éditions Gallimard, elle a pris sa voiture pour aller porter le livre à sa mère en signe de reconnaissance, parce qu’elle pensait que c’était un hommage qu’elle faisait au courage et à l’obstination de sa mère pendant les colonies, sa mère l’a insulté quand même. Je me souviens de Marguerite très triste de la réaction de sa mère.
Monique Antelme : Oui, sa mère l’a insulté mais Marguerite exagère un petit peu sur ce plan-là, je crois. Elle disait que dans sa famille on la méprisait parce qu’elle était écrivain. Je crois que c’est un peu excessif. Le frère aîné, la mère, tout le monde, il n’y avait que le jeune frère, d’après ce qu’elle disait, avec lequel elle était en parfaite communion. Elle aimait quand même sa mère, je m’excuse mais je l’ai vue avec sa mère, elle avait une certaine… Moi je ne l’aimais pas du tout sa mère, c’est quelqu’un que je trouvais très dure, profondément c’est quelqu’un de très antipathique, mais Marguerite…
Laure Adler : Pourquoi ?
Monique Antelme : Elle ne pensait qu’à gagner de l’argent, elle était arriviste à un point fantastique, elle écrasait tout le monde, sauf ses fils, son fils.
Laure Adler : Le frère aîné de Marguerite ?
Monique Antelme : Pour qui elle aurait fait n’importe quoi.
Laure Adler : Donc, c’est vrai ce que raconte Marguerite Duras dans sa thèse ?
Monique Antelme : Elle était amoureuse de lui mais je ne crois pas qu’elle aurait été jusqu’à… Sa mère était amoureuse du frère aîné et Marguerite en faisait des romans, mais ça c’est normal, c’était une romancière.
Laure Adler : Mais elle le raconte.
Monique Antelme : Oui, elle le raconte. Quand j’étais très jeune, j’étais mythomane. Sans doute j’étais malheureuse, je ne sais pas, peu importe, en tout cas, en tout cas je racontais à mes amis – à des amis que j’ai encore, j’ai encore une amie de mon âge – des histoires qui n’existaient pas du tout, je racontais normalement ce que Blanchot appelait « l’homme de la cathédrale de Chartres ». J’avais 13-14 ans, on allait tout le temps à Chartres avec mon père, on avait une maison pas loin, j’avais vu un type que je trouvais très beau, assis sur les marches de la cathédrale de Chartres, le type je l’ai vu, avec des cheveux très noir, l’air malheureux, etc., un beau type. J’avais brodé là-dessus et je racontais que j’avais été le trouver, que je lui avais dit que je le trouvais très beau, je n’avais 14 ans, qu’il était venu me voir à Peut-être, la maison qu’on avait s’appelait Peut-être, qu’on avait eu plus ou moins une liaison, alors que je n’avais pas l’âge d’en avoir une, etc., etc. Je raconte ça à Blanchot, je disais à Blanchot : vous savez, moi j’étais vraiment malade, ce n’était quand même pas bien, j’étais mythomane, j’inventais plein de trucs, je lui racontais ce qu’il appelait « l’homme de la cathédrale de Chartres ». Quand je lui raconté ça pendant longtemps, avec des détails, etc., il me disait : Mais Monique, vous n’étiez pas mythomane, vous étiez une romancière ! Ça m’a tellement fait plaisir, au fond il a raison, Marguerite est une romancière, elle inventait complètement les rapports de sa mère avec le frère aîné. C’est vrai, elle avait des rapports un peu anormaux avec le frère aîné le que le frère aîné était méchant avec Marguerite, ça c’est vrai, mais là-dessus elle brodait, évidemment ! autrement elle n’aurait pas pu peut-être faire ses livres, je ne sais pas. Même Moderato que j’adore, la fille qui regarde, etc., si elle n’avait pas eu ce côté-là, elle n’aurait pas fait l’œuvre qu’elle a faite, c’est quand même un écrivain Marguerite, il n’y a pas de problème. Il y a des choses que j’aime énormément de Marguerite. Je crois que c’était vraiment un écrivain, c’est sûr.
Laure Adler : Hors champ, c’était un hommage à Monique Antelme, un enregistrement d’il y a trois ans lors de la traversée Marguerite Duras. Vous pouvez lire dans le dernier numéro de la Quinzaine littéraire, un très bel hommage signé de son ami Maurice Nadeau [7]