La Guerre d’Algérie
Sur fond de coups de feu nourris, rafales / « Dégagez la rue ! » / « L’Algérie française ! L’Algérie française ! L’Algérie française ! / De Gaulle au pouvoir ! De Gaulle au pouvoir ! De Gaulle au pouvoir ! De Gaulle au pouvoir ! » / Sifflets / Déflagrations, coups de feu, bombardements / Hymne algérien.
Septième émission, les barricades
Après son arrivée au pouvoir, en juin 1958, le général de Gaulle craignant les réactions de l’armée d’Algérie et des Pieds-noirs a entretenu l’ambigüité pendant plus d’un an sur sa politique algérienne. Mais le 16 septembre 1959, au cours d’une conférence de presse à l’Élysée, il dissipe l’équivoque.
« Général de Gaulle : […] Compte tenu de toutes les données algériennes, nationales, internationales du problème, je considère comme nécessaire que ce recours à l’autodétermination soit proclamé aujourd’hui. Au nom de la France et de la République, en vertu du pouvoir que m’attribue la Constitution de consulter les citoyens, pourvu que dieu me prête vie et que le peuple m’écoute, je m’engage à consulter les Algériens, dans leurs douze départements, au sujet du destin qu’ils veulent adopter. […] En fait de destin politique, chacun sait qu’on peut en imaginer trois. Eh bien les trois solutions concevables seront l’objet de la consultation. […] Ou bien la sécession, où certains croient trouver l’indépendance, alors la France quitterait les Algériens qui auraient manifesté la volonté de se séparer d’elle. Ils organiseraient, sans elle, le territoire où ils habitent, les ressources dont ils peuvent disposer, le gouvernement qu’ils souhaitent. Pour ma part, je considère qu’un tel aboutissement serait invraisemblable et désastreux. […] Ou bien la francisation complète, telle qu’elle est d’ailleurs impliquée dans l’égalité des droits, les Algériens pouvant accéder à toutes les fonctions politiques, administratives, judiciaires, entrer dans tous les services publics […] Ou bien le gouvernement des Algériens par les Algériens appuyé sur l’aide de la France et en union étroite avec elle pour l’économie, l’enseignement, la défense, les relations extérieures […] » [1]
Pierre Sergent, capitaine : À la fin de ce discours, je dis au colonel Dufour, qui est présent : l’Algérie, c’est foutu ! dores et déjà, je pense que le drapeau du FLN flotte sur Alger. Et le colonel Dufour, qui plus tard passera dans l’OAS, farouche partisan de l’« Algérie française », me dit : mais sergent, vous exagérez ! il peut y avoir des solutions intermédiaires, ce que propose de Gaulle, son discours est profondément politique, et notamment habile. Et le commandant Verguet, qui finira général 4 étoiles, dit à l’époque : mais sergent, on va même arroser le discours du général de Gaulle, et il nous a offert un Cognac. Je n’ai pas bu ce Cognac en pensant que la guerre était perdue pour la France car en proposant les trois options, le général de Gaulle donnait raison aux rebelles. À partir du moment où il posait la possibilité de l’autodétermination, c’est la preuve qu’il reconnaissait une certaine légitimité au combat de nos adversaires, devenus nos ennemis.
Jacques Massu, commandant de la 10è division de parachutistes : Les Pieds-noirs étaient très en arrière de la main vis-à-vis du général. Moi, j’étais le seul gaulliste d’Alger avant, il est arrivé l’équipe de Delbecque, Neuwirth et compagnie, mais dans l’armée il n’y avait pas de gaullistes en dehors de moi. Très, très rapidement mes camarades m’ont dit : vous savez, on est embarqué sur une voix dangereuse, pas celle que nous croyons. Ils ont rapidement compris que nos espoirs ne seraient pas réalisés par le général de Gaulle. C’est-à-dire que lui, il élevait forcément le débat, nous, nous avions le nez sur nos affaires militaires, il ne voyait pas les choses sur le même plan que nous. Aujourd’hui je le comprends très bien si vous voulez mais sur le moment ça nous a fit un coup.
Jean-Claude Perez, Pied-noir, médecin et chef de la branche armée de l’OAS : Alors là commence la vie de dingue. Pour moi c’était la vie de fou. C’était le moment le plus actif de ma vie. Je crois que j’ai fait une réunion par jour, sinon deux, partout, dans toutes les caves d’Alger, dans tous les bistros d’Alger, le dimanche à la campagne, c’était la folie ; pour bien démontrer aux gens que la seule chose que de Gaulle avait dite de vrai, c’était que le sort de l’Algérie doit être déterminé par le comportement des Algériens, était entre les mains des Algériens. Quand vous êtes Algériens Français le sort de l’Algérie dépend de vous et de personne d’autre. Je pensais qu’il allait y avoir une espèce de mobilisation de masse de toute la population française d’Algérie. Ça, ça a été un échec total.
Si en Algérie les réactions sont plus que réservées, en revanche à Tunis la proposition du général de Gaulle est favorablement accueillie par le Gouvernement provisoire de la République algérienne, le GPRA, présidé par Ferhat Abbas.
« Ferhat Abbas : Le président de la République française, a solennellement reconnu, au nom de la France, dans sa déclaration du 16 septembre 1959, le droit des Algériens à l’autodétermination. Le Gouvernement provisoire de la République algérienne, reconnu à ce jour par de nombreux États, est le dépositaire et le garant des intérêts du peuple algérien, jusqu’à ce que celui-ci se soit librement prononcé. Il dirige et contrôle la résistance du peuple algérien, et la juste libératrice, de l’armée de libération nationale, Donc il ne peut y avoir qu’avec son accord un retour à la paix. Celle-ci peut-être immédiate. À cet effet, le Gouvernement provisoire de la République algérienne est prêt à entrer en pourparlers avec le gouvernement français afin de discuter des conditions politiques et militaires du cessez-le-feu, des conditions et des garanties de l’application de l’autodétermination. »
Le discours du 16 septembre sur l’autodétermination bouleverse complètement les données du problème algérien. Entre de Gaulle d’une part et les ultras et une partie de l’armée d’autre part la rupture est définitivement consommée. Dans l’armée, autour du très gaulliste général Massu, commandant le corps d’armée d’Alger, les colonels Argoud, Gardes et Godard s’agitent et complotent ouvertement avec les partisans de l’« Algérie française », avec le Front national français, le FNF, de Jean Ortiz, Jean-Claude Perez et Jean-Jacques Susini, avec une milice pied-noir, les UT, Unité territoriales de Sapin-Lignières, ils peuvent enfin compter sur de nombreux responsables politiques métropolitain, comme le député Pierre Lagaillarde, qui avait pris le Gouvernement général le 13 mai 58, ou au sein du mouvement gaulliste lui-même, Jacques Debré.
Jacques Soustelle, Gouverneur général de l’Algérie en 1955-56 : Alors Debré, dans tous ses états, me répond, une lettre que j’ai toujours d’ailleurs quelque part, et que je sortirai certainement le moment venu, dans laquelle il me dit : il n’est pas question un instant d’État algérien, il n’est pas question un instant de traiter avec la rébellion, vos soupçons ne sont pas fondés, etc., etc. Quelques jours plus tard il y a eu l’affaire des barricades, provoquée d’abord par l’affaire Kempski. Il n’est pas douteux que là Massu est tombé dans un piège. Un piège qui lui a été tendu, en utilisant un Allemand, par des éléments parfaitement Français, qui étaient retranchés au Quai d’Orsay, qui ont exigé d’abord de Challe puis de Massu, que ce Kempski soit reçu.
Mon général, en janvier 1960 vous recevez un journaliste allemand qui est Kempski. ça s’est passé comment ?
Jacques Massu, commandant de la 10ème division de parachutistes, président du Comité de salut public : Eh bien, j’ai reçu ordre de le recevoir. À l’époque nous étions très inquiets sur l’avenir de l’Algérie parce que nos bons espoirs d’une « Algérie française », qui était évidemment une chimère mais sur le moment nous nous en rendions pas compte, s’évanouissaient. J’avoue que la politique du général de Gaulle à ce moment-là je la comprenais d’autant moins que ce n’était pas pour ça qu’on l’avait appelé et cela me ressortait un peu par tous les pores de la peau. Je me méfiais beaucoup des journalistes et j’avais refusé de recevoir qui ce soit. Puis alors un beau jour on m’a transmis l’invitation à recevoir ce Kempski, à peu près presque comme un ordre. On m’a dit : ce gars-là est un journaliste Allemand, qui est un ancien parachutiste, qui vient seulement pour faire une enquête sur l’Algérie et les événements qui se sont passés. Cette enquête paraîtra dans un illustré allemand mais auparavant le texte vous sera soumis. On a réussi à me mettre en pleine confiance. Il y a des gens qui s’imaginent d’ailleurs que c’est Argoud qui a fait le coup, pour me faire partir et avoir un détonateur, parce qu’Argoud était un acharné, un révolutionnaire, dans l’ambiance de l’époque il était certainement très en avant, très en pointe. Je ne sais pas. Moi, je n’ai pas fait l’enquête. Je ne sais pas du tout comment ça s’est passé, ou est-ce que c’est Paris qui a trouvé que j’avais trop d’influence sur les Pieds-noirs et qui voulait que je m’en aille. Bref, on m’a fait recevoir ce type et je lui ai parlé de ce qui se passait, de sentiments que nous avions mais j’ai été parfaitement respectueux à l’égard du général tout en disant que j’avais du mal à le comprendre et à le suivre dans la politique qu’il nous voulait mener en Algérie. Le lendemain, - le gars était bien mis, il avait l’air d’un type correct, honnête, comme vous aujourd’hui, puis le lendemain à Tunis, il a sorti un scoop, une bombe qui a provoqué de l’émoi à Paris. Monsieur Debré a envoyé à Monsieur Delouvrier l’ordre de me faire partir sur Paris où le général a pris la décision de me maintenir en France. Challe m’a défendu en disant que je lui étais utile à Alger mais le général de Gaulle à maintenu son point de vue et a décidé que je ne retournerai pas.
« Le journaliste Kempski demande en premier lieu quel est le souci majeur de l’armée ? Réponse de Massu : Que le gouvernement nous aide à voir clair dans l’avenir afin que nous parvenions à maintenir l’« Algérie française ». Kempski : Le président de Gaulle doit avoir des conceptions honnêtes à ce sujet ? Massu : Je n’en sais rien et s’il en a une ce n’est certainement pas la nôtre. De Gaulle ne comprend pas les Musulmans. Si nous continuons ainsi on interprétera notre attitude comme une faiblesse. Kempski : L’armée d’Algérie a-t-elle le pouvoir d’imposer ses conceptions en ce qui concerne la conduite de la guerre ? Massu : L’armée a la force, et si elle ne l’a pas montrée jusqu’à présent c’est parce que l’occasion ne s’en est pas encore présentée, mais elle le fera si la situation l’exige. Nous ne comprenons plus la politique du président de Gaulle. L’armée n’a pas pu prévoir qu’il pratiquerait une telle politique. Cela ne vaut pas seulement pour la politique algérienne du président, dont le Plan de Constantine, approuvé par l’armée, paraît sans objet depuis qu’il est devenu évident que les peuples africains ne songent à utiliser l’autodétermination qui leur est accordée que pour quitter tôt ou tard la communauté. Notre plus grande déception a été de voir le général de Gaulle devenir un homme de la gauche. Kempski : C’est pourtant vous et vos amis qui l’avez appelé au pouvoir au moment du 13 mai ? Massu : De Gaulle était le seul homme à notre disposition. L’armée a peut-être commis une faute. »
Jacques Soustelle, Gouverneur général de l’Algérie en 1955-56 : Lorsque Kempski a été reçu, d’abord Massu est un militaire qui ne déguise pas sa pensée, donc il était lui-même inquiet et pas content de la politique du général, cependant d’une fidélité totale vis-à-vis de la personnalité du général, mais enfin il était inquiet, bon. En plus, Kempski lui a fait dire des âneries qu’il n’avait jamais proférées. Par exemple, à un certain moment, Massu a dit –Kempski lui posait une question sur le mode de vie des gens, etc. : par exemple dans les montagnes de Kabylie il y a des chênes, ces chênes donnent des glands et avec ces glands on peut nourrir des animaux et avoir du bétail, etc. Kempski lui a fait dire qu’avec les glands on allait nourrir les indigènes, vous comprenez, des choses comme ça. Alors ça a fait évidemment beaucoup de bruits et Massu a été rappelé et de Gaulle lui a interdit d’y retourner.
« Au début de 1960, à mesure que s’accentue l’adhésion nationale, on voit se former au contraire à l’horizon algérien le nuage précurseur d’un orage. Celui-ci éclate en effet. L’incident qui fait tomber la foudre est un entretien qu’un journaliste Allemand a, dans le courant janvier, obtenu par surprise du général Massu, commandant le corps d’armée d’Alger, où il est très populaire, et dans lequel ce valeureux soldat, mon compagnon de toujours, s’est laissé aller à déblatérer à l’encontre de ma politique. Bien que je comprenne que celle-ci puisse chagriner un homme comme celui-là, si je la fais en suis-je moi-même heureux ? Bien que je mesure l’influence qu’exerce le milieu qui l’entoure, bien que je tienne compte du démenti partiel, et surtout de l’assurance de fidélité qu’il a pris sur lui de publier, j’estime nécessaire de sanctionner son incartade. »
Jacques Massu, commandant de la 10ème division de parachutistes : J’ai été reçu par le général que le 20, je crois que le 20 et quelques janvier, je ne me rappelle plus des dates exactement, je lui ai dit que j’avais été traité comme le dernier des derniers et que je ne méritais pas ça et que je ne voyais en quoi ma parole avait moins de poids auprès de lui que celle d’un journaliste Bavarois. Il ne m’a pas reproché d’avoir les idées que j’avais mais il m’a reproché de les avoir dites. L’entretien a pris un temps un peu aigre. Moi, la colère montait en moi. Puis je lui ai dit que du temps de l’Empereur Napoléon dans l’armée il y avait des grognards, qui avaient l’habitude de parler nettement à leur Empereur et que je m’apercevais que c’était maintenant c’était fini, que l’on ne pouvait plus dire la vérité. Et je lui ai dit d’ailleurs les choses ne se seraient pas passées de cette façon-là s’il n’avait pas été entouré d’une bande de cons. À ce moment-là je me suis levé pour lui dire ça et il s’est levé aussi et m’a dit : c’est vrai. Puis il a tapé sur la table, il a cassé sa montre. Quand il m’a donné congés, il m’a tendu une main gluante, il avait eu chaud, moi aussi d’ailleurs, puis c’était fini. Je suis parti et j’ai abouti ici.
[Musique militaire]
« Vous avez été le torrent et la digue », avait dit de Gaulle à Massu après le 13 mai 58. En rappelant Massu en Métropole, en janvier 60, de Gaulle fait sauter la digue. Le dimanche 24 janvier, tandis que Lagaillarde et les étudiants s’enferment dans la Faculté d’Alger, le FNF de Jo Ortiz, les UT de Sapin-Lignères déferlent dans les rues d’Alger pour obtenir le retour de Massu et faire un nouveau 23 mai en essayent de faire basculer l’armée commandée par le général Challe. À la tête du cortège, venant de Bab El Oued, Jean-Claude Perez.
Jean-Claude Perez, Pied-noir, médecin et chef de la branche armée de l’OAS Le 24 janvier devait être une gigantesque manifestation de masse. La preuve, c’est moi qui ai conduit le cortège de Bab El Oued à La Grande Poste, là dans la rue de La Marne il y avait, échelonnées, plusieurs compagnies du 3ème régiment, je ne sais pas si vous voyez ce que c’est que dans une rue plusieurs compagnies de parachutistes, échelonnées en profondeur, et pas des rigolos ! et des gens qui se demandaient un petit peu ce qu’il fallait faire. Notre chance c’est qu’ils n’étaient pas armés de fusils, comme tous les parachutistes, ils étaient armés soit de PM soit de carabines, donc ils n’avaient pas de grosses massues pour nous taper dessus, et tous leurs camions étaient sur la place du Lycée d’Alger, là-bas, devant le corps d’armée. Il a fallu enfoncer tout ça. Déjà le cortège, on est parti 100 000 ou 40 000, on était déjà 20 000 avenue du 8 Novembre, qui était un petit peu plus loin, on s’est regroupé. On a continué, nous nous sommes retrouvés devant la Préfecture, rue Alfred Lelluch, alors là c’était des gendarmes mobiles. Alors là, c’était une véritable bagarre ! Une infâme bagarre ! Mais personne n’a perdu ses enfants, il n’y a pas eu de coup de flingue de tiré. Il n’y a pas eu de coups de feu de tirés. Ça s’est passé à coups de crosse. Il y a eu des blessés. J’ai eu personnellement les ongles des pieds arrachés par les coups de crosses que j’ai reçus sur les talons. Vous voyez, on était impitoyablement bombardés. Nous sommes arrivés là-haut, complètement éreintés, avec tout ce cortège. Et ce qui nous a fait passer, c’est un bélier de 200 territoriaux, un casque lourd, qui était à la tête des manifestants et qui impressionnait quand même les militaires qui étaient en face parce qu’il y avait le drapeau français. C’était quand même quelque chose qui sentimentalement pouvait heurter ceux qui étaient chargés de nous empêcher de passer. Nous sommes arrivés donc là-haut et c’est à ce moment-là qu’on m’a demandé de pendre la parole, alors que j’étais complètement vidé, et où j’étais obligé de dire aux gens d’aller chercher tous les pantouflards qui étaient chez eux, de faire vider les cinémas et les stades pour faire amener des gens à nos barricades. Je suis sûr personnellement que le général Crépin, le colonel Fond et le lieutenant-colonel Debrosse n’auraient jamais fait charger les gendarmes s’il y avait eu d’une part les centaines de milliers de personnes attendues à ce moment-là, qui commençaient à venir, j’insiste, parce que deux heures plus tard la manifestation aurait été réussie, et Challe se serait trouvé avec trois ou quatre cent mille personnes mobilisées à Alger et tous les UT rameutées. Il fallait absolument empêcher ça, je pense que c’est la raison fondamentale de l’incident tragique de la charge des gares-mobiles.
[Manifestants qui scandent : « Algérie française ! », « Algérie française ! », « Algérie française ! », « Algérie française ! », « Algérie française ! » / Affrontements / « Dégagez la rue ! » / Tires, rafales / Comment on a abouti à ça ? / « Ne pleurez pas ! », « Ne pleurez pas ! » / Tires, rafales.]
Paul-Alain Léger, capitaine : Je crois que ça devait se passer vers 18h 20, j’ai entendu une explosion du côté de l’avenue Pasteur, ça commencé comme ça. Et là, je me suis un peu déplacé, j’ai regardé et j’ai vu effectivement les gendarmes mobiles qui chargeaient en descendant les escaliers : du Monument aux morts, l’avenue Pasteur, etc. Alors, dans la foule, qui se trouvait massée devant La Poste, il y a eu immédiatement… d’abord on a commencé à crier « les CRS », entre les CRS et les gendarmes mobiles, les gens ne faisaient pas beaucoup de différences. Il s’est passé je crois la chose suivante, c’est que, parce que je l’ai vu, il y avait des gendarmes, qui effectivement envoyaient des grenades lacrymogènes, ce qui est absolument normale dans une opération de maintien de l’ordre, mais vu de loin, les grenades sont lancées avec des tremblons qui sont au bout des fusils, on a effectivement l’impression que les gens d’en face épaulent et tirent. On entend l’explosion et automatiquement j’ai vu des femmes, des hommes qui se sont couchés. Alors dans la foule on voit quelqu’un qui épaule un fusil, qui tire, on ne sait pas si c’est une grenade ou pas, des gens qui se couchent, on a dit : ça y ait, ils tirent ! Alors là, ça a été évidement la panique, les gens ont commencé à se disperser, les gendarmes mobiles sont descendus et c’est à ce moment-là qu’un ou deux FM, fusil-mitrailleur, qui ont tirés des immeubles qui se trouvaient au-dessus de la barricade qui avait été déjà érigée, les gens du balcon d’Ortiz.
Paul Delouvrier, Délégué général du gouvernement en Algérie de 1958 à 1960 : Cette fusillade, l’étendue des morts, a finalement dispersé progressivement la foule, quand nous avons appris que Lagaillarde et Ortiz étaient restés pendant la journée de dimanche tout à fait en retrait, et avant d’ailleurs aussi, ils ne s’étaient pas mis en avant. Tout à coup on apprend que c’est Lagaillarde qui commence à se mettre dans les facultés. Il avait commencé avant la tuerie, si je puis dire, et Ortiz a décidé de le rejoindre, avec une série de manifestants, pour s’enfermer dans ce que l’on appelle les facultés. Ma réaction a été de dire à Challe : écoutez, il faut tout de suite, avant qu’ils ne soient établis, que cela soit important, les enlever car sans ça nous n’y arriverons qu’au prix d’un nombre de morts considérable. Donc, donnez l’ordre tout de suite. Ce que Challe a fait. Et c’est là que la première désobéissance de l’armée a eu lieu : les ordres n’ont pas été suivis. Alors, quand j’ai vu 10h du soir arriver et que les facultés étaient toujours tenues par Ortiz et par Lagaillarde, j’ai à Challe : il faut convoquer celui qui commande les parachutistes à Alger, qu’est-ce qui se passe ? Es arrivé le brave général Gracieux, c’est un nom admirable, qui a dit : ce n’est pas la peine de donner un ordre, il ne sera pas obéi.
Pierre Sergent, capitaine : Tous les chefs militaires présents ont été pour s’engager à ne pas intervenir contre les barricades, c’est-à-dire que s’ils avaient reçu du gouvernement Debré, à l’époque c’était Michel Debré qui était le patron du gouvernement, l’ordre de détruire les barricades, entrer dans le réduit, et s’affronter aux Pieds-noirs, aucun chef militaire présent, pas plus le commandant de la 1er RCP, que le 1er REP et tous les régiments qui étaient rameutés autour des barricades, n’aurait donné l’ordre d’entrer par la force dans ce réduit.
En cette soirée du 24 janvier 60, autour des barricades, dressées par Ortiz et Sapin-Lignères, on relève huit morts chez les manifestants, quatorze chez les gendarmes.
« Je vous demande d’observer en leur mémoire une minute de silence. Début. Fin. Et maintenant, je vais vous demander une chose encore. Que tous ceux qui en ont la possibilité viennent bien sûr restent avec nous pendant cette nuit, comme ils étaient sur le forum le 13 mai. / Applaudissements. / Les jours de grève ayant été donnés comme illimités, il va sans dire bien sûr que demain pas un seul magasin, pas une seule administration ne doit fonctionner. / Applaudissements. / Et cela vous l’aviez compris, la minute de silence que vous avez observée, toutes victimes de cette tuerie étaient comprise. / Applaudissements. / Les manifestants crient : Massu ! Massu ! Massu ! Massu ! Massu !, « Algérie française ! », « Algérie française ! », « Algérie française ! »,... »
À 20h, le général Challe s’adresse aux Algérois.
« Alors que l’armée et ses chefs ont, pendant toute la journée du 24, tout fait pour maintenir l’ordre sans molester les manifestants, à la tombée de la nuit des émeutiers, qui avaient patiemment attendus pour perpétrer leur mauvais coup, ont attaqué et tiré sur les forces de l’ordre. Ces forces de l’ordre, qui on jusqu’à présent protégé l’Algérie contre les fellaghas comptent ce soir des tués et des blessés. L’émeute ne triomphera pas contre l’armée française. Je fais converger des régiments de l’intérieur sur Alger. L’ordre sera maintenu. Avec l’accord du Délégué général du Gouvernement, je considère la ville en état de siège : tout rassemblement de plus de trois personnes est interdit. C’est tout ! »
Paul Delouvrier, Délégué général du gouvernement en Algérie de 1958 à 1960 : Au soir de ce dimanche, outre le nombre de morts, vraiment nombreux, les coups de téléphone parisiens : « y-a-qu’a, y-a qu’a », « allez-y », je dois dire que Challe et moi nous n’étions pas fiers, car le maintien de l’ordre était en effet le maintien du désordre. Le deuxième fait majeur que je veux indiquer, dont on ne s’est pas tout à fait rendu compte en Métropole, pendant près de trois jours entre le général Challe et moi-même, à part quelques communiqués, il y a eu une partie de bras de fer, je n’ai pas quitté le quartier général. Je couchais dans la même chambre que le général Challe, enfin chambre c’était un bureau arrangé avec deux lits de camp. Je ne le quittais pas d’une semelle et au fur et à mesure que le temps durait la parte de bras e fer s’exprimait ainsi : je me sentais de plus en plus prisonnier de l’armée car personne de l’armée ne m’obéissait et je n’avais pas d’ailleurs à les commander directement, leur aurais-je demandé, ce que j’ai fait, la réponse était : « j’obéirais au général Challe », c’était logique. Paris ne se rendait pas compte qu’il avait un Délégué général prisonnier et Challe, lui, son problème était de se faire obéir par cette armée, il en était en vérité prisonnier aussi puisqu’il ne voulait pas donner d’ordre.
À Paris, dans la nuit du dimanche 24 au lundi 25, le général de Gaulle parle à la télévision, avant de réunir, le lundi après-midi, à l’Élysée, un Conseil des ministres extraordinaire.
« L’émeute qui vient d’être déclenchée à Alger est un mauvais coup porté à la France. Un mauvais coup porté à la France en Algérie. Un mauvais coup porté à la France devant le monde. Un mauvais coup porté à la France au sein de la France. J’abjure ceux qui se dressent à Alger contre la patrie, égarés qu’ils peuvent être par des mensonges et par des calomnies, de rentrer dans l’ordre national. Rien n’est perdu pour un Français quand il rallie sa mère, la France. »
[La Marseillaise en musique]
Jacques Soustelle, Gouverneur général de l’Algérie en 1955-56 : L’objet principal e ce Conseil des ministres a été de savoir si oui ou non le Premier ministre, qui était donc Michel Debré, se rendrait à Alger pour voir les gens de là-bas et notamment pour causer avec les colonels. Alors là, le Conseil se partageait nettement en deux fractions, des ministres disaient ; non, il ne fat absolument pas causer avec eux, d’autres disaient : tout de même on pourrait aller voir, après tout ce sont de bons Français, pourquoi pas, etc. Inule de vous dire que j’étais de la deuxième catégorie. Malraux par exemple, avec qui j’ai longtemps été en très bons termes, mais qui dérivait complètement sous l’empire d’une espèce de mythologie gaulliste ou gaullienne, est allé jusqu’à dire : après tout on a des chars pourquoi est-ce qu’on ne les utilise pas ! Sur quoi j’ai dit : la bombe atomique est toute prête à Régane, pourquoi on ne s’en servirait pas non plus à Alger ! Évidemment c’est une plaisanterie de mauvais goût qui a été mal prise. Donc, il était évident à partir de ce moment-là que ma place n’était plus dans ce gouvernement.
Paul Delouvrier, Délégué général du gouvernement en Algérie de 1958 à 1960 : Pendant ce temps-là en vielle le pouvoir balançait doucement du côté de Lagaillarde et Ortiz. Le maire d’Alger a reçu Monsieur Lagaillarde au Conseil municipal. Dans cette espèce d’attente incertaine et où Debré est venu nocturnement, dans la nuit du lundi au mardi, avec Guillaumat, pour haranguer les officiers qui entouraient Challe, j’ai refusé d’être là, d’y assister. Debré m’a dit en sortant de cette réunion, où il s’est fait interpelé : vous avez une gêne de colonel. Je lui ai dit : ce n’est pas moi qui ai une gêne de colonel, c’est vous !
Pierre Sergent, capitaine : Je crois que c’est la visite de Michel Debré, aux barricades, une certaine nuit, atroce d’ailleurs, qui a provoqué peut-être ma prise de position, qui fera que j’irai très loin dans mon combat pour l’Algérie française, jusqu’à l’OAS. Ce que j’ai vu à l’époque, lorsque Debré est arrivé nous lui avons fait une véritable mise en scène, c’est-à-dire que les parachutistes se sont légèrement séparés des barricades, nous avons reculé par rapport aux barricades et nous avons pris des dispositions de combats, et à l’époque des hommes, Julien Besançon d’Europe n°1, qui surveillaient tous les événements ont commencé à dire que les parachutistes s’apprêtaient à attaquer les barricades. Or, cette nuit-là, je m’en souviendrai toujours, un jeune Pied-noir a été pris de panique a sauté du troisième étage d’un immeuble qui était tenu par Ortiz et s’est écrasé sur le sol. Il est mort sur le coup. C’est la preuve que ce dispositif pris si vous voulez entre les barricades, les gens dans les barricades et nous, avait une influence très grave sur la population. Et à cette époque-là, à ce moment-là, nous avons vu arriver la population, notamment des femmes qui pleuraient, littéralement en larmes, en nous disant : tout de même mon capitaine vous n’allez tout de même pas tuer mes petits gars, mon garçon, etc. Et j’ai compris tout le drame qui se jouait dans cette Algérie française entre cette population qui ne méritait pas le sort qui lui était réservé par la politique et les gens qui étaient de l’autre côté des barricades. Alors, j’ai d’abord promis de ne jamais tirer ou de faire tirer contre les barricades. Et deuxièmement, dès le lendemain, j’ai proposé au colonel Dufour d’aller au contraire moi-même chez Ortiz, de faire basculer ma compagnie, que j’avais contacté entre temps et tous les officiers et sous-officiers étaient d’accord, pour me montrer totalement solidaire des barricades et montrer au pouvoir qu’une partie de l’armée française était avec les gens qui étaient rebelles et qui étaient de l’autre côté des barricades.
Pendant trois jours, les 25, 26 et 27 janvier 60, à Alger, la situation reste inchangée. On attend le discours que doit faire de Gaulle le vendredi 29. Tout repose sur les épaules du Délégué général du gouvernement, Paul Delouvrier, et du général Challe, commandant e chef. S’ils passent du côté des insurgés Paris, comme en 58, perd le contrôle de l’Algérie et de Gaulle doit renoncer à sa politique algérienne ou s’en aller. Le 27 janvier, Delouvrier reçoit la visite du colonel Argoud.
Paul Delouvrier, Délégué général du gouvernement en Algérie de 1958 à 1960 : Il y a eu un instant de suspens extraordinaire, derrière lequel le rapport de force commençait à balancer. Le mercredi j’ai convoqué tous les colonels commandant les régiments, y compris les nouveaux. Je leur ai dit : si je donne l’ordre de tirer est-ce que vous tirez ? Ils m’ont dit tous, séparément : nous obéissons au général Challe. Puis, le dernier que j’ai reçu, c’est le colonel Argoud, qui m’a dit, très calme : mais la situation est tout à fait en ordre. Nous attendons le discours du général de Gaulle, si ce discours est mauvais, et bien nous nous rebellerons, il faudra pousser jusqu’au bout, si ce discours est bon, alors c’est tout à fait différent. Je lui ai dit : mais Argoud, vous savez qu’il sera mauvais ce discours ! le général ne va pas céder à quelques colonels comme Gardes et vous en rébellion. À ce moment-là je note qu’on ne savait pas qui était le prisonnier de l’autre. On se parlait tout à fait, je dirais en gens du monde, c’est un peu trop fort, comme des gens qui ont simplement une différence de vue. Mais en fait moi, j’étais prisonnier. Alors, Argoud m’a dit : ce qui nous manque, c’est un civil pour régler les affaires à Paris. Ah, vous n’avez pas de civil pour régler les affaires à Paris ? Et Monsieur Soustelle, tout ça, ça ne sert à rien ? ! Argoud ma dit : non. Le seul civil qui ait du caractère c’est vous. Alors venez avec nous et c’est réglé. Vous croyez que je lui ai dit : non, vous êtes fou Argoud ! Pa du tout ! Je lui ai dit : je vous remercie de votre confidence et je l’ai raccompagné très gentiment. En descendant l’escalier du quartier Rignot, je lui ai dit : au revoir Argoud. Merci d’avoir été aussi clair avec moi. Laissez-moi réfléchir. C’est Argoud qui m’a déterminé à faire ce discours, à partir d’Alger et à faire ce discours.
« Officiers, sous-officiers et soldats, dans votre recherche du chef qui sauvegardera les idées de l’armée, vous risquez de l’opposer au chef qui commande à Paris. Disons–le brutalement à vous qui aimez le langage clair. Certains vont oser demander au général commandant en chef de désobéir au Président de la République. Mais ici, écoutez-moi bien, on e peut plus refaire le 13 mai. Vous ne referez pas le 13 Mai, il n’y a pas de de Gaulle en réserve, et si le président de la République rentrait à Colombey, la France pardonnerait-elle à son armée ?
Je m’adresse maintenant aux Européens d’Algérie, et avant tout aux Algérois. Si je dois rejoindre le général Challe à son nouveau P.C. pour retrouver moi aussi ma liberté de commandement, je vous laisse, Algérois, le dépôt le plus sacré qu’un homme puisse avoir : sa femme et ses enfants. Veillez sur Mathieu, mon dernier fils, je veux qu’il grandisse, symbole de l’indéfectible attachement de l’Algérie à la France. Ce dépôt sacré me donne le droit de tous points, de toutes villes d’Algérie, comme si je n’avais pas quitté Alger.
Et voilà ce que j’ai à vous dire : je m’adresse à vous tout d’abord, Ortiz, Lagaillarde, et vous Sapin-Lignières, chef des UT, et tous ceux qui sont enfermés dans la Faculté comme l’Alcazar de Tolède, (manque un mot), je crie à la Métropole que je salue votre courage, enfants de la patrie.
Eh bien, Ortiz, Lagaillarde, Sapin-Lignières et tous les autres, vous allez réussir, demain vous allez réussir si vous m’écoutez aujourd’hui. Demain, Algérois, si vous me suivez, demain ou après-demain ou dans les jours suivants, je serai à nouveau parmi vous, ayant grâce à vous remis de l’ordre, remis en ordre les affaires d’Algérie pour que la France sauve garde l’Algérie.
Nous visiterons l’Alcazar des facultés, nous serrerons la main à Ortiz, à Lagaillarde et à vous Sapin-Lignières, chef des UT, rien n’est perdu pour un Français quand il rallie sa mère, la France, a dit le général de Gaulle dans son allocution de dimanche. Alors nous irons tous ensemble au Monument aux morts pleurer et prier les morts de dimanche, morts à la fois pour que l’Algérie reste française et pour que l’Algérie obéisse à de Gaulle. »
Jean-Claude Perez, Pied-noir, médecin et chef de la branche armée de l’OAS : Avec l’histoire de « je vous confie Mathieu », il nous l’a bien mis ! Pardonnez-moi mais je ne voie pas d’autres expressions pour traduire ce phénomène-là. C’est Delouvrier qui a gagné l’affaire des barricades pour de Gaulle. Et c’est lui qui à ce moment-là, du point de vue historique, porte la responsabilité peut-être de l’échec d’une opération qui aurait pu être une chance de succès pour les tenants de l’Algérie française.
Tricot Bernard, conseiller technique chargé de l’Algérie auprès de de Gaulle (1959- 62) : À Paris, on, et je dirais nous n’avons pas compris bien compris le discours. Mais après coup j’ai pensé que c’est nous qui avions eu tord et que Paul Delouvrier, en face d’une population algéroise extrêmement tendue, extrêmement inquiète et nerveuse, et une population qui en même temps a beaucoup de générosité de chaleur, qu’il leur ai parlé à cœur ouvert et en employant des arguments qui ne sont pas du tout des arguments de bureaux ou de salons parisiens, je crois qu’il avait raison.
Paul Delouvrier, Délégué général du gouvernement en Algérie de 1958 à 1960 : Dans la nuit qui a suivi, les femmes d’Alger ont téléphoné dans les facultés aux UT, aux Unités territoriales, sous le commandement de Sapin-Lignières, qui était allé s’enfermer avec Ortiz et Lagaillarde, et les femmes ont dit : ça suffit, vous avez été drôles pendant un certain nombre de jours, aller rentre ce soir chez-toi, viens me voir ! Et le vendredi matin, le jour où le général de Gaulle devait parler, les barricades étaient vidées au trois quart.
« Si j’ai revêtu l’uniforme pour parler aujourd’hui à la télévision, c’est pour marquer que je le fais comme étant le général de Gaulle aussi bien que le chef de l’État. […] J’ai pris au nom de la France la décision que voici : les Algériens disposeront librement de leur destin. […] Or, deux catégories de gens ne veulent pas de ce libre choix : D’abord l’organisation rebelle, qui prétend ne cesser le feu que si au préalable je traite avec elle, par privilège, de l’avenir politique de l’Algérie, ce qui reviendrait à la bâtir elle-même comme la seule représentation valable, et à l’ériger par avance en gouvernement du pays. Cela, je ne le ferai pas ! D’autre part, certains français de souche exigent que je renonce à l’autodétermination, que je dise que tout est fait et que le sort des Algériens est d’ores et déjà décidé. Cela, non plus, je ne le ferai pas ! Mais alors, pour imposer à la France, à l’État, à moi-même leurs prétentions certains, à Alger, sont entrés en insurrection. Ils ont tiré sur le service d’ordre, ils ont tué bons soldats, ils se dressent en armes contre l’autorité de la France. […] Eh bien ! mon cher et vieux pays, nous voilà donc encore une fois, ensemble, devant une lourde épreuve. En vertu du mandat que le peuple m’a donné et de la légitimité nationale que j’incarne depuis 20 ans, je demande à tous et à toutes de me soutenir, quoi qu’il arrive. Et tandis que des coupables, qui rêvent de devenir des usurpateurs, invoquent, comme prétexte de leurs actes, la décision que j’ai prise à propos de l’Algérie, qu’on sache bien, et que l’on sache partout, que je n’y reviendrai pas. Céder sur ce point, et dans ces conditions, ce serait brûler les atouts que nous avons encore en Algérie. Et puis, cela serait abaisser l’État devant l’outrage qui lui est fait et la menace qui le vise. Après quoi, la France ne serait plus qu’un pauvre jouet disloqué sur l’océan des aventures.
Une fois de plus, j’appelle tous les Français, quels qu’ils soient, où qu’ils soient, à se réunir à la France.
Vive la République !
Vive la France ! » [2]
Paul Delouvrier, Délégué général du gouvernement en Algérie de 1958 à 1960 : Que le général de Gaulle et que la presse métropolitaine aient dit après : le général a parlé, tout est entré dans l’ordre, c’est normal, cette récupération par le pouvoir de la France je la considère comme normale. Je ne m’élève pas du tout contre elle. Je suis obligé de dire que le général a parlé le vendredi soir et que le samedi matin les barricades étaient toujours tenues par Lagaillarde et Ortiz, le samedi elles étaient toujours tenues et ce n’est que dans la nuit du samedi au dimanche qu’Ortiz s’est enfui et que Lagaillarde seul a eu le courage de rester pour se rendre, d’une façon que l’on a pu trouvée un trop, je dirais, élégante mais qui m’a valu beaucoup d’engueulades du général de Gaulle pendant la nuit. Mais quand à 11h j’ai pu lui dire : mon général cessez de me faire des observations, Lagaillarde sort et se rend. Le seul mot merveilleux qu’il m’ait dit, c’est : merci Delouvrier. Il ne me l’a dit qu’une fois mais il me l’a dit ce jour-là.
[Musique militaire]
Le lundi 1er février à 11h, après une semaine de résistance, Lagaillarde se rend après avoir obtenu de l’armée les conditions d’une reddition honorables.
Pierre Sergent, capitaine : La reddition a été tout un problème puisque vous savez qu’Ortiz a disparu pendant la nuit qui a précédée cette reddition, quant à Lagaillarde, lui encore très militaire, il a voulu les honneurs de la guerre et surtout il a voulu conserver ses armes et sortir en défilant. Et on avait obtenu, le colonel Dufour, du 1er REP, avait obtenu que les gens de Lagaillarde constitue un commando qui serait relier à une unité parachutiste, qui s’est appelé le commando Alcazar, pour aller se battre contre les fellaghas. Cela faisait partie du marchandage qui avait été fait pour la reddition des barricades. Et en ce qui me concerne, lorsque j’ai vu Lagaillarde arriver, - ma compagnie était justement face aux barricades, on s’était rapproché de beaucoup du côté de la rue qui passait devant les barricades – à la tête de ses troupes en défilant, j’ai fait présenter les armes car je pensais que c’est la fin de l’Algérie française. Et mon salut était encore plus que pour Lagaillarde que pour une certaine idée que je me faisais de notre Algérie française, qui était vouée décidément à la mort. Et c’est à ce moment-là que le colonel Dufour, qui était plus Algérie française que Pierre Sergent, m’a dit : écoutez Sergent, c’est fini, nous avons gagné. Alors, je lui ai dit : qu’est-ce que vous avez gagné, mon colonel ? puisqu’il était allé à Alger voir le général de Gaulle et que cela n’avait rien changé. « Si, si, nous avons gagné, nous avons marqué un point et croyez-moi la politique d’après ne serait plus celle d’avant. ». J’ai dit : moi je ne voie pas dut out ce que vous avez gagné, et je crois qu’une fois de plus nous avons perdu un point dans le combat de l’Algérie française.
Jean-Claude Perez, Pied-noir, médecin et chef de la branche armée de l’OAS : J’ai refusé de défiler. J’ai refusé de défiler. La première raison c’est que je n’aime pas défiler d’une manière ridicule. Je veux dire que je n’ai jamais été entrainé à défiler, je n’ai jamais été fantassin, j’ai toujours été médecin et s’il y a une chose dont j’ai horreur dans la vie c’est de passer pour un con. Je m’excuse mais c’est comme ça, les défiler devant les légionnaires, qui vous font la haie, en ayant l’air cloche, j’ai horreur de ça, d’une part. Deuxièmement, ça supposait une reddition. Ça supposait une reddition à des hommes qi nous auraient vaincus. Je ne m’estimais pas vaincu, je ne m’estimais pas vainqueur, je pensais que l’affaire allait continuer et qu’il ne fallait surtout pas donner une interprétation de reddition, d’une part. C’était un repli de ma part. C’était un repli, un repli un peu sournois parce que j’avais des consignes à donner. J’ai fait ça pendant douze heures et le lendemain matin j’ai rejoint Zéralda.
Et vous avez fait partie du commando Alcazar.
Jean-Claude Perez, Pied-noir, médecin et chef de la branche armée de l’OAS : J’ai fait partie de ce commando, qui après avait été appelé commando Alcazar parce que c’est Delouvrier qui a lancé le mot d’Alcazar, c’est vous « À vous Sapin-Lignières, à vous Gardes, à vous Ortiz, de cet Alcazar, de je ne sais pas quoi… » C’est lui, c’est Delouvrier, qui a utilisé ce mot d’Alcazar, c’est personne d’autre.
Ça été sérieux, ce commando et l’action de ce commando ?
Jean-Claude Perez, Pied-noir, médecin et chef de la branche armée de l’OAS : Écoutez, Monsieur, on est parti avec une section, je crois de la troisième compagnie du 1er REP, on nous a mis dans un petit coin bien tranquille de Djedjeli, pas loin de ma ville natale, pas loin de Bougie, parce que moi finalement je suis né à Bougie, je ne suis pas né à Bab El Oued. Ça s’est bien passé parce que rien ne s’est passé. Mais dans une guerre comme celle-là, il n’y a pas de front. Il n’y a pas de ligne de feu. On était sur un piton, à faire le guignol.
Tricot Bernard, conseiller technique chargé de l’Algérie auprès de de Gaulle (1959- 62) : De Gaulle avait contre lui une coalition d’une population et d’une armée, il est évident que pour gagner son pari, qui était l’indépendance de l’Algérie, il fallait qu’il mate d’abord les uns et ensuite les autres. Il s’est trouvé que du point de vue historique il a d’abord maté la population française d’Algérie et ensuite, on le verra, il matera l’armée.
Pour la première fois depuis le début de la Guerre d’Algérie Paris n’a pas cédé devant la pression des Pieds-noirs, et de certains éléments de l’armée, qui ont appris qu’ils n’ont plus en face d’eux un pouvoir invertébré. Mais si la semaine des barricades a dressé les Français d’Algérie contre la Métropole, elle a aussi profondément divisé le mouvement gaulliste où de nombreux partisans de l’Algérie française s’en vont. Après Léon Delbecque, l’homme clef du 13 mai, c’est autour de Jacques Soustelle, qui avait rallié de Gaulle en juin 40. Après les barricades, le 9 février 60, il quitte le gouvernement et rencontre de Gaulle pour la dernière fois.
Jacques Soustelle, Gouverneur général de l’Algérie en 1955-56 : Ça a duré deux minutes. En substance il m’a dit nos positions sont trop différentes pour que nous puissions demeurer ensemble, en effet. Je lui ai dit : dommage que vous n’ayez pas attendu quelques jours de plus, ça aurait fait vingt ans que j’ai été avec vous. Il a fait le geste que l’on fait pour éloigner une mouche.
Depuis maintenant six ans que dure la Guerre d’Algérie, l’opinion en Métropole a rapidement évoluée. Après avoir approuvée la politique de fermeté de la IVème République, une partie de plus en plus importante de la population métropolitaine veut que cette guerre se termine comme en témoigne le Manifeste, que signent 121 intellectuels, en septembre 1960. Parmi eux : Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Françoise Sagan, Simone Signoret, et l’avocat [3] Pierre Vidal Naquet.
« Les soussignés, déclarent :
- Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien.
- Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d’apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français.
- La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres. »
Pierre Vidal Naquet, parmi les actions que vous avez menées dans cette affaire de la Guerre d’Algérie, il n’y a pas seulement la lutte contre a torture, il y a aussi un appel dit des 121, qui est lancé en septembre 1960, « Le Manifeste des 121 », qui finalement évoque le droit à l’insoumission des soldats qui se rendent en Algérie.
Pierre Vidal Naquet, historien : Oui.
Comment s’est déroule cette opération ? [4]
Pierre Vidal Naquet, historien : Vers la fin de juin-début juillet 1960, j’ai vu arriver Jean Pouillon, Des Temps Modernes, avec un texte qui s’appelait « Appel à l’opinion », je l’ai lu attentivement, j’en lisais beaucoup des manifestes il y en avait à la pelle, celui-là m’a paru particulièrement vigoureux mais je l’ai signé absolument sans hésiter. Et, j’ai été, à la suite de cela, suspendu. Ce qui m’a beaucoup surpris à vrai dire c’est qu’alors que nous cherchions le scandale, nous cherchions, - je disais à l’époque, en vieux dreyfusard que j’étais, vieux peut-être pas, en homme élevé dans le souvenir de l’Affaire Dreyfus que j’étais – un « J’accuse », ce document ; les 121, on ne savait pas si cela marcherait, personne ne pouvait le savoir, or voilà que brusquement le gouvernement décide d’employer l’artillerie lourde, c’est-à-dire la suspension d’un certain nombre d’enseignants, des vedettes qui sont interdites de télévision, et pendant deux mois de crise, septembre et octobre 1960, on n’a véritablement parlé que de ça. Ça a été le seul exemple d’une transformation de la parole en acte que j’ai connue à cette époque.
Pendant sous la pression de l’opinion publique métropolitaine et surtout de l’opinion internationale, dont le GPRA obtient le soutien de plus en plus affirmé, de Gaulle cherche maintenant à négocier. Le 14 juin 60, à la télévision, il parle aussi pour la première fois d’Algérie algérienne.
« Une fois de plus, au nom de la France, je me tourne vers les dirigeants de l’insurrection. Je leur déclare que nous les attendons ici pour trouver avec eux une fin honorable au combat qui traîne encore : régler la destination des armes, assurer le sort des combattants. Ensuite, tout sera fait pour que le peuple algérien ait la parole dans l’apaisement. La décision ne sera que la sienne. Mais je suis sûr, pour ma part, qu’il prendra celle du bon sens, accompli en union avec la France et, dans la coopération des communautés, la transformation de l’Algérie algérienne en un pays prospère et fraternel ! » [5]