L’épreuve des faits
Le « grand public » français est plutôt hermétique aux questions scientifiques, c’est bien connu. La Cité des Sciences et de l’Industrie a voulu relever le défi et a décidé d’offrir un nouveau mode d’apprentissage des sciences et des techniques, centré sur des prestations originales d’animateurs hautement qualifiés. Mais comment organiser cette activité dans une « entreprise » de 1 000 personnes ayant sa logique budgétaire, sa logique administrative, sa logique commerciale ? Pas facile !
La Cité des Sciences et de l’Industrie ouvre ses portes en mars 1986 et innove en matière de service au public. Plutôt que de compter sur une approche solitaire de ce dernier ou de se reposer sur des « démonstrateurs – expérimentateurs », la médiation se réalise par l’intermédiaire d’automates et d’animateurs scientifiques, chargés de faire comprendre le « Message Scientifique ». Il faut ajouter que la vocation pédagogique de la Cité (revendication de l’accès à la culture pour tous, arrivée de nouvelles générations d’outils pédagogiques) alliée à certaines spécificités d’architecture accentuent la nécessité de mettre en place une interface humaine susceptible d’épauler les visiteurs.
La Cité va ainsi ménager une place centrale aux dispositifs de médiation, et plus généralement à l’activité « Face Public » : accueil, visites guidées, conférences, démonstrations, sécurité des personnes ...
Or, force est de constater qu’à l’ouverture de la Cité, la « rencontre » entre le public et les médiateurs ne s’est pas passée comme on l’attendait [1]. Mais qu’attendait-« on » exactement ? Quel scénario de fonctionnement avait été prévu ? Et surtout quelle « scénographie » [2]avait été montée pour préparer cette rencontre ? À quelles logiques contradictoires s’est-elle heurtée ?
À partir d’une recherche menée d’octobre 1987 à janvier 1989, nous voudrions analyser ici les problèmes qu’ont rencontrés à la Cité les personnes chargées de cette interface particulière. L’approche que nous utiliserons consistera moins à mettre l’accent sur la sociologie de l’interaction même entre le public et l’agent qui l’informe et le conseille, qu’à étudier les effets du système de principes, de schémas et de choix qui ont précédé cette interaction et qui l’ont en quelque sorte « mise en scène ».
Nous nous intéresserons donc à l’« appareil gestionnaire » mis en place pour définir la relation de service, la régir, l’évaluer et la piloter,... ou pour ne pas la définir. Car la nouveauté de l’activité envisagée, sa complexité, les spécificités et les difficultés de l’ensemble du projet, les contraintes de l’urgence peuvent faire qu’un certain nombre de règles ou de principes sont finalement laissés dans l’ombre. Par la suite, ce qui jouera un rôle, c’est sans doute autant ces lacunes de l’appareil gestionnaire que ce qu’il a défini de façon précise.
La mise en scène de l’interaction du service au public n’est elle-même qu’un sous-ensemble d’un appareil plus vaste, qui, notamment, organise et structure les activités connexes, avec ses règles de définition, de coordination et d’évaluation. Nous voudrions alors montrer que dans les vides du scénario de fonctionnement vont s’infiltrer les autres histoires de l’organisation pour créer une sorte de « petit drame » de la relation de service.
Le présent article va résumer, dans un premier temps, l’état des lieux de l’activité « Face Public » en janvier 1989 c’est-à-dire à l’issue de nos investigations, soit trois ans après l’ouverture de la Cité, et décrire les dispositifs qui assignent à la relation médiateur-public son mode de fonctionnement. Puis dans une deuxième partie, nous tenterons de fournir un certain nombre d’explications aux phénomènes ainsi repérés, en revenant sur l’histoire du projet, en analysant les modes de fonctionnement concrets de la Cité et en nous référant aux différentes logiques en présence. Cette activité constitue en effet un terrain de confrontation de logiques, dont l’étude permet d’aborder des questions spécifiques aux entreprises culturelles : comment trouver des règles et procédures capables de canaliser l’activité créatrice des concepteurs sans pour autant l’étouffer ? [3] Comment concilier la logique des créateurs (fondée sur la reconnaissance par leurs pairs) et celle des commerciaux (liée au respect de contraintes de fréquentation) ?
L’ACTIVITÉ DE MÉDIATION EN JANVIER 1989
Le visiteur entrant dans la Cité pour la première fois se sent quelque peu « perdu » ; perdu dans un vaste ensemble sans structuration, ni cohérence clairement affichées. Il ne trouve pas réellement d’espaces clos et ne perçoit pas de principe d’organisation des éléments exposés. De plus commençant son cheminement dans la Cité, notre visiteur s’aperçoit que les expositions elles-mêmes se présentent par l’intermédiaire de nombreuses démonstrations audio-visuelles et informatiques, qui requièrent son autonomie, voire son initiative. Mais parfois, il tombe sur un élément d’exposition, un ordinateur ou une manipulation qui le laissent dans la perplexité. Il espère alors que la médiation automatisée va être relayée par une communication interindividuelle.
En fait, ces questionnements de notre visiteur n’ont rien d’étonnant si l’on se réfère à l’histoire de la Cité et aux intentions de ses concepteurs [4].
L’importance de l’activité de médiation à la Cité
Le projet initial, rappelons-le, était de « rendre accessible à tous les publics le développement des sciences, des techniques et du savoir-faire industriel ».
Dans un contexte agité, caractérisé par de nombreux débats, incertitudes et interventions politiques, certaines tendances générales se sont dégagées. Dès le départ, il s’agit de créer un lieu-vivant (« cité »), où cohabitent toutes sortes d’activités liées au domaine scientifique et technique. De plus, on attribue clairement à l’opération une vocation pédagogique : la Cité doit faire passer un message scientifique aux visiteurs, « profanes » ou professionnels, afin de leur permettre comme l’a dit M. Lévy [5], « de mieux comprendre le présent pour mieux gérer le futur ».
Ces idées originelles ont plusieurs implications. L’abord des domaines scientifiques et techniques étant difficile et parfois jugé pénible, une approche progressive et déductive est privilégiée, à l’inverse des objets culturels habituels (peinture, musique, ...) qui renvoient à une démarche immédiate et synthétique.
Pour aboutir à un « effort spontané » du visiteur, on crée une liaison par le ludique ou le spectacle et on évite les activités relevant de la pédagogie traditionnelle fondée sur le rapport maître-élève. Créer le dépaysement, la surprise, c’est susciter la curiosité et l’envie de voir plus loin. Ces grands principes ont plusieurs conséquences pratiques.
D’une part, les architectes et décorateurs adaptent l’espace complexe de la Villette, sans essayer de le compartimenter, mais plutôt en créant des espaces liés à des thématiques générales, sans ligne de démarcation stricte, et créant les conditions d’une « déambulation ». D’autre part, l’accès au contenu des objets exposés est fondé sur l’automatisation (systèmes interactifs), par recours systématique aux démonstrations audio-visuelles et informatiques. Enfin, on abandonne une organisation traditionnelle par disciplines (physique, biologie ...) au profit de thèmes généraux (l’astronomie, l’énergie, le milieu intérieur, le cerveau ...), plus proches de l’appréhension intuitive et spontanée qu’a le visiteur d’un ensemble complexe de sciences et de techniques.
À ces titres, certains ont parlé d’une conception « antithèse explicite du Palais de la Découverte ».
Mais le recours à l’automatisation ne signifie pas l’absence de besoin d’un dispositif humain, au contraire : un objet d’exposition ou un montage audio-visuel ne détiennent pas en eux-mêmes la clef de leur signification : un système interactif informatique n’est pas toujours d’un accès aisé pour le visiteur. Il est donc nécessaire d’« accompagner » le public dans ses interrogations : l’orienter, l’épauler dans cet espace ouvert, l’aider à manipuler les robots, l’aider à comprendre les expositions. La médiation à la Cité allait donc se faire par l’intermédiaire d’une population spécifique : les « animateurs ».
Les dispositifs mis en place
C’est pourquoi, dès la phase de conception, des effectifs importants [6]sont envisagés pour le personnel susceptible de prendre en charge cette activité face public : à l’ouverture, une centaine d’animateurs (fonction d’aide à la compréhension) sont embauchés, ainsi qu’une soixantaine d’agents d’accueil (fonction d’orientation) : on peut y ajouter à peu près quatre-vingts gardiens et cinquante pompiers (sécurité des biens et des personnes).
Dans ce texte, nous nous focaliserons sur l’activité d’animation, qui représente la partie la plus spécifique et la plus nombreuse (en termes d’effectifs) du système « Face public ». L’équipe d’animation des espaces (les « animateurs »), chargée d’aider le public à mieux comprendre les expositions et les thématiques présentées a été recrutée, en plusieurs vagues, dans l’année qui précéda l’ouverture (mars 1986). Elle mit très vite en place de nombreux dispositifs pour épauler le public : des visites thématiques de la Cité ou d’un espace, des ateliers de démonstration et de manipulation pour le public, des démonstrations spectacles, des « rallyes » (parcours d’une partie de la Cité fondé sur un questionnaire-guide), des classes - Villette destinées spécifiquement aux élèves d’une même classe du primaire ou du secondaire ...
Pour le public, ces « produits » sont accessibles par plusieurs moyens. Certaines prestations d’animation, rassemblées dans un « Menu du jour », sont réservées aux individuels. D’autres sont spécifiquement proposées, via un système de réservation, aux groupes.
Le malaise de l’Animation
Or, en janvier 1989, force est de constater que de nombreux dysfonctionnements de cette activité peuvent être décelés, parfois par le public lui-même, qui se sent isolé et s’étonne de l’absence d’aide par un personnel ad hoc. Et, parallèlement, le personnel chargé de l’animation des espaces se trouve dans une période de malaise profond [7]. On ne peut en effet qu’être frappé par le découragement qui se dégage des interviews (sauf pour les animateurs, minoritaires en nombre, des espaces d’expositions temporaires) et par les appréciations perplexes de beaucoup d’autres personnes de la Cité, qui vont dans le sens des remarques du public : absence d’animateurs dans les espaces, faibles performances apparentes des produits offerts au public, etc.
Afin de compléter le diagnostic ci-dessus, nous avons effectué une analyse statistique sur le mois de juin 1988 [8], consistant à évaluer les prestations d’animation réellement effectuées par les animateurs, puis à confronter ce nombre à celui des offres de « modules » d’animation (en se focalisant plus spécifiquement sur les groupes).
Les premiers résultats de cette enquête ont montré la faible proportion des visiteurs bénéficiant d’une animation : sur les 114 349 personnes venues en juin 1988, en groupe ou individuellement, dans les espaces d’exposition de la Cité (Explora ou expositions temporaires), seules 16 000 ont assisté à une animation, dont 14 000 en groupe.
Nous avons donc cherché à savoir si ce phénomène était lié à l’insuffisance des demandes (le public ne serait pas intéressé par des animations) ou à celle de l’offre. Pour cela, nous nous sommes fondés sur les statistiques tenues par le service « Réservation », dépendant de la Direction Commerciale, qui est chargé de recueillir les demandes des groupes (qu’on appellera dans la suite la « demande ») et d’essayer de les satisfaire en fonction des possibilités offertes par les animateurs (correspondant à l’« offre »). En effet, les animateurs proposent à la Réservation un certain nombre de cases (chaque case correspond à une prestation précise à un horaire précis) qui peuvent être retenues par des groupes. Un groupe voulant réserver une animation doit écrire à la Réservation et lui faire une demande détaillée. Celle-ci remplit alors les cases offertes par l’animation.
Le principal résultat obtenu fut le suivant : alors que l’offre venant des animateurs (nombre de personnes susceptibles de bénéficier d’une animation sur les espaces permanents) était deux fois inférieure à la demande (demande de prestations d’animation par les groupes), ce qui devrait conduire à une saturation de la première, l’obtention observée en animation était trois fois inférieure à l’offre. Au total, en juin 1988, sur les 38 000 demandes d’animation dans Explora et les 18 000 offres, seules 6 000 ont pu être satisfaites.
Un tel phénomène, qui paraît pour le moins étrange, s’explique, comme nous le verrons plus loin, par une série de variables liées aussi bien aux logiques de fonctionnement de l’animation qu’à celles de la réservation.
Ce résultat explique en tout cas le fait que les animateurs soient sensiblement moins présents sur les espaces que ce qui était envisagé. Alors qu’une norme s’était plus ou moins dégagée historiquement, autour de 60% de présence face au public, les animateurs n’en effectuaient en janvier 89, d’après les calculs précédents, que 15 à 20%. On pouvait alors penser que le reste du temps (80%) leur permettrait de préparer leurs prestations et d’en concevoir des nouvelles. Or, après une phase d’inventions et de propositions actives, les travaux de conception issus de l’animation s’étaient progressivement taris.
La situation paraît au premier abord, paradoxale : un personnel chargé d’une activité essentielle pour la Cité, proposant de nombreux produits au public -public qui semble favorable à une aide de cette sorte - ne consacre qu’un cinquième de son temps à cette même activité. Et parallèlement, il ne monte que peu de nouvelles animations.
Comment peut-on expliquer ce phénomène ?
L’APPAREIL GESTIONNAIRE
Cette rapide description de la Cité est riche d’enseignements : nous avons affaire à un musée d’un type nouveau, avec des spécificités sur les plans architectural et pédagogique, qui ménagent une place importante à l’activité « Face Public » et au personnel qui en a la charge. Mais des dysfonctionnements visibles au niveau du public tendent à montrer que les objectifs assignés à cette activité n’ont pas été atteints et que sa mise en place ne s’est pas faite sans heurts. Un petit détour par l’histoire de la Cité devient nécessaire. Il va nous permettre en particulier de reconstituer les premières clefs d’explication de la situation actuelle, en précisant la nature de l’organisation choisie pour l’activité Face Public et celle des personnes chargées de cette activité.
Quatre grands espaces (hors Géode) sont payants à la Cité :
– EXPLORA : exposition permanente (30 000 m2), divisée en quatre grands secteurs : l’Univers, la Vie, la Société industrielle et la Communication.
– DES EXPOSITIONS TEMPORAIRES : expositions de durée de quelques mois, localisées dans certains espaces particuliers.
– L’INVENTORIUM : espace de jeux et de découvertes conçu pour les enfants.
– LE PLANÉTARIUM.
L’« appareil gestionnaire » qui régit l’activité de médiation peut être décrit à travers une triple étude : celle des tâches qui la composent, celle du personnel qui en a la charge et celle des gestionnaires qui l’organisent.
La définition des tâches affectées aux médiateurs
Les responsables du projet Cité voulaient mettre en place un mode de médiation novateur. Le lancement du projet s’est accompagné d’un vaste débat sur la forme de médiation pouvant être mise en place. Enseignants, animateurs socio-culturels, formateurs scientifiques, universitaires, chercheurs ont participé, de plus ou moins près, à ce débat [9].
Il va sans dire que la question est délicate. Si certaines références extérieures existaient (le Palais de la Découverte par exemple), elles ne pouvaient suffire. Après un important travail d’explicitation effectué avec l’aide d’intervenants extérieurs, une première orientation fut arrêtée : les responsables du projet Cité ont choisi de regrouper un ensemble diffus de tâches relevant de la médiation scientifique et de les confier à une seule catégorie de personnes, les animateurs [10]. Cet ensemble était très vaste : il pouvait aller de l’organisation de visites générales (visite d’initiation courte permettant un contact global sans entrer dans les détails d’exposition) à celle d’animations spécialisées événementielles (conférences, débats, spectacles, etc.), en passant par celle d’animation permanente d’un espace (mission pédagogique sur un sous-ensemble thématique d’éléments d’exposition) ou d’animations spécialisées en routine (visites thématiques, ateliers-démonstration, classes du niveau primaire ou secondaire, etc.). Il était même question que les animateurs prennent en charge une interface importante avec la conception des expositions. Toutefois, au-delà de ces principes, une grande marge de manœuvre dans la mise au point concrète de leurs activités fut laissée aux animateurs. Ceux-ci étaient chargés d’« inventer leur propre métier ». Mais qui recruter pour prendre en charge ce métier nouveau et peu défini ?
Le recrutement des animateurs
Contrairement au recrutement d’agents pour les métiers connus, facilité par l’existence de références et de normes, la politique de recrutement et d’organisation pour les métiers « nouveaux » devait être entièrement définie par la Cité. La Direction a alors choisi d’en décentraliser le recrutement, et de laisser les chefs de projet s’en occuper entièrement.
Étant donnée l’étendue du champ d’intervention correspondant, on a recherché en premier lieu des agents aux compétences diversifiées. Ainsi ont été recrutés des professionnels de l’animation socio-culturelle et une majorité de diplômés de haut niveau (près de 50% des animateurs ont au moins un DEA, pour la plupart dans un domaine scientifique : géologie, biologie, astrophysique ...). Il semble bien que le recrutement ait visé des diplômés de haut niveau parce qu’ils étaient considérés comme les plus aptes à définir un nouveau métier (aptitudes organisationnelles) qui pouvait nécessiter des connaissances et compétences approfondies (savoir scientifique) [11].
Les gestionnaires de la médiation à la recherche de critères
L’appareil gestionnaire s’étend également à l’ensemble des acteurs qui ont à définir les règles de fonctionnement de l’activité, le respect de sa mise en œuvre et le pilotage et l’évaluation de la médiation. Or, comme on l’a déjà dit, même si un travail important de réflexion préparatoire avait été effectué, la mise en place de dispositifs de gestion de l’activité n’a pu être que limitée. D’une part, parce que le projet s’étendant sur plusieurs années et pris dans un environnement « turbulent », les règles de fonctionnement sont souvent remaniées et n’aboutissent finalement à une « norme » que par une série de réajustements progressifs.
D’autre part, et on l’a déjà dit, parce que dans une telle activité de médiation, les référents manquent et les règles de fonctionnement et de pilotage sont difficiles à préciser à l’avance, ne serait-ce que pour ne pas enfermer les acteurs de la médiation dans un carcan rigide.
Enfin, parce qu’au niveau d’un projet, on ne peut pas tout prévoir, surtout quand le temps presse, et beaucoup de détails du fonctionnement ne peuvent être fixés a priori comment gérer l’interface avec la conception ? quelle répartition entre pédagogie et innovation ? dans quel système d’évaluation cela s’inscrit-il ? C’est ce qui explique que l’activité de médiation à la Cité se caractérisait lors de sa mise en place par l’importante marge de manœuvre ménagée aux médiateurs.
Toutefois, on peut citer une règle simple qui a émergé de manière plus ou moins consensuelle après l’ouverture de la Cité : elle concernait la proportion de présence face au public pour les animateurs (60%). Il est ainsi intéressant de noter que les gestionnaires de l’activité aient senti le besoin de mettre sur pied un indicateur numérique mesurant non pas la « qualité » de la prestation, mais uniquement la présence des animateurs sur les espaces. Sentaient-ils déjà les risques d’une dérive liée à la manifestation d’une « logique identitaire » ?
NOUS SOMMES TOUS DES CONCEPTEURS
Dire que les agents chargés du Face Public vont, entre autres, adopter une logique identitaire, c’est avancer qu’ils auront spontanément tendance à se centrer sur les activités utilisant au mieux leurs compétences et savoir-faire et offrant les perspectives d’évolution individuelle les plus valorisantes.
En l’occurrence, le raisonnement adopté par les responsables de la Cité lors de l’embauche des agents Face Public porte en germe le développement d’une telle logique : en dehors de quelques activités bien cernées, comme la sécurité ou l’orientation de base, et qui se réfèrent à la pratique muséologique connue, l’accomplissement des autres tâches (notamment celle de médiation) semble davantage liée à la capacité des individus à inventer leur propre champ d’action et donc à mobiliser leurs connaissances et leurs facultés créatrices.
Mais un tel choix, qui a sa force rationnelle propre, s’accompagne d’emblée d’une possibilité de structuration des tâches, surtout lorsque le spectre d’activité est a priori très large. C’est ainsi que les animateurs chercheront à développer les tâches de conception et d’innovation quant aux produits d’animation, faisant passer au second plan certaines activités moins valorisantes à leurs yeux, telles les visites générales, qu’ils jugent peu compatibles avec leur représentation de la médiation scientifique et technique.
De même les agents d’accueil [12] (dont 60% ont au moins un DEUG) auront vite tendance à contester le rôle de contrôleurs qu’on voudrait leur faire jouer et à tenter de s’orienter vers la prise en charge des visites générales, qui représentent à la fois une perspective d’élargissement des tâches et des possibilités de passerelle vers l’animation, en terme de carrière. Par ailleurs, l’orientation de base du public, répétitive et de contenu faible, provoque une usure physique et un sentiment de dévalorisation du travail.
La réaction identitaire évoquée ici peut se manifester en de multiples occasions : dans le cadre de l’établissement du Plan de Formation annuel, où de nombreux agents, de toute direction, demandent des formations liées à la conception de produits ; dans la réticence des agents d’accueil à porter un uniforme, car cela les tirerait vers les tâches peu valorisantes de leur spectre d’activité ; ou encore dans le fait que les animateurs se soient « réfugiés » dans leurs bureaux (rappelons que seul 20% de leur temps était en janvier 1989 consacré aux « Face Public »), plutôt que d’assurer une présence sur les espaces, jugée moins valorisante.
Cela dit, une telle constatation conduit à une première interrogation : si l’organisation tend à s’adapter à l’ensemble de ces volontés d’évolutions individuelles, sur quelle nouvelle répartition des tâches le système va-t-il se stabiliser ? A priori, un scénario possible consisterait à laisser « mordre » les agents d’accueil vers un certain nombre de tâches, que nous avions provisoirement classées dans l’animation, telles les visites générales ; les animateurs abandonneraient ces dernières pour se consacrer aux produits plus exigeants, telles les visites thématiques ou certains ateliers nécessitant une compétence précise, et surtout une activité de conception.
Mais un tel scénario nécessiterait qu’à la manière d’un jeu de taquins, certaines tâches de l’accueil soient confiées à d’autres personnes de la Cité, ou que les agents d’accueil voient leurs effectifs augmenter. Concernant la première solution, il semble que confier par exemple les tâches de contrôle aux agents de sécurité se soit également heurté à un réflexe identitaire de la part de ces derniers : il n’appartient pas à leurs fonctions d’effectuer un tel contrôle, qui, d’après eux, rendrait leur métier de gardiennage difficile à tenir. Mais l’autre solution est tout aussi difficile à envisager, comme nous allons le voir.
LA MÉDIATION ET LA GESTION : UN CHOC DE LOGIQUES
Nous venons de montrer la volonté des agents « Face Public » de recentrer leur champ d’intervention (la logique identitaire). Mais celle-ci se voit confrontée à d’autres logiques parfois contradictoires, qui relèvent de l’appareil gestionnaire plus général de la Cité. Nous allons les expliciter maintenant. Par commodité, nous leur donnerons les appellations suivantes : la logique budgétaire, la logique administrative et la logique commerciale.
Les rigidités de la logique budgétaire
Compte tenu de son statut d’établissement public, la Cité est tenue de se conformer à la forme et au contenu d’une procédure budgétaire définie par ailleurs, et qui la lie de façon forte à ses tutelles. Plus précisément deux faits marquants sont à noter à ce niveau : tout d’abord, après les phases de projet, la masse budgétaire globale a été volontairement stabilisée ; d’autre part, l’utilisation même de cette masse a été rendue difficile par une certaine rigidité instaurée au niveau des lignes budgétaires : c’est ainsi que les postes de personnel sont ventilés sur un certain nombre de catégories classiques, repérées par des lettres clefs (de A à F) et que la masse budgétaire de chaque classe est fixée, ainsi que le nombre d’agents associés.
À l’heure actuelle, ce dispositif a tendance à être assoupli, mais c’est celui qui a prévalu pendant les deux premières années de fonctionnement de la Cité. On conçoit alors que, dans ces conditions, il ait été difficile de suivre la logique de recomposition des tâches évoquées plus haut et vers laquelle tiraient les volontés identitaires : la Cité a par exemple embauché un certain nombre d’agents de contrôle, mais une telle opération n’a pu se faire, compte tenu des structures de rémunération en cause, qu’à effectifs pratiquement constants. Au niveau de l’accueil, elle permettait d’alléger cette tâche peu prisée du côté des agents d’accueil, mais elle ne permettait pas à ces derniers de se redéployer notablement, par exemple du côté des visites générales (visite rapide de la Cité, destinée à sensibiliser le public aux centres d’intérêt des différents espaces d’exposition). Mais les implications budgétaires du redéploiement étaient potentiellement plus importantes : le fait de s’orienter vers des tâches plus valorisantes supposait aux yeux des agents d’accueil, qu’à plus ou moins long terme, on révise leurs statuts et leurs rémunérations, perspective qui, compte tenu des contraintes résumées ci-dessus, s’est avérée problématique. D’autant que de telles revendications pouvaient en générer d’autres en cascade, notamment du côté des animateurs, faisant valoir une fonction les rapprochant davantage des métiers de la conception des produits.
Au total, d’emblée la logique budgétaire offre quelques résistances aux redéploiements suscités par la logique identitaire et aux aspirations correspondantes des personnes chargées du service au public, notamment des animateurs. La démotivation qui en a suivi a été d’autant plus marquée que les premiers animateurs avaient une vision extrêmement large de leur domaine d’activité (travaux de conception de produits d’animation et de produits muséologiques et iconographiques ...).
Le médiateur et les contraintes de la logique administrative
Alors que la logique budgétaire, telle que nous l’avons définie, est spécifique à un établissement public comme la Cité, ce que nous appelons logique administrative renvoie à un phénomène plus général des organisations : il s’agit d’organiser le travail à travers des lignes hiérarchiques et des procédures.
Pour une entreprise qui, au total, emploie plus de 1 000 personnes, il s’agit là d’une nécessité ; celle-ci toutefois n’est évidemment pas sans effet sur l’activité de base, dont la relative indétermination préalable exigeait, le déploiement des capacités créatrices des individus (notamment des médiateurs). Le problème se pose donc en terme de cohabitation entre procédures administratives et créativité.
Structuration verticale et lenteur des procédures
La mise en place de niveaux hiérarchiques et d’unités spécialisées crée autant d’intermédiaires obligés dans le cheminement des dossiers. Ainsi, les animateurs qui, au départ, ont proposé une multitude de produits (des documents pédagogiques, des ateliers, des propositions de visites thématiques, ...) se sont vus confrontés à ce long cheminement : leur projet passait de main en main pour adaptation et vérification de certaines contraintes pesant sur les produits (respect de certaines exigences de graphisme ou de style, objectifs pédagogiques, limitation des budgets, etc.) entraînant de nombreux allers retours entre animateurs et autres parties prenantes (responsable d’édition, graphiste, sous-traitants, ...).
La gestion des projets : une intégration en amont loin d’être systématique
Quant à la coordination temporelle, elle met en relation, sur un projet donné, des acteurs qui interviennent normalement à des moments différents. Une telle coordination constitue à présent une des préoccupations essentielles de bon nombre de projets industriels, où les soucis de qualité de la production conduisent à des efforts d’intégration en amont des opérateurs.
L’activité de médiation est considérée, dans la ligne « temporelle » de déroulement des activités, comme celle « en bout de course », soit, si l’on aventure une comparaison avec l’industrie : l’activité de fabrication. C’est ainsi que l’animation d’éléments d’exposition est habituellement imaginée une fois conçus les éléments eux-mêmes ; l’élaboration d’un atelier sur Explora se fait dans le cadre de l’organisation de l’espace déjà existante ; l’orientation viendra appuyer une signalétique déjà installée, etc.
D’après les producteurs d’expositions que nous avons rencontrés à la Cité, il semble pourtant qu’il n’y ait pas d’opposition à ce que les animateurs soient associés très tôt aux projets d’exposition [13]. Ce qui d’ailleurs a été concrètement fait dans un certain nombre de cas, concernant surtout le secteur des expositions temporaires, Explora posant manifestement à ce niveau un problème de rythme de renouvellement des produits. Cela dit, la concertation envisagée va clairement dans le sens d’une information des animateurs sur le contenu du projet, rarement dans celui d’une véritable interaction entre ce dernier et les préoccupations des animateurs. Là aussi on a sans doute affaire à un réflexe identitaire des concepteurs en titre, ces derniers estimant avoir en charge l’aspect médiation dans l’élaboration d’un nouveau produit, et devant seulement laisser à l’animation le soin de réaliser au mieux les préconisations qu’ils élaborent.
Au total, on peut faire l’hypothèse que la structuration des activités Face Public, telle qu’elle s’inscrit dans l’organisation et les procédures tend à contrecarrer à la fois les logiques de développement des animateurs et la coordination entre des métiers qui se définissent de façon autonome.
En schématisant les positions, on peut décrire l’animateur en homme de science, cherchant à communiquer son savoir par des dispositifs pédagogiques novateurs, et se voyant confronté à une organisation administrative qu’il juge peu adaptée à la bonne réalisation de son activité, et qui est surtout vécue comme un champ de contraintes pesant sur son travail.
Mais une autre composante va à son tour amplifier les phénomènes : les nécessités de l’action commerciale.
La logique commerciale et ses effets sur l’activité de médiation
L’activité de médiation repose certes sur l’idée d’assurer un transfert de connaissances à partir des expositions de la Cité, mais il ne s’agit pas d’imposer un tel transfert, sans s’assurer que le public sera effectivement intéressé, donc présent. Il y a là un pari spécifique à l’organisme, où l’activité Face Public se situe à la rencontre entre préoccupations créatrices ou scientifiques et préoccupations commerciales. Ces dernières correspondent également au fait que, depuis le début du fonctionnement de l’organisme, un objectif d’autofinancement partiel a toujours été visé.
La difficile rencontre entre la logique commerciale et la logique culturelle ou scientifique est d’ailleurs un sujet largement évoqué, à l’heure où de nombreuses « entreprises culturelles » sont confrontées à des difficultés financières. À la Cité, cette rencontre est évidemment particulièrement sensible au niveau de l’animation, qui ne peut se contenter d’être créatrice, mais qui doit également prendre en compte le public.
La découverte du public
Or, le public qui se présente dans les espaces possède un certain nombre de caractéristiques moyennes qui ne peuvent que frustrer les ambitions créatrices des animateurs : loin de vouloir en effet assister à des démonstrations savantes, entre deux débats fondamentaux, ou poser des questions de haut-niveau, il semble être attiré par des manifestations spectaculaires, ou par un repérage ponctuel dans les espaces ; ou encore, lorsqu’il s’agit de groupes scolaires, qui sont très nombreux, par des produits pédagogiques relativement standard. Il y eut là un décalage, mal ressenti par les animateurs, entre les représentations a priori qu’ils avaient du public et les attentes concrètes de ce dernier. En dehors de la perte de motivation qui inévitablement a suivi, l’adaptation à la demande n’a évidemment pas stimulé la conception de produits innovants, mais a plutôt cantonné les animateurs à des prestations relativement standardisées au contenu pédagogique classique. On a affaire alors à un renforcement des mécanismes développés ci-dessus, qui a rendu difficile l’activité de conception.
Un problème de réservation
Ce point n’explique pas, cela dit, le faible nombre des prestations Face Public assurées par les animateurs. Pour compléter le paysage, il convient d’y faire entrer un nouvel élément, qui est constitué par le système de réservation, où la confrontation entre les deux logiques, commerciale et culturelle, peut être qualifiée de « directe » et où on peut lire leurs effets mutuels.
À l’examen, la logique de fonctionnement du service chargé de la réservation (uniquement pour les groupes) ne favorise pas le développement des capacités d’innovation des animateurs : il préfère proposer des produits déjà rodés ou plus chers (les « valeurs sûres » de la Cité : la Géode, le Planétarium ou des produits d’animation standard) plutôt que des nouveaux produits très pointus, plus difficiles « à vendre ». De même, il impose au groupe un délai de dépôt de réservation long (cinq semaines) avant la prestation, ce qui empêche de prendre en considération les réservations tardives, ou d’envisager des mesures (promotions exceptionnelles par exemple) dans le cas où l’animation est peu remplie.
Les mécanismes de démotivation des animateurs et les principes de fonctionnement de la réservation ne font que se renforcer mutuellement : la réservation, connaissant la réticence des animateurs à ne prendre en charge que les groupes, a tendance à éviter d’offrir de tels produits ; le niveau des réservations s’effondre alors, phénomène accentuant la distanciation des animateurs.
Confrontation entre logiques de fonctionnement
Enfin, comme on l’a vu, l’activité Face Public des animateurs est quantitativement bien plus faible que les 60% prévus. Pourtant, les animateurs eux-mêmes semblent prêts à assurer un volume de prestations plus important que celui constaté aujourd’hui. C’est la confrontation entre les logiques de fonctionnement de l’Animation et de la Réservation qui va nous permettre de compléter le schéma explicatif de la situation actuelle.
Outre les problèmes de priorité et de délai de réservation déjà évoqués deux autres raisons peuvent être avancées : les problèmes liés à la taille des groupes, la lourdeur des procédures de réservation. Les contraintes provenant de l’animation, concernent moins le nombre de groupes que la taille de ceux-ci : elles obligent la réservation à « découper » les groupes demandant une réservation, sans pouvoir toujours satisfaire leurs demandes horaires.
Alors que l’effectif moyen des groupes demandant une réservation s’élève, d’après nos estimations, à 43 personnes, l’Animation impose une taille maximale de 15 personnes. Cela rend donc difficile le travail de remplissage des agents de réservation.
Illustrons cela par un petit exemple : imaginons un groupe composé de 43 personnes demandant une animation pour un certain jour fixé. Le service Réservation doit trouver trois cases horaires parmi les blocs proposés par l’équipe concernée. Cette recherche doit se faire pour le jour indiqué, et les heures proposées. Or, l’Animation n’accepte en général des groupes que de 11 h à 16 h, soit cinq blocs horaires. Il faut donc trouver pour ce groupe trois cases horaires parmi les cinq proposées par l’Animation, et si possible trois cases de suite pour éviter qu’une partie du groupe n’attende plus de deux heures le dernier sous-groupe. Ce travail de remplissage est très difficile, voire impossible, car des cases ont déjà été retenues précédemment pour d’autres groupes. D’autant plus qu’à la Réservation existent des règles de priorité, qui font que les demandes d’animation des groupes « classiques » (c’est-à-dire hors classes Villette et hors « conventions ») sont traitées en dernier. Ce qui signifie que lorsque les agents de réservation en arrivent à ces groupes, les cases restées libres se trouvent disséminées un peu partout dans la journée, rendant ainsi délicat le remplissage des groupes de plus de quinze personnes (ce qui est le cas de la grande majorité des groupes). Aussi, la Réservation, se trouvant devant l’obligation de répondre négativement aux demandes des groupes en produits d’animation, essaye de satisfaire une autre de leur demande, en leur réservant le Planétarium ou l’Inventorium, d’autant que ces derniers sont, rappelons-le, plus chers.
En définitive, la procédure progressivement adoptée par le service Réservation consiste à satisfaire au moins une demande de chaque groupe, en privilégiant les espaces faciles à remplir.
Le mode même de réservation ne facilite pas les obtentions de produits d’animation. En effet, les réservations se font obligatoirement par écrit : c’est une modalité relativement rigide, puisque les groupes doivent préciser à l’avance trois dates de visite, ainsi que les heures d’arrivée et de départ envisagées. Les agents de réservation ont donc affaire, pour chaque groupe, à un nombre limité de possibilités de venue, rendant encore plus difficile l’obtention des cases horaires demandées. De plus, les cinq semaines de délai déjà évoquées interdisent à la Réservation d’accepter les demandes tardives des groupes, même si des cases restent libres.
Ce sont là des éléments explicatifs non négligeables de la faiblesse de l’obtention par rapport à la demande et à l’offre. Au total, l’activité Face Public des animateurs se situe loin des normes, quantitatives et qualitatives, qui s’étaient dégagées initialement.
Mais ce qui est plus remarquable encore est que la situation constatée début 1989, qui correspond à une certaine sous-productivité des animateurs, concerne également le volet « Hors Public », calibré théoriquement à 40% du temps de travail. En fait, comme on l’a déjà dit, ce dernier représente plus de 75% de leur temps de travail. Compte tenu de la grande répétabilité des produits pédagogiques et de la faiblesse de la liaison animation-conception, une telle disponibilité en temps ne peut être mise à profit de façon efficace. Ceci ne signifie pas l’inactivité, mais plutôt que les animateurs ont eu progressivement tendance à se consacrer à des tâches de réflexion et de consolidation de connaissances, certainement indispensables, mais ayant pour l’instant peu de retombées opérationnelles sur la prise en charge du public.
INVENTER UNE GESTION DE LA MÉDIATION
Au total, en fin 88, l’activité de médiation est confrontée à d’importants problèmes : la logique identitaire des acteurs, permise au départ, mais ne reposant pas, par essence, sur des dispositifs précis, se heurte à d’autres rationalités qui, elles, disposent de leurs espaces de définitions et de règles. C’est en ce sens qu’on peut parler des silences de l’appareil gestionnaire et de leurs effets.
Une telle confrontation, cela dit, n’est pas irrémédiable. Des infléchissements peuvent être apportés. À ce titre, nous ferons trois remarques :
– depuis la fin de notre étude, la Cité a négocié et obtenu un assouplissement des règles budgétaires ;
– concernant la logique administrative, il y a peut-être moins à perfectionner le mode de découpage d’activités lui-même, qui laissera toujours des zones d’ombre et des interfaces non prises en charge, qu’à mettre en place des dispositifs de coordination permettant une atténuation des effets de la spécialisation des activités ; un certain nombre de mesures en ce sens ont déjà été prises ;
– en ce qui concerne la logique commerciale, des réformes concrètes ont été apportées concernant le système de réservation (raccourcissement du délai de réservation par exemple) ; mais une question peut évidemment se poser quant à la pertinence même de ces produits : répondent-ils aux objectifs d’une médiation scientifique et technique efficace ? répondent-ils aux objectifs commerciaux de la Cité en terme de fréquentation, de notoriété, de diffusion ?
Faire valoir l’opposition commerciale-création, c’est affirmer que les mêmes produits ne peuvent satisfaire ces deux exigences à la fois. Mais, dans l’état actuel des connaissances, une telle affirmation reste largement aventureuse : il n’y a pas aujourd’hui d’information consistante permettant de juger un produit à l’aune de ces deux préoccupations. On pourrait tout aussi bien postuler au contraire qu’il y a concordance entre logique commerciale et logique créative, une réussite sur ces deux plans entraînant de façon concomitante une augmentation de la fréquentation.
Les contradictions que nous avons précédemment notées viennent justement du fait que, en l’absence d’information, les acteurs porteurs respectifs de ces deux logiques ont défini leurs règles de comportement dans une certaine ignorance les uns des autres.
En d’autres termes, si la production d’une nouvelle prestation est risquée (niveau scientifique trop haut, scénographie trop faible, mauvaise organisation, etc.), il n’y a pas à l’heure actuelle d’analyse formalisée du risque en question. Une telle analyse est difficile a priori ; en revanche, il ne serait pas impossible de concevoir un nouveau produit avant tout comme un test assorti d’un certain nombre de résultats constatables, permettant de constituer progressivement un savoir utilisable pour les produits ultérieurs, et donc à terme pour l’enrichissement du concept de médiation scientifique et technique.
Cela suppose évidemment un système de mesure et d’évaluation. Nous avons été frappés, lors de notre investigation, par le fait que les indicateurs que nous estimions (la demande du public en termes de groupes, le pourcentage de demandes satisfaites, les produits les plus courus, etc.) demandaient un recueil fastidieux de données, n’étaient en rien systématisés dans l’organisation, et qu’il n’existait pas de responsable chargé d’une telle évaluation des produits d’animation. Le processus d’évaluation dont il est question ici pourrait reprendre ces mêmes paramètres, tout en y intégrant d’autres, comme le nombre de personnes demandant une orientation, la nature statistique de cette dernière, la fréquentation des différents ateliers ou démonstrations de l’animation, des résultats de sondages réguliers auprès des visiteurs, etc.
Mais au-delà de l’activité de médiation proprement dite, il s’agirait d’amorcer une nouvelle façon de voir l’activité Face Public en son ensemble, équilibrant le mode de représentation jusqu’ici utilisé, fondé essentiellement sur l’idée de métiers, par l’émergence d’une représentation en termes de produits. Le raisonnement par métiers était sans doute inévitable au démarrage, par référence notamment, aux institutions voisines existantes (musées, institutions culturelles, etc.). Mais on a vu qu’il portait en lui le développement de logiques professionnelles dont la confrontation avec les autres rationalités en cause conduisait à des dysfonctionnements et qui, finalement, se sont retournées contre les principaux intéressés eux-mêmes [14].
La nouvelle optique consistant plutôt à raisonner en termes de produits reposerait sur les idées de flexibilité du panel de prestations, d’évaluation continue de ces dernières, et sur des dispositifs d’information, de concertation et de négociation entre les différents acteurs du Face Public. Elle ne paraît pas a priori incompatible avec les orientations évoquées ci-dessus concernant la gestion du personnel. Elle suppose essentiellement que soit conservé un degré de liberté au niveau du découpage des tâches, afin de ne pas enfermer une activité dans un métier trop précis, et que soient ouvertes les perspectives d’évolution individuelle.