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Laurent Schwartz, signataire du "Manifeste des 121"

Cet article a été publié initialement sur un blog, le 05/08/2005 - 15:20:43, sous le titre, Le sens de « l’honneur », Laurent Schwartz

Ci-dessous :

 L’échange de lettres entre Pierre Messmer et Laurent Schwartz, quand, en 1961, le premier révoqua le second de l’École polytechnique pour avoir signé le « Manifeste des 121 ».

 Bref résumé biographique de Laurent Schwartz, par Taos Aït Si Slimane.

 « Au nom de la morale et de la vérité », article de Laurent Schwartz, publié dans Le Monde Diplomatique de septembre 2000, page 29.

 « Torture. Guerre d’Algérie. Le président du comité Audin, signataire de l’Appel des douze, s’explique sur son parcours et sur son engagement. », entretien réalisé par Lucien Degoy publié dans l’Humanité.

Sources : mathematiques.ac-bordeaux.fr ; bibmath.net ; les mathematiques.net.

Pour en savoir plus, lire : « Un Mathématicien aux prises avec le siècle », son autobiographie publiée chez Odile Jacob en 1997 et à propos de laquelle Maurice Nadeau écrit (Jouranl en public, Ed. Maurice Nadeau / La Qinzaine Littéraire, 2006, page 19) : Le Schwartz conjugal, le Schwartz familial, le Schawartz collectionneur de papillons, le Schwartz juif, athée, trotskiste durant l’Occupation sont également à connaître, mais celui que j’aime entre tous c’est le Schwartz engagé et qui ne se borne pas à signer des pétitions. Guerre d’Algérie, formation du comité Audin avec Vidal-Naquet, guerre du Vietnam, comité des mathématiciens qui obtient la libération du dissident Plioutch, Schwartz paie de sa personne en tout temps, en tout lieu, anime, écrit, tire les bonnes sonnettes, manifeste, obtient. On lui refuse l’entrée au Etats-Unis en raison de passé trotskiste, les mathématiciens américains se lèvent comme un seul homme, prennent son parti en pleine guerre froide. Les Russes hésitent à le laisser entrer chez eux, il force les portes, les plus grands mathématiciens russes l’attendent pendant cinq heures d’horloge à l’aéroport. Professeur à Polytechnique, il est révoqué pour avoir signé le Manifeste de 1212. Rous les successeurs pressentis se récusent. Les élèves font front, on n’a jamais vu cela. L’OAS enlève un de ses fils, Marc-André. La police nationale, le gouvernement mettent tout en branle pour retrouver le disparu. Les ravisseurs prennent peu. Ils abandonnent Marc-André en forêt, l’affaire les a dépassés. Laurent Schwartz ignore la puissance qu’il détient par son seul comportement. C’est naturellement qu’il est détenu un génie mathématique, avec le même naturel il se trouve toujours avec ceux qui sont contre, qui crient à l’aide et ont besoin de lui.

(...) « Le manifeste fut rédigé par un petit groupe d’intellectuels et signé par cent vingt et une personnes qui proclamaient solennellement le droit des jeunes à l’insoumission durant la guerre d’Algérie (...) Les sanctions contre les signataires tombèrent aussitôt. Vidal-Naquet fut suspendu de ses fonctions universitaires pendant quasiment un an (...) Quant à moi, je ne subis qu’une seule sanction, la révocation par le ministre de la Défense, Pierre Messmer, de mes fonctions à l’École polytechnique. Dans une lettre personnelle, Pierre Messmer me disait ceci :« Conformément à mon instruction, le général commandant l’École polytechnique vous a invité à lui faire connaître si vous aviez ou non signé la déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie. Vous lui avez confirmé que vous avez signé ce manifeste. Cette prise de position est incompatible avec l’exercice d’un emploi de professeur dans une école militaire. Il serait contraire à la fois au bon sens et à l’honneur que je vous le laisse occuper plus longtemps. Vous trouverez ci-joint un arrêté qui met fin à vos fonctions à l’École polytechnique. »

« Je répondis aussitôt par une lettre envoyée au Comité Audin qui la fit publier dans le Monde. Voici le texte de cette lettre : « Je regretterai d’abandonner mon enseignement et des élèves très intéressants. Mais là n’est pas la question. Vous avez cru devoir accompagner votre décision d’une lettre disant qu’il serait « contraire au bon sens et à l’honneur » que vous me laissiez occuper plus longtemps mes fonctions. Si j’ai signé la déclaration des 121, c’est en partie pour avoir vu depuis plusieurs années la torture impunie et les tortionnaires récompensés. Mon élève Maurice Audin a été torturé et assassiné en juin 1957, et c’est vous, Monsieur le ministre, qui avez signé la promotion du capitaine Charbonnier au grade d’officier de la Légion d’honneur à titre exceptionnel, et celle du commandant Faulques au grade de commandeur de la Légion d’honneur. Je dis bien « honneur ». Venant d’un ministre qui a pris de telles responsabilités, les considérations sur l’honneur ne peuvent que me laisser froid »... Extraits d’Un mathématicien aux prises avec le siècle, pages 397-398, Éditions Odile Jacob, 1997

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Bref résumé biographique de Laurent Schwartz

Laurent Schwartz est né le 5 mars 1915 à Paris, et est décédé le 4 juillet 2002. Il est issu d’une famille juive d’origine alsacienne, imprégnée de culture scientifique : son père était un chirurgien renommé, son oncle, Robert Debré (fondateur de l’Unicef) un célèbre pédiatre, son grand-oncle par alliance, Jacques Hadamard un célèbre mathématicien. Lors de la préparation au concours d’entrée à l’école normale supérieure, il s’éprit de Marie-Hélène Lévy, la fille du probabiliste Paul Lévy qui était alors professeur à l’école polytechnique. Ils eurent deux enfants Marc André, un poète et écrivain qui mourut brutalement en 1971 et Claudine qui se maria avec Raoul Norbert. Tous les deux sont professeurs de Mathématiques. Sa maman, passionnée par les sciences naturelles, lui transmit son goût pour l’entomologie. Il cultiva cette passion – plus particulièrement pour les papillons- toute sa vie. Sa collection personnelle, léguée au Muséum national d’histoire naturelle, comportait environ 20000 spécimens, collectés au cours de ses divers voyages. Plusieurs espèces découvertes par lui portent son nom.

La scolarité de Laurent Schwartz fut brillante. Il excellait en latin, en grec et en mathématiques notamment en terminal. Son professeur de 5° disait à ses parents : « Méfiez-vous, on dira que votre fils est doué pour les langues alors qu’il ne s’intéresse qu’à l’aspect scientifique et mathématique des langues : il faut qu’il devienne mathématicien ». En 1934, il entra à l’Ecole Normale Supérieure et passa avec succès l’Agrégation en 1937.

Il quitta l’ENS avec de très bons résultats pour accomplir son service militaire (deux ans 1937-39) comme officier. Il eut une prolongation, service actif, d’un an pendant la guerre (1939-40) et devint ensuite officier de réserve. Démobilisé en août 1940, Laurent Schwartz se rendit à Toulouse où habitaient ses parents. Son père, qui était alors colonel de réserve du service médicale des armées, travaillait comme chirurgien à l’hôpital. Laurent fut à cette époque membre de la caisse nationale des sciences (prédécesseur du CNRS). Une bourse fondée par Michelin lui permit de vivre de 1943 jusqu’à la fin de la guerre. A cette période, Henri Cartan vint à Toulouse pour faire passer des oraux d’entrée à l’ENS. Marie Hélène qui avait traduit, quelques années plutôt, ses travaux, prit l’initiative de le rencontrer. Il les invita (fortement) à déménager pour la faculté de Clermont Ferrand, qui était alors jumelée avec celle de Strasbourg. Le changement fut bénéfique. Laurent Schwartz rencontra, à Clermont, André Weil et s’intégra au groupe de mathématiciens « Nicolas Bourbaki » fondé par Carton, André Weil en 1934 et dont faisaient parti Jean Dieudonné, Jacques Feldau, Delsarte… Ce groupe le stimula suffisamment pour qu’il finisse sa thèse de doctorat en deux ans. Il la soutint en 1943 : « Étude des sommes d’exponentielles ».

Après une année à Grenoble (1944) Laurent Schwartz rejoignit l’université de Nancy (1945), où il restera sept ans en poste, sur l’initiative de Delsarte et de Dieudonné. Prolifique à la fois au niveau de la recherche mais aussi au niveau des cours. Les cours de Laurent Schwartz attirèrent de brillants étudiants comme B. Malgrange, J.P. Lions, F. Bruhat et A. Grothendieck. Sur l’initiative de Denjoy, il passa de Nancy à la Sorbonne en 1952 puis devint en 1958 professeur à l’école polytechnique.

En fait, la vie des Schwartz pendant la Seconde Guerre Mondiale fut très « mouvementée ». Juifs et trotskistes (ils étaient membres actifs du Parti ouvrier internationaliste (POI), section française de la VIe Internationale), ils devaient se cacher et changer d’identité pour éviter la déportation. Pendant que les recherches de Laurent progressaient, la guerre battait son plein. Deux étudiants finissaient leur thèse en même temps que Laurent Schwartz à Clermont : Felbau, un étudiant d’Ehresmann et Gorny, un réfugié politique qui travaillait avec Mandelbrojt. Feldau fut déporté à Auschwitz en novembre 1943 et Gorny à Drancy. On ne les revit jamais. Le couple du adopter une fausse identité (à consonance protestante : Laurent-Marie Sélimartin à la place de Laurent-Moïse Schwartz et Marie-Hélène Lengé) et durent se cacher suffisamment pour échapper à la détection par les nazis.

Le 30 août 1950, Harald Bohr présenta, au congrès international de Harvard, Laurent Schwartz pour la médaille Fields. Il fut, à l’âge de 35 ans, le premier français à recevoir cette médaille, l’équivalent du Nobel. En raison de son passé trotskiste, il eut beaucoup de difficultés pour se rendre aux Etats-Unis afin d’obtenir sa récompense pour son travail sur les distributions.

On doit à Laurent Schwartz d’autres travaux mathématiques notamment en géométrie des espaces de Banach ou en probabilités. Laurent Schwartz était un grand pédagogue qui réforma l’enseignement des mathématiques à l’école Polytechnique, où il était professeur de 1959 à 1980. Il y a aussi créé un laboratoire de mathématiques parmi les meilleurs du monde. Sous la Présidence de François Mitterrand, il fut chargé d’une expertise sur l’Université française, qui aboutit en 1985 à la création du Conseil national d’évaluation des universités, dont il fut le premier président.

Schwartz racontait qu’il avait découvert les principaux théorèmes sur les distributions en une seule nuit, qui fut, avec une autre ou il captura 450 papillons intéressants une des deux plus belles de sa vie. « C’est là un phénomène assez fréquent, que j’ai vécu plusieurs fois dans ma vie. L’image de la découverte est bien différente de celle que le grand public se représente ». Pour Laurent Schwartz, « on progresse du début à la fin par des raisonnements rigoureux, parfaitement linéaires, dans un ordre bien déterminé et unique qui correspond à la logique parfaite. »

Le nom Laurent Schwartz a dépassé le sérail des spécialistes en raison de ses activités politiques et humanitaires. Anti-colonialiste et internationaliste, il étudia en profondeur la géo-économie. La littérature politique laissa en lui la conviction que la police de « non-intervention » (1936-38) pratiquée en France par le gouvernement de Léon Blum face à la montée en puissance du nazisme, aux purges staliniennes, à la guerre civile en Espagne était totalement inefficace sinon extrêmement dangereuse. Il ne voyait par ailleurs dans le colonialisme rien d’autre que l’exploitation et l’oppression des peuples. Il cherchait des solutions à ces problèmes dans les théories Trotskistes. Il crut en ces idées jusqu’à ce qu’il réalise que Trotski avait divorcé de la réalité. Il devint alors indépendant de tout parti (sauf pour quelques années, il avait adhéré au PSU en 1960). Bien que son engagement dans le mouvement trotskiste soit de courte durée, Schwartz le revendiquera toute sa vie. Membre du comité central de la Ligue des droits de l’homme (depuis 1958, année où Daniel Mayer était président) pendant plusieurs années, il avait été très présent dans les actions de solidarité envers nombre de luttes de libération nationale.

Pendant la guerre d’Algérie il lutta en particulier contre la torture systématique pendant cette période. Il fut un des cofondateurs du comité « Maurice Audin ». Laurent Schwarz écrivit un article célèbre dans l’express sur « la révolte des universités contre la pratique de la torture par le gouvernement ». Sa photo apparaît sur la couverture et l’article gagna l’attention du grand public. Partisan de la décolonisation et farouchement hostile à la guerre d’Algérie, il signa le « Manifeste des 121 » et fut, de ce fait, démis de son poste à Polytechnique, par le ministre de la défense, mais y il reprit ses enseignements quelque temps après. « Nombre d’universitaires, et plus généralement de fonctionnaires, furent révoqués, comme Pierre Vidal-Naquet, suspendu de toutes ses fonctions universitaires. Aux sanctions de l’État s’ajoutèrent les menaces, voire les violences des groupes proches de l’Organisation armée secrète (OAS). Moi-même, je fus révoqué de mes fonctions de professeur à l’École polytechnique, mais aussi averti, par des élèves de l’École, qu’une tentative d’assassinat se préparait contre moi. Et des hommes de main de l’extrême droite enlevèrent mon fils, Marc-André, qui ne se remit d’ailleurs jamais complètement des nuits passées dans la forêt glaciale, sous la menace d’un revolver. »

Il signa également (un de ses derniers Combats) l’« Appel des 12 », le 7 décembre 2000, pour une reconnaissance officielle de la torture pendant la guerre d’Algérie. « Le moindre pas le faisait souffrir, mais il s’est rendu au Café du Croissant, sous le regard de la statue de Jaurès, pour y présider cet Appel des 12, voilà que revenait cette vérité sur la guerre d’Algérie, qui avait été l’épreuve de sa vie, écrit Charles Silvestre, en racontant « le dernier accroc qui lui a coûté beaucoup : voir la tête de Le Pen s’afficher sur le petit écran pour le 2eme tour de la présidentielle, il en était malade ».

Laurent Schwarz milita activement pour l’indépendance du Viêt-Nam. Dès que les B52 américains commencèrent à pleuvoir sur la république du Nord-Vietnam, les initiatives de protestation se multiplièrent, aux États-Unis, en France, en Italie. En s’appuyant sur les réseaux militants de la jeune Ligue communiste, Schwartz fonda le Comité Vietnam national. Il lança la collecte « Un milliard pour le Vietnam » et participe au tribunal Russell qui dénonce les crimes de guerre commis par les États-Unis. Il participa, également, à la protestation contre l’invasion de l’Afghanistan par l’armée soviétique. Il « batailla » pendant 10 ans pour faire libérer Chtcharanski et d’autres scientifiques soviétiques et se mobilisa systématiquement contre tous les pouvoirs autoritaires, dans les pays de l’Est, en Amérique Latine, au Maroc,… Il fut, ainsi, de ceux qui, avec Henri Cartan et Michel Broué, prirent conscience, parmi les premiers, des combats emblématiques menés pour la liberté d’un être humain ce qui donna naissance en 1974 au « Comité international des écrivains ». Pour libérer Plioutch, Masséra ou Sakharov, bien des portes, solidement verrouillées, finirent par s’ouvrir, en URSS, en Amérique latine. Il fut, aussi, l’une des 250 personnalités, qui constatant la montée en puissance du Front National, lancèrent un l’Appel des 250 à la contre offensive qui a donné naissance au réseau Ras l’front, le réseau de Lutte contre le fascisme. Chaque fois qu’il a eu connaissance d’une entorse aux droits de l’homme, qu’elle se soit produite en France ou ailleurs, il s’est mobilisé activement pour la faire reconnaître, l’entraver, voire la faire cesser : mouvements des sans papiers, la guerre en Tchétchénie, celle israélo-palestinienne, il fut en décembre 2001, un des premiers signataires de l’appel « Trop, c’est trop !&nbsp,…

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(1) - Maurice Audin, militant communiste disparu après son arrestation à Alger en 1957 (cf. « l’Affaire Audin » de Pierre Vidal-Naquet). Il devait passer sa thèse le 2 décembre 1957. Le 11 juin 1957, le mathématicien, assistant à la faculté des sciences d’Alger, est arrêté par des parachutistes du général Massu, au cœur de la bataille d’Alger. La trace de ce père de famille de trois enfants était perdue dix jours plus tard. Son comité de soutien, constitué autour de sa femme Josette, su très vite que Maurice Audin avait été torturé à mort et étranglé par un lieutenant parachutiste. Mais aucune explication officielle n’a jamais été donnée si ce n’est celle de « son évasion au cours d’un transfert ». A l’automne, 1957, Laurent Schwartz présida, avec Jean Dresch, le comité Maurice Audin. Il organisa, en décembre 1957, sa soutenance de thèse dite « in absentia », à la faculté de sciences de Paris.

(2) - Texte de l’appel : « Trop, c’est trop ! » :

Les dirigeants palestiniens, Yasser Arafat en tête, qui serra naguère la main d’Itzhak Rabin, sont aujourd’hui cernés à Ramallah par des tanks israéliens.

Les bombes pleuvent sur le territoire où vit encore une partie du peuple palestinien. Rien, nous disons bien, rien - y compris les attentats inacceptables commis par des kamikazes - ne peut justifier de tels actes.

Le peuple palestinien a le droit de vivre libre. Il a droit à un État véritable.


Il est temps, il est plus que temps, que le peuple israélien, que tous les peuples du monde en prennent conscience et agissent.

Nous aurions honte de ne pas le crier : « Trop, c’est trop ! »

Paris, le 13 décembre 2001.

Premiers signataires : ASURMENDI Jésus, BALIBAR Etienne, CULIOLI Antoine, DE BRUNHOFF Mathieu, JOXE Alain, KORN Henri, LABICA Georges, MANDOUZE André, MIQUEL André, PERROT Michèle, REBERIOUX Madeleine, SCHWARTZ Laurent, SEEBACHER Jacques, SOBEL Bernard, VIDAL-NAQUET Pierre.

Ce texte a été publié, initialement, dans le quotidien Le Monde daté des 30 et 31 décembre 2001, puis repris une deuxième fois, avec une nouvelle liste de signataires, dans celui daté des 13 et 14 janvier 2002.

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« Au nom de la morale et de la vérité »

Article de Laurent Schwartz, paru dans Le Monde Diplomatique de septembre 2000

Si mon nom ne figure pas parmi les premiers signataires de l’appel des 121, c’est que je me trouvais alors aux Etats-Unis. J’ai pris connaissance de cette initiative dans la presse américaine, et j’ai immédiatement envoyé, par télégramme, mon adhésion. Membre, parmi les premiers, du Comité Maurice Audin, je me battais alors pour qu’éclate la vérité sur la mort, en pleine séance de torture, de ce jeune étudiant communiste d’Alger, qui m’avait demandé d’être rapporteur dans le jury de sa thèse de mathématiques - le lieutenant Charbonnier, qui l’étrangla, finit d’ailleurs sa carrière militaire comme colonel dans l’armée, et devint même commandeur de l’ordre de la Légion d’honneur !

Cette parenthèse n’en est pas une. Car la question de la torture figure certainement au premier plan des motivations qui amenèrent un certain nombre d’intellectuels à affirmer le droit des jeunes Français à l’insoumission. Pour nous, ce qui se passait dans les centres de la villa Sésini, d’El Biar et d’Améziane nous indignait. D’autant que les parachutistes généralisaient la « question » - pour reprendre le titre du livre d’Henri Alleg - non seulement contre les militants de l’indépendance, mais aussi contre des centaines de milliers d’Algériens, y compris quelques Européens « traîtres ». Bref, des Français utilisaient des méthodes semblables à celles de l’occupant nazi, et cela à peine quinze ans après la fin de la seconde guerre mondiale. Voilà qui avait de quoi révolter des intellectuels soucieux de justice.

A l’époque, si les étudiants commençaient à se mobiliser massivement pour la paix en Algérie, peu nombreux étaient encore ceux qui refusaient d’y faire leur service militaire. Mais leur exemple commençait à faire tache d’huile. Et nous avions peur que cette « insoumission », assimilée à une « désertion », donc mal comprise de la grande masse des Français, leur fasse courir de graves dangers. L’appel des 121 avait aussi pour but de les protéger : les signataires n’appelaient pas les jeunes à refuser de partir, mais soulignaient qu’ils en avaient moralement le droit. Ce faisant, nous espérions les prémunir contre la répression.

En fait, celle-ci s’abattit sur les signataires de l’appel. Nombre d’universitaires, et plus généralement de fonctionnaires, furent révoqués, comme Pierre Vidal-Naquet, suspendu de toutes ses fonctions universitaires. Aux sanctions de l’État s’ajoutèrent les menaces, voire les violences des groupes proches de l’Organisation armée secrète (OAS). Moi-même, je fus révoqué de mes fonctions de professeur à l’École polytechnique, mais aussi averti, par des élèves de l’École, qu’une tentative d’assassinat se préparait contre moi. Et des hommes de main de l’extrême droite enlevèrent mon fils, Marc-André, qui ne se remit d’ailleurs jamais complètement des nuits passées dans la forêt glaciale, sous la menace d’un revolver.

Reste l’extraordinaire impact de l’appel des 121. Sa publication, le 5 septembre 1960, le jour de l’ouverture du procès de Francis Jeanson, la manière brutale dont le pouvoir réagit, les protestations que ces réactions suscitèrent à leur tour firent bouger en profondeur l’opinion publique. Jusque-là, l’opposition à la guerre et, plus encore, le soutien à la revendication de l’indépendance pour l’Algérie demeuraient minoritaires. Le mouvement créé par les 121 va, progressivement, leur donner un caractère de masse. Si le massacre de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961, il est vrai soigneusement dissimulé par la presse, n’entraîne pas de grandes protestations, la répression brutale de celle du métro Charonne, le 8 février 1962, fera descendre un demi-million de Parisiens dans les rues.

Cette mobilisation croissante a sans doute pesé sur le général de Gaulle et explique, pour une part, son évolution : le référendum qu’il organise sur l’autodétermination en janvier 1961, puis sa résistance au putsch des « généraux félons » d’avril 1961, enfin sa tournée en Algérie et l’ultime référendum d’avril 1962, qui entérine l’indépendance pour laquelle des centaines de milliers d’Algériens ont sacrifié leur vie. A cette victoire, les 121 et, plus généralement, les intellectuels qui se sont battus contre cette « sale guerre ont apporté leur contribution. Certains l’ont fait au nom d’un engagement politique anti-impérialiste et anticolonialiste - dans ma jeunesse, je fus moi-même trotskiste. D’autres, comme Raymond Aron (mais celui-ci n’était pas signataire du manifeste), par peur de la « menace démographique » algérienne. Mais tous ont agi, ensemble, au nom de la morale.

En fait, parmi nos adversaires, beaucoup luttèrent aussi en croyant défendre le droit. L’Algérie était une colonie de peuplement. Les pieds-noirs (10 % de la population) étaient des enfants de familles installées depuis plusieurs générations, heureux de vivre dans un beau pays et dans l’inconscience de leurs privilèges. Et chacun, pouvant voir des atrocités de l’autre côté, s’est cru dans son droit. Situation typique de guerre civile. Mais les deux côtés ne sont pas égaux dans une telle guerre. Aujourd’hui, avec le recul, personne de sérieux ne pourrait imaginer une Algérie de trois départements français.

Ceux qui combattaient pour l’indépendance défendaient donc la seule cause politiquement valable. Les récentes réponses au Monde des deux grands organisateurs de la torture, cet été, à propos des sévices abominables infligés pendant des mois, en 1957, à Mme Louisette Ighilahriz sont édifiantes : Bigeard nie tout, alors que ses méfaits sont connus, mais Massu reconnaît ce qui s’est passé, et dit qu’il en est triste pour les Algériens parce qu’on aurait pu l’éviter ! Cet aveu devrait être source de nouvelles réflexions utiles.

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« Torture. Guerre d’Algérie. Le président du comité Audin, signataire de l’Appel des 12 », s’explique sur son parcours et sur son engagement. », entretien réalisé par Lucien Degoy, publié dans l’Humanité

Laurent Schwartz : Quelque chose d’irréversible est en route " Nous sommes entrés dans une phase historique de retour sur le passé qui exige des responsables politiques de dire et reconnaître les erreurs commises au nom de la France », estime le grand mathématicien.

Entretien

Agé de quatre-vingt-cinq ans, membre de l’institut, Laurent Schwartz est l’une des grandes figures de la science de ce siècle. Médaille Fields dès 1950, - l’équivalent du prix Nobel en mathématiques - il a notamment inventé la théorie des distributions, si complexe qu’on ne l’aborde qu’au niveau du doctorat. Son destin d’intellectuel et de citoyen - il s’est initié au combat politique dans le parti trotskiste - croise de grands combats du XXe siècle pour la libération humaine et la défense des droits de l’homme. Contre le nazisme, contre le colonialisme, pour l’indépendance de l’Algérie, puis du Vietnam, pour la défense des intellectuels victimes de persécutions politiques. Un engagement qui lui valu des sanctions professionnelles, - il fut révoqué un an de l’École polytechnique - et de devenir la cible, avec sa famille, des tueurs de l’OAS. Entretien.

Président du comité Audin depuis l’automne 1957, on pourrait dire que vous êtes l’une des personnalités françaises qui symbolise l’engagement militant contre la torture. Vous avez signé, il y a quelques jours, l’« Appel des 12 » pour que la France condamne officiellement le crime commis à l’époque en son nom. Pourquoi reprendre ce flambeau aujourd’hui ?

Laurent Schwartz : C’est d’abord parce qu’on me l’a demandé ! Mais surtout parce que ce combat est à nouveau de pleine actualité. Le témoignage bouleversant de Louisette Igihlariz au journal le Monde, puis à la Fête de l’Humanité, n’est pas tout à fait le fait du hasard. Il a constitué une sorte de détonateur du processus qui taraudait depuis longtemps les consciences des acteurs de l’époque, mais aussi l’opinion publique d’aujourd’hui. Il suffit de voir combien de personnes prennent à leur tour la parole publiquement, combien de témoignages ou d’aveux souvent terribles jaillissent des tréfonds de l’oubli, pour mesurer que quelque chose d’irréversible est en route.

Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

Laurent Schwartz : Je crois que nous sommes entrés dans une phase historique de réexamen du passé. On s’interroge sur les conflits majeurs qui épousent le siècle, on se demande qui a fait quoi et pourquoi... Les nouvelles générations éprouvent un impérieux besoin de savoir : ça les touche gravement parce que leurs parents ou leurs grands-parents sont concernés. J’y vois l’une des arrière-conséquences de 1968, période qui a libéré les esprits et semé pour l’avenir, à l’échelle de la conscience historique, un certain nombre d’exigences intellectuelles et morales qui fleurissent aujourd’hui. Je ne sais pas s’il faut parler, à propos de la guerre d’Algérie, de repentance, mais le phénomène existe, il est dans l’air, même si le mot est parfois galvaudé. Nous sommes en tout cas à l’époque des aveux sur le passé et dans ce contexte, une réévaluation historique et politique de ce qui s’est passé durant les années sombres de la guerre d’Algérie est inévitable. Ce n’est d’ailleurs pas seulement un phénomène français : regardez l’affaire Pinochet. On ne peut pas dire qu’on ait parlé beaucoup de ce personnage - excepté dans la presse engagée - jusqu’à son arrestation en Grande-Bretagne. Et voilà qu’en quelques semaines, l’ex dictateur a fait la une de la plupart des journaux de la planète. Plus personne ne peut ignorer son parcours sanglant, et le « sénateur à vie » ne se trouve plus du tout dans la situation qu’il avait rêvée. On peut discuter de l’issue donnée à la crise par les autorités britanniques, mais, même renvoyé dans son pays où l’opinion est pourtant très partagée, le mouvement est lancé, et Pinochet et les militaires n’en ont pas fini d’avoir à s’expliquer. S’agissant de la torture et de la guerre d’Algérie, l’opinion française éprouve le besoin tout à fait comparable de soulever le voile jeté jusqu’ici sur ces événements, avec le souci, je crois, de clarifier les responsabilités des différents acteurs.

Comment expliquer qu’il ait fallu attendre quarante ans pour que ce type de questions puisse être posé avec une petite chance d’être entendu ? Vous rappelez à plusieurs reprises dans votre livre, Un mathématicien aux prises avec le siècle, que l’oubli est naturel et nécessaire à l’esprit humain. Est-ce qu’il fallait nécessairement « oublier » la guerre d’Algérie, oublier la torture, passer d’abord l’éponge, pour prendre la mesure, longtemps après, du mal qui a été fait ?

Laurent Schwartz : À la fin de la guerre, je me suis prononcé, avec quelques autres, contre l’amnistie prévue dans les accords de paix. Il faut bien dire que nous n’étions pas nombreux à penser ainsi. Il y avait à l’époque une aspiration très profonde de l’opinion publique à l’oubli. « Enfin ! On est débarrassé de tout cela et de cette sale guerre », se disaient des millions de gens ; « eh bien n’en parlons plus ! Surtout s’il existe une négociation réussie ». Dans une certaine mesure, c’est sain. On ne peut pas rester maladivement fixé sur ce qui vient de se passer. Et ce n’est pas possible si l’on veut faire la paix, tourner ses regards vers l’avenir, tirer définitivement le trait de l’indépendance, aller vers de nouveaux rapports économiques et politiques avec l’ancienne colonie. Mais dans une certaine mesure, - et je me souviens l’avoir proclamé dans les réunions publiques que nous tenions à la fin de l’année 1961 - l’oubli est profondément malsain, s’il ne s’appuie pas sur la connaissance de la vérité. Il faut que la condamnation morale de la torture « touche tous les Français » disions-nous à ce moment-là, en demandant que cette vérité soit vite inscrite dans les livres d’histoire politique : la France a employé la torture, elle ne l’emploie plus, elle ne l’emploiera plus.

Mais vous n’avez pas été entendus ?

Laurent Schwartz : C’est un fait. L’oubli arrangeait tout le monde : du coup, pendant très longtemps, l’existence même des horreurs qui se sont déroulées en Algérie et en France, par exemple la répression sanglante de la manifestation du 17 octobre 1961, a été soigneusement dissimulée, même aux historiens. Un mensonge officiel avait été soigneusement monté. Cette affaire d’octobre 1961, est symptomatique : en dépit des efforts de certains journaux, de quelques associations, de quelques historiens, comme Jean-Luc Einaudi, - qui n’a pu publier son livre qu’au début de l’année 1991 - le grand public ne s’est jamais douté de ce qui s’était passé ce jour-là et les jours qui ont suivi, et cela pratiquement jusqu’au procès Papon ! Et vous savez qu’il aura fallu des années d’efforts et de persévérance aux parties civiles pour que la République accepte de faire comparaître devant un jury populaire, l’ancien préfet de Gironde, puis de police de Paris.

S’agissant de la guerre d’Algérie, il n’est pas question de condamner devant la justice : à cause de cette amnistie précisément, à cause du processus de réconciliation et de la paix conclue entre les deux nations. Mais il s’agit en revanche, d’après votre appel, de dire la vérité historique du côté français, et d’obtenir que les responsables actuels du pays reconnaissent et condamnent la responsabilité des militaires et des dirigeants politiques de l’époque dans l’usage systématique de la torture. Comment jugez-vous le comportement des généraux qui ont pris position dernièrement sur le sujet ?

Laurent Schwartz : Si Bigeard est profondément méprisable, Massu, qui a été un grand criminel, qui a solidement installé la torture, qui a fait souffrir un grand nombre d’Algériens, est en train de changer, de se rendre compte que ça n’était pas la bonne méthode. Il assure qu’il en est triste pour l’Algérie, parce qu’on aurait pu faire autrement. En somme, il condamne ce qu’il avait lui-même créé. Je crois qu’il est dans l’ensemble sincère, même s’il ne va pas jusqu’au bout de sa démarche, puisqu’il a toujours su. Mais il regrette ce qui s’est passé. Il faut le mettre à son actif, même si cela ne supprime pas le mal fait. Il va jusqu’à déclarer qu’il faut condamner la torture, ce qu’aucun autre responsable ni aucun dignitaire politique d’alors n’a encore dit. Je n’ai aucune sympathie pour le personnage, mais je reconnais qu’un pas important a été franchi.

C’est l’effet de l’Appel des 12 » et de la campagne qui l’entoure ?

Laurent Schwartz : Certainement. Et j’interprète les aveux de Massu et d’autres responsables militaires, comme un signe de ce qui est en train d’évoluer dans l’opinion à propos de cette guerre : on ne peut plus considérer ces événements comme avant. Cela devrait aider ces soldats qui ont participé à des degrés divers aux tortures, qui y ont assisté, ou qui y ont été contraints d’y assister, à regarder en face ce passé : c’est en le reconnaissant plutôt qu’en cherchant coûte que coûte à l’oublier dans le mensonge qu’ils s’en libéreront. Beaucoup de gens sont en train de se rendre compte de ce qui a été réellement fait au nom de la France : pendant six ans, la torture était connue des autorités, mais elles l’ont cachée. Les militaires l’ont niée, les gouverneurs l’ont niée, les ministres l’ont niée. Or tous les responsables savaient ce qui se passait vraiment.

Qu’attendez-vous des autorités aujourd’hui ?

Laurent Schwartz : La Révolution française avait aboli la torture. La République n’a pas respecté cet engagement. Il faut le dire. Il faut dire aussi qu’un État démocratique ne peut pas admettre que des sévices puissent être infligés en son nom, quelles qu’en soient les raisons. La torture est le plus inhumain des crimes. C’est un crime de torturer, et c’est un crime de la couvrir ou de la tolérer. Quand un État exerce la torture pour défendre une cause, c’est forcément que cette cause n’est pas défendable. La torture condamne tous les gouvernements qui l’ont mise en pratique, qu’il s’agisse du nazisme, du stalinisme ou du colonialisme.

Mais dénoncer la torture, les exactions des militaires ou des policiers, comme vous l’avez fait durant la guerre, en prenant des risques pour votre carrière et pour votre vie, c’était obligatoirement refuser le colonialisme et l’Algérie française ?

Laurent Schwartz : Il y avait, dans le comité Audin, des gens de convictions différentes sur l’issue de la guerre, comme sur toute une série de questions philosophiques ou politiques. Moi j’étais partisan de l’indépendance algérienne et je savais qu’en combattant la torture, en réclamant justice pour Maurice Audin, je combattais aussi pour cette indépendance. Mais je n’aurais pas été entendu à l’époque si j’avais parlé d’indépendance. Je pensais que le point sensible était la torture et que le point final serait l’indépendance de l’Algérie.

Vous n’avez rencontré Maurice Audin qu’une fois, lorsqu’il est venu à Paris vous demander d’être membre de son jury de thèse. C’est en quelque sorte un hasard universitaire qui vous a lié pour toujours au destin de ce mathématicien, puis à sa mémoire ?

Laurent Schwartz : C’est un hasard qu’il ait voulu passer sa thèse avec moi. J’étais un ami de son directeur de recherche, René de Possel, et le sujet qu’il avait choisi était dans mon champ de préoccupations. Mais cette rencontre ne fut pas seulement le fruit d’une coïncidence. Audin m’a dit qu’il était communiste et qu’il luttait pour la cause des Algériens. S’il est venu me parler de son sujet, c’est parce qu’il savait que moi aussi, j’avais cette conviction.

Vous écrivez que le comité Audin a été le premier modèle d’une ONG et qu’il a probablement changé votre vie. Que voulez-vous dire ?

Laurent Schwartz : Je ne me situe pas au plan moral, mais au plan politique : j’ai découvert avec ce comité que je pouvais concrétiser mes idées et devenir efficace comme jamais auparavant. Pendant l’Occupation, j’étais membre d’un parti trotskiste qui était persécuté, qui ne pouvait pas agir au grand jour et qui a suivi une stratégie de lutte minoritaire et vaine, alors que c’est la masse des gens qu’il faut mobiliser et organiser de façon très large. Avec le comité, j’ai appris comment des gens qui se réunissent par-delà leurs différences pour une cause qui les rassemble peuvent arriver à dynamiser la conscience collective et à modifier finalement les données d’une situation qui pouvait à l’origine paraître inamovible.

Évoquant dans vos mémoires cet engagement et d’autres qui suivront plus près de nous, pour défendre notamment des intellectuels victimes de persécutions politiques, vous vous dite « poussé par une force irrésistible qui, pour être folle, n’en est pas moins inévitable, même si elle a pour prix l’abandon de la recherche ». Comment un grand scientifique peut-il abandonner ses recherches ?

Laurent Schwartz : Je ne l’ai pas choisi. Ce n’était pas une décision de principe, c’était plus fort que moi. Quand on me téléphonait pour me dire : « Telle personne a été arrêtée par la police, elle a été torturée », je ne pouvais pas rester passif, je ne me serais pas supporté moi-même. Je comprends que d’autres collègues n’aient pas vu les choses ainsi, qu’ils aient donné priorité à leurs recherches, du moment qu’ils prenaient, comme Henri Cartan, par exemple, clairement parti contre la guerre. À plusieurs moments, j’ai dû interrompre mon travail, renoncer à un séminaire auquel je tenais, différer le travail sur des idées mathématiques qui m’auraient envahi l’esprit.

Vous écrivez aussi que les scientifiques se sont souvent trouvés à l’avant-garde dans cette sombre histoire et que ce n’est pas un hasard s’ils ont tant contribué à ce qu’on a appelé à la suite du bâtonnier Thorp, « la révolte de l’université ». Pourquoi ?

Laurent Schwartz : Il est encore de coutume, dans certains milieux journalistiques, de n’appeler intellectuels que les littéraires et les artistes. Loin de se réduire à une série d’opérations automatiques, l’intelligence scientifique constitue une culture et une forme de pensée qui transforment sans cesse la connaissance et la société. Elle exige un haut degré de rigueur. Si, parmi toutes les disciplines, c’est la faculté des sciences qui a le plus lutté contre la guerre d’Algérie, c’est peut-être parce que les scientifiques et singulièrement les mathématiciens sont constamment confrontés à ce devoir de rigueur. Si une démonstration contient une erreur, elle cesse d’être une démonstration et on ne peut pas la publier, elle s’effondre. Nous avons l’habitude de vérifier avec une minutie extraordinaire tout ce que nous écrivons : il est donc assez normal que les mathématiciens les plus rigoureux ne puissent faire d’impasse sur certaines réalités. C’est là que je vois une relation de cause à effet ! Cela dit, si ce qu’on fait est toujours rigoureux, cela peut aussi être politiquement négatif...

Notre époque traverse une forte période de doutes à l’égard de la politique. Croyez-vous que faire la vérité sur des non dits de la guerre d’Algérie - c’est-à-dire reconnaître les erreurs et les fautes qui ont été commises -, puisse contribuer à une revalorisation de la politique ?

Laurent Schwartz : À l’époque de la guerre d’Algérie, les principaux dirigeants politiques étaient socialistes, ensuite il y a eu de Gaulle et les gaullistes : chaque courant politique a eu sa part de responsabilité : il faut savoir le reconnaître. C’est ce que je fais dans mon livre où je critique beaucoup les positions trotskistes. C’est aussi ce qu’ont commencé les communistes à propos du stalinisme, même si ce n’est pas suffisant. D’autres ne l’ont pas encore fait. Il est urgent qu’ils changent de comportement : il n’y a sans doute rien dans la réalité politique qui ne soit critiquable. Bien sûr, il ne faut pas que les erreurs soient plus nombreuses que les vérités et un homme politique qui passerait son temps à dire « Je me suis trompé » ne serait pas populaire ! Mais il faut absolument qu’il s’établisse plus de franchise, plus de vérité sur soi-même, plus d’honnêteté en politique. On doit pouvoir considérer que parfois l’adversaire a eu raison et il faut savoir le reconnaître : il y va de l’avenir de notre démocratie.

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Sur le blog il y avait deux commentaires :

(1) Le jeudi 24 août 2006 à 23:17, Beaufixe (cf. site) a écrit : Il n’est pas tout à fait exact d’écrire que Laurent Schwarz fut à l’initiative du lancement la collecte « un milliard pour le Vietnam ». Cette collecte fut lancée par une poignée de militants dépourvus de la moindre notoriété, travaillant dans des organismes publics ou privés d’études (économistes, sociologues..), à l’initiative de Louise Bulkowstein-Mouellic, aujourd’hui décédée. Mais il est exact que le premier souci de ces militants fut de donner résonance à leur initiative en constituant une liste de personnalités signataires de l’appel, et que Laurent Schwarz fut un des tout premiers signataires.

(2) Le lundi 9 avril 2007 à 20:49, Denfert a écrit : J’aurais pensé qu’a l’origine du milliard, avec Louise B.M, il y avait Guetta (le père), Francis Kahn et Carpentier (le père aussi).



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