Peut-on sortir d’une politique culturelle de crise ?
Emmanuel LAURENTIN : Entrons ensemble dans Le temps du débat, consacré à la crise que connaît actuellement le milieu de la culture.
À l’ordre du jour ce soir : Peut-on sortir d’une politique culturelle de crise ?
Depuis, le premier confinement du printemps, le milieu culturel connaît une alternance entre fermeture, ouverture partielle, réouverture, refermeture, qui désespère parfois les acteurs si nombreux du spectacle vivant, des musées, du patrimoine, du cinéma, de l’édition et les arts plastiques. Les termes de crise, de catastrophe, d’effondrement, d’angoisse, d’abandon ont été écrits ou prononcés, y compris par certains de nos invités de ce soir.
Cette crise sanitaire et ses conséquences économiques pour le secteur de la culture, va, c’est sûr, on l’espère en tous les cas, un jour s’estomper, mais une crise qui dure un an ou plus est-elle encore une crise ou bien une nouvelle donne ? Quelle pourrait être une politique culturelle de sortie de crise qui ne serait pas là simplement pour maintenir à flot un secteur mais pour imaginer sa réinvention après tant de bouleversements ?
Nous en parlons ce soir avec Roselyne BACHELOT.
Bonsoir Roselyne BACHELOT.
Roselyne BACHELOT : Bonsoir, Emmanuel LAURENTIN.
Emmanuel LAURENTIN : Vous êtes ministre de la culture, je n’ai pas besoin de vous présenter.
Françoise BENHAMOU est avec nous, également à distance. Elle est économiste de la culture, professeur à Paris 13 et Sciences Po.
Bonsoir, Françoise BENHAMOU.
Françoise BENHAMOU Bonsoir.
Emmanuel LAURENTIN : Éric de CHASSEY est également avec nous, il est historien d’art, Directeur général de l’Institut national d’histoire de l’art, et auteur d’une tribune parue dans Le Monde, à la fin du mois d’octobre : « La culture n’est pas qu’un secteur d’activité mais une nécessité vitale »
Dans La Croix, excellent journal, ce matin, à propos des penseurs de la crise, un des penseurs interviewés [1] par le journal cite Milton Friedman, le penseur du néo-libéralisme, qui disait : « lorsqu’une crise se produit les mesures qui sont prises dépendent des idées qui sont dans l’air du temps ».
Quel était cet air du temps au moment où vous êtes arrivée ? Les mesures que vous prenez, en quoi correspondent-elles à cet air du temps, Roselyne BACHELOT ?
Roselyne BACHELOT : Les mesures qui étaient dans l’air du temps, c’était que nous traversions un tsunami, et la phrase qui a été prononcée : « Quand il y a un incendie on ne compte pas les seaux d’eau », phrase un peu triviale, c’était l’état d’esprit dans lequel on était, et c’est tout à fait compréhensible.
Emmanuel LAURENTIN : Début juillet quand vous arrivez.
Roselyne BACHELOT : Voilà. Je constate qu’effectivement on n’a pas compté les seaux d’eau.
Emmanuel LAURENTIN : Ces seaux d’eau se comptent en milliards.
Roselyne BACHELOT : Oui. C’était déjà cinq milliard sur la culture. Évidemment tout cela a augmenté. Mais, en même temps, pratiquement le lendemain de mon arrivée au ministère, rue de Valois, sort l’étude décennale sur les pratiques culturelles des Français, et on se rend compte que la crise que nous traversons n’est que le révélateur, l’accélérateur, l’agrandisseur d’un changement culturel, comme je pense qu’on n’en a pas connues depuis des siècles, qu’on n’a jamais connu. Et le changement des pratiques culturelles des Français, avec l’opposition entre la culture patrimoniale et la culture numérique devient un enjeu principal de la politique culturelle. Avec véritablement l’accroissement des inégalités sociales, on voit que les cultures patrimoniales sont la pratique des gens âgés, des femmes, des urbains, des classes supérieures, et que de plus en plus, les garçons jeunes, ceux vont, hélas, tant mieux, être de plus en plus nombreux, ont vraiment la pratique de la culture numérique. Et ça, c’est véritablement la chose qui m’habite, quand j’arrive au ministère de la culture. Ce mouvement, je le connais, parce que je suis évidemment les politiques culturelles depuis des années, et je me dis que ce travail de réconciliation entre la culture patrimoniale et la culture numérique, de décloisonnement des cultures, et de la protection de la création à partir de là, parce que en fait derrière tout ça, c’est la protection de la création artistique, et pas seulement de la consommation artistique, qui est en jeu, c’est vraiment mon boulot.
Emmanuel LAURENTIN : C’est un boulot de Sisyphe en l’occurrence, parce que ce n’est pas si simple que cela, tout de même, Roselyne BACHELOT. Vous parlez vous-même de mois atroces, lorsque vous avez inauguré Les états généraux des festivals, où dites : « On vient de vivre des mois atroce », et c’est encore le cas…
Roselyne BACHELOT : Oui, nous continuons à les vivre.
Emmanuel LAURENTIN : Ça, c’est de la question.
Roselyne BACHELOT : Bien sûr que nous continuons à les vivre. Comment un être de culture, comme je suis, comme le sont les Français en général, parce que les Français ont des pratiques culturelles contrairement à d’autres pays, quand on voit qu’un Français sur deux visite au moins un monument du patrimoine dans l’année, ce que dit précisément cette étude, ça montre aussi qu’il y a un goût pour cette culture, mais les mois sont évidemment atroces, cette souffrance des artistes qui ne peuvent pas chanter, pas jouer, monter sur une scène, ces directeur qui me demandent s’ils vont pouvoir survivre, c’est évidemment une souffrance. Moi, bien sûr, je bâtis les systèmes de protection, mais quand quelqu’un ne peut pas jouer, j’ai beau lui donner de l’argent, donner l’argent du contribuable d’abord, amener des subventions, des sauvegardes, …
Emmanuel LAURENTIN : C’est le barrage contre le pacifique.
Roselyne BACHELOT : Voilà …
Emmanuel LAURENTIN : C’est un peu le barrage contre le pacifique, c’est Duras, en l‘occurrence ...
Roselyne BACHELOT : Oui, ça, je sais que c’est Duras …
Emmanuel LAURENTIN : Je sais, je sais.
Roselyne BACHELOT : Merci, Emmanuel LAURENTIN.
Emmanuel LAURENTIN : Françoise BENHAMOU, vous êtes avec nous. Vous êtes économiste de la culture, une question à Madame la ministre ?
Françoise BENHAMOU : Oui, c’est un sacré boulot cette incertitude. Vous savez, nous les économistes ont dit : « C’est l’incertitude radicale », ce genre de situation, où effectivement on ne peut pas prévoir ce qui va se passer, où on est amené à essayer de boucher les trous alors que l’eau passe à côté. Mais, quand même, je pense qu’on peut dessiner des voies de sortie. On les voit un petit peu. Par exemple, vous avez évoqué, Madame la ministre, la question du numérique, qui est absolument fondamentale. J’ai lu aussi les pratiques culturelles des Français, mais, voyez-vous, je pense qu’on peut construire des complémentarités. Elles existent déjà, entre l’écran et la consommation physique de culture, si je peux dire, le fait de sortir, par exemple. D’ailleurs les jeunes, mes étudiants, ils sont comme des fous, ils n’attendent qu’une chose, c’est de pouvoir sortir. Effectivement, quand la culture est une sortie, et ça beaucoup d’établissements culturels l’ont compris, à ce moment-là on arrive à attirer ces populations, qui sont par ailleurs beaucoup sur les écrans, parce que les écrans c’est épuisant. On peut véritablement travailler sur cette complémentarité. Donc, oui, la crise bien entendu amplifie évidemment des mouvements antérieurs, mais elle nous met aussi en face du fait qu’on peut apercevoir quelques voies de sortie. Il y aurait beaucoup d’autres exemples à donner, dans le spectacle vivant, par exemple. Moi, je suis très frappée par le fait que les grands établissements travaillent sur des programmation peut-être plus modestes, peut-être plus locales, qui pour autant ne seraient pas nécessairement dégradées. Donc, voilà, un tsunami, oui, mais en même temps d’autres choses.
Roselyne BACHELOT : Je suis absolument d’accord avec Françoise BENHAMOU, quand elle parle de la sortie vers le numérique, qui est une opportunité considérable, et je note d’ailleurs qu’un certain nombre d’établissements, musées, sites patrimoniaux, classés ou non classés, et bien sûr salle de spectacles, s’adonnent au numérique et réfléchissent à tout cela. C’est la raison pour laquelle dans le plan de relance j’ai voulu que 400 millions d’euros soient consacrés à ses traditions numériques. Je faire un bémol, pour alimenter la discussion avec Françoise BENHAMOU. C’est vrai que la consultation, l’usage du numérique, s’est beaucoup développée pendant le confinement, …
Emmanuel LAURENTIN : Mais, cela ne nourrit pas son artiste pour autant.
Roselyne BACHELOT : Exactement ! Merci, c’est exactement ce que je veux dire, c’est qu’on prend le goût d’une culture totalement gratuite. Évidemment, cela pose la question du modèle économique d’un certain nombre de maisons de création, parce que le propriétaire artistique, la création artistique, doit être rémunérée.
Emmanuel LAURENTIN : Et c’est plutôt bien que vous soyez ministre de la culture et de la communication, parce que cette question de la communication est importante, vous allez devoir négocier, par exemple, des droits ou obliger peut-être, ou tenter de tendre le bras à certains diffuseurs qui ne veulent pas payer de droits aux artistes.
Roselyne BACHELOT : Exactement. C’est le but que je poursuis de façons à mieux réguler les plates-formes numériques, les faire participer à la création française. C’est le travail qui va aboutir dans quelques semaines.
Emmanuel LAURENTIN : Ce n’est pas encore fait pour l’instant, on attend ça.
Roselyne BACHELOT : On vient de voter la loi, qui permet de transposer par ordonnance les directives européennes sur les services de médias, audio-visuels et sur le droit d’auteur, ainsi que sur le câble satellite, c’est important mais c’est technique, nécessite un décret que je suis en train de préparer, …
Emmanuel LAURENTIN : Qui est très attendu.
Roselyne BACHELOT : … qui a trait aux services de médias, audio-visuels, de services de médias à la demande, c’est très attendu, il faut des consultations, parce que il faut qu’on négocie aussi un certain nombre de choses, mais ça, cela va être opérationnel au cours de l’année 2021. Et les participations des plates-formes à la création française, créations audio-visuelles et créations cinématographiques, cela ne va pas être un pourboire, c’est une participation d’une hauteur élevée.
Emmanuel LAURENTIN : Éric de CHASSEY, vous êtes avec nous, je rappelle que vous êtes historien d’art, et vous avez publié dans Le Monde, à la fin du mois d’octobre, un article très intéressant qui nous a conduit à vous inviter à cette discussion avec Roselyne BACHELOT, « La culture n’est pas qu’un secteur d’activité mais une nécessité vitale », disiez-vous.
Éric de CHASSEY : Il me semble que c’est très important de le considérer effectivement aussi comment un secteurs d’activité, et je voudrais, à mon tour, dire qu’il y a eu un effort considérable du gouvernement pour les créateurs, pour toutes les institutions culturelles, pour l’ensemble du secteur d’activité. Je pense que ce la crise révèle, c’est qu’en fait, je suis d’accord avec ce qu’a dit Madame la ministre sur ce sujet, c’est une crise plus profonde et plus ancienne, qui est en fait en partie liée à notre extrême difficulté à savoir exactement de quoi nous parlons quand nous parlons de culture. On a une ouverture très forte du champ de la culture, qui était une vraie nécessité par rapport à ce qu’on a pu connaître grosso modo jusque dans les années 1960-1970, qui était l’idée qu’il n’y avait qu’une culture légitime, savante, hiérarchisée par les élites sociales - grosso modo ceux qui avaient le pouvoir – qui pouvait avoir droit de cité. On a on a ouvert complétement cela en disant que toutes les pratiques culturelles pouvaient être légitimes. Je pense qu’on est aujourd’hui dans une situation dans laquelle une grande partie des problèmes que l’on peut rencontrer vient de ce qu’il y aurait sans doute besoin à nouveau d’une forme de hiérarchisation, complétement différente de celle qui pouvait exister auparavant, et qui fasse qu’on sache à peu près de quoi on parle quand on parle de culture, sinon on est condamné effectivement à ne la prendre que par le biais du secteur d’activité, du poids économique, c’est important, mais ça n’est certainement pas suffisant.
Roselyne BACHELOT : J’ai beaucoup aimé l’éditorial d’Éric de CHASSEY, parce que moi-même je suis soumise à une torsion, parce que c’est vrai que pour appuyer mes arbitrages budgétaires, auprès du Premier ministre et du ministre des finances, qui m’ont suivie d’ailleurs, je suis bien obligée de présenter la culture comme un secteur économique, 650 mille emplois directs, je ne parle même pas des emplois …
Emmanuel LAURENTIN : Plus que le secteur automobile, etc., etc.
Roselyne BACHELOT : … les restaurateurs, les hôteliers, voyagistes, etc., tous les commerces qui sont autour. 650 mille emplois, 70 mille entreprises, 70 milliards de chiffre d’affaires, mais en même temps, quand je dis ça, je me dis : « Mais, ce n’est pas ça la culture ! » Bien sûr, il y a des gens qui en vivent, ils ont besoin de payer leurs loyers et de pousser leur caddie, mais c’est autre chose, c’est aussi de l’immatériel, c’est aussi de communication, … Bien sûr, je suis moi-même dans cette ambivalence que j’ai du mal à résoudre.
Emmanuel LAURENTIN : Oui, parce que cette ambivalence vient de l’histoire du ministère la culture soi-même d’une certaine façon, Malraux [2] qui se sépare dès le début de la question de l’enseignement de l’éducation, qui en fait le ministère des artistes. Puis ensuite, Jack Lang [3] qui l’ouvre justement à la question …
Roselyne BACHELOT : Je me réfère aussi bien à Malraux qu’à Jack Lang, je prends les deux, si vous permettez.
Emmanuel LAURENTIN : Mais, vous pourriez imaginer la troisième étape où on sort de cette question simplement comptable en disant, vous êtes la ministre des artistes et vous distribuez, c’est fort bien, de l’argent pour les artistes en difficulté ces temps-ci, mais imaginez les voies et les moyens pour sortir de simplement cette logique de guichet par exemple, c’est quelque chose qui s’est inscrite dans l’histoire du ministère aussi, Roselyne BACHELOT
Roselyne BACHELOT : Oui, c’est d’ailleurs pour ça que j’ai voulu quand je suis arrivée, le premier soir, le 6 juillet au soir, j’ai dit : « Je suis la ministre des artistes et des territoires ». J’ai mis les artistes en premier, je me situe dans cette filiation, mais en disant je suis la ministre des territoires, j’ai voulu dire la culture irrigue le pays et irrigue sa vitalité économique. Je ne veux pas non plus opposer les deux, ce serait évidemment totalement stupide, mais dans ce que je suis en train de bâtir, à travers les actions que je mène, actions financières, actions d’aide d’urgence, j’essaie de préparer l’avenir. Il y a des gens, qui, par exemple certains commentateurs, disent que l’on a trop fait sur le patrimoine, c’est vrai que j’ai pour la première fois, il n’y a jamais eu autant d’argent sur le patrimoine, moi je trouve que cette espèce de snobisme anti-patrimoine, alors que c’est le premier objet culturel des Français, je m’y refuse. Il n’y a qu’à voir l’émotion, on a parlé de Notre-Dame de Paris, sur la cathédrale de Nantes, qui a brûlé, une émotion qui touchait y compris des gens qui n’y mettent jamais les pieds pour aller à la messe, c’était quelque chose d’emblématique. Si c’est la porte d’entrée la culture, pourquoi s’en priver ? !
Françoise BENHAMOU : Je suis d’accord sur une chose, pourtant je suis économiste, mais je pense qu’il y a peut-être un mauvais usage de l’économie. Il existe une économie de la culture, il faut la reconnaître, la mettre en avant chaque fois que nécessaire, mais on n’a jamais construit une médiathèque pour ses effets économiques. On la construit parce que certes elle créera quelques emplois, mais on la construit parce qu’il représente un lieu de socialisation, un lieu de lecture, un lieu aussi quelquefois où on va chercher du travail, parce qu’on n’a pas d’ordinateur et que c’est là qu’on va pouvoir le faire. Donc, c’est ce point-là qui est très important, c’est à dire qu’il faut vraiment réfléchir au modèle économique de la culture, que ce soit ceux du public ou du privé, aussi bien d’un théâtre que d’un musée, etc., mais en même temps, il ne faut pas faire un mauvais usage de l’économie. Donc, faire des choix qui seraient dictés par l’économie, ce qui serait une folie d’ailleurs, parce que ça mettrait à la fois des choix culturels en concurrence sur de mauvais critères, et la culture en concurrence avec d’autres secteurs, là aussi pour de mauvaises raisons.
Roselyne BACHELOT : Oui, je crois que le mot crucial c’est le mot d’autonomisation des citoyens.
Emmanuel LAURENTIN : Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
Roselyne BACHELOT : Je sais que Françoise BENHAMOU est très attachée à l’éducation artistique et culturelle, c’est une voie de l’autonomie. Je sais qu’elle est très réservée, je ne veux pas ouvrir un débat sanglant entre nous sur le Pass culture, je vous ai lu, Françoise BENHAMOU, sur ce sujet. Là où vous auriez raison c’est si le Pass culture survenait 18 ans et qu’on n’ait pas mené une opération d’éducation artistique et culturelle, et le but de 100% des élèves en éducation artistique et culturelle, et le but qui prépare évidemment la consommation du Pass culture à l’accès à un certain nombre de biens culturels. Mais, quand je défends dans mon programme, dans ce que je mène, il y a une filière presse, où non contente de m’être 106 millions de mesures d’urgence, mais on met, avec le Président de la République 377 millions d’euros sur le fait que la presse écrite est protégée, parce que la presse écrite, parce que la presse écrite, c’est un facteur d’autonomie, c’est comme ça qu’on construit des citoyens, qui auront le goût de la culture.
Emmanuel LAURENTIN : Vous nous disiez tout à l’heure : « J’ai gagné des arbitres », vous en avez perdu aussi, on l’a dit dans la presse en tous les cas, c’est ce qu’on a …
Roselyne BACHELOT : Moi, je considère que je n’ai pas perdu des arbitrages, parce qu’il n’y avait pas d’arbitrage entre la santé et le veut le fait d’heures d’ouverture. Les arbitrages bétoires, je les ai tous gagnés. Je ne suis pas une gamine. - Oui, merci, vous hochez la tête pour me dire : effectivement vous ne l’êtes plus, je vous vois même si les auditeurs ne vous voient pas – Je veux dire que je dois comprendre que devant une situation sanitaire, on prenne un certain nombre de décisions, qu’est-ce que je serais si je ne comprenais pas cela ! Ce n’est pas perdre un arbitrage que de constater, avec le ministre de la santé, que la situation est grave, enfin !
Emmanuel LAURENTIN : Mais, c’est tout de même une discussion de savoir que le ministre de la culture avait souvent maille à partir avec le Bercy, avec le Rivoli auparavant Bercy ensuite, c’est-à-dire le ministère des finances – et qu’aujourd’hui, à cause de cette pandémie, aussi affaire avec un autre ministère …
Roselyne BACHELOT : Je ne dirais pas « maille à partir », le terme ne convient pas …
Emmanuel LAURENTIN : On dit du côté de Bercy que vous savez mordre. C’est comme cela en tout cas que la presse l’a dit à propos des négociations et des arbitrages budgétaires, mais vous devez aussi faire avec le ministère de la santé, ce qui est une nouveauté d’une certaine façon.
Roselyne BACHELOT : Oui, c’est une nouveauté parce que cette pandémie ne ressemble à rien de ce que nous avons connu. Mais, je fais aussi en sorte de préparer, c’est ça qui est important. Par exemple, j’ai obtenu du ministère de la santé, ça peut apparaître secondaire, mais que les tournages, les répétitions, les captations puissent continuer à se faire pendant cette période de confinement. Pendant la première période, c’était interdit. Au moment où on a réouvert en mai, un certain nombre de festivals, qui auraient pu avoir lieu, n’ont pas pu se tenir parce que les gens n’étaient pas prêts. Là, effectivement, en autorisant ces tournages, ces répétitions, ces captations, on prépare la rentrée plus rapidement.
Emmanuel LAURENTIN : À propos de captation, Hippolyte et Aricie, je crois que vous y étiez.
[Extrait de l’opéra]
Emmanuel LAURENTIN : Hippolyte et Aricie, de Rameau, c’était à l’Opéra-Comique, ça été diffusé sur France Musique, sans public évidemment, et Arte Concert aussi, dans une direction musicale de Raphaël PICHON, et le chœur et l’orchestre Pygmalion qu’il dirige mais là en l’occurrence sans public effectivement, c’est ça que vous voulez dire ?
Roselyne BACHELOT : Oui, sans son public mais les artistes jouent, c’est capté, ils peuvent faire des enregistrements. Je suis allée lundi à Versailles dans la chapelle Royale écouter l’ensemble de Gaëtan JARRY, c’est le successeur en quelque sorte de Rameau, les Grands Motets de Rameau et Mondonville, c’est une merveille absolue. Moi, cette souffrance que gens qui, comme moi, sont des fans de musique, qui vont au concert, je ne sais pas combien de fois par an, de ne pas avoir été pendant toutes ces mois, d’avoir été privé de concert, d’opéra, c’est … Enfin, voilà … il y a des souffrances plus importantes que les miennes.
Emmanuel LAURENTIN : Hippolyte et Aricie, c’est en replay d’ailleurs sur le site de France musique, me signale-t-on. Éric de CHASSEY ?
Éric de CHASSEY : Oui, je ne sais pas très bien comment …
Roselyne BACHELOT : Vous avez du mal à enchaîner sur Rameau, je sens-là, non ?
Éric de CHASSEY : J’ai du mal à enchaîné sur Rameau effectivement. Je vais peut-être revenir sur un des sujets que j’ai évoqués rapidement tout à l’heure, cette difficulté à définir de quoi nous parlons. En fait, on se trouve dans une situation qui a été très bien définie par François HARTOG, le présentisme, qui affecte très fortement nos activités, en englobant la dimension de préparation de l’avenir, puisque l’avenir il est de plus en plus considéré comme étant impossible, ou obscur, allant peut-être même, je vais le dire de façon pas trop noire, vers l’extinction de l’humanité, cela affecte aussi forcément le rapport au passé du même coup, et je dirais qu’une grande partie de la culture ne se comprend que dans ce rapport-là et qu’on se trouve aujourd’hui dans une situation dans laquelle, je pense, que nous avons tous les mêmes difficultés à nous situer, qui est celle de savoir : qu’est-ce qui compte effectivement pour nous ? Je lisais récemment un article de journal dans lequel une journaliste commentait la déclaration du Président de la République, le soir, dans son premier discours annonçant le confinement, dans lequel le Président de la République expliquait qu’il fallait revenir à l’essentiel, et donnait comme un des exemples de ce retour à l’essentiel, le fait de lire, et la journaliste commentait, c’était dans un quotidien du soir extrêmement sérieux, qu’il y avait là une incitation à l’hédonisme de la part du Président de la République. Évidemment, si on interprète toutes les activités culturelles, toutes les pratiques culturelles, ou la culture comme étant forcément liés au divertissement, à un usage immédiat, on a du mal à considérer de quoi effectivement on parle. Il me semble que dans l’organisation même du ministère la culture, je vais laisser le côté la presse, il y a deux termes qui nous permettent de comprendre effectivement de quoi on pourrait parler de façon peut-être le plus claire : il y a une direction de la création et il y a une direction des patrimoines. Cette double entrée peut-être qu’elle serait plus simple à utiliser que le terme culture qui aujourd’hui désigne très souvent simplement les pratiques d’un groupe social, ethnique, etc., sans que l’on sache très bien ce qu’on vise par-là. Si on pense essentiellement en termes de création et de patrimoine, et de ce que Derrida appelait les disséminations, c’est-à-dire cette idée de transmission, il y a une nouvelle direction qui est en préfiguration sur la transmission des savoirs et la démocratisation culturelle, et évidemment l’éducation artistique et culturelle y joue un rôle extrêmement important, et j’y suis extrêmement sensible aussi, il me semble qu’on peut se dire que regarder de façon privilégiée d’un côté la dimension de création de l’autre côté la dimension du patrimoine, à mon avis avec un certain nombre de critères, qu’on peut déterminer, sur lesquels on peut s’entendre collectivement, serait une manière d’avancer et de préparer les choses pour l’avenir.
Emmanuel LAURENTIN : Roselyne BACHELOT, c’est facile de bouger un ministère ?
Roselyne BACHELOT : Oui, je viens de le faire, en créant cette direction, cette délégation transversale, pour justement faire en sorte que ce que souhaite Monsieur CHASSEY soit réalisé, c’est-à-dire qu’entre la création, entre, j’allais dire le stock et le flux, les choses se passent mieux. Mis, il ne faut pas oublier qu’il y a aussi un certain nombre d’opérateurs. On parlait du livre, il y a des grands opérateurs, comme le Centre national du livre (CNL), comme le Centre national du cinéma (CNC), comme le Centre national de la musique, … On a des opérateurs qui se déploient sur le terrain, avec des crédits extrêmement importants. Quelques fois, ça prive de visibilité le Ministère de la culture, on se dit : « Tiens, c’est le Centre national du cinéma qui aide la création », et Dieu sait que s’il y a un cinéma français, qui est le deuxième cinéma du monde, c’est aussi parce qu’il y a le Centre national du cinéma et de l’image animée, voilà, et quelquefois on ne l’identifie pas.
Emmanuel LAURENTIN : Effectivement, il y a aussi d’autres acteurs, parce que, tout compte fait, quand on regarde le budget de la culture en France, les acteurs sont nombreux et en particulier les collectivités territoriales, qui sont plus importantes, d’une certaine façon, si on les ajoute les mêmes avec les autres, que le ministère soi-même.
Roselyne BACHELOT : On est dans un États décentralisé, bien entendu, et concentré, une grande partie des crédits que je pilote est concentrée au niveau des DRAC [4], des Directions régionales, qui justement sont au plus près du terrain. On voit bien, j’étais en discussions-débats avec tous ces acteurs des arts de la rue, des arts du cirque, des toutes petites structures, des toutes petites compagnies, on a passé un moment de la matinée ensemble, mais on ne peut pas gérer des aides, des soutiens et des labellisations au niveau du ministère, il faut bien que cela soit aussi dans un système d’État déconcentré, et puis les collectivités territoriales sont là en appui, c’est comme ça que ça marche les festivals.
Emmanuel LAURENTIN : Parfois, la ville de Paris, par exemple, vient de décider qu’elle allait aider, au Conseil de Paris, énormément d’institutions culturelles parisiennes pour pouvoir venir à leur soutien.
Roselyne BACHELOT : Écoutez, je la remercie, je crois que les Parisiens y seront extrêmement sensibles, même si sur des grands opérateurs culturels, on a mis le paquet.
Françoise BENHAMOU : Je crois que des choses importantes ont été dites là. Revenir à ce triptyque : création, patrimoine, transmission, c’est absolument fondamental, et c’est vraiment le rôle du ministère. Et je crois que ce qui est très important aussi, c’est de souligner que d’une part, les grands opérateurs sont de plus en plus autonomes, et dans le fond, c’est une bonne chose. Que les collectivités locales jouent leur rôle, elles le jouent de plus en plus, elles aussi pleinement, et tout particulièrement les villes, on sait très bien qu’elles dépensent plus pour la culture que ne le fait le ministère de la culture lui-même. Et puis, le ministère qu’est-ce qu’il fait ? Il est là pour donner le la, si je peux dire, donner la direction, indiquer le sens, et ça, c’est tout à fait fondamental, le terme essentiel a été prononcé à plusieurs reprises après Éric de CHASSEY. Moi, j’ai été frappée, par exemple dans tout ce débat sur les librairies, est-ce qu’il y avait derrière ce débat ? Il y avait le débat sur l’exception culturelle. Quand on a adopté la loi Lang, en 1981, il faut rapper que c’était à l’unanimité. Dans les attendus de loi, il y avait « le livre n’est pas un produit comme un autre ». Moi, J’ai été malheureuse quand on n’a pas autorisé les librairies à ouvrir, qu’on ne revienne pas à cette petite phrase tout bête mais qui énonce ce qu’est l’exception culturelle dans le fond, et ce qu’est le sens, à mon avis, d’une politique culturelle.
Roselyne BACHELOT : Nous partageons cette vision que « le livre n’est pas un produit comme les autres », et je remercie Jack Lang d’avoir été à l’initiative de ce prix unique du livre qui indique bien cela, de façon extrêmement claire. Mais, je voudrais un petit peu déborder le débat. Évidemment, je suis en contact avec les librairies, je regarde les remontées du terrain. Moi, je suis très frappée d’une chose, c’est le succès inattendu pour moi du « Cliquer et emporte ». On est sur certaines librairies parisiennes à plus de 65 % du volume des livres au mois identique…
Emmanuel LAURENTIN : Parfois plus…
Roselyne BACHELOT : … j’ai même une librairie qui est à 75%, et globalement on est aux alentours de 30 à 40% sur l’ensemble de la France. Ça, c’est très intéressant, mais qu’est-ce qui me disent les libraires ? Ils disent que ce n’est pas la même clientèle, et que des gens qu’ils n’avaient jamais vus viennent acheter des livres, c’est plutôt intéressant, et que les gros lecteurs, ceux qui lisent plus d’un livre par mois, c’est ça la définition du lecteur assidu, ils ont plutôt fait, j’avais dire une razzia, avant la fermeture, mais que ces nouveaux lecteurs ne lisent que les best-sellers. Moi, ce qui m’inquiète, c’est que finalement il y a des petits éditeurs – comment dire – qui ont des collections plus confidentielles, et ça il faudra vraiment y faire très attention, parce que cela sera un appauvrissement, si au motif de gagner de nouveaux lecteurs, ils ne visent qu’un certain type de littérature.
Emmanuel LAURENTIN : Justement, venons-en, dans les dernières minutes de cette émission, Roselyne BACHELOT, à la question d’une politique à faire une fois sorti de la crise. On a beaucoup parlé de la crise, c’était très bien, mais qu’est-ce que vous avez en tête pour cette sortie de crise ? Cela peut être dans deux mois, ça peut être, comme je le disais tout à l’heure dans un an, peut-être, on ne sait jamais avec les vaccins. Tout cela, ça n’est pas tout de suite, on va arriver très vite à l’élection présidentielle, etc., donc vous avez devant vous un an et demi, qu’est-ce que vous voulez mettre en œuvre dans cette année et demi, une fois que l’on sera sorti de tout cela ?
Roselyne BACHELOT : D’abord, il faut continuer sur les politiques patrimoniales, sur les industries …
[recouvrement de voix Bachelot –LAURENTIN, qui rend inaudible les dits]
Roselyne BACHELOT : … les spectacles vivants …
Emmanuel LAURENTIN : … l’année blanche pour les intermittents …
Roselyne BACHELOT : … bien sûr, tout cela va se continuer. Pour moi, en même temps que je mène tout cela qui n’est pas seulement d’urgence, …
Emmanuel LAURENTIN : … qui est structurant ?
Roselyne BACHELOT : … qui est structurant bien évidemment, il y a deux sujets qui me paraissent tout à fait fondamentaux : c’est la conciliation du numérique avec la culture patrimoniale, et là-dessus vraiment je veux faire en sorte que ce soit une chance pour la culture et pour la diffusion de la culture, et la préservation de la propriété intellectuelle dans un monde complétement mondialisé. Pour moi, ce sont les deux choses structurantes pour conserver l’exception culturelle française.
Emmanuel LAURENTIN : … La conserver, effectivement, mais cette exception culturelle dans le contexte de la crise elle a été gommée, comme le disait Françoise BENHAMOU, parce que les commerces culturels ou les lieux culturels ont eu le même lot que tous les autres lieux qui n’étaient pas culturels ajustements.
Roselyne BACHELOT : Oui, mais moi je suis je suis assez confiante sur la sortie de crise. Je ne suis pas anxieuse, mais je crois qu’il ne faudra pas uniquement se focaliser sur la crise, d’ailleurs vous l’avez dit, Emmanuel LAURENTIN, il faudra se préparer à cette nouvelle donne. C’est pour ça que j’ai voulu garder ses 400 millions pour préparer l’avenir dans le plan de relance. C’est pour cela que je discute avec les différents acteurs, ou sens d’opérateurs du milieu culturel, pour que l’on soit dans une stratégie où cette crise on va la transformer en opportunité, parce que je suis persuadée qu’elle n’a fait que révéler des travers extrêmement profonds, qui étaient à l’œuvre. Et cette prise de conscience il faut la mettre à profit.
Emmanuel LAURENTIN : Justement, la transformer en quelle opportunité ? Vous l’avez dit effectivement, la question de la mondialisation, mais aussi cette question d’allier à nouveau le numérique et le patrimoniale, mais que d’autres ?
Roselyne BACHELOT : Je prends un exemple. La présidence française de l’Union européenne, elle est au premier semestre 2022. On voit bien que cette exception française c’est aussi d’une certaine façon, à un moindre haut niveau, une exception culturelle européenne. Il faut absolument que dans cette présidence française, je sais que c’est la volonté d’Emmanuel Macron, défendre un certain nombre de modèles. C’est toutes ces directives que nous mettons en place, le « digital services act »
Emmanuel LAURENTIN : Ça, cela sera au niveau de l’Europe.
Roselyne BACHELOT : Voilà. La directive sur le droit d’auteur, la directive sur le service et médias audio-visuels, tout ça, dans ce bassin qu’est l’Europe, cela protège, mais il faut qu’on soit à la manœuvre, parce que ces directives on les a obtenues à l’initiative de qui ? À l’initiative de la France. Et moi, je me bagarre avec les ministres européens, tout le monde n’est pas d’accord, et ce que je trouve incroyable, c’est que quelquefois au motif de défendre les consommateurs, ce qui peut s’expliquer, on laisse tomber les barrières, et on livre en quelque sorte notre marché de la culture, nos consommateurs, aux grands vents de cette mondialisation. Et ça, c’est vraiment un travail auquel je crois, que je me mène en tant que ministre de la culture, convaincre qu’il ne faut pas, dans ce domaine, faire une démagogie que nous paieront très cher, parce que notre marché quand nous l’aurons livré, cela ne sera pas aux petits producteurs, aux petits créateurs européens que nous l’aurons donné, nous l’aurons donné aux grandes plateformes.
Emmanuel LAURENTIN : Une question, je vous parlais tout à l’heure de l’année blanche, vous dites on va poursuivre, c’est quoi ? C’est encore une année, s’il le faut pour les intermittents ?
Roselyne BACHELOT : Qu’est-ce que c’est qu’une année blanche ? Je vais faire un petit peu d’explication.
Emmanuel LAURENTIN : Tout le monde ne le sait pas, vous avez raison.
Roselyne BACHELOT : C’est-à-dire que pour toucher les droits à l’intermittence, on recherchait les heures de travail sur une année, on les recherche sur deux, et on réintroduit, dans les fameuses 507 heures qui vous donnent droit à l’intermittence, un certain nombre d’heures d’enseignement, ou bien s’il le faut, si on est en mauvaise situation, s’il y a des gens qui ne peuvent pas avoir de droit, on recherchera les heures de travail plus longuement et sur un temps plus long. C’est ça que cela veut dire de prendre en charge l’intermittence.
Emmanuel LAURENTIN : Merci beaucoup, Roselyne BACHELOT. Merci à vous Éric de CHASSEY et à vous Françoise BENHAMOU, d’avoir été avec nous pour cette discussion autour d’une politique culturelle sortie de crise, pourrait-on dire.
C’était Le temps du débat, et vous l’avez fait, à propos de notre chaîne …
Roselyne BACHELOT : Oui, bravo !
Emmanuel LAURENTIN : Je remercie la belle équipe justement du temps du débat, qui permet de préparer cette émission chaque jour : Chloé CAMBRELING ; Hugo BOURSIER ; Fanny RICHEZ ; Rémi BAILLE ; Imane GILLES. À la technique, ce soir avec nous, Nacer MOUSSAOUI, et à la réalisation : Assia KHALID.