Emmanuel Laurentin : Il y a 3 ans était votée, au Parlement français, une loi, celle du 23 février 2005, dont un des articles mettait en avant les aspects positifs de la colonisation. Quelques semaines plus tard, un groupe d’historiens, commençait son combat pour l’abrogation de cet article, voire de toute la loi d’ailleurs. Le sujet allait devenir brûlant dans le milieu universitaire, gagner les journaux, se transformer en un grand débat public à la fin 2005. De nombreuses pétitions d’historiens, dont les deux principales : Liberté pour l’histoire et celle de ce qui allait devenir le CVUH, le Comité de vigilance pour les usages de l’histoire, montraient que les approches de ce qu’il était convenu de grouper sous le terme de lois mémorielles qui groupaient la loi Gayssot sur le négationnisme, la loi, du 29 janvier 2001, sur la reconnaissance du génocide arménien, la loi du 23 février et la loi Taubira, du 21 mai 2001, sur l’histoire de l’esclavage, et bien que ces approches étaient variées, c’est le moins que l’on puisse dire. L’article 4 de la loi du 23 février fût d’ailleurs finalement retiré. Mais que reste-t-il aujourd’hui, 2 ans après, de ce formidable débat ? Et que deviennent ces mobilisations historiennes qui ont tant fait parler d’elles ? Nous avons voulu, en clôture de cette semaine, consacrée à la prise en compte du passé par la loi, nous poser tranquillement la question, loin des invectives de l’époque, et nous le ferrons en compagnie de Sandrine Lefranc, chercheuse au CNRS, à l’Institut de sciences sociales du politique de Nanterre, avec Olivier Dumoulin, qui sera en duplex avec nous depuis Rouen, professeur à l’Institut d’études politiques de Lille et auteur du Le rôle social de l’historien chez Albin Michel, avec Nicolas Offenstadt, maître de conférence à Parsi I et un des animateurs du CVUH et avec Patrick Garcia, historien, maître conférence à l’IUFM de Versailles.
Et pour commencer, puisque Patrick Garcia n’est pas encore arrivé, nous commençons avec vous, Nicolas Offenstadt, bonjour.
Nicolas Offenstadt : Bonjour.
Emmanuel Laurentin : Je me posais la question, en préparant cette série d’émissions sur « Le passé par la loi », de ce qu’était devenue cette grande mobilisation des historiens. On peut dire qu’il y a eu des centaines - puisque la plupart de ces pétitions, de ces textes ont rassemblé des dizaines, voire des centaines de signatures d’historiens professionnels ou des historiens qui n’en faisaient pas leur métier, qui a un moment ou un autre se sont mobilisés au alentour de l’hiver 2005-2006, il y a maintenant 2 ans, après le vote de cette loi du 23 février 2005, il y a maintenant très exactement 3 ans. Que deviennent ces mobilisations historiennes ? Vous êtes un des animateurs de ce Comité de vigilance des usages de l’histoire - on peut d’ailleurs aller sur votre site pour voire ce qui s’y passe - cette mobilisation, ces invectives, disais-je, ces brisures dans ce qu’on appelle communément la communauté historienne, en faisant une unité où il y en a pas toujours d’ailleurs, qu’est-ce qu’il en est aujourd’hui, Nicolas Offenstadt ?
Nicolas Offenstadt : A mon avis, ces mobilisations ont marqué largement la communauté historienne. Je dirais aussi bien les enseignants du supérieur que les enseignants du secondaire. Donc, ça a quand même véritablement secoué. Alors, qu’est-ce qu’il en reste ? Moi, je pense qu’il reste véritablement une interrogation sur la place de l’histoire dans l’espace public. C’est-à-dire que ça a plutôt élargi les interrogations plus que ça ne les a refermées. Vous avez dit qu’il y a eu des polémiques et des invectives, c’est très juste. Moi, je suis frappé, parmi mes collègues, à quel point la question de savoir finalement quelle est la place de notre métier ? Quelle est la place de notre discipline aujourd’hui dans l’espace public ? C’est quelque chose qui finalement interroge beaucoup plus qu’avant. Donc, il y a eu un effet positif, on pourrait dire, de ces débats.
Emmanuel Laurentin : Les aspects positifs du débat.
Nicolas Offenstadt : Je crois que ça a été relancé, ça m’a frappé, par les usages immodérés de l’histoire par notre nouveau président de la République, qui à force de dire tout et n’importe quoi sur l’histoire a finalement relancé la question de savoir qu’est-ce que ça voulait dire que de parler de l’histoire sur les médias, ce que ça voulait dire que de parler de l’histoire dans l’espace public. Si vous voulez, la congruence entre les débats sur les lois mémorielles, un président de la République qui manipule, sans modération du tout, les références historiques dans des sens extrêmement varies, avec des motivations là aussi assez compliquées, tout ça a mobilisé et continue à mobiliser les historiens, le CVUH et pas seulement. Le deuxième élément, je pense, qui reste encore très vivace, après ces débats sur les lois mémorielles, c’est la question de savoir comment intégrer les demandes communautaires dans la société française, quand ces demandes ont une composante mémorielle ou historique. Alors évidemment, on comprend il y a là les communautés antillaises, arméniennes... Il y a une véritable demande d’intégration dans l’histoire nationale de différentes communautés, ça croise le politique, le mémoriel, l’histoire et la mémoire. Donc, je crois que chez les historiens ça a quand même relancé ce type d’interrogations. Comment bâtir une histoire nationale ou une histoire tout court qui soit plus ouverte, plus intégratrice, qui prennent en compte ces demandes sans forcément non plus reprendre les discours des acteurs. Un historien n’est pas à pour être un relai de mémoire. Il est quand même là pour faire attention à ce qu’une société demande sur son propre passé. Donc, là aussi, je pense, il y a eu un effet relativement positif et une interrogation assez forte à ce sujet.
Emmanuel Laurentin : Olivier Dumoulin, bonjour. Vous êtes en duplex avec nous depuis Rouen, les studios de France Bleue à Rouen, vous aviez déjà senti quelque chose, lorsque Nicolas Offenstadt dit, à l’instant, il y a quelque chose de nouveau qui est né sur la question de la place de l’historien dans la société, vous étiez en train de travailler vous déjà en 2005 depuis un certain temps sur les nouvelles demandes qui étaient faites par la société française en particulier aux historiens. C’est-à-dire ce que vous avez appelé, dans votre livre chez Albin Michel , Le rôle social de l’historien. Donc, ça ne vous a peut être pas tant surpris que ça ?
Olivier Dumoulin : Mettons que les historiens sont toujours plus forts pour prévoir le passé que pour prévoir l’avenir. En général c’est un sport qui est plus sûr. Mais il est certain que ce glissement vers une saisie des historiens dans l’espace public, s’est précipité en France c’est vrai avec la conjoncture des lois mémorielles et surtout leur multiplication, cependant c’est vrai qu’on l’a vu se manifester d’abord, antérieurement, dans les prétoires et puis dans d’autres pays. C’est-à-dire...
Emmanuel Laurentin : Par les prétoires, vous faites allusion à la place qui était demandée, au rôle qu’on a voulu faire jouer aux historiens dans les grands procès des années 90, en particulier le procès Touvier, des procès de ce type ?
Olivier Dumoulin : Tout à fait. Mais aussi plus anciennement, et là je rejoins tout à fait Nicolas, l’articulation entre l’intégration de mémoire communautaire et celle de société plus globale qu’elle soit nationale, voire au-delà, a commencé bien avant. Je dirais que les États-Unis, en particulier avec l’histoire de l’histoire orale et l’affirmation d’études communautaires ou identitaires, je pense au département d’« African-American Studies », par exemple aux États-Unis ou bien d’études amérindiennes aux États-Unis, avaient déjà annoncé ça. Donc, à la fois la France est singulière parce qu’on a toujours des modalités, chaque entité nationale a évidemment des modalités singulières d’une problématique, et en même temps cette problématique est beaucoup plus large et on pourrait la relier évidemment à la perte de rapport direct avec le passé ce qui expliquerait à ce moment là que des médiateurs attitrés, comme le sont par exemple les historiens, se voient sollicités de manière beaucoup plus forte alors qu’auparavant des groupes arrivaient à susciter, par eux-mêmes et avec un moindre relai des professionnels du passé, une mémoire collective...
Emmanuel Laurentin : Qu’est-ce que vous appelez une perte de rapport direct au passé ?
Olivier Dumoulin : Pour être très simple, c’est vrai qu’on avait des populations, prenons le cas de la société française, elle était encore à moitié rurale à la vielle de la Seconde guerre mondiale, elle est totalement urbaine aujourd’hui, sa composante née de l’émigration est beaucoup plus importante qu’avant, donc on peut multiplier les exemples de populations qui pour bâtir une mémoire commune sont obligées de la reconstruire là où souvent une transmission orale, sans vouloir l’idéaliser,...
Emmanuel Laurentin : Familiale, vous voulez dire ?
Olivier Dumoulin : Familiale, pouvait en tenir lieu. Donc, je ne pense pas que l’on puisse totalement éliminer ce procès pour comprendre ce qui s’est passé, pourquoi, de façon beaucoup plus systématique. Non pas l’état parce que ça c’est très vieux que l’état se saisisse des historiens pour essayer de leur faire dire ce qu’il souhaite dire, ça ce n’est absolument pas nouveau, mais cette fois-ci les acteurs sociaux se retournent beaucoup plus largement vers des professionnels, entre guillemets, du passé. Ça expliquerait l’ensemble dans lequel se déplace le débat spécifique qui lui avait évidemment des déterminations beaucoup plus franco-françaises de 2005-2006.
Emmanuel Laurentin : Mais, ce qui est intéressant c’est de se dire peut-être, Olivier Dumoulin, que ce qui se passe pour l’instant, c’est un mélange entre justice - puisque vous avez évoqué la question judiciaire à politique, débat social mené par des acteurs indépendants, pourrait-on dire, au tout départ, même s’il y a des relais politiques qui sont pris, et qu’effectivement ces trois sphères, par exemple, ne coïncident pas toujours dans cette question du rapport au passé. Si nous avons appelé cette semaine, Le passé par la loi, c’est parce que nous étions frappés justement par le demande de passer par la loi pour pouvoir régler certains problèmes de mémoire en particulier.
Olivier Dumoulin : Je suis tout à fait d’accord avec vous en ce qui concerne...
Emmanuel Laurentin : C’est bien, il faut être d’accord avec moi.
Olivier Dumoulin : C’est prudent, d’abord ça me permet de garder l’antenne, ceci dit, je veux dire qu’il y a à la fois superposition et en même temps hiatus entre les 3 cercles que vous venez d’évoquer. Vous savez, on peut le ressentir personnellement. Je m’excuse un instant d’être tout à fait personnel. Comme petit-fils de mes grands-parents, morts en déportation, le débat sur les lois mémorielles me parle d’une certaine façon, comme historien, il me parle d’une autre et comme citoyen il me parle d’une troisième façon. C’est-à-dire que même à l’intérieur de soi, dans le cas des historiens, c’est patent, on peut très, très bien recomposer 3 positions qui ne coïncident pas exactement, qui parfois même peuvent se combattre. Faut-il supprimer les lois mémorielles, par exemple ? Comme historien, j’ai envie de dire oui. Comme moi-même, si j’ose dire, d’une autre façon, je n’en suis pas si certain. Donc, ce n’est pas simplement un point de vue général sur la société, c’est qu’en fait il est très, très facile comme citoyen, pour tout un chacun, et a fortiori comme citoyen historien de surcroit de s’apercevoir qu’on répond à des sollicitations, des exigences, à un système de valeurs quant à la façon de faire intervenir l’histoire comme savoir dans ce débat, qui peut être parfois contradictoire.
Emmanuel Laurentin : Ça voudrait donc dire, Nicolas Offenstadt, que ce n’est pas seulement la communauté, entre guillemets, historienne qui a été divisée en deux, ça peut être chacun des historiens soi-même qui se trouve divisé lorsqu’il a besoin de réfléchir, comme le disait Olivier Dumoulin, à ce rapport au passé. Est-ce qu’il faut justement faire les lois ? Est-ce qu’il faut au contraire tout compte fait faire le travail historique sans faire de loi, autour de ces questions-là ?
Nicolas Offenstadt : Je crois que ce qu’a dit Olivier est quelque chose de très important. C’est que la différence, je dirais, dans le rapport à l’histoire entre un historien et un citoyen qui ne l’est pas, c’est qu’effectivement nous, on peut être clivé. Moi, je suis tout à fait d’accord avec lui. Comme historien, j’essaye toujours de mettre à distance une question chaude et comme citoyen moi aussi j’ai une histoire, comme Olivier, comme on en a tous. Je crois que la différence c’est que nous on est capable de faire la part des choses entre ce qui peut relever de notre affect, ce qui peut relever de notre histoire et ce qui peut relever de notre métier. Je crois qu’il y a quand même un métier qui est quand même la mise à distance de toute façon même de choses qui nous sont proches. Donc, ça c’est très important et là, il a raison de le rappeler. Dans tous ces débats là, on peut avoir des positions clivées. Sur les lois mémorielles, je crois que son exemple était très bon. Deuxième remarque, et je pense qu’il faut y revenir un petit peu, s’il y a ce débat, s’il y a la semaine que vous avez organisé’, effectivement c’est que le rapport au passé aujourd’hui est sans doute plus compliqué’ quand même. Parce que quand Olivier disait il y a une perte de repère finalement aujourd’hui dans le rapport au passé, je crois que c’est beaucoup de phénomènes qu’il faut rappeler aux auditeurs. Il y a vraiment un nouveau rapport au passé depuis un certain temps ce qui explique qu’on soit si incertain sur la place de la loi, sur la place de l’historien. La première perte de repère au passé c’est qu’on ne croit plus, en tous les cas chez les historiens, au grand récit national. Et malgré qu’on ait notre ministre de l’éducation nationale etc., le grand récit national plus personne ne croit véritablement. On sait bien que la France ne va pas des Gaulois à aujourd’hui dans une grande continuité qu’il faudrait restituer avec le plus de précision. Mais c’était un repère, le grand récit national, l’idée qu’on était porteur d’États qui se succédaient, que chaque nouveau territoire qui était rattaché, d’abord au Royaume puis ensuite à la République, tout ça était une grande continuité. On n’y croit plus. On sait bien que ce n’est pas comme ça l’histoire. Ce n’est pas un processus linéaire. Donc, on n’y croit plus et je crois que beaucoup de citoyens s’interrogent sur cette continuité, pas seulement d’ailleurs parce qu’il y a des mémoires fragmentées communautaires. Tout un chacun sait que l’histoire nationale n’est pas une autoroute. Je crois que ça on en est convaincu. Deuxième perte de repère, c’est la dimension militante qui s’effrite. Parce que la dimension militante c’était une autre forme de récit. C’était le grand récit de l’émancipation. Ce grand récit on n’y croit plus. En tous les cas on n’y croit plus de la même manière. On ne peut pas croire que l’histoire est faite d’émancipations progressives depuis les révoltes féodales, les Lumières, la Révolution etc. Donc, ça, c’est un énorme récit qui s’est effondré aussi. Sans compter tous les autres récits militants, les récits syndicaux, les récits des églises. Donc, finalement, du point de vue des récits historique, effectivement à quoi se raccrocher ? A quel passé se raccrocher ? A quel passé simple, sans jeu de mots, se raccrocher ? Du coup, effectivement, à partir du moment où tous récits ont un peu explosé, on en est un peu moins certains, il faut demander aux historiens, pas seulement à eux, quelque chose de nouveau sur le rapport au passé. Et ce qui me frappe et Patrick Garcia le connaît bien aussi, c’est le foisonnement d’initiatives chez les citoyens pour se réapproprier leur propre histoire : C’est la généalogie, qui a une forme de rapport à l’histoire...
Emmanuel Laurentin : Énorme !
Nicolas Offenstadt : C’est les associations patrimoniales, c’est toutes les formes d’écomusées, c’est l’intérêt que moi je vois, par exemple, pour la Guerre de 14 et le patrimoine de 14-18, sur les anciens dans la grande guerre, sur les Poilus, tout ce qui peut donner une forme de rapport personnel au passé me paraît aujourd’hui de plus en plus important dans la société française.
Emmanuel Laurentin : Quand vous parlez de rapport personnel, c’est l’incarnation aussi.
Nicolas Offenstadt : Tout à fait.
Emmanuel Laurentin : Une demande d’incarnation, presque quelques fois un peu de sacré parce qu’on préfère privilégier les images de vitrail quelquefois à un véritable historique parce qu’on veut se retrouver dans un grand-père qui aurait eu tel ou tel rôle, à tel moment parce que d’une certaine façon ça nous donne une part de sacré de ce sacré là où nous-mêmes.
Nicolas Offenstadt : Bien sûr. Il me semble, pour prendre l’exemple des Poilus de 14-18, finalement pourquoi il y a autant d’intérêt pour la Grande guerre ? Il y a même un petit guide qui a été publie, « Votre ancêtre dans la Grande guerre, comment faire la généalogie », c’est donc bien qu’il y a un besoin de retrouver des racines. Et ces racines ce n’est pas uniquement du collectif, c’est aussi de l’individuel. Effectivement, là, je suis tout à fait d’accord, il y a les deux qui s’articulent : il y a l’histoire individuelle, « retrouver mon grand-père dans la Grande guerre », ça c’est quelque chose mais il y a aussi l’idée de se dire, à ce moment-là, on était dans un collectif, parce que c’était une époque où il y avait les repères, dont je vous parlais tout à l’heure, qui étaient plus forts.
Emmanuel Laurentin : Sandrine Lefranc, vous, vous avez commencé à écouter ce débat entre historiens, vous n’êtes pas historienne vous-même, vous êtes spécialistes du politique, vous avez travaillé sur les politiques du pardon, en Amérique-latine en particulier, mais vous travaillez plus largement sur la question du rapport au juridique, du rapport à la victime dans les sociétés contemporaines et ce qui vient d’être dit fait écho, en particulier ce que disait Olivier Dumoulin avant que n’intervienne Nicolas Offenstadt, à un de vos articles. Dans un de vos articles, vous vous posiez la question de la construction par le chercheur de la juste distance par rapport à son objet. Or, le début de cette discussion c’est véritablement la juste distance du chercheur en histoire par rapport à cet objet, cette mémoire qui commence à envahir, pourrait-on dire, le discours public.
Sandrine Lefranc : C’est une dimension assez propre au débat français, je trouve, puisse qu’ailleurs notamment du côté des experts américains, qui sont très actifs et qui ne sont pas seulement des historiens, on se pose moins la question finalement. La juste distance, on l’a trouvée dans une sorte d’expertise assumé, d’une expertise qui n’est pas seulement une expertise historienne. C’est-à-dire que ce qu’on propose ailleurs, et ce qu’on propose d’une manière très active et à certains égards le débat français est assez « localiste », assez petit...
Emmanuel Laurentin : (avec bonne humeur, pour l’ensemble des interlocuteurs) Attention à ce que vous dites, on ne rentre pas dans un débat d’historiens en disant qu’ils sont des historiens du local...
Nicolas Offenstadt : On va lui répondre.
Sandrine Lefranc : Faites, faites. A certains égards je le regrette d’ailleurs que ce soit assez peu historien. En tout cas ce qui est proposé ailleurs, ce que les experts internationaux proposent ailleurs, ce sont des solutions beaucoup plus larges avec notamment ces grands dispositifs des commissions de « vérité et réconciliation », où l’histoire est un élément de la chose, où l’histoire assume, les historiens qui participent à ces dispositifs assument totalement une pratique d’expertise, une histoire qui essaye d’être un élément d grand récit national.
Emmanuel Laurentin : Dans ces politiques de la réconciliation il y aurait peut être une instance à réinventer. En tout cas il y a 2 ans, c’était sûr qu’il fallait la réinventer, c’était l’atelier de résolution des problèmes dont vous parlez quelquefois. Le Problem solving workshop, entre historiens il y aurait pu y avoir à certains moments un atelier de résolution des problèmes pour pouvoir essayer de voir quels étaient les problèmes à l’intérieur du milieu des historiens.
Sandrine Lefranc : Très clairement, encore que ceux qui résolvent les conflits à l’échelle du monde, ceux qui se déplacent de pays en pays avec leurs petites recettes, et notamment ces ateliers de résolutions des problèmes, ont aussi des problèmes locaux et c’est aussi une dimension qu’il faudrait souligner. Je suis frappée par cette insistance sur l’intégration. L’idée que l’historien va relayer une demande d’intégration, qu’il y répond à sa manière, plus ou moins mal, compte-tenu de ses instruments, ce que moi j’observe du côté de ces experts, plutôt juristes ou spécialistes des relations internationales qu’historiens, c’est d’avantage leur capacité à relier des conflits locaux. C’est-à-dire des conflits qui ont à voir avec la distribution des ressources au sein du monde, des experts de l’intervention internationale, des conflits locaux dans les pays du sud, des conflits locaux aux États-Unis aussi.
Emmanuel Laurentin : Alors, ces ateliers de résolution des problèmes, il en aurait fallu aussi en Espagne puisque le prétexte qui nous a donné l’idée de faire cette semaine c’était justement le grand débat public qui a eu lieu en Espagne depuis maintenant un an et demi autour de ce qui s’est appelé, « journalistiquement », la Ley de la Memoria Histórica, une loi pour la reconnaissance des droits des victimes de la Guerre civile et de la dictature et qui s’est conclue par le vote définitif, de cette loi, fin décembre, en Espagne. Et là, on voit bien qu’effectivement que ce passé peut se réchauffer assez vite. On est à 70 ans des événements pour la Guerre d’Espagne mais il y a eu les 38 ans, pourrait-on dire, de glaciation du régime de Franco et d’un seul coup l’idée de se rapprocher de ce passé-là, le faire se réchauffer par l’intermédiaire d’une discussion législative. Le souhait du gouvernement Zapatero était que toutes les forces politiques participent à cette discussion, ça n’a pas été le cas et au bout du compte ce qui s’est passé c’est que le Parti populaire, héritier de la droite espagnole, n’a pas voté ainsi qu’un groupe de la gauche républicaine de Catalogne.
Sandrine Lefranc : Ce qui est intéressant dans cette affaire, c’est de se demander pourquoi ça revient ? Pourquoi c’est à nouveau réinterrogeable ? Certains s’aventurent du côté d’explications en termes de génération, l’idée d’un rapport individuel de rapport au passé. Peut-être que ça existe, moi je n’ai pas les outils pour interroger cette affaire. Ce que je vois surtout c’est qu’à un moment des experts, qui sont bardés de diplômes en sciences sociales, ont les moyens d’aller chercher des outils d’explication du passé. En Espagne ça a été par exemple le rôle des anthropologues. Des anthropologues sortis du marché académique mais qui avaient des outils pour utiliser, pour porter ces cadres d’explication dans le débat politique. C’est plutôt ça. C’est des conflits locaux, c’est des conflits familiaux parfois mais c’est aussi des conflits politiques au sein des partis et des conflits au sein de l’académie.
Emmanuel Laurentin : Patrick Garcia, vous n’êtes pas encore entrevu dans ce débat, sur ce qui émerge et aussi sur cette question de « passé par la loi », parce que la particularité de ce qui s’est passé en Espagne c’est qu’au bout du compte, la discussion, ouverte généralement par les petits enfants, c’est ce que nous disions dans le documentaire, Los Nietos, les petits-enfants de la Guerre civile ouvraient la discussion, c’était le cas de Zapatero, lui-même petit-fils d’un capitaine de l’Armée républicaine fusillé par les franquistes, mais également d’Emilio Silva, qui a ouvert la question des tombes et des fosses communes en Espagne, tous ces gens-là on voulu à un moment ou un autre passer par la loi justement.
Patrick Garcia : Moi, ce qui me frappe, peut-être pour revenir sur l’aspect local, c’est plutôt l’aspect « commune mesure ». C’est-à-dire qu’on a à faire à un phénomène mondial aujourd’hui, avec des modalités spécifiques. Un phénomène mondial à savoir que partout, ou presque, se pose la question de la mémoire...
Emmanuel Laurentin : De sa confrontation...
Patrick Garcia : Et à travers la question de la mémoire, la question de la reconnaissance. Je dirais que c’est là qu’arrive la question de la loi. Alors, il y a des modalités de reconnaissance, justement, toutes ne passent pas par la loi. Ça peut passer effectivement par les Comités réconciliation et vérité, qui sont une modalité particulière, que je trouve assez intelligente, mais qui correspondent à une histoire. L’autre grande modalité, si vous voulez distinguer deux types mais après il faudra affiner, ça serait effectivement la législation. Or, la législation, on la voit là aussi se multiplier, en France mais pas seulement, on la voit aussi intervenir aussi maintenant au niveau des instances internationales, par exemple de l’Europe, que ce soit le Conseil de l’Europe, l’Union européenne...
Emmanuel Laurentin : Et on l’a vu, par exemple, ça n’a pas abouti définitivement, au congrès, c’était à l’automne dernier, aux États-Unis, la proposition d’une loi sur le génocide arménien, à peu près semblables à celle qui a été voté en France en 2000.
Patrick Garcia : Ce qui aboutirait à une espèce de volonté de sanctuarisation, à travers la loi, que l’on peut retrouver partout. C’est un peu l’idée, que les auteurs américains appellent « global memory », où la façon dont on a géré l’holocauste deviendrait une espèce de chaîne générale de gestion du passé, avec un triptyque : reconnaissance, sanctuarisation - c’est-à-dire interdiction de toute négation, réparation, qui deviendrait un peu - qui créerait comme ça une espèce d’inconscient, de schème à cette façon de gérer le rapport à la mémoire. Un des schèmes en tout cas.
Emmanuel Laurentin : Nicolas Offenstadt, puis Olivier Dumoulin.
Nicolas Offenstadt : Je voulais répondre aux deux propos de Sandrine Lefranc. D’abord sur les Commissions vérité et réconciliation, il faut rétablir un peu de temporalité. Quand on gère la mémoire de l’esclavage, on gère des choses qui sont lointaines, on peut se dire descendant d’esclave, pourquoi pas, mais gère quand même des problèmes qui sont à distances temporelles importantes. Les Commissions vérité et réconciliation, quand c’est en Afrique ou en Amérique du sud, c’est des gens, dont les gens qui sont au pouvoir ou des gens qui sont à l’âge adulte, ont souffert directement dans leur chaire, parfois de manière criminelle, des agissements des uns et des autres. Donc, c’est de l’histoire extrêmement immédiate. Donc, si vous voulez, ce type de modalité au passé ça n’a rien à voir avec la gestion même de la Guerre d’Algérie, parce qu’après tout on était dans un contexte de guerre, il ne s’agit pas toujours de crimes. Donc, quand il s’agit de crimes à une distance de la génération de ceux qui en parlent, c’est quand même pas du tout la même modalité du rapport au passé que lorsqu’on a à gérer des questions de temps longs. Donc, je pense que quand on regarde la gestion du temps au passé, il faut temporaliser. On ne gère pas la même chose quand c’est à une génération, quand ceux qui parlent, qui ont souffert et parfois de manière criminelle, ou quand c’est une mémoire générale d’intégration communautaire. C’est pour ça que je ne peux pas dire il y aurait une gestion française et une gestion sud-africaine. Ce n’est pas vrai. La commission vérité et réconciliation, c’est une modalité de rapport au passé pour des éléments extrêmement chauds, pour des gens qui les ont vécus généralement.
Emmanuel Laurentin : On peut se poser la question de savoir si la volonté du gouvernement Zapatero ce n’était pas d’une certaine façon une Commission vérité et réconciliation, qui ne dirait pas son nom, et qui se terminerait pas une loi, puisque la volonté, c’était une volonté de réconciliation. Je voudrais quand même vous dire l’objet de la loi, d’après l’article 1 : « La présente loi qui a pour objet de reconnaître et de développer les droits en faveur de ceux qui ont souffert des persécutions et de la violence pour des raisons politiques, idéologiques et de croyances religieuses pendant la Guerre civile et la dictature, pour promouvoir leur réparation morale, la récupération de cette mémoire personnelle et familiale, adopter les moyens complémentaires destinés à supprimer les éléments de division entre les citoyens. » Si ce n’est pas une Commission vérité et réconciliation, ça en a tout compte fait assez la couleur ou l’aspect.
Nicolas Offenstadt : Bien sûr et pour l’Espagne c’est extrêmement vivant. D’ailleurs, tous ceux qui ont fait un peu de tourisme historique en Espagne voient qu’il y a énormément d’enjeux même dans l’espace public. Il y a encore énormément de monuments franquistes, donc c’est des choses qui sont extrêmement présentes. Puis les gens qui ont vécu la Guerre d’Espagne vieillissent mais en tous les cas la dictature franquiste il y en a encore énormément, donc on est encore dans ce cas-là. L’autre point, une seconde sur la question de l’expertise. C’est quand même une question l’expertise. Il ne faut pas dire : voilà, les historiens sont des experts sans questions. C’est un rôle qui pose problème quand même, pour un historien. Que ce soit dans une commission, comme vous l’avez évoqué ou ailleurs, je ne crois pas qu’on ait une vocation à être expert de quelque pouvoir que ce soit sans s’interroger sur ce qu’on fait. Donc, il ne faut pas dire : oui, c’est un des rôles possibles de l’historien que d’être expert, c’est un rôle qui a des implications politiques et qu’il faut réfléchir. ça ne va pas de soi d’être expert, pour un historien.
Emmanuel Laurentin : Olivier Dumoulin, à la fois sur ce que viens de dire Nicolas Offenstadt mais aussi sur ce qu’a dit auparavant Patrick Garcia, c’est-à-dire sur cet aspect de « global memory », qui était évoqué par les chercheurs Américains, qui pourrait s’appliquer, au-delà des particularités locales, à tous les pays.
Olivier Dumoulin : Je vais rebondir d’abord sur le sujet de l’expertise. Parce que dans le schéma que dressait Sandrine Lefranc on avait l’impression qu’il y avait d’une part des Commissions d’experts non historiens...
Emmanuel Laurentin : Oh la, la ! On ne peut pas dire transdisciplinaire facilement...
Olivier Dumoulin : Non, non. Je voulais réagir parce que je pense que c’est une vision un peu idyllique de ce que serait ce type d’intervention des sciences sociales dans l’univers anglo-saxon en particulier. Elles interviennent également dans des contextes de procès et non pas dans des contextes de conciliation, très fréquents en Amérique du nord, et je ne pense pas seulement aux historiens, loin de là. Et dans ces cas-là, ce qu’il y a de très intéressant, c’est de voir la posture de l’expert, pour rebondir sur le sujet qui vient d’être évoqué à l’instant. C’est que là, la posture de l’expert, c’est qu’il plaide littéralement en faveur de ceux qui l’ont invité à s’exprimer. C’est-à-dire que dans cette conjoncture nord-américaine, le statut de « expert witness » ce n’est pas quelqu’un au-dessus de la mêlée, qui a les mains blanches, mais c’est quelqu’un qui est pourvu du savoir-faire de sa discipline et néanmoins au service d’une cause à tel point, je n’entrerai pas dans les détails, que ne pas mentionner des événements, n’est pas une faute, comme « expert witness » devant les Cours américaines, ce qui évidemment laisse pantois d’un point de vue français. Le problème n’est pas de savoir qui a raison, c’est simplement pour dire qu’il y a encore une plus grande pluralité des attitudes et des points de vue que ce qui a commencé à être esquissé et que cette pluralité pose cette question essentielle. Quelle est la nature finalement de la prise de parole ou de la prise de discours qui est faite ? On s’en est aperçu quand par exemple André Rousseau a refusé d’intervenir lors du procès Papon et l’un des éléments qu’il a évoqués, et qui était un élément effectivement intéressant c’est de dire : écoutez, normalement j’apporte des preuves d’une certaine nature que l’oralité des débats proscrit totalement. C’est absolument impossible de faire mon travail d’historien dans les conditions dans lesquelles je vais m’exprimer, or c’est comme historien que je suis appelé. Donc, là, il y a une contradiction dans les termes. Alors, on peut peut-être la surmonter mais en tous cas, ce qui est clair c’est que si nous pensons qu’il y a un discours de l’historien - mais ça pourrait-être du sociologue, de l’anthropologue, ça n’a aucune importance à mes yeux, c’est pareil à normalement, ce qui fonde ce discours c’est la croyance dans l’idée que la vérité n’est pas absolue mais qu’elle est procédurale. On peut ne pas être d’accord avec ce point de vue épistémologique mais ça c’est une autre question, mais si on estime que ce sont les procédures qui font que les sciences humaines sont, pour toutes ou partie, des sciences, comment les appliquer dans un contexte...
Emmanuel Laurentin : Où la procédure n’est pas la même.
Olivier Dumoulin : Où la procédure n’est pas la même, pour d’excellentes raisons d’ailleurs, ça ne pose aucun problème. Et à ce moment-là, si on admet que la procédure n’est pas la même, est-ce que nous gardons la qualité qui nous a fait intervenir nous-mêmes ? C’est vraiment une difficulté, que d’ailleurs implicitement posait Nicolas Offenstadt, quand il a dit : mais jusqu’à quel point pouvons-nous nous revendiquer de ce titre ? Quel sens ça a ? Et, je pense que l’affaire Pétré-Grenouilleau était un très, très bon exemple...
Emmanuel Laurentin : Rappelons le, historien de la traite et de l’esclavage. Au départ il y a eu volonté de le mettre en procès, mais ça n’a pas abouti, pour certains de ses propos publiés dans le Journal du dimanche, entre autres.
Olivier Dumoulin : Et ce qui est très intéressant effectivement, c’est qu’intrinséquement ce que disait Pétré-Grenouilleau on ne voyait pas comment ça pouvait être attaqué sauf qu’étant exprimé dans le Journal du dimanche c’était sans les notes de bas de page, sans les renvois, sans les commentaires et du coup, effectivement c’était une formulation d’un individu lambda
Emmanuel Laurentin : Il changeait de sphère. Il passait de la sphère universitaire à la sphère publique et à partir de ce moment-là c’était la loi commune qui s’appliquait à ses déclarations. Sandrine Lefranc, à propos de ce que vient de dire Olivier Dumoulin.
Sandrine Lefranc : Plus largement, je vais revenir un petit peu, je ne proposais pas les Commissions vérité et réconciliation comme modèle, ça va de soi puisqu’au contraire ce qui me fascine c’est cette capacité à assumer l’expertise, alors que moi je pars plutôt d’une volonté du désengagement très français. Voilà, je voulais le préciser. Par ailleurs, sur cette difficulté à assumer un rôle et sur le rapport au droit, je voulais juste revenir sur comment fonctionne les Commissions vérité et réconciliation, en précisant qu’elles sont expérimentées aussi aux États-Unis, pour les droits civiques, et qu’elles sont aussi proposées pour des débats qui ont trait à l’esclavage. Le modèle des experts, pas le mien, est proposé pour des choses du passé plus lointain. C’est donc assez troublant de ce côté-là. Ce qui est intéressant du côté des Commissions vérité et réconciliation c’est qu’on propose quelque chose qui n’est plus du procès, qui n’est plus une modalité litigieuse d’aborder le passé, on essaye de proposer un récit qui est supposé être soumis à la délibération démocratique. Donc, l’historien est un élément de ce débat et Commissions vérité et réconciliation finalement fait une grande place, non pas aux historiens, qui sont assez minoritaires, mais aux procédures de construction de l’histoire avec un recours aux sciences sociales, aux bases de données, enfin aux choses qui relèvent directement des sciences sociales.
Emmanuel Laurentin : Donc, la question de temporalité n’est pas tout à fait...
Sandrine Lefranc : C’est plus compliqué
Nicolas Offenstadt : C’est plus compliqué. Attendez, je ne suis pas d’accord parce que quand il s’agit de se mettre d’accord sur un récit qui est historique et qui ne touche pas les souffrances, comme dans le cas de l’Afrique du sud quand il s’agit de pardonner ou de ne pas pardonner à des gens qui sont des assassins, le rôle des historiens n’est pas le même...
Sandrine Lefranc : Tout à fait.
Nicolas Offenstadt : Et le rôle de la Commission, même si elle s’appelle vérité et réconciliation, n’est quand même pas, le récit n’est pas pareil que la souffrance vécue. Donc, si vous voulez, on ne peut pas dire qu’on a à faire à un rapport de passé globale. Je pense qu’il faut quand même différencier ce qui relève vraiment d’un récit historique et ce qui relève de la gestion immédiate de rapports de violences qui sont assez contemporains. C’est pour ça que je pense que cette distinction est importante, même si les modalités doivent se rapprocher.
Sandrine Lefranc : Les experts tentent de surmonter cette distinction.
Emmanuel Laurentin : Voilà ! Patrick Garcia, vous aviez noté - puisque c’est un peu à votre suggestion d’ailleurs que j’ai commencé à regarder plus précisément le livre de Richard Rechtman et Didier Fassin, qui était notre invité lundi, sur la question de la victime et de l’empire du traumatisme à vous aussi qu’il était intéressant pour un historien aujourd’hui d’aller chercher dans d’autres disciplines : psychiatrique, psychanalyse, sciences humaines et sociales, des explications à ce phénomène que vous voyez en tant qu’historien, que vous décriviez, qui était une phénomène, selon vous, plutôt mondial qu’un simple phénomène cantonné à certaines sociétés occidentales qui était justement cette quête de reconnaissance par rapport, à ce que vous nommiez tout à l’heure le « global memory ».
Patrick Garcia : Tout à fait. Juste un mot, avant. Je suis assez d’accord avec ce que dit Nicolas quant à la temporalité et au fait que les Commissions vérité et réconciliation interviennent sur des problèmes, disons, plus récents, en même temps, il ne faut pas oublier, pour nuancer, que le fait d’en parler de questions de mémoire procède aussi d’une actualisation. C’est-à-dire qu’on ne va pas avoir que la question du bourreau amené à témoigner, en même temps on a bien à faire à des passés qui pour le coup deviennent extrêmement présents dès lors qu’on les évoque. Juste pour nuancer les choses, c’est-à-dire que la modalité
Emmanuel Laurentin : Vous voulez dire que ce n’est pas n’importe quel passé qui est convoqué dans ce genre de procès ?
Patrick Garcia : Oui et en plus la convocation vaut actualisation. Je veux dire qu’on a actualisation de passé récent, on n’est pas dans une fourchette, Nicolas, je sais qu’on est d’accord, donnée par la chronologie ou par la distance temporelle, on est dans le...
Emmanuel Laurentin : Le réchauffement de l’histoire qui est supposée être froide...
Patrick Garcia : Absolument, par ces formes d’appropriation. Par ces formes d’appropriation plurielles que Nicolas a rappelé tout à l’heure qui sont une caractéristique. Alors, évidemment, je crois qu’on a beaucoup à apprendre, si l’on veut comprendre, des autres sciences sociales. C’est-à-dire qu’on a à travailler ensemble ce sont là des phénomènes qui ne peuvent pas se réduire à un champ disciplinaire, c’est très clair. Effectivement, le travail de Fassin et de Rechtman, de ce point de vue là, est tout à fait éclairant quand il montre la montée de cette sensibilité à la question de la victime. Et je crois qu’effectivement, on doit
Emmanuel Laurentin : On voit la transformation de la figure de la victime, au cours du XXème siècle, de la figure négative à la figure positive.
Patrick Garcia : Absolument. On a des tas d’exemples dans la société française. On peut voir par exemple la façon dont le Panthéon, disons la mémoire de la Résistance, a bougé du tout au tout des années 60 à aujourd’hui. Dans les années 60, la figure emblématique c’était le résistant armée qui luttait contre l’envahisseur nazi, puis progressivement la figure, disons, reconnue, la plus célébrée de la Résistance est devenue ce qu’on pourrait appeler la Résistance humanitaire à savoir les Justes, y compris d’ailleurs avec une falsification fondamentale, à savoir qu’on oubli que la plupart des Justes étaient aussi des résistants armés, comme le montre très bien la thèse de Sarah Gensburger, mais effectivement, cet aspect-là est éludé dans une vision...
Emmanuel Laurentin : Humanitaire.
Patrick Garcia : Humanitaire qui effectivement sur-détermine un certain nombre de rapports et qui renvoi au grand chaos qui est le nôtre, c’est-à-dire à la fin des grands récits.
Chanson [difficile à transcrire]
Emmanuel Laurentin : En l’occurrence, un titre « Africa for the Africans » de pi froisse conquérant ( ? totalement phonétique). Un titre qui est intéressant puisqu’il parle exactement de ce que vous venez d’évoquer, Patrick Garcia, cette actualisation d’un passé théoriquement froid, redevenu chaud puisque l’acte 1, scène 1 que l’on vient d’entendre parle du XVIIème siècle et du développement de la traite et l’acte 3 scène 2, à la toute fin de cette chanson, parle de la Bourse de Paris ou de London, « c’est ici que l’on prend ou que l’on donne sa pitance au ventre ballonné », donc actualisation puisque on crée un récit, un autre grand récit, un récit nouveau peut-être, Nicolas Offenstadt, qui concurrencerait aussi les grands récits nationaux. C’est-à-dire un récit d’une population qui partirait, qui serait partie, qui aurait quelque chose à voir, elle serait arrivée en Europe aujourd’hui, elle se serait installée mais il faudrait justement que ce récit des origines, récit lié à l’esclavage soit réévalué ou remis en scène dans la société contemporaine, Nicolas Offenstadt.
Nicolas Offenstadt : Oui, ce que disait Patrick Garcia, sur les usages, dans l’espace public, du passé est évidemment très important. Il faut rappeler qu’on choisi toujours son passé.
Emmanuel Laurentin : Ça, il faut toujours le rappeler.
Nicolas Offenstadt : Voilà. Tout discours public choisi un passé. Que ce soit un discours d’un président de la République, d’une association communautaire et même d’un historien, nous on fait des découpes, on essaye de les faire le plus honnêtement possible mais on fait des découpes dans le passé, il faut quand même rappeler ça, donc, tous ces passés sont extrêmement choisis. Il n’y a pas de passé qui s’impose en soi. Ça, c’est un élément épistémologique élémentaire pour un historien. C’est-à-dire que la passé c’est toujours quelque chose que l’on construit. A partir de là, si vous voulez, il n’y a pas un récit qui devrait s’imposer sur un autre et toutes les constructions communautaires sont tout aussi valides et aussi intéressantes que les grands récits nationaux.
Patrick Garcia : Pour compléter ce que tu dis, on peut dire qu’il y a des régimes d’actualisation. L’histoire est aussi un régime d’actualisation du passé puisque dans notre construction on va poser à un moment des questions au passé d’aujourd’hui. Donc, il y a plusieurs régimes, c’est là que l’on ne peut pas faire des départs absolus. Ce qui complique e problème.
Olivier Dumoulin : Je voulais revenir sur un des éléments qui était implicite dans tout ce que nous avons dit, qu’il faut véritablement expliciter, c’est que l’un des phénomènes qui croise celui qui nous intéresse aujourd’hui, c’est évidemment la part croissante de la judiciarisation dans notre fonctionnement social.
Emmanuel Laurentin : Ah ! oui. Il ne faut pas l’oublier effectivement.
Olivier Dumoulin : Ce qui met, sur la scène publique, très souvent, pas toujours mais très, très souvent tout ce que nous venons d’évoquer c’est la judiciarisation. Je rappellerai une chose qui a été décrite dans Libération, il y a maintenant 5 à 6ans, qui était le procès qui opposait les Séminoles noirs aux Séminoles non-noirs. Question absolument hallucinante et on voit que ça renversait le processus, décrit tout à l’heure par Patrick, la tripartition de la « global memory » parce que là c’est le fait d’avoir des réparations versées par le gouvernement américains pour la déportation des Séminoles en 1822 qui fait que d’un seul coup les Séminoles amérindiens souhaitent exclure du pactoles les Séminoles noirs. Ceux-là évidemment intentent une action devant les tribunaux pour se faire reconnaître comme Séminoles. Donc, là, vous avez évidemment un débat qui actualise un passé vieux de près de deux siècles, qu’est-ce qu’un Séminoles ?
Emmanuel Laurentin : Effectivement, ça mériterait de longs développements.
Olivier Dumoulin : Qu’est-ce qu’un Séminoles ? Et du coup on voit bien qu’à la fois l’enjeu financier évidemment n’est pas méprisable puisqu’il a initié les choses et qu’en même temps il révèle et relance un débat sur la nature, l’identit’ etc.
Emmanuel Laurentin : Judiciarisation et réparation puisque ce que vous dites de l’enjeu financier, c’est parce qu’il y a réparation possible.
Olivier Dumoulin : Bien sûr.
Emmanuel Laurentin : D’ailleurs on a bien vu effectivement pour cette loi espagnole qu’une des questions c’est qu’au fur et à mesure qu’on ouvrait des droits, des droits à réparation il y avait de nouveaux groupes qui arrivaient dans cette discussion publique en disant : pourquoi untel a-t-il eu une réparation, même si ce n’est as une réparation financière, ça peut être une réparation symbolique, une reconnaissance symbolique de son rôle, alors que d’autres ne l’ont pas eu ? Et effectivement une des questions qui est posée par ce type de loi est de savoir jusqu’où on ira dans cette descente vers la réparation ? C’est-à-dire dans cette excroissance des réparations vers de plus petits groupes encore.
Olivier Dumoulin : Là-dessus je ne peux plus rien rajouter parce qu’effectivement la question est totalement ouverte. Mais ce que rappelait Patrick, et il a raison, c’est que finalement une histoire présente c’est une histoire qui saigne encore. Et je rappellerai une anecdote qui était souvent évoqué par Marc Bloch dans l’« Apologie pour l’histoire », lorsqu’il passe un an au lycée de Montpellier, le proviseur le convoque et lui dit : « écoutez, la séparation de l’église et de l’État, tout ça vous pouvez aborder, il n’y a aucun problème. La République, la Monarchie... mais alors quand vous arrivez aux guerres de religion, par ici, faites attention. » Et on voit très bien. On est à proximité de terres protestantes,....
Emmanuel Laurentin : Les Cévennes ne sont pas loin.
Olivier Dumoulin : Exactement. Et c’est beaucoup plus périlleux, c’est beaucoup plus présent, même en 1913, d’évoquer cela que...
Emmanuel Laurentin : Que la création de la République.
Olivier Dumoulin : Oui, que la fondation de la République.
Emmanuel Laurentin : Nicolas Offenstadt, puis Sandrine Lefranc.
Nicolas Offenstadt : Oui, je suis tout à fait d’accord avec cette idée qu’effectivement la judiciarisation de la vie publique a des effets sur les rapports entre le présent et l’histoire mais a mon avis il faut faire attention, c’est peut-être l’arbre qui cache la forêt d’une certaine manière parce que c’est ce qu’on voit le plus dans les médias, c’est ce qui est le plus évident... Mais moi, ce qui m’intéresse encore plus c’est qu’il me semble que ne France en tous les cas, c’est différent dans les autres pays, il y a une véritable scène publique où l’histoire est débattue qui est une scène beaucoup plus micro qui est celle des associations locales, des associations patrimoniales qui ne cesse de se développer, qui prend différentes formes. ça peut être sauvegarde du patrimoine, je reprends un exemple que je connais bien qui est celui de la ligne de front de 14-18, maintenant partout se développent des circuits de mémoire, partout se développent des associations totalement privées de sauvegarde de patrimoine alors que ça devrait relever des prérogatives de l’État. Et c’est ça pour énormément de sujets historiques. On pourrait le faire aussi pour la Seconde guerre mondiale... Donc, il y a des associations de patrimoine, des associations de mémoire, des associations locales etc. Il y a un foisonnement public, parce que tout ça crée quoi ? Cela crée des circuits qui sont ouverts à tous, cela crée des conférences, cela crée des rassemblements parfois sur des sujets très généraux...
Emmanuel Laurentin : Et ça crée des récits.
Nicolas Offenstadt : Cela crée du récit. Donc, ce foisonnement historique en France me paraît finalement tout aussi symptomatique de ces questions sur les rapports au passé que les grands procès, les grands problèmes... C’est, à mon avis, pour l’historien quelque chose que l’on doit saisir. Cette frénésie généalogique, cette frénésie de recherche locale du passé, c’est à mon avis tout aussi fondamental pour la question qui nous occupe que les grands procès, même si évidemment, ils jouent d’autres rôles.
Sandrine Lefranc : Pour nuancer d’une autre manière l’idée qu’on aurait à faire à une demande des victimes généralisée, donc à une concurrence des victimes généralisée, donc à un recours généralisé à la scène judiciaire...
Emmanuel Laurentin : Ce n’est pas ce que vous disiez tout à fait mais oui...
Sandrine Lefranc : Mais en tout cas c’est souvent avanc", pas ici mais ailleurs...
Emmanuel Laurentin : Mais dites donc qu’est-ce qu’on est flatté aujourd’hui !
Sandrine Lefranc : Juste évoqué le rôle d’une action volontariste, je reviens à mes experts, ils m’obsèdent parce qu’ils font précisément des choses que je réprouve sans doute, mais ces solutions-là, ces interventions internationales produisent des victimes et ce que je trouve intéressant c’est qu’alors même que tous les moyens leurs sont donnés, pour jouer ce rôle de victimes, et notamment la capacité à dire sur une scène publique leur vérité subjective, c’est le terme qui est employé, beaucoup refusent d’endosser ce rôle de victime...
Emmanuel Laurentin : Vous insistez beaucoup là-dessus effectivement. Sur la victime qui est indiscutable mais qui se tait, dites-vous...
Sandrine Lefranc : Qui assure un rôle de survivant, de militant, en tout cas qui essaye de réintroduire du politique là où a priori la figure de la victime interdit d’en mettre.
Patrick Garcia : Je suis tout à fait d’accord. La perspective de Rechtman, il expliquait très bien dans votre émission, lundi, il se situe justement hors du concept de la concurrence des victimes. Lui, ce qui l’intéresse c’est la façon dont on reconnaît aujourd’hui, on pose la question de la victime...
Emmanuel Laurentin : Dont les sociétés perçoivent justement la figure de la victime.
Patrick Garcia : Voilà, c’est cette émergence qui l’intéresse. On pourrait dire que l’on pourrait travailler quasiment sur un jeu d’échelle. Je suis tout à fait d’accord avec ce que dit Nicolas sur la démultiplication de ces appropriations du passé, on avait pu voir ça en étudiant les commémorations, en même temps si on se place à un niveau national on voit aussi que l’histoire est un moyen à peu près de présence symbolique, que ce soit au niveau national qu’au niveau international. Moi, je suis frappé de la multiplication de la législation des organisations internationales sur l’histoire. On dirait que c’est en proportion de leur capacité à agir sur la mondialisation. On n’arrive pas à constituer l’Europe en force politique effective en revanche on est en train de la constituer en force historique, en train de construire une doctrine historique. De ce point de vue là il y a une date, c’est 94, au Conseil de l’Europe, le rapport de Lluis Maria de Puig, qui est un socialiste Catalan, Espagnol, qui proposait une doctrine de recours à l’histoire. Là, il y a quelque chose qui est tout à fait important. Ce moment d’indécision...
Emmanuel Laurentin : Et la volonté de crée des manuels communs à plusieurs pays mais aussi dans des régions qui ne sont pas directement liées à l’Europe politique. Dans le Caucase, il y a eu des tentatives de créer des manuels d’histoire caucasiens qui ne prendraient pas en compte...
Patrick Garcia : Emmanuel, là, c’est un tout petit différent. Pour la question des manuels, là on est dans une vieille tradition du Conseil de l’Europe qui remonte à la LDL ( ?)...
Emmanuel Laurentin : C’est ça
Patrick Garcia : Or, 94 on est dans une inflexion. Pour la première fois on a l’expression publique, politique d’une doctrine de l’histoire et d’une efficacité de l’histoire qui, à mon sens, est calquée sur précédent des romans ( ?) nationaux.
Emmanuel Laurentin : Moi, il y a quelque chose qui m’épate et par laquelle j’ai commencé l’émission d’aujourd’hui, c’était la question : Pourquoi ce débat si chaud, sur les lois mémorielles, s’était autant refroidi ? Qu’est-ce qui s’est passé - peut-être que ça va se réchauffer à la fin de ce débat, alors que tout le monde s’est très bien entendu à pour qu’en deux ans quelque chose qui semblait une véritable guerre - peut-être pas de doctrine - de position sur la question : est-ce qu’il faut supprimer toutes les lois ? loi Gayssot, « loi Taubira », etc. soit devenu quelque chose d’accessoire et qu’on en discute plus, dans l’espace public des historiens ces temps-ci ? Qu’est-ce qui se passe Nicolas Offenstadt ?
Nicolas Offenstadt : Alors, je ne sais pas s’il s’est tant refroidi que ça. Disons que ça ne fait plus là
Emmanuel Laurentin : C’est en train de se réchauffer.
Nicolas Offenstadt : Oui, oui, parce que d’abord il y a eu quand même des rebondissements notamment avec la question du génocide arménien, il y a eu encore de nouveaux débats. Donc, je pense que le débat n’est pas aussi refroidi que l’on a l’impression. Il continue d’ailleurs à diviser au sein des historiens. Il y a quand même plusieurs positions, sur les lois mémorielles, qui s’affrontent. Il y a une position d’un certain nombre d’historiens qui est de dire : le problème majeur des ces lois c’est en quelque sorte le processus continue qui fait que chaque communauté va revendiquer sa loi de protection ou sa loi de reconstitution.
Emmanuel Laurentin : Ce n’est pas votre position.
Nicolas Offenstadt : Non.
Emmanuel Laurentin : ça, c’est la position plutôt de « Liberté pour l’histoire »
Nicolas Offenstadt : Oui. J’ai eu un débat avec Guy Pervillé sur cette question-là était absolument affolé
Emmanuel Laurentin : Historien de la Guerre d’Algérie
Nicolas Offenstadt : Son grand argument, qu’il répétait sans cesse, c’était : mais où ça va s’arrêter ? Il y a la loi Gayssot sur les génocides, la « loi Taubira » sur les questions de l’esclavage...
Emmanuel Laurentin : Un peu la même question que je posais tout à l’heure sur les demandes de réparations infinies qui pouvaient descendre jusqu’au plus bas.
Nicolas Offenstadt : Moi, ma position, qui est celle aussi de bon nombre d’animateurs du Comité de vigilance pour les usages de l’histoire, coprésidé par Gérard Noiriel et Michèle Riot-Sarcey, est de dire : il faut quand même savoir distinguer la position de l’historien et ce que demande une société. Moi, je considère comme extrêmement légitime que le pouvoir souverain élu démocratiquement se prononce sur un certain nombre de lectures du passé. Comme je considère comme extrêmement légitime que chaque citoyen ait envie de valoriser certains éléments du passé. Ce n’est pas à l’historien de dire, il y a un passé, c’est le seul. Je ne vois pas pourquoi la loi n’interviendrait pas si elle sanctionne des valeurs démocratiquement légitimes.
Emmanuel Laurentin : Réchauffons, réchauffons, Patrick Garcia.
Patrick Garcia : Cela sera un point de divergence fondamental, à savoir que la fait que l’état ou que la collectivité nationale se prononce sur son passé, évidemment. Il y a des modalités pour ça, ça s’appelle la commémoration, ça s’appelle les discours, ça s’appelle les monuments, il y a toute une série de modalités d’expression d’une sensibilité publique.
Emmanuel Laurentin : Dont vous êtes le grand spécialiste, il faut bien le rappeler.
Patrick Garcia : La question de la loi est différente. Le passage par la loi est différent. Moi, ce qui m’inquiète effectivement de ce point de vue-là c’est que la France...
Emmanuel Laurentin : C’est que les modalités traditionnelles, diriez-vous, qui étaient auparavant : commémoration, création de monuments sont abandonnées progressivement ?
Patrick Garcia : Non, non, elles ne sont pas abandonnées. Elles sont doublées parce que précisément on est dans un espace où recourir à la loi est devenue une des modalités d’affirmation politique. Quand on regarde toutes les lois, dites mémorielles, elles sont toutes d’initiatives parlementaires. Elles vont toutes à un moment donné marquer une existence d’un groupe...
Emmanuel Laurentin : Relayé par un groupe parlementaire.
Patrick Garcia : On est dans des choses symboliques. La question est que ça a des effets. Ces effets me semblent préjudiciables. Je suis contre la sanctuarisation de l’histoire par la loi.
Emmanuel Laurentin : Nicolas Offenstadt, très brièvement, puis Olivier Dumoulin et pour conclure Sandrine Lefranc.
Nicolas Offenstadt : Premièrement, lois mémorielles, j’ai employé l’expression le premier mais en fait ça ne veut rien dire. Ces lois sont extrêmement différentes. Dire : « On est contre les lois mémorielles », ça ne veut rien dire, c’est une catégorie générale. La loi Gayssot condamne le négationniste, qui est pour le négationniste quand on a un esprit sain ? Personne. Donc, on ne peut qu’être d’accord pour condamner le négationniste.
Olivier Dumoulin : A-t-on besoin d’une loi pour condamner le négationniste ?
Nicolas Offenstadt : La loi sur le génocide arménien est une loi proprement déclarative, donc qui ne fait qu’énoncer. Donc, on a des lois extrêmement différentes, donc il faut varier. Deuxièmement, cette idée des groupes. Je suis désolé le génocide arménien n’est pas que l’affaire des Arméniens.
Olivier Dumoulin : Je parlais des groupes politiques à l’intérieur de l’Assemblée nationale, Nicolas.
Nicolas Offenstadt : Même des groupes politiques. Je pense que ça a des portées plus générales. Quand on parle du génocide arménien, on parle d’autres choses que des Arméniens. En ce sens une collectivité nationale peut tout à fait s’exprimer à ce sujet.
Emmanuel Laurentin : Olivier Dumoulin, puis Sandrine Lefranc pour conclure.
Olivier Dumoulin : Ceci dit, les lois posent un problème puisqu’elles postulent que la loi s’applique à n’importe quelles formes de discours adoptant une position interprétative. A partir du moment où l’on agit de cette façon-là, on limite bien la capacité, pour un historien qui agirait de façon consciente et historienne, d’évoquer même la possibilité de certaines positions. Moi, je veux bien qu’on prenne les lois mais soit que les lois n’ont pas de vertus punitives, n’interdisent rien et dans ce cas-là elles sont purement symboliques, elles permettent simplement une reconnaissance publique...
Nicolas Offenstadt : C’est une fonction de la loi, le symbole aussi.
Olivier Dumoulin : Mais ou bien, ce qui est le cas, elles prescrivent également un certain nombre de sanctions, lorsqu’on contrevient, et dans ce cas-là le problème est de savoir est-ce que toute forme de discours qui contrevient à la lettre de la loi y contrevient véritablement dans l’esprit. Et donc là, on a un champ, évidemment selon la façon dont on lit ces lois, la façon dont on les interprètes, les historiens peuvent continuer à travailler totalement librement, si on les interprètes au pied de la lettre on peut effectivement ligoter la production d’hypothèses, encore une fois je laisse de côté les discours qui seraient de mauvaise foi, ce qui n’est pas la question véritablement que nous nous posons. Je n’ai pas de position tranchée sur la question. Je pense simplement que l’usage efficace de ces lois n’a pas encore tout dit et qu’elles nous posent effectivement des problèmes et je peux très, très bien comprendre que dans une vision absolutiste à la liberté de l’historien, même si d’aucun se sont insurgés devant cette idée que l’historien soit libre, eh bien on puisse accuser.
Sandrine Lefranc : A vrai dire, moi, j’en viens, à contrecœur, presque à partager la position de Nicolas Offenstadt tout simplement parce que j’ai l’impression que c’est un peu un cri de roquet tout ça. J’adorerais pouvoir marquer mon territoire et dire aux politiques de ne pas venir empiéter sur mes plates-bandes...
Emmanuel Laurentin : C’est lus compliqué que de marquer son territoire tout de même !
Sandrine Lefranc : J’ai l’impression que nous - et pour le coup ce sont les historiens et toutes les autres spécialités des sciences sociales à très ambivalents. C’est-à-dire que l’on défend à la fois un rôle social de nos pratiques, et notamment une capacité à influencer sur les représentations publiques, et dans le même temps voilà « avec et sans nous ». Qui sommes nous pour dire aux politiques, pour des raisons qui les concernent, souveraines ou bassement locales, de ne pas se saisir de nos travaux ?
Emmanuel Laurentin : Brièvement, plus qu’un aboiement, Patrick Garcia.
Patrick Garcia : Toute cette question appelle une réflexion déontologique de la part des historiens et une relative cure d’abstinence. Moi, je suis assez partisan d’une forme de désengagement, une déontologie du désengagement de ce point de vue là.
Emmanuel Laurentin : Ah ! ce qui n’est pas du tout la position de Nicolas Offenstadt.
Nicolas Offenstadt : Pas du tout. Je pense que l’historien dans sa tour d’ivoire ne correspond absolument pas à ce qu’il peut apporter à la société. La distance, ce n’est pas la tour d’ivoire. Il ne faut pas mélanger les deux.
Emmanuel Laurentin : Merci à tous en tout cas d’avoir accepté’ de discuter de ces questions pour conclure cette semaine consacrée au Passé par la loi dans la Fabrique de l’Histoire.
Livres signalés sur le site de l’émission
– Sandrine Lefranc, Politiques du pardon, Ed. Puf, octobre 2002.
Note de l’éditeur : Dans de nombreuses démocraties ayant récemment succédé à des régimes autoritaires, bourreaux et victimes continuent de coexister. La haine est toujours présente malgré la mise en place de processus de « réconciliation » par les gouvernements actuels en Amérique du Sud comme en Afrique du Sud. Des réparations et l’établissement de la vérité sur les crimes commis devaient pallier l’absence de poursuites judiciaires, des lois d’amnistie devaient également représenter une première étape vers le pardon et la réconciliation. Faut-il pardonner aux agents d’un régime autoritaire qui ont torturé et fait disparaître des opposants par milliers ? Un pardon politique est-il possible ?
– Olivier Dumoulin, Le rôle social de l’historien. De la chaire au prétoire, Ed. Albin Michel, 8 janvier 2003.
Présentation de l’éditeur : A la demande de la société, mais aussi de son propre aveu, le rôle du médecin a changé : il ne se contente plus de soigner, il décide du droit de vivre ou non et contribue à l’équilibre budgétaire de la nation. Ce livre part de l’hypothèse qu’un changement de rôle analogue touche les historiens qui des salles de cours sont entrés dans les prétoires, en qualité d’experts ou de témoins. Traditionnellement garants du passé, ils se reconnaissent maintenant des droits dans l’élaboration de l’avenir et participent au processus judiciaire.
Olivier Dumoulin s’interroge sur la manière dont l’ensemble de la profession justifie cette mutation et ses symptômes actuels : témoignages lors de procès suscités par l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité, expertises effectuées à la demande de l’État, de particuliers ou d’entreprises, etc. Prenant pour point de départ la France et l’Amérique contemporaines, il retrace l’évolution du métier d’historien depuis la fin du XIXème siècle. L’affaire Dreyfus, la Conférence de la paix en 1919, les rapports des historiens avec le militantisme démontrent que ces pratiques ne sont pas nouvelles ; la rupture se situerait davantage dans le regard que l’on porte sur elles.
Au terme de ce voyage se dégage l’image d’un historien au rôle changeant, peut-être en gestation : avant-hier conseiller du prince, écrivain ou érudit, hier professeur ou savant, il hésite aujourd’hui entre les chemins de la mémoire et ceux de l’expertise.
– Maryline Crivello, Patrick Garcia, Nicolas Offenstadt (Dir.), Concurrence des passés : usages politiques du passé dans la France contemporaine, Ed. Publications de l’Université de Provence, 16 février 2006.
Présentation de l’éditeur : Longtemps, la nation a été le lieu par excellence d’un usage transitif de l’histoire. Elle apparaît aujourd’hui comme une échelle parmi d’autres, souvent moins investie que le local ou le régional et fragilisée par l’émergence de niveaux supranationaux. Cette nouvelle configuration bouleverse l’économie des usages de l’histoire. Il en résulte notamment une concurrence des passés tandis qu’un nouveau type d’historicité se développe dans lequel « rendre présent « voire » sortir du temps » l’emportent sur l’esquisse d’un devenir commun et où le patrimonial prend le pas sur l’historique. La situation des historiens professionnels s’en trouve modifiée. Elle est affectée tant par la démultiplication des producteurs d’histoire que par la concurrence des associations à vocation mémorielle ou patrimoniale. Fondé sur une série d’études topiques, l’ouvrage analyse comment s’opère la confrontation des mémoires et des histoires qui singularisent la scène contemporaine et les enjeux historiographiques et civiques qui en découlent.