Frédéric Lenoir : Aujourd’hui, je reçois François Roustang, qui va nous parler de « Socrate chaman ou philosophe ». François Roustang, bonsoir !
François Roustang : Bonsoir.
Frédéric Lenoir : Vous êtes thérapeute, dissident de la psychanalyse, comme vous le dites vous-même, vous nous expliquerez après pourquoi. Vous menez depuis des années une réflexion sur l’hypnose, et vous avez publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels une trilogie importante : « La fin de la plainte », « Il suffira d’un geste » et « Savoir attendre », chez Odile Jacob, qui vous range parmi les auteurs les plus originaux en France dans ce domaine. Et nous vous recevons aujourd’hui pour votre dernier livre, publié en 2009, « Le secret de Socrate pour changer la vie », toujours chez Odile Jacob.
Pourquoi est-ce que l’on a intitulé cette émission : « Socrate chaman ou philosophe », ce n’est pas le titre de votre livre évidemment, vous utilisez d’ailleurs assez peu l’expression de chaman ou de chamanisme, mais à la fin de votre ouvrage vous donnez une citation d’Henri Joly qui affirmait : « Que Socrate ait été le dernier chaman et le premier philosophe fait partie désormais des vérités anthropologiquement admises. » J’ai trouvé extrêmement intéressante cette expression parce qu’on a évidemment tous dans la formation culturelle et universitaire que l’on a pu recevoir dans la tradition française l’idée que Socrate est sans doute l’un des pères, voire le père, de la philosophie, et le dernier des chamans c’est quelque chose évidemment qui n’a pas été beaucoup enseigné à l’université.
François Roustang : Non.
Frédéric Lenoir : Dites-nous ce que cela peut signifier dans cette pensée et pour vous.
François Roustang : C’est certainement très compliqué parce que c’est un terme très difficile à employer, étant donné que chaman renvoie à des hommes qui étaient en rapport spécial avec la nature et qui pouvaient éventuellement guérir, dans des populations qui étaient liées elles aussi à la nature, donc il y a un changement complet. Mais je voudrais dire d’abord pourquoi on peut penser ça de Socrate. Il y a des textes, très peu, où on voit que Socrate a eu affaire quand même… par exemple dans Charmide, Socrate raconte qu’il a été initié spécialement pour guérir les maux, les maux de tête pour Charmide, et qu’il a utilisé aussi la pharmacopée, mais, c’est ça le tournant opéré par Socrate, il n’utilise plus les charmes ou les drogues il utilise la parole. Donc Socrate est un chaman, il se présente comme chaman, on dit par exemple dans ce texte-là qu’il a été initié par un homme de Thrace, il le dit lui-même, il utilise les enchantements, on pourrait dire pourquoi, mais en fonction de sa culture d’Athénien, qui a parlé longuement avec les sophistes, et qui a discuté avec les sophistes, en dialectique on ne peut pas faire mieux. Quel est le lien possible entre Socrate philosophe et Socrate thérapeute ? Le dialogue socratique est fait pour conduire l’interlocuteur à ne plus pouvoir penser. La fameuse aporie à laquelle aboutit le dialogue socratique. Il pousse ça au maximum. Quelquefois, je pense que c’est Platon qui corrige ça, et qui ne supporte pas justement que la fin d’un dialogue sur la justice, sur la soumission aux lois, sur la religion, se termine par une aporie, une impossibilité de conclure. Mais il y a des dialogues qui sont typiques de la façon dont Socrate procède, à savoir, dans Xénophon, en termes de dialogue avec Euthydème, où Socrate fait tout pour emmêler Euthydème, qui se prend pour un intellectuel, pour qu’il ne puisse plus penser.
Frédéric Lenoir : Est-ce que l’on pourrait dire, d’une certaine manière, que Socrate cherche à apporter un peu de confusion dans l’esprit de ses interlocuteurs ?
François Roustang : Tout à fait !
Frédéric Lenoir : Et ça, c’est ce que l’on retrouve dans les pratiques dites chamaniques ou l’hypnose ?
François Roustang : Oui, tout à fait ! Par exemple, un homme comme Milton Erickson, qui est un grand hypnotiseur et thérapeute américain, il avait un art extraordinaire pour mettre les gens en état de confusion. Pourquoi ? Parce que le premier obstacle à la guérison c’est le fait de penser, de réfléchir, de mettre de l’ordre dans ses pensées, et Socrate fait tout pour empêcher l’interlocuteur à pouvoir mettre une idée à la suite de l’autre. Une phrase qui revient souvent dans le texte, l’interlocuteur qui dit : « ουκ οιδα οτι λεω (ouk oida oti leo) », « je ne sais plus ce que je dis ». Pourquoi ça ? Parce qu’il s’agit de détacher l’interlocuteur de son système de pensée actuelle afin de lui permettre d’élargir son champ de perception afin qu’il puisse de nouveau renouveler son existence.
Frédéric Lenoir : Est-ce qu’on pourrait dire qu’il faut l’amener à lâcher prise, etc. ?
François Roustang : Oui, tout à fait. Là encore ce sont des mots qui sont employés très souvent à propos de l’hypnose : « on ne sait plus très bien ce que l’on dit », lâcher prise cela veut dire être incapable de penser et d’expliquer. On peut dire que nos thérapies actuellement en Occident, depuis des dizaines et des dizaines d’années, consistent à dire : « si je comprends mon symptôme je vais pouvoir guérir », or je pense qu’il n’en est rien.
Frédéric Lenoir : C’est pour ça que vous êtes un dissident de la psychanalyse ?
François Roustang : C’est pour ça, entre autres, que je suis un dissident de la psychanalyse, mais ça c’est de toute façon une longue histoire à raconter parce que cela ne s’est pas fait tout seul. Moi, mon expérience de la psychanalyse c’était très clair, très pointu, à savoir que pour moi c’était ne pas pouvoir parler, ne pas pouvoir expliquer, afin que des forces vitales puissent prendre la place. C’est-à-dire que nous vivons dans un état d’inhibition qui est souvent renforcé précisément par l’explication et par la volonté de comprendre. Même Lacan soulignait : « méfiez-vous de comprendre », après on a ajouté : « méfiez-vous de comprendre trop vite », mais non ! « méfiez-vous de comprendre », c’est-à-dire que quand on croit comprendre, on croit que l’on va changer, on ne change pas par la compréhension.
Frédéric Lenoir : En même temps, est-ce que pour autant il faut critiquer le processus de compréhension au sens de mise à jour de l’inconscient par une prise de conscience de quelque chose qui était inconscient ? Ce n’est pas négatif en soi ? Cela ne suffit peut-être pas pour changer mais ce n’est pas négatif en soi ?
François Roustang : Ce n’est pas négatif mais c’est inutile. D’abord il faudrait que l’on m’explique ce que cela veut dire « laisser parler l’inconscient ». Laisser parler l’inconscient, ça peut se faire dans les rêves, mais ça peut se faire aussi brutalement par le laisser apparaître des instincts et des forces vitales, c’est ça qui est fondamental. Freud a caractérisé la psychanalyse en disant : « wo es war, soll ich werden », « Où « ça » était « je » dois advenir », c’est ça la prise de conscience, il y avait des choses qui étaient inconscientes qui deviennent conscientes. Moi, je pense que la guérison, c’est exactement l’inverse : « wo ich war, soll ich werden », « où « je » était, ça doit apparaître », c’est-à-dire la disparition du sujet en tant que tel. Je n’ai pas à être sujet pour guérir, c’est tout le contraire, j’ai au contraire à participer aux circonstances de ma vie, à participer à tous les paramètres de mon existence, c’est ça qui compte, et dans la mesure où je rentre en contact avec ces circonstances, avec ces paramètres de l’existence, comme si mon « je » devait disparaître, c’est à ce moment-là que je peux guérir, c’est-à-dire que je retrouve le courant de ma vie. Et ça, c’est très typique de Socrate aussi.
Frédéric Lenoir : Et pour ça, effectivement vous dites : « le mental peut-être un obstacle à cette connexion que l’on doit avoir avec la vie » finalement ?
François Roustang : Voilà, non pas « peut » mais « est » un obstacle.
Frédéric Lenoir : « Est », vous êtes très radical et critique de la pensée.
François Roustang : Absolument !
Frédéric Lenoir : On a quand même l’image que Socrate a voulu vaincre l’ignorance, donc il cherche à ce que l’homme acquiert une connaissance, mais ce que vous nous dites c’est que cette connaissance ça ne doit pas être une connaissance purement intellectuelle et spéculative, ça doit être une connaissance qui s’incarne plus dans le corps, dans l’être ?
François Roustang : Tout à fait ! Socrate n’a pas voulu vaincre l’ignorance, il a voulu produire l’ignorance. C’est tout différent ! il a voulu produire le non savoir, c’est ça l’originalité de Socrate.
Frédéric Lenoir : Oui, pour accéder à un autre savoir.
François Roustang : Non !
Frédéric Lenoir : Pour quitter une illusion.
François Roustang : Non, c’est Platon qui a fait cela.
Frédéric Lenoir : Alors là, il faut qu’on en parle un petit peu parce que je sais que vous êtes très critique envers Platon, en nous disant qu’il a complètement réinterprété Socrate ne serait que sur la théorie des idées...
François Roustang : Mais c’est quand même grâce à lui que l’on a beaucoup de choses de Socrate…
Frédéric Lenoir : Oui, mais comment faire la part des choses ? Comment vous pouvez dire : ça c’est vraiment Socrate et ça c’est Platon ?
François Roustang : Eh bien, j’ai fait d’abord un travail historique, j’ai suivi en particulier Vlastos, un helléniste d’origine grecque qui a fait sa vie aux États-Unis, qui, après d’autres d’ailleurs, a pu dater les dialogues platoniciens, peut-être pas dater d’une façon très précise mais voir la succession...
Frédéric Lenoir : L’évolution chronologique.
François Roustang : Une des caractéristiques que remarque Vlastos c’est qu’il n’y a rien sur la théorie des idées dans les premiers dialogues. Pour Vlastos et pour d’autres, c’est un signe que Platon était beaucoup plus proche de Socrate. Donc, historiquement moi je ne me suis servi que des premiers dialogues de la genèse de Platon.
Frédéric Lenoir : Lesquels ? Dites-nous quels sont ceux qui sont pour vous authentiques.
François Roustang : C’est Charmide, C’est Lathèce, c’est Euthyphron, Lysis…
Frédéric Lenoir : Mais les dialogues les plus connus, comme Le Banquet, Phèdre, Phédon, d’après vous ne sont pas authentiques, il faut faire la part des choses ?
François Roustang : Ils sont authentiques, ils sont signés de Platon.
Frédéric Lenoir : Mais par rapport à la pensée de Socrate, ils ne sont pas fidèles, on va dire, à Socrate ?
François Roustang : Par exemple, il y a un texte très intéressant, que j’ai beaucoup utilisé, le premier livre de La République, tout le monde est d’accord pour dire que c’est quelque chose de tout à fait à part et que c’est Platon qui a remplacé au début de La République un texte probablement qu’il avait rédigé dans sa jeunesse, c’est vraiment une hypothèse qui maintenant est admise, peut-être pas par tout le monde mais qui est une hypothèse très forte. De même, le texte du Banquet, c’est certainement un Platon tardif, qui discute de l’amour etc., mais la fin, le discours d’Alcibiade, est reconnu comme un texte très ancien, il fait partie de la genèse de Platon.
Frédéric Lenoir : donc il y a eu effectivement un collage, dans les différents ouvrages, de textes plus anciens, et vous vous faites le tri en disant ça cela ressemble plus au jeune Platon et ça, c’est le Platon plus tardif, qui a élaboré sa théorie des idées du bien en soi, du beau en soi et de la séparation, etc. Je crois qu’une des critiques fortes que vous faites à Platon, c’est le dualisme du corps et de l’âme. Pour vous ce n’est pas du tout proche de ce que pensait Socrate.
François Roustang : Non, à la fin du premier livre de La République, il y a toute une série de distinctions âme - corps, qui apparaissent et qui font échos au début du second livre de La République. Dans le texte du premier livre de La République, on ne voit pas cette différence, cette distinction faite entre âme et corps, si ce n’est : ce qui relève de l’âme c’est la gymnastique, ça, c’est une distinction connue en Grèce, ou au contraire ce qui relève de la grammaire, etc. mais cette distinction âme-corps où il y aurait une attention à l’âme comme ayant une spécificité et une indépendance, ça, ce n’est pas dans les textes primitifs, ce n’est pas dans le jeune Platon, disons.
Frédéric Lenoir : Et vous êtes convaincu que Socrate ne pensait pas ça, que tout ce qui est dit par exemple dans l’apologie de Socrate où il explique à ses disciples qu’il est important que son âme va rejoindre les Dieux, donc il cultive la justice en vue une vie immortelle, tout ne vous paraît pas juste ?
François Roustang : Oh, c’est beaucoup plus compliqué que ça ! La vie immortelle, il en parle d’une façon tout à fait problématique, dans le Criton en particulier, il dit : on ne sait pas ce qui se passe. Il dit…
Frédéric Lenoir : Mais au cas où il vaut mieux cultiver son âme.
François Roustang : Voilà, c’est ça. C’est teinté d’une ironie cinglante. Pour des croyants, c’est insupportable ça : est-ce qu’il y a l’Hadès ? Est-ce qu’il n’y a pas d’Hadès ? On ne sait jamais, préparons-nous quand même.
Frédéric Lenoir : Revenons à Socrate thérapeute, après ce petit passage pour essayer de comprendre qu’il y à prendre et à laisser dans la lecture des textes de Platon. En tout cas, il faut être effectivement attentif à ce qui peut y avoir de Socrate et ce que Platon a pu rajouter par rapport à sa propre théorie. Donc, pour vous Socrate a été essentiellement un thérapeute, c’est-à-dire que c’est quelqu’un qui vise finalement par la philosophie à transformer son interlocuteur, à le faire bouger, à le faire changer.
François Roustang : Oui, tout à fait.
Frédéric Lenoir : Expliquez nous ce que cela veut dire.
François Roustang : Par exemple, avec Euthydème, dans Xénophon, qui se prend très au sérieux, rassemble beaucoup de livres, lit énormément, et Socrate s’aperçoit que c’est un petit prétentieux qui ne ses soucie pas de lui, ne se soucie pas au sens de progresser dans quel que sens que ce soit. Et, Socrate, par toute une série de moyens, qu’il faudrait détailler, qui sont plus ou moins spécieux d’ailleurs parce que Socrate use du raisonnement avec une légèreté inimaginable ! Par exemple, un des procédés de Socrate est de dire : vous dites quelque chose du point de vue général mais en particulier ça ne vaut pas. Et si au contraire quelqu’un parle d’un cas particulier, il dit : oui, mais en général cela ne vaut pas. Il joue tout le temps une argumentation qui est frauduleuse, et cela ne gêne pas du tout Socrate. Alors, qu’on ne me dise pas que c’est un philosophe rationaliste, ce n’est pas vrai ! Et ça, c’est dit explicitement par de grands spécialistes. Je me suis beaucoup appuyé, dans mon travail, sur les travaux de Rossetti, professeur de philosophie de Pérouse, qui explique tout à fait en détail comment Socrate ne raisonne pas. Le but de Socrate ce n’est pas de raisonner, c’est de piéger l’autre, qui finalement ne peut plus s’y retrouver, parce que, comme vous le disiez très bien tout à l’heure, le premier temps d’une thérapie, c’est de créer un état de confusion, c’est-à-dire que je ne peux plus m’appuyer sur la connaissance.
Frédéric Lenoir : Je ne peux plus m’accrocher à ce qui jusqu’à présent…
François Roustang : à mes croyances, mes connaissances, mes certitudes, c’est fini. C’est ça le premier temps de la thérapie, c’est-à-dire un état d’ouverture tout azimut. Vous parliez tout à l’heure de mon rapport à la psychanalyse, combien de fois j’ai dit à des psychanalystes : c’est curieux, vous qui êtes pour un questionnement radical, vous ne questionnez même pas les textes de Freud ! Pourquoi faudrait-il croire que Freud a dit la vérité ? Pourquoi faudrait-il croire que Lacan a dit la vérité ? Ce n’est pas possible ! Tant que l’on n’a pas questionné radicalement ces textes-là, on ne commence pas à vivre. Quand on croit encore à quelque chose, on est foutu !
[Séquence musicale : Purcell, Didon et Énée, Les arts florissants, William Christie (dirigeants)]
Frédéric Lenoir : Vous êtes sur France Culture dans l’émission de Frédéric Lenoir, Les Racines du ciel, en compagnie de François Roustang qui nous parle aujourd’hui de son livre « Le secret de Socrate pour changer la vie ». Après ce très beau morceau, Didon et Énée, de Purcell, un choix de notre invité, nous poursuivons cet entretien sur cette question passionnante Socrate thérapeute. On a déjà évoqué le fait qu’il y avait un parallélisme possible entre ce qu’est la thérapie de type chamanique, l’hypnose également, l’image que l’on a un peu aujourd’hui dans le vocabulaire courant en Occident, on dit que ce sont des thérapies qui provoquent des états modifiés de la conscience, je crois que c’est expression que vous n’aimez pas du tout.
François Roustang : Non. D’abord cette expression-là, à mon avis, elle est faite pour gommer tout ce qu’il y a d’original dans l’expérience de l’hypnose. Notre culture ne peut pas penser l’homme si ce n’est par rapport à sa conscience. Ça, c’est Descartes qui a certainement introduit cela, c’est Locke qui a vraiment poussé les choses jusqu’à la catastrophe, on n’aurait d’identité que par la conscience, c’est-à-dire qu’on n’a plus de corps, on n’a plus de participation sociale, on n’a plus de vie à l’égard du cosmos, on est une conscience. Encore hier, j’entendais un biologiste, très, très compétent, un monsieur qui est au Collège de France, on lui a demandé : « l’identité qu’est-ce que c’est ? » Il dit : « l’identité, c’est simplement le fait de se remémorer ce que l’on a été et de refaire ses souvenirs », mais ce n’est pas possible, ça !
Frédéric Lenoir : Ce qui revient à limiter l’identité à la conscience de soi.
François Roustang : C’est ça. Donc, ça c’est incoercible pour nos contemporains ou pour les gens de notre culture, l’homme se définit par la conscience, mais ce n’est pas vrai, il y a beaucoup d’autres éléments, en tout cas on ne se renouvelle pas par la conscience. La conscience c’est un épiphénomène de la vie, on se transforme, on se change dans la vie par la vie, c’est-à-dire par la participation à tous les éléments qui la constitue.
Frédéric Lenoir : Alors, dans cette compréhension-là, où je comprends très bien que vous ne voulez pas réduire l’homme à la conscience, qu’est-ce que le chamanisme, l’hypnose ou Socrate vont produire comme modification, si ce n’est pas une modification de l’état de conscience, c’est une modification de quoi, de l’être, du rapport de l’homme au monde ? Comment vous le définiriez ?
François Roustang : C’est exactement ça, une modification d’un rapport, parce que qu’est-ce que c’est qu’un symptôme ? Un symptôme, c’est une façon de produire quelque chose qui va être isolée, qui va vouloir - c’est des choses qui sont dites par Hegel, c’est très clair – un symptôme c’est une isolation dans une totalité. Qu’est-ce que va faire l’état hypnotique ? C’est de faire cesser cette isolation pour reprendre contact avec l’ensemble des éléments qui constituent la vie. Autrement dit, moi je pourrais donner comme définition de l’hypnose : c’est un état dans lequel les circonstances, l’ensemble des paramètres de mon existence, vont pouvoir me remettre en place. À la limite, je dirais que l’hypnothérapeute, c’est un rebouteux, c’est-à-dire qu’il remet les membres en place, les idées en place, alors que nous sommes toujours de guingois, nous ne sommes pas installés dans l’existence, on ne sait pas de quoi on dépend, et redécouvrir que l’on dépend d’une multitude d’éléments, d’une multitude de paramètres, d’une multitude de forces, c’est cela qui permet le changement, resituer, alors que le symptôme est l’effet d’une mauvaise situation, on voit cela dans le corps, quand on est mal placé, on n’est pas bien, on se fait mal.
Frédéric Lenoir : Donc au fond, on pourrait dire que ce qui crée une maladie, qu’elle soit du corps ou psychique, c’est quelque chose qui s’est rigidifié, un blocage…
François Roustang : Voilà ! et qui s’est isolée.
Frédéric Lenoir : Qui s’est isolée. Donc il faut la remettre dans le mouvement…
François Roustang : Voilà ! Moi, je dirais que la thérapie par l’hypnose, c’est une thérapie musicale. Si on a affaire à un grand musicien, il ne pense plus pendant qu’il joue mais il est tout entier fondu dans la musique, et il ne fait pas de fausse note, c’est vraiment cet état-là…
Frédéric Lenoir : Donc un travail hypnotique consiste à mettre le patient dans un état de relâchement dans lequel il n’est plus dans ses pensées…
François Roustang : En même temps d’attention à tout, vous voyez. Tous les éléments peuvent me conditionner et je les mets chacun à leur place. C’est ça ! Vous avez tout à fait raison, c’est un état de déconditionnement.
Frédéric Lenoir : C’est ce que Socrate essaye de faire par rapport à ses interlocuteurs en les mettant dans cet état, on disait de confusion ?
François Roustang : C’est ça.
Frédéric Lenoir : Dans lequel ils ne sont plus tenus par leurs repères habituels ?
François Roustang : Tout à fait !
Frédéric Lenoir : Et le but c’est d’arriver à quoi ?
François Roustang : C’est d’arriver simplement à être - comme un grand musicien, ou comme un grand champion, chacun à notre manière – aussi à l’aise avec la nourriture abondante ou la disette, à être aussi à l’aise avec le fait de boire ou pas du tout, parce qu’il n’y a rien à boire, ou de boire beaucoup - Socrate n’est jamais soul, il est réputé comme un gros buveur - , à être habillé de la même façon qu’il fasse une chaleur terrible ou au contraire quand il marche sur la glace, etc.
Frédéric Lenoir : Donc, finalement c’est arriver à dire oui à la vie comme elle se présente ?
François Roustang : Exactement !
Frédéric Lenoir : C’est une acceptation du réel ?
François Roustang : Voilà, alors, le mot acceptation a encore une connotation plus ou moins religieuse, simplement l’ouverture à ce qui est, tout simplement, je n’ai même pas à accepté, je suis déjà. Je suis la faim, je suis la soif, je suis le froid, je suis le chaud, et rien d’autre…
Frédéric Lenoir : D’où l’acceptation de Socrate même de sa mort ?
François Roustang : Oui, tout à fait !
Frédéric Lenoir : C’est dans ce sens là que vous l’interprétez ?
François Roustang : Oui, tout à fait, oui, oui ! Il est indifférent, pas du tout au sens où il serait insensible, ça c’est le côté stoïcien qui apparaîtra plus tard, ce n’est pas ça mais il est tout à fait à l’aise, ce n’est pas différent.
Frédéric Lenoir : Ça, ressemble un peu au bouddhisme aussi, ce que vous dites ?
François Roustang : Ça, ressemble beaucoup au bouddhisme, certainement, tout à fait ! C’est-à-dire qu’il n’y a pas à choisir autre chose que ce qui est. Une des définitions que je pourrais donner de l’hypnose, c’est qu’on supprime la distance entre soi et soi. Un petit exemple, je suggère à quelqu’un de sentir par exemple qu’il est une pierre, qu’il est un rocher, qu’il est une chose, pour supprimer la conscience justement, et il me dit : « alors, je dois prendre conscience que je suis une pierre ? » Eh ben, non ! Non, non ! Supprimez « je ». Supprimez « je dois », simplement même pas prendre conscience, simplement être cela. C’est vraiment cette suppression, oui de la conscience, qui est efficace pour transformer l’existence.
Frédéric Lenoir : Alors, on a le sentiment, quand on lit Platon, que toute la maïeutique socratique vise effectivement à permettre d’accéder à la vérité, donc il y a quand même…
François Roustang : Tout à fait…
Frédéric Lenoir : Ce n’est pas du tout la même chose…
François Roustang : Ce n’est pas du tout ça, la maïeutique ce n’est pas du Socrate, c’est du Platon, ça beaucoup de spécialistes l’admettent maintenant. C’est dans un texte, dans Ménon, je crois, ce n’est ça… Par exemple, mon ami Rossetti me dit : « regarde, quand Socrate veut apprendre à l’esclave comment résoudre le théorème de Pythagore, c’est lui Socrate qui fait le dessin », ce n’est plus du tout de l’ironie socratique, ce n’est plus du tout le questionnement socratique, c’est vraiment quelqu’un qui…, et la réponse de Platon est : il faut se souvenir, mais ça, ce n’est pas de Socrate…
Frédéric Lenoir : Oui, la réminiscence, toute la théorie des idées de la réminiscence …
François Roustang : La réminiscence. On voit bien dans le Ménon, la première partie est vraiment socratique, c’est une interrogation où Ménon ne s’en sort pas, Ménon dit : « tu m’endors », et Socrate lui dit : « si tu crois que moi je ne suis pas bien plus encore embrassé et endormi dans le doute pour pouvoir te mettre dans le doute, tu te trompes », donc c’est ça, pour moi c’est au cœur de l’expérience socratique, pas du tout apprendre à savoir mais apprendre à non savoir.
Frédéric Lenoir : Apprendre à non savoir, cette déstabilisation …
François Roustang : Je dis cela pour ceux qui croiraient que Socrate est un ignorant, il avoir beaucoup beaucoup lu, beaucoup travaillé, beaucoup réfléchi, beaucoup su et appris pour pouvoir faire l’expérience du non savoir. C’est vraiment quelque chose qui se fait non pas dans une négligence totale mais au contraire dans un aboutissement d’une recherche.
Frédéric Lenoir : En tout cas pour des intellectuels occidentaux comme nous le sommes un peu,…
François Roustang : Oui…
Frédéric Lenoir : Mais j’imagine que pour des cultures primitives c’est naturel,…
François Roustang : Tout à fait,…
Frédéric Lenoir : C’est-à-dire qu’on est dans la vie, on ne se pose pas trop de questions, on n’est pas encombré effectivement par la représentation de soi…
François Roustang : Mais dans les autres cultures, il faut faire attention aussi, parce qu’il y a des gens qui ne savent peut-être pas lire et écrire et qui ont appris énormément de choses.
Frédéric Lenoir : Par l’expérience de la vie.
François Roustang : Par l’expérience de la vie. C’est ce savoir là probablement eux aussi qu’ils ont à abandonner pour pouvoir se mettre en transe.
Frédéric Lenoir : Oui, la transe étant une expérience chamanique typique, reconnue dans toutes les cultures, comme une sorte de suspension de la conscience, de la volonté, du jugement, et dans laquelle on est comme possédé par une force supérieure.
François Roustang : Tout à fait.
Frédéric Lenoir : Est-ce que Socrate avait des transes ?
François Roustang : Des transes ? Oui, à la fin du Banquet, justement il y a une description d’une transe de Socrate, c’est merveilleux. Pendant le siège de Potidée on voit Socrate, qui participe comme soldat au siège de Potidée, qui s’est retiré, il reste debout d’une aurore à l’autre, et il y a des détails amusants, ses compagnons d’arme, intrigués par son truc, se relayent la nuit pour savoir s’il triche, s’il ne se couche pas quelques heures…
Frédéric Lenoir : Et non, il reste immobile toute la nuit…
François Roustang : D’ailleurs, dans des textes anciens, c’est la marque par exemple d’une authenticité. On dit : mais c’était vrai que Socrate est resté comme ça.
Frédéric Lenoir : Est-ce qu’il y a, pour vous, un rapport entre ces phénomènes un peu de transe, où Socrate reste comme ça immobile pendant très, très longtemps et ce que l’on appelle son daemon ? Son fameux démon, esprit, génie, on ne sait pas trop comment traduire ça, qui fait qu’il se sentait à certains moments, il le dit plusieurs fois, est-ce que pour vous une invention de Platon ou plutôt assez authentique, que soudain son daemon lui parle, il lui dit de faire telle chose ou une autre, ce qui gêne énormément les historiens de la philosophie, qu’est-ce que vous en pensez de ce fameux daemon ?
François Roustang : Si l’on regarde de près, le daemon est un daemon qui est toujours négatif. Il ne dit pas à Socrate ce qu’il doit faire, ce qui serait justement tombé dans une perspective d’inspiration, il est certainement inspiré mais pas de cette façon-là. Le daemon lui dit : ne fais pas ça. Par exemple, à la fin de sa vie, le daemon lui dit : ne sort pas de prison. Tu peux t’évader, c’est facile, personne n’ira te chercher, ne le fais pas. Il dit : voilà, mon daemon m’a dit ne le fais pas. Pourquoi ça ? Parce que le daemon n’est pas du tout une espèce de puissance supérieure qui vient dire à Socrate ce qu’il faut faire mais seulement quelqu’un, quelque chose qui lui dit : tu es en dehors du chemin qui est le tien, remet-toi là-dedans, remet-toi, tu commences à raisonner, tu commences à raisonner ton action, tu ne te laisses pas influencer, tu ne te laisses pas influencer par les circonstances, par les paramètres de ta vie, alors replace-toi comme il faut. Le daemon est uniquement rectification.
Frédéric Lenoir : Mais c’est quoi ? C’est une voix intérieure ou un esprit qui lui parle, c’est quoi ?
François Roustang : Je crois que c’est très simple, vous sentez vous-même quand vous n’êtes pas accordé, vous êtes en relation avec une femme, avec des enfants, avec un entourage, etc., vous sentez bien que vous n’êtes pas là, que vous n’y êtes pas. Ou vous êtes en train de lire, de chercher à avoir des idées, vous vous apercevez que vous êtes en train de tordre le texte, c’est plutôt des impressions comme celles-là, qui sont tout à fait naturelles.
Frédéric Lenoir : Oui, sauf que là, c’est vraiment présenté de manière assez forte, avec cette idée d’une voix, une voix de son daemon, qui lui dit, il le présente comme ça,…
François Roustang : Oui, oui…
Frédéric Lenoir : Pour vous, c’est le vrai Socrate qui a ce daemon, ce n’est pas le Socrate de Platon ?
François Roustang : Oui, c’est tellement caractéristique,…
Frédéric Lenoir : De ce que vous dites, oui…
François Roustang : un daemon qui est uniquement négatif.
Frédéric Lenoir : Alors, si je reprends un petit peu les images que l’on a habituellement de Socrate, on disait tout à l’heure, il y a une image très rationaliste d’une lecture moderne de l’histoire de la philosophie, dans laquelle on fait de Socrate le père de la philosophie rationaliste, don on en fait plutôt un rationaliste logique, vous nous avez dit qu’il est très illogique, finalement il n’est pas là du tout pour tenir un discours complètement rationnel, on voit bien qu’il y a beaucoup d’éléments de rationalité qui se marient avec des éléments d’irrationalité,…
François Roustang : Tout à fait, c’est ça l’astuce…
Frédéric Lenoir : les deux cohabitent parfaitement chez Socrate, et en même temps vous démolissez une autre interprétation de Socrate, une autre figure de Socrate, qui a plutôt été construite par la tradition chrétienne, qui est Socrate finalement très spirituel, qui est peut-être le Socrate de Platon d’ailleurs, c’est peut-être Platon lui-même le premier à avoir reconstruit cette image-là de son maître, Socrate, c’est-à-dire quelqu’un qui sépare l’âme et le corps, considère que l’on réalise sa vie à travers la réminiscence des idées, du bien, beau, etc., ce qui fait que l’on peut dire, avec cette lecture-là, que Socrate est un grand spirituel, un maître spirituel, je pense que cela ne doit pas vous plaire que l’on dise ça ?
François Roustang : Mais, ce n’est pas que cela me plaise ou cela ne me plaise pas, ce n’est pas vrai…
Frédéric Lenoir : Pourquoi ?
François Roustang : Mon ami Rossetti, qui est un grand connaisseur en hellénisme, qui a soulevé la question de la qualité et de la spécificité du dialogue socratique, dit explicitement que ce n’est pas un saint, c’est-à-dire qu’il est insupportable, il est méprisant, il pousse les gens à bout puis il les laisse tomber, comme avec Eutydeme, etc., ce n’est pas du tout un monsieur fréquentable ! Mais en même temps c’est quelqu’un dont on dit par exemple qu’il était du même visage en entrant et en sortant de chez lui, c’est là Socrate, oui ! C’est-à-dire qu’il entre pour aller retrouver sa femme, qui paraît-il n’était pas spécialement commode, où qu’il sorte de chez lui, eodem vultu, c’est Cicéron qui dit ça, donc beaucoup plus tard quand même. Mais, c’est ça ! La spécificité de la morale socratique, c’est : tout est bien puisque ça est, en ça de fait cela peut raisonner comme chez les bouddhistes, mais explicite en particulier à la fin du Banquet.
Frédéric Lenoir : Alors, si ce n’est ni un sain ni un sage à la limite, cela ne veut pas dire qu’il n’est pas sage, ni un philosophe rationaliste, quel est le mot qui le définirait le mieux pour vous ?
François Roustang : C’est un danseur. C’est quelqu’un a qui a une subtilité permanente pour retomber sur ses pattes, pour rediscuter avec quelqu’un, quelquefois il y en a qui l’envoient promener quand même, Protagoras, qui est un grand sophiste l’envoie promener en disant : tu ne vas pas bien Socrate, tu raisonnes comme un manche, et Socrate reprend quand même les choses… non, c’est simplement un homme ordinaire, mais un homme ordinaire qui a pris au sérieux le fait d’être homme. Il le dit ça : ανθρωπινή σοφία (anthropine sophia), la sagesse humaine. Humaine, non pas humaine trop humaine, mais humaine qui veut dire de l’homme. Il n’y a rien à ajouter, pas besoin de chercher midi à quatorze heures ! Mais ça, c’est quelque chose d’extraordinaire, la perfection humaine aussi. La fameuse ἀρετή (aretế), qui veut dire vertu, et qui veut dire aussi excellence, ανθρωπινή ἀρετή entropini areté, c’est la vertu humaine qu’on a pratiqué, c’est tout !
Frédéric Lenoir : Et il propose un nouveau rapport à soi et au monde d’une certaine manière.
François Roustang : Tout à fait !
Frédéric Lenoir : Être plus dans la fluidité de la vie.
François Roustang : Voilà, tout à fait.
Frédéric Lenoir : Et son propre corps, de son propre être.
François Roustang : Exactement, exactement ça, oui, tout à fait, mais avec tous les dérapages que peut faire Socrate, il est insupportable, il est méprisant, il met les gens dans des difficultés et puis après il s’en va, il s’en fiche complètement.
Frédéric Lenoir : Donc, c’est un homme tout simplement.
François Roustang : Voilà !
[Norah Jones, Come away with me]
Frédéric Lenoir : Vous êtes sur France Culture, dans l’émission de Frédéric Lenoir, « Les Racines du ciel », en compagnie ce soir de François Roustang, pour parler de « Socrate, chaman ou philosophe ». François Roustang qui a publié chez Odile Jacob ce très beau livre, Le secret de Socrate pour changer la vie.
Leili Anvar, bonsoir !
Leili Anvar : Bonsoir.
Frédéric Lenoir : Vous allez, j’imagine, nous lire un texte de Platon pour nous parler de Socrate ?
Leili Anvar : Oui, c’est un texte de Platon. Je suis heureuse d’apprendre que le texte que j’ai choisi fait partie des anciens textes considérés comme authentiques puisqu’il s’agit effectivement d’un passage de l’éloge qu’Alcibiade fait de Socrate à la fin du Banquet. Et c’est très intéressant d’ailleurs cet éloge puisque cela vient après toute une série de discours sur l’amour, et au lieu de dire ce qu’est l’amour, Alcibiade dit ce qu’est Socrate. Et d’une certaine façon il témoigne par là du fait que la seule présence de Socrate est une présence alchimique qui réveille l’amour. Et je crois que c’est peut-être ça qui fait de ce passage un des plus beaux passages, à mon sens, de toute l’œuvre de Platon, puisqu’au fond ce dont témoigne Alcibiade c’est qu’il suffit que Socrate soit là. Évidemment, il faut aussi qu’il parle, il dira même : « d’écouter les paroles de Socrate crée un trouble et une possession », il va même plus loin, il dit même : « étendre les paroles de Socrate, rapportées, crée ce trouble et cette possession ». Et je crois que peut-être en tant que lecteur de l’œuvre de Platon, on a tous expérimenté à un moment ou un autre, cette expérience, que cette parole rapportée – alors qu’elle soit authentique ou pas authentique, de Platon ou pas de Platon – mais c’est vrai qu’il y a des moments où cette parole rapportée crée un trouble en effet. Alors, ça passe de l’aporie à la possession réellement, c’est-à-dire que l’on peut entrer dans quelque chose qui est quand même de l’ordre de l’extase. C’est pour ça peut-être que sa présence peut être considérée comme ensorcelante et troublante et comme initiation en tant que telle. La présence de Socrate et sa parole est initiatique par essence.
Frédéric Lenoir : Nous écoutons Alcibiade parler de Socrate.
« Pour ma part, Messieurs, je ne risquerais pas de passer à vos yeux pour quelqu’un de complètement ivre. Je vous dirais – sous la foi du serment -, quelles impressions j’ai ressenties et ressens encore maintenant à l’écoute des discours de cet individu. Quand je lui prête l’oreille mon cœur bat beaucoup plus fort que celui des Corybantes, et ses paroles me tirent des larmes, et je vois un très grand nombre d’autres personnes qui éprouvent les mêmes impressions. Or, en écoutant Périclès et d’autres bons orateurs, j’admettais sans doute qu’ils s’exprimaient bien, mais je n’éprouvais rien de pareil, mon âme n’était pas troublée, et elle ne s’indignait pas de l’esclavage auquel j’étais réduit. Mais lui, il m’a bien souvent mis dans un état tel qu’il me paraissait impossible de vivre comme je le fais – et cela, Socrate, tu ne diras pas que ce n’est pas vrai. En ce moment encore, et j’en ai conscience, si j’acceptais de lui prêter l’oreille, je ne pourrais pas rester insensible, et j’éprouverais les mêmes émotions. En effet, il m’oblige à admettre qu’en dépit de tout ce qui me manque, je continue à n’avoir pas souci de moi-même, alors que je m’occupe des affaires d’Athènes. Je m fais donc violence, je me bouche les oreilles pour échapper aux Sirènes, je m’éloigne en fuyant pour éviter de rester assis là, à attendre la vieillesse auprès de lui. Souvent, j’aurais plaisir à le voir disparaître du nombre des hommes, mais si cela devait arriver, je serais beaucoup plus malheureux encore, de sorte que je ne sais comment m’y prendre avec cet homme-là. »
Frédéric Lenoir : Qu’est-ce que cela vous inspire, François Roustang ?
François Roustang : Le texte lui-même en dit suffisamment ! Je pense, - ce texte là, il faut dire d’abord que dans ce passage, de quelques pages, il est répété, de nombreuses fois : « dis-moi Socrate si je dis vrai ? »
Leili Anvar : Tout à fait, il prend Socrate à témoin.
François Roustang : Comme historien… dans l’historien, souligne que c’est authentique. Ce que j’ai envie de dire, c’est que cette possession c’est d’abord une dépossession. Et celui qui parle de possession ce n’est pas Socrate, c’est Alcibiade. Alcibiade parle de possession parce qu’il se sent dépossédé de son contrôle. Devant Socrate. Il est obligé de faire autre chose que ce qu’il fait tous les jours. Mais peut-être que vous pourriez dire vous-même qu’est-ce que cela vous inspire ?
Leili Anvar : Vous avez tout à fait raison sur votre question de la dépossession, parce que je n’ai pas lu l’intégralité, j’ai un peu coupé le texte, mais il dit bien : « …quand je suis loin de lui, je redeviens mon moi ancien… » c’est-à-dire Alcibiade, parce qu’Alcibiade ce n’est pas quelqu’un de très recommandable,…
François Roustang : Non, non, pas du tout…
Leili Anvar : en même temps Socrate l’aime, et il veut d’une certaine façon le déposséder justement de lui-même, et Alcibiade sent cela, donc il est dans cette fuite et en même temps l’attirance, extrême. C’est très touchant. Je crois que c’est quelque chose que tout le monde a pu expérimenter, à la fois l’attraction incroyable du vrai et cette peur de l’aporie et de la possession, et de ce dont vous avez parlé, qui est en fait l’annihilation. On a peur de s’annihiler d’une certaine façon.
François Roustang : Tout à fait… Lacan a beaucoup insisté sur la relation érotique et sexuelle entre Alcibiade et Socrate, mon interprétation est tout à fait différente. Moi je pense que Socrate était quelqu’un qui de fait avait des relations avec de jeunes gens, c’était banal là-bas, mais avec Alcibiade il s’est tenu à l’écart.
Frédéric Lenoir : D’ailleurs Alcibiade se plaint…
François Roustang : Oui…
Leili Anvar : Juste après ce passage il s’en plaint…
François Roustang : Oui, c’est surtout ce texte-là qui est connu par les lacaniens, pas seulement les lacaniens, les psychanalystes, on insiste beaucoup sur le rapport entre la sexualité de Socrate, qui est une sexualité de distance. Moi, je ne crois du tout que cela soit ça, c’est que dans la circonstance, Socrate tient la dragée haute à Alcibiade…
Frédéric Lenoir : Ce qui est une manière de le déstabiliser…
François Roustang : Absolument !
Frédéric Lenoir : Alcibiade, finalement, ne comprend pas très bien pourquoi Socrate ne le désire pas jusqu’au bout…
François Roustang : Absolument ! c’est explicite…
Leili Anvar : Oui, parce qu’Alcibiade est un homme très beau…
Frédéric Lenoir : C’est un acte thérapeutique pour Alcibiade, …
François Roustang : Oui, oui, on peut dire ça…
Frédéric Lenoir : C’est de la confusion qu’il apporte, …
François Roustang : Absolument, mais c’est aussi quelque chose de très méchant de la part de Socrate, parce que ce beau jeune homme ne demandait pas mieux …
Leili Anvar : Eh, oui, parfois il faut passer par là. D’ailleurs il dira, Alcibiade : « …ce que me fait Socrate, c’est comme la morsure de la vipère… »…
François Roustang : Oui…
Leili Anvar : C’est vraiment à double tranchant en effet.
Frédéric Lenoir : Vous vouliez nous lire un deuxième texte, qui n’est pas cette fois de Platon mais un texte d’un auteur contemporain, qui interprète effectivement aussi, peut-être d’une autre manière, nous le verrons, que François Roustang, Socrate cette fois non pas comme un chaman mais comme un sorcier.
Leili Anvar : Oui, en fait chaman et sorcier, c’est un texte de Nicolas Grimaldi, qui est professeur émérite de philosophie à Paris IV, qui a beaucoup travaillé sur la métaphysique, entre autres, et qui a écrit un joli livre, « Socrate le sorcier ». J’aurais pu choisir Pierre Hadot, « Éloge de Socrate », évidemment…
François Roustang : Tout à fait…
Leili Anvar : Ce que je voulais dire à travers cette lecture, c’est que Socrate continue encore à inspirer, on le voit aussi chez vous. Il continue à être justement cette présence inspirante. Et on le voit chez Grimaldi, qui le considère carrément comme un sorcier par la puissance de son langage. Alors, lui considère que la puissance de son langage est de mettre dans la logique extrême. Vous allez peut-être ne pas être d’accord avec ce point de vue. Voilà ce que dit Nicolas Grimaldi.
« Pour peu que l’on se rende attentif, on ne peut qu’être saisi par les similitudes qui rendent comparables la cure chamanistique relatée par Lévi-Strauss et la thérapie logique à laquelle nous avons vu Socrate se livrer. Ici et là, il s’agit d’une délivrance. Ici et là, il n’y a d’autre efficacité que celle du langage. Ici et là, le langage opère par incantation. Ici et là, il s’agit de rendre à sa véritable destination une âme qui en a été détournée. Ici et là, le chaman recourt à des mythes. Ici et là, c’est la croyance qui produit la guérison. Ici et là, la croyance est suscitée par un même procédé, comme on reprise un tissu effiloché, il s’agit d’un ravaudage logique. Il s’agit d’insérer dans la trame logique d’un récit une situation, des sensations, des sentiments, d’autant plus douloureux qu’ils semblent plus étranges, et d’autant plus étranges qu’ils paraissent incompréhensibles. Comme Socrate, le sorcier remédie à cette détresse de l’effarement en faisant de l’expérience vécue le double ou l’image d’une expérience logique qui lui sert de modèle. Après quoi, Socrate, comme le sorcier, anticipe l’expérience que devra vivre l’âme douloureuse pour accéder à sa délivrance. »
Frédéric Lenoir : Qu’est-ce que vous pensez de cette interprétation ?
François Roustang : Ce n’est certainement pas la mienne. Cette idée que cela serait le langage, qui…
Leili Anvar : Un langage qui mène la logique jusqu’à sa… le langage de la logique, je pense que c’est là-dessus que vous avez un désaccord profond, en fait.
François Roustang : Oui, ce n’est pas du tout comme ça que je vois Socrate, même que je vois le dialogue socratique. Je crois qu’aucun professeur de philosophie ne sera gêné par ce texte.
Leili Anvar : À commencer par Nicolas Grimaldi, qui effectivement est professeur de philosophie.
François Roustang : Tout à fait ! parce que justement on met en avant la logique, la puissance de la logique, la puissance du verbe, alors, qu’à mon avis, Socrate est quelqu’un qui retourne la question, qui fait douter de la valeur du langage.
Leili Anvar : En même temps, et là je n’ai lu qu’un court passage, le raisonnement de Grimaldi, justement c’est de dire que cette logique de Socrate c’est quand même une logique très personnelle et que c’est pour ça qu’elle a ce côté incantatoire et chamanique, parce que ce n’est pas une logique habituelle. Elle est quand même faite non pas pour mener à une vérité mais pour mener à une aporie.
François Roustang : Oui,…
Leili Anvar : Je crois que sur ce point il y a accord.
Frédéric Lenoir : Moi, ce qui me parait intéressant, que cela soit chez vous ou chez Grimaldi, c’est qu’aujourd’hui on a quand même un regard de plus en plus neuf sur Socrate. Et finalement on n’hésite pas, on sort un petit peu de la tradition qui en a fait le père du rationalisme,…
François Roustang : C’est ça,…
Frédéric Lenoir : ou au contraire une sorte d’ancêtre du christianisme. On nous montre bien qu’il y a quelque chose de tout à fait novateur qu’il faut découvrir chez Socrate, qui est cette parole qui bouscule, qui dérange, qui met dans la confusion, et que tout cela nous rappelle un petit peu finalement les procédés, vous parliez des rebouteux, des sorciers. C’est quand même une intuition assez formidable que l’on a aujourd’hui sur Socrate, une redécouverte formidable de Socrate.
François Roustang : Tout à fait !
Frédéric Lenoir : Nous entrons dans la dernière partie de cette émission, très rapide, en quelques minutes, l’agenda culturel, pour clore cet entretien avec François Roustang, Leili Anvar, est-ce que vous avez quelque chose dont vous vouliez nous parler ?
Leili Anvar : Oui, je voudrais parler d’un CD qui est paru, un CD de luth. En fait ce sont des morceaux de musique, des compositions du XVIIème siècle français, réunis dans un manuscrit qui s’appelle le « Manuscrit Vaudry de Saizenay ». Ces morceaux sont joués par Claire Antonini, qui est une grande spécialiste de cette musique française du XVIIème siècle. Et c’est une très belle musique parce qu’elle ressemble un petit peu aux œuvres théoriques de Bach, dans le sens où il y a quelque chose de profondément méditatif dans cette musique. Ce n’est pas une musique que l’on écoute comme ça en musique de fond évidemment. C’est musique qui nécessite peut-être une écoute attentive pour entrer dans un mouvement de méditation.
Frédéric Lenoir : C’est ce que l’on va faire, quelques instants.
Je voudrais signaler aussi l’actualité de notre invité, François Roustang : la sortie, chez Payot, d’un recueil de textes anciens, intitulés : « Feuilles oubliées, feuilles retrouvées ». Un très beau titre. Vous publiez également, en Poche, Chez Payot, la réédition de quatre livres qui avaient été publiés aux Éditions de Minuit : « Un destin si funeste », « Elle ne nous lâche plus », « Lacan de l’équivoque à l’impasse », et « Le bal masqué de Giacomo Casanova ». On voit que vous écrivez dans des registres très divers.
François Roustang : Oui, c’est les circonstances. Je suis très sensible aux situations dans lesquelles je me trouve. Par exemple plusieurs livres que j’ai écrits aux États-Unis, quand j’étais professeur de français à Baltimore, puis d’autres qui ont trait à la psychanalyse, parce que c’est aussi en écrivant que je me suis peu à peu détaché de la psychanalyse en étudiant les textes de Freud et en rendant compte de ma pratique. Et Socrate, c’est un petit peu ça aussi. Le livre, dont je vous parlais tout à l’heure, qui m’a marqué beaucoup dans mon enfance, et qui peut-être m’a fait comprendre beaucoup de choses, de ce que j’ai pu faire, c’est un livre intitulé : « L’abandon à la providence divine », un livre écrit par une dame de Lorraine, de Nancy,…
Frédéric Lenoir : Une anonyme, on ne sait pas son nom.
François Roustang : Une anonyme, on ne sait pas son nom… qui a été repris par un nommé Caussade, un jésuite, et qui vient d’être réédité d’une façon très critique, chez Jérôme Million. C’est vraiment un très beau livre.
Frédéric Lenoir : C’est un texte du XVIIIème siècle ?
François Roustang : Du XVIIIème siècle…
Frédéric Lenoir : Un livre qui vous a éclairé ?
François Roustang : Dans ma jeunesse…
Frédéric Lenoir : Mais aussi par rapport à tout ce que vous nous avez dit un petit peu sur Socrate, le regard que vous portez sur la vie ?
François Roustang : Tout à fait ! C’est certainement… je relisais encore une page ce matin, c’est uniquement une comparaison avec la musique. Le musicien n’a plus besoin de règles, n’a plus besoin d’exercices, il est en harmonie.
Frédéric Lenoir : François Roustang, bonsoir !
François Roustang : Bonsoir à vous.
Frédéric Lenoir : C’était un plaisir de vous avoir accueilli dans « Les Racines du ciel. »
François Roustang : Eh bien, merci beaucoup parce que vous m’avez aidé à parler, et je vous remercie beaucoup !
Frédéric Lenoir : Merci !