Michelle Perrot : Claude Liauzu devait être ce matin mon principal invité pour le « Dictionnaire de la colonisation française » qu’il a dirigé aux éditions Larousse. Sa mort brutale, le 23 mai 2007, nous laisse stupéfaits. Nous lui rendrons hommage pour cet ouvrage et plus largement pour son œuvre, avec Pierre Brocheux, Myriam Cottias et Emmanuelle Saada que je vous présente.
Pierre Brocheux, vous êtes maître de conférences à l’Université Paris VII, spécialiste reconnu de l’histoire de l’Extrême-Orient notamment de l’Indochine. Parmi vos derniers livres, « Hô Chi Minh, du révolutionnaire à l’icône », paru chez Payot en 2003. Vous avez codirigé ce Dictionnaire et rédigé la plupart des articles relatifs à l’Extrême-Orient. Myriam Cottias, vous êtes chercheuse au CNRS, rattachée à l’Université des Antilles Guyane, et vous dirigez le Centre international de recherche sur les esclavages au CNRS. Vous avez beaucoup publié et vous venez de publier « La question noire : histoire d’une construction coloniale », qui vient paraître chez Bayard, en 2007. Dans le Dictionnaire, vous avez rédigé les articles relatifs à l’esclavage. Vous êtes la coscénariste de « Tropiques amères », qui a eu beaucoup de succès tout récemment sur France 3. Voilà quelque chose de tout à fait original dont il faut vous féliciter. Emmanuelle Saada, vous êtes historienne et sociologue et vous enseignez la sociologie historique de la colonisation à l’École des hautes études en sciences sociales. Votre livre, « Les enfants de la colonie. Les métis de l’Empire français entre sujétion et citoyenneté » vient de paraître aux éditions La Découverte, avec une préface de Gérard Noiriel. C’est là un objet inédit et une démarche très originale au carrefour de l’histoire et de l’anthropologie avec le droit comme régulateur.
Claude Liauzu, notre ami, un grand historien. Je voudrais rappeler brièvement son parcours. Claude est né à Casablanca en 1940 et il n’oubliera jamais ses origines pieds-noirs. Étudiant à Aix-en-Provence, il milite contre la Guerre d’Algérie. Pourtant, c’est à la Tunisie qu’il s’intéresse d’abord. Il fait une thèse sur le mouvement ouvrier tunisien. Il reste 10 ans en Tunisie, comme coopérant, comme professeur, et il compte toujours là-bas de nombreux amis. J’ai eu l’occasion de le voir récemment, par exemple Leïla Blili qui est l’Université de Tunis. Puis, il a rejoint Paris VII, Jussieu, qui était alors un centre actif de recherche sur le Tiers-monde, autour de Jean Chesneaux, Catherine Coquery-Vidrovitch. Il a donné une impulsion décisive aux recherches sur le Maghreb et plus largement aux recherches sur la colonisation, principalement dans ses aspects politiques et culturels. Il a publié de nombreux livres, par exemple « Aux origines des tiers-mondismes. Colonisés et anticolonialistes en France, 1919-1939 », qui est paru à L’Harmattan, en 2000 ; « La Société française face au racisme. De la Révolution à nos jours », chez Complexe, 1999 ; « Quand on chantait les colonies », et là, on voit l’intérêt pour les aspects culturels, chez Syllepse, en 2002 ; puis « Colonisation : droit d’inventaire », paru chez Colin en 2004. On le voit, il était particulièrement actif, peut-être aussi depuis qu’il avait pris sa retraite, ce qui est toujours un moment, pour les gens qui veulent écrire, de capitalisation et d’expression.
Claude Liauzu était un homme engagé et libre. Il a combattu la loi du 23 février 2005, sur le rôle « positif », entre guillemets, de la colonisation, formule dans laquelle il voyait une apologie qu’il ne pouvait admettre. Il a suscité une pétition, qui a recueilli des milliers de signatures, mais il refusait la simplicité des condamnations radicales. Aux émotions de la mémoire, il préférait le travail et les rigueurs de l’histoire. Il avait aussi un grand souci d’une vulgarisation de qualité, c’est pourquoi il attachait beaucoup d’importance à ce « Dictionnaire de la colonisation française », qui vient de paraître chez Larousse et pour lequel je devais le recevoir ce matin. Ce Dictionnaire, il l’a dirigé en collaboration avec d’autres, dont Madame Almeida-Topor, vous-même, Myriam Cottias, et vous, Pierre Brocheux, en particulier. Il a rédigé, dans ce Dictionnaire, un nombre impressionnant de notices, ainsi que Josette Liauzu, son épouse, qui est notamment responsable de notices très originales sur les mots, les images, l’imaginaire de la colonisation, par exemple le cinéma, la bande dessinée.
Alors, vous qui avez collaboré avec lui, Myriam Cottias et Pierre Brocheux, je voudrai vous demander : ce Dictionnaire, pourquoi ? Comment ? Qu’est-ce qu’il voulait faire avec ça, et vous-même ?
Myriam Cottias : Vous l’avez dit vous-même, la vulgarisation de qualité autour de cette question qui s’était imposée comme question très importante dans le cadre de la société française, c’est-à-dire la colonisation, pour lui c’était l’enjeu principal, faire connaître comment cette question coloniale avait été extrêmement importante dans le cadre de la nation française et dans le cadre de toutes ces productions culturelles, comme vous l’avez souligné. Je pense que c’était pour lui l’enjeu principal. Il fallait que les historiens, - il faut, je pense que l’on peut le mettre au présent – soient partie prenante du débat de société, c’est ce qu’il avait comme objectif principal me semble-t-il, avec ce Dictionnaire.
Pierre Brocheux : Je vais dans le même sens que Myriam Cottias. Je crois qu’il faut rappeler que la France a connu une vague mémorielle - connaît toujours à mon avis, ce n’est pas complètement éteint - qui a donné lieu à un vrai tumulte à cause notamment de l’instrumentalisation de l’histoire par les politiques, Vous avez rappelé que la fameuse loi. C’est à ce moment-là que Claude Liauzu a lancé une pétition, qui a fait des petits, si l’on peut dire, elle s’est élargie considérablement. Il a créé sinon un réseau du moins une sorte de communication entre les historiens et les enseignants de l’histoire. Cette instrumentalisation de l’histoire a rendu urgent, aux yeux de Claude Liauzu et d’autres historiens et enseignants de l’histoire, la nécessité d’une bonne vulgarisation de l’histoire, une vulgarisation rigoureuse, scientifique. C’est là, je crois, l’origine de son initiative. On s’est aperçu, il n’était pas le seul d’ailleurs, qu’à ce moment-là, il fallait vraiment faire quelque chose en direction non seulement des enfants mais aussi des citoyens français. Tout ce tumulte auquel nous avons assisté a prouvé abondement à quel point l’ignorance engendrer, générer toutes sortes de comportements aberrants.
Michelle Perrot : C’est d’ailleurs étonnant de penser au fond qu’il n’y avait pas de dictionnaire accessible comme ça. Ce Dictionnaire comporte 700 notices, ce n’est pas rien ! Il est l’œuvre d’à peu près 70 auteurs [1], naturellement ces auteurs ont des collaborations inégales, vous-mêmes, qui êtes ici, avez fait beaucoup de notices : Pierre, vous avez couvert tout l’Extrême-Orient, vous, Myriam Cottias, tout ce qui concerne l’esclavage, la question noire, cela représente beaucoup de choses, Claude, je l’ai dit tout à l’heure, et Josette, c’est impressionnant ! Comment avez-vous travaillé ? Claude était le chef d’orchestre ? Vous avez correspondu avec lui ? Comment cela s’est passé pour la fabrication du Dictionnaire ?
Myriam Cottias : Cela a été un mode d’écriture très original et très moderne, utilisant les moyens de communications modernes, c’est-à-dire Internet. En fait nous nous sommes très peu rencontrés.
Michelle Perrot : Ça, c’est la rançon de l’Internet ! On correspond mais on ne se voit pas.
Myriam Cottias : On correspond mais on ne se voit pas mais cela a été d’une efficacité redoutable, je dois dire, parce que ce Dictionnaire a été fait en 6 mois.
Michelle Perrot : Impressionnant, sans précédent !
Myriam Cottias : Ce qui veut dire que tout le monde s’est engagé dans ce travail avec un chef d’orchestre pressant et exigeant, tel que l’était Claude Liauzu. Justement, je pense qu’on ne pouvait le faire que parce qu’il y avait Internet et qu’on pouvait faire circuler les textes assez rapidement, les informations également. Une création originelle sur le plan scientifique, je dirais dans son objectif citoyen et c’est une création originelle quant à sa création même, sa fabrication.
Michelle Perrot : Par exemple le choix de ces 70 auteurs, il fallait quand même qu’il y ait un comité pour les choisir. C’est vous-même qui avez cela avec Claude, encore par Internet, toujours ?
Myriam Cottias : On ne s’est jamais tous réuni, d’autant qu’il avait ce souci d’inclure des historiens qui se trouvaient dans les Départements d’Outremer et les Territoires d’Outremer, qui étaient très loin du centre où lui-même se trouvait, à Paris. Une fois encore la circulation n’a été possible que par Internet. On lui a suggéré des noms au fur et à mesure que l’on construisait cet objet.
Pierre Brocheux : Il a bénéficié de ce que j’appelais tout à l’heure « mise en communication » des historiens après la fameuse loi, la réaction contre la fameuse loi et la fameuse réaction de beaucoup d’historiens sur la liberté d’historiens, etc. je crois qu’il a bénéficié de cela aussi. On avait la liste des pétitions, je crois qu’il s’était fondé là-dessus pour entrer en relation avec les historiens.
Michelle Perrot : C’est intéressant ce que vous dîtes-là, parce que c’est un objet moderne dans sa conception et dans sa fabrication. Jamais on n’a vu peut-être à ce point dans une entreprise l’Internet utilisé à ce point. Et peut-être que cela se sent également dans les entrées. Il faut dire que ces entrées sont très plurielles, il y vraiment énormément de choses, mais cela commence, à vrai dire c’est logique, les colonisations en questions, donc ce sont les débats. La première rubrique, c’est celle des débats, je crois que c’est Claude qui l’a essentiellement rédigé. Il montre bien justement tout ce que nous venons de dire : comment l’oubli, le silence puis l’apparition dans le débat et les rapports entre mémoire et histoire, l’histoire qui est nécessaire absolument, et la rigueur qu’il souhaitait. Ensuite, il y a une deuxième rubrique, qui s’appelle temps forts. Dans ces temps forts, c’est un peu au fond une vision chronologique de l’histoire de la colonisation qu’il fait partir à partir de 1789. En fait l’Ancien Régime est surtout présent vos notices, Myriam Cottias, puisque vous montrez l’influence de l’esclavage, de la traite, était le premier mouvement de la colonisation. Dans les temps forts, Pierre Brocheux, vous avez collaboré. Vous avez écrit tout ce qui concerne la Guerre d’Indochine.
Pierre Brocheux : Je dois à la vérité de dire que je ne suis pas le seul à avoir écrit sur l’Indochine ou l’Extrême-Orient en général. Il faut citer Van Thao Trinh, mon collègue sociologue d’Aix-en-Provence, puis également Gilles de Gantès, qui est un enseignant d’Aix-en-Provence, ils ont écrit pas mal d’entrées.
Michelle Perrot : Bien sûr ! Mais tous les auteurs comprendront que 70 noms, c’est difficile à citer. En tout cas, c’est important de dire qu’à côté de vous, derrière vous, avec vous, il y a eu beaucoup de monde. Ce qui me frappe, une fois ces deux parties d’ouverture, c’est la diversité des entrées. Il y a une entrée Esclavage, Myriam Cottias on va y venir tout à l’heure en parlant de vos ouvrages, Abolitionnisme, c’est Marcel Dorigny, c’est l’occasion de signaler le très bel « Atlas des esclavages » que Marcel Dorigny a publié Autrement en 2006,…
Myriam Cottias : Avec Bernard Gainot, c’est la somme d’un travail très important.
Michelle Perrot : Remarquable ! C’est vraiment un complément du Dictionnaire. Les politiques, puisqu’il y a toute une place qui est faite aux guerres coloniales, aux événements, par exemple Charonne, la manifestation algérienne du 17 octobre 1961, on la trouve bien évidemment. Puis des notices biographiques. Il y a 220 notices biographiques. Alors, quelles sont ces notices biographiques, Pierre Brocheux, par exemple ?
Pierre Brocheux : Évidemment, on trouve Hô Chi Minh, je m’excuse de parler de lui mais c’est une des notices les plus importantes, dans laquelle il n’y a pas eu de coupures, de contractions. Et cela va jusqu’à Zidane, et cela pour montrer que l’empire colonial français était montrer non seulement comme un moment de l’histoire, un espace de dépendance et en même temps un espace disons d’interactions, de transactions, et non pas un espace où l’on se retrouve face à face deux camps de populations qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre au contraire. Ce sur quoi on a beaucoup insisté ces échanges, ces interactions et finalement ce qui en est sorti.
Michelle Perrot : Ces Notices, c’est les militaires, politiques, les religieux, les artistes, les savants, les entrepreneurs, tous ceux qui ont agit dans la colonisation, la décolonisation, dans la Résistance. Lyautey, par exemple et beaucoup d’autres…
Pierre Brocheux : André Gide, par exemple.
Myriam Cottias : Et Marcel Cerdan, c’est une figure importante.
Pierre Brocheux : Il a Enrico Macias, ou je me trompe ? Ou à l’origine, il était prévu. En tout cas, il y a Zidane, et ça, c’est l’aspect culturel que vous avez souligné. C’est l’élargissement considérable dans le colonial et le post colonial.
Michelle Perrot : Bien sûr ! Emmanuelle Saada, vous disiez que vous aviez été frappée par la place faite au métissage.
Emmanuelle Saada : Moi, ce qui m’a intéressée dans ce Dictionnaire, c’est effectivement le fait que c’est un instrument de travail, c’est une mine de ressources à la fois pour l’étudiant et le citoyen, et aussi une ouverture sur un certain nombre de directions très contemporaines de la recherche qui sont mises à la portée de tous, et ça, je trouve cela très bien. Il y a un certain nombre d’ailleurs de doctorants qui sont inclus dans la liste des auteurs, ce que je trouve très bien et tout à fait révélateur de sa générosité…
Michelle Perrot : La jeune recherche.
Emmanuelle Saada : La jeune recherche et aussi la générosité qu’avait Claude Liauzu pour les doctorants, les jeunes. C’est quelqu’un qui a porté la jeune recherche. Moi j’ai bénéficié de cela, j’en suis toujours reconnaissante. Cela permet une ouverture dans des directions très contemporaines de la recherche historique, qui sont encore une fois tout à fait pertinentes aujourd’hui et très importantes, je pense effectivement au métissage mais je pense aussi à un article qu’il y a eu sur la masculinité coloniale, sur droit et colonisation, sur les mots de la colonisation. Là, il y a une espèce d’ouverture. Vous aviez parlé tout à l’heure des aspects politiques et culturels, je dirais ici plus loin encore anthropologique, la colonisation comme un fait anthropologique qui continue de nous travailler aujourd’hui, de travailler nos identités finalement.
Michelle Perrot : Par exemple, il y a une entrée « Folie et psychiatrie ». On peut se demander pourquoi effectivement. Eh bien, dans ce « Dictionnaire de la colonisation », il y a cela parce que si l’on pense à l’expérience de Frantz Fanon, par exemple, et bien d’autres, on sait que cela a été important. « Imaginaire et espace », évidemment « Lieux de mémoire », il faut signaler aussi la diversité, je dirais la totalité, des espaces coloniaux recouverts, avec la mobilisation des spécialistes, Pierre Brocheux et vos collaborateurs pour l’Extrême-Orient, Françoise Raison, pour Madagascar, Louis-José Barbançon, pour la Nouvelle-Calédonie, il avait une thèse sur le bagne de la Nouvelle-Calédonie, il est là et vous-même, Myriam Cottias. C’est une somme…
Myriam Cottias : On avait tenté et les éditions Larousse ont considéré que c’était un projet trop ambitieux, mais ce qui semblait important à Claude Liauzu et moi-même, on en avait beaucoup discuté, c’était justement de traiter de la première colonisation et de ce que l’on appelle la deuxième colonisation. L’idée c’était vraiment d’aller au-delà de cette césure qui est faite généralement, puisque quand on parle de la colonisation on parle essentiellement de la colonisation du XIXème siècle, qui a débuté en va débuter en 1830 avec la prise d’Alger, alors que si l’esclavage s’est développé de façon aussi importante c’est bien parce qu’il y avait colonisation des terres américaines dans cette première phase qui va XVIème au début du XIXème siècle. Donc, on avait dans un premier temps essayé de faire un projet qui soit beaucoup plus vaste et qui comprenne beaucoup plus de notices sur la première colonisation. Pour des raisons techniques cela n’a pas été fait mais cela explique qu’il y ait ces articles sur l’esclavage. Il n’est pas évident qu’il y ait des articles sur l’esclavage dans un dictionnaire sur la colonisation alors que généralement on entend colonisation au sens de la fin du XIXème siècle.
Michelle Perrot : Ce que vous dites est très intéressant et va nous permettre d’embrayer sur votre propre travail. Mais quelques que soient les limites éventuelles que les éditeurs et les directeurs de ce Dictionnaire ont été obligé de mettre, c’est déjà un énorme travail et véritablement une somme. Je rappelle le titre « Dictionnaire de a colonisation française », il s’agit de la colonisation française et s’est paru chez Larousse. On n’a pas fini d’en parler parce que c’est véritablement quelque chose de très important. Myriam Cottias, vous venez, à juste titre, de faire le lien entre esclavage et colonisation, et vous venez de publier - c’est un de vos soucis permanent, je crois - un livre qui s’appelle « La question noire /Histoire d’une construction coloniale », ça vient de paraître, il y a quelques mois je crois…
Myriam Cottias : Le 27 mai.
Michelle Perrot : Ça vient de paraître aux éditions Bayard. Pourquoi avez-vous appelé cela la « La question noire » ? Pourquoi est-ce que la « La question noire » fait question ? Depuis quand ? Et comment ?
Myriam Cottias : Là aussi, c’est un travail qui s’inscrit dans un souci de diffusion des résultats de recherches universitaires vers un public beaucoup plus large. Cela me semblait important. Il faut dire aussi que c’est une demande qui m’avait été faite par les éditions Bayard et par Béatrice Bouniol, qui a été mon éditrice, qui m’ont posé la question sur « La question noire », comment on peut en parler en France actuellement ? Ce livre répond à ce souci, qui est à la fois de faire le lien entre une réflexion à partir de l’esclavage, de la colonisation des terres américaines et construire une généalogie, en tout cas interroger la généalogie qui est faite souvent entre cette période de l’esclavage et les résurgences par le biais des discriminations autour d’une population appelée « noire ». Ce que je voulais voir c’était vraiment comment est-ce qu’il était pertinente d’utiliser cette catégorie de « noire » et dans quelles conditions ça l’était.
Michelle Perrot : Il semble aussi, pour revenir à ce que l’on disait à propos de Claude Liauzu, que « La question noire », je reprends le titre de votre livre, a ressurgit avec presque une violence nouvelle dans la société française. Il y a maintenant une loi sur la mémoire de l’esclavage, on l’a commémorée il y a peu de temps. Il y a une association, qui s’appelle, je crois, le CRAN, qui prend en charge la mémoire noire. Peut-être pourriez-vous encore citer d’autres choses. Comment peut-on expliquer cela ? Pourquoi est-ce que le début de ce millénaire, de ce nouveau siècle est marqué par cette résurgence de la question noire ?
Myriam Cottias : Je pense qu’il y a plusieurs niveaux dans cette question. Tout d’abord, il y a un premier mouvement qui émane des populations de l’Outremer français, essentiellement Martinique, Guyane et Réunion, qui par de ce constat que dans l’histoire de France il n’y a pas de place faite à l’histoire de l’esclavage et à l’histoire de ses populations. De fait, quand on reprend les ouvrages d’histoire, notamment des grands pères de la nation française, c’est-à-dire les historiens de la IIIème République, il y a une place tout à fait mineure qui est accordée à cette question. Par exemple, la première abolition de l’esclavage n’est jamais, jamais citée. Et la deuxième abolition de l’esclavage est citée de façon très mineure.
Michelle Perrot : La première étant ?
Myriam Cottias : Oui, Pardon, la première étant le 4 février 1794, à la suite du soulèvement des esclaves de Saint-Domingue, la Convention y répond on abolissant l’esclavage dans toutes les colonies françaises. La France a cette particularité d’avoir eu deux abolition de l’esclavage puisque s’est suivi en 1802 du rétablissement de l’esclavage par Bonaparte, et à l’issue d’un long processus à la fois fait du mouvement abolitionniste mais aussi du soulèvement d’esclaves qui vont devenir très fréquents, abolition de l’esclavage le 27 avril 1848 à la faveur de l’instauration de la Seconde République. Ce mouvement, cette conquête de la liberté, en tout cas cette association entre République et liberté n’a pas même été prise en compte par les historiens de la IIIème République, j’y reviens. Donc, on est dans la construction d’une mise en silence de cette histoire qui de plus en plus va faire problème, au fur et à mesure finalement qu’il y a eu une maturité politique, en tout cas une émergence d’une classe politique dans les DOM, qui va revendiquer sa place dans l’histoire française. Ce n’est pas une revendication du lien politique à la France, puisque ça, c’est une question qui quand même a été globalement mise sous le boisseau, mais revendication d’une intégration sous un discours sur l’histoire de France et même sur la nation française.
Michelle Perrot : Ce qui me surprend à certains égards, c’est que ce n’est pas neuf. Par exemple, Aimé Césaire, au 1er Congrès des écrivains et artistes noirs, en septembre 1956, disait : « Nous sommes des déportés, nous avons été transportés, exploités, humiliés, il nous faut faire le point. Laissez entrer les peuples noirs sur la grande scène de l’histoire. » Texte magnifique ! Aimé Césaire est toujours-là, heureusement, il vient d’ailleurs de publier, il y a six mois, un livre, « Nègre je suis, Nègre je resterai », chez Albin Michel. Il le dit, des noirs le disent et ce n’est pas entendu !
Myriam Cottias : C’est une revendication cependant de l’universel, de participation à une histoire qui serait une histoire universelle, c’est-à-dire que la revendication de l’identité noire se fait à égalité sur cette grande scène de l’histoire universelle. Juste pour terminer avec l’aboutissement de cette histoire, de ce déploiement d’une revendication contre le silence. L’aboutissement principal va être celui de la loi Taubira du 21 mai 2001, où là ce n’est pas une revendication de mémoire, à ce titre-là j’ai toujours contesté le fait qu’elle soit mise à égalité avec ce que l’on appelé les lois mémorielles faites en France, ce n’est pas une revendication de mémoire, c’est une revendication d’histoire, d’inscription de cette histoire dans une histoire nationale. Je crois que cela fait une grande différence. Et l’article 2 qui a souvent été repris pour être contesté dit simplement que c’est une histoire qui doit être enseignée dans les livres d’histoire des petits Français [2]. À mon sens, c’est un enjeu qui est extrêmement important, qui permet de repenser aussi la définition de la nation française. Emmanuelle nous a apporté une contribution très importante avec son livre « Les enfants de la colonie ». Là, l’enjeu du côté des « descendants d’esclaves », je mets entre beaucoup de guillemets cette expression parce que je pense qu’elle est extrêmement problématique, toujours est-il que pour les habitants d’Outremer il était nécessaire qu’il y ait une cohérence entre un statut politique et une acceptation à égalité dans le récit de la nation française, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent. Parce qu’autant la loi a pu s’adapter à des caractéristiques, notamment autour de la question des métisses, autant la définition de la nation française qui se fait est celle d’une nation qui se fait est uniquement blanche et Philippe Seignobos le dit très clairement. Il dit : « la France est un pays fait de métissage mais de populations toutes blanches. » , une conception du métissage qui est…
Michelle Perrot : Nos ancêtres les Gaulois, on n’en sort pas finalement…
Myriam Cottias : Il me semble que l’on est dans ce moment historique ou justement il est important de redonner une définition de la nation française et ce livre-là entendait participer à ce débat.
Michelle Perrot : Ce qui est très intéressant dans votre livre c’est que vous essayer, vous scruter l’émergence d’« esclavage » et « noir ». comment est-ce que les deux termes « esclavage » et « noir » vont progressivement coïncider ? Vous le faites d’abord dans le récit des voyageurs du XVIIème-XVIIIème siècle, vous montrez d’ailleurs que ces récits de voyageurs c’est des compilations de bibliothèque et pas toujours des reportages, il faut faire attention, mais justement, leur intérêt, dites vous, est dans les représentations qu’ils véhiculent. Or, ces voyageurs établissent déjà une équivalence entre « noir » et « esclave ».
Myriam Cottias : Ils vont l’établir progressivement, ce qui est étonnant, c’est que les voyageurs du XVIIème qui arrivent sur les côtes africaines ne vont pas l’établir cette équivalence. Ils vont voir des populations qui sont réduites en esclavage, d’ailleurs sans avoir aucune surprise concernant l’esclavage…
Michelle Perrot : C’est un système qui existe…
Myriam Cottias : C’est un système qui existe et qu’ils portent en eux donc, il n’y a pas de dénonciation de l’esclavage, il n’est pas nécessaire de le faire puisque finalement c’est une sorte d’acquis culturel qu’ils véhiculent avec eux. Ce qui va plus poser problème c’est la traite, c’est la déportation des africains vers les Amériques. Il faut souligner que la première société qui s’est intéressée à la question, celle du XVIIIème siècle, va réclamer l’abolition de la traite et non pas l’abolition de l’esclavage. Mais autant sur les côtes africaines cette équivalence entre noir, nègre et esclave ne va pas se faire autant elle va se faire justement dans cette expérience coloniale qui se déroule sur les terres américaines. Au fur et à mesure que la traite va se développer, au fur et à mesure que le système de l’esclavage va de venir le système peignant, le système dominant de l’exploitation de la main-d’œuvre, effectivement il va y avoir une similitude des termes entre nègre et esclave. Quand on va dire esclave on va dire nègre et quand on va dire nègre on va dire esclave.
Michelle Perrot : On dit nègre ou noir, du point de vue vocabulaire ?
Myriam Cottias : On dit nègre. Justement, les voyageurs des côtes africaines, c’est très intéressant, font la différence entre noir et nègre.
Michelle Perrot : C’est-à-dire ?
Myriam Cottias : Le noir n’est pas dans l’esclavage et le nègre l’être. Mais c’est l’équivalence complète que l’on va retrouver dans les récits de voyageurs du XVIIIème siècle dans tout l’espace antillais, les deux termes sont totalement interchangeables.
Michelle Perrot : Deviennent interchangeables.
Myriam Cottias : Deviennent interchangeables. Et c’est cette fixation des catégories que j’ai voulu étudier plus particulièrement en montrant comment elles avaient été réactualisées par la suite par le phénomène de la seconde colonisation où les puissances européennes finalement vont arriver en Afrique avec l’idée d’abolir l’esclavage sur les terres africaines. On voit comment l’esclavage a été le pivot, le nœud avec la colonisation, que cela soit dans le cas de la première colonisation…
Michelle Perrot : Et ce que vous appelez la seconde colonisation, que vous vous pourriez définir comment, la seconde colonisation ?
Myriam Cottias : C’est une colonisation qui n’est pas fondée sur l’esclavage. Elle va être fondée sur le travail forcé bien évidemment, elle va être fondée aussi sur l’établissement d’un cadre administratif colonial qui va être beaucoup plus ferme que lors de la première colonisation.
Pierre Brocheux : Où placez-vous la proclamation de la négritude dans la question noire ?
Myriam Cottias : Vous voulez dire le texte d’Aimé Césaire ?
Michelle Perrot : Par exemple.
Myriam Cottias : Je pense qu’Aimé Césaire autant il a pu varier dans ses objectifs politiques, dans sa demande politique en interrogeant le lien des anciennes colonies antillaises à la France autant sur la question noire je vois une prise de position dès le départ qui est une demande de reconnaissance, c’est affaiblir sa pensée que de le poser comme ça, mais c’est simplement de dire que nous sommes dans un espace, un monde où le noir a la même place que toutes les autres populations. Ce n’est pas une demande de particularisme, bien qu’il ait l’emploie de ce terme de négritude, c’est une demande de positionnement dans le monde. C’est pour cela que la revendication de la négritude se place à un niveau qui se veut universelle.
Michelle Perrot : Emmanuelle Saada ?
Emmanuelle Saada : Moi, je voulais juste insister sur un point qui m’a particulièrement retenu à la lecture de l’ouvrage de Myriam Cottias. C’est effectivement une tentative extrêmement réussie de comprendre ensemble la première et la seconde colonisation, de comprendre finalement ce que l’on pourrait appeler le poids des mots. C’est-à-dire la façon dont les catégories se forgent dans le contexte atlantique, parce que c’est aussi une histoire atlantique, on a beaucoup parlé de l’histoire atlantique aux États-Unis et de l’Atlantique noire, je crois que c’est un des premiers ouvrages qui parle d’une Atlantique noire à partir d’une perspective centrée sur les Antilles françaises. Je trouve cela vraiment très réussi. Mais surtout cet intérêt pour la circulation de ces catégories, le moment où elles se cristallisent et ce que l’on emporte avec soi dans l’histoire, ce que les acteurs historiques emportent avec eux. Je trouve particulièrement intéressant ce qu’elle dit à la fin, l’ouverture qu’elle fait, où elle souligne finalement l’absence de changement, la difficulté de changement entre le XIXème siècle et aujourd’hui et la persistance finalement d’une question noire qui se joue dans un essentialisme évidement mais aussi dans une forme de paternalisme, qui est au centre à la fois du discours abolitionniste et de la seconde colonisation.
Michelle Perrot : Myriam Cottias montre bien comment chez les républicains les plus convaincus, exemple Victor Hugo, il y avait quand la conception d’une race inférieure. Le discours de Victor Hugo en 1879 : « Dieu offre l’Afrique à l’Europe, prenez-là », avec l’idée que l’Europe paternaliste en effet, matenaliste, dirais peut-être Elsa Dorlin, elle pourrait peut-être parler de cela. Il y a ça aussi. Ce qui est très intéressant dans votre livre, comme vient très bien de le dire Emmanuelle Saada, c’est les glissements des représentations, ce que vous appelez la circulation des représentations. Je trouve cela vraiment d’un très, très grand intérêt. Vous avez publié également, aux mêmes éditions, avec Arlette Farge, un texte anonyme de 1797, « De la nécessité d’adopter l’esclavage en France : Texte anonyme de 1797 », et qui sur la couverture donne les moyens suivants, je cite : « Comme moyen de prospérité pour nos colonies, comme punition pour les coupables, comme ressources en faveur des indigents » Un mot sur ce texte tout à fait intéressant, même s’il était quand même un peu minoritaire à l’époque.
Myriam Cottias : Je pense que c’est un champ de recherche, Michelle, parce qu’en faisant ce travail avec Arlette Farge, on a retrouvé d’autres textes qui prônaient le rétablissement de l’esclavage, c’est un nouveau contrat social qui est proposé là. Alors, 1797, c’est un moment où l’esclavage est aboli, pas encore rétabli, on vient de vivre la Terreur dans l’espace français, donc ce nouveau contrat social propose pour le bonheur des uns et des autres, c’est important de le souligner, de rétablir l’esclavage, de permettre aux indigents, aux orphelins, aux coupables d’être dans un rapport de sujétion, avec des maîtres qui seront contraints d’accepter cette position également, pour qu’ils puissent satisfaire tous leurs besoins matériels et leurs besoins physiques. Et ce qui est important de voir, c’est que justement concernant les représentations, on est là aussi dans une construction d’une représentation de l’esclavage qui s’applique aussi bien aux noirs qu’à une population qui est blanche. C’est une vision de l’esclavage qui n’est pas racialisée obligatoirement. Ça, je pense que c’est important de le dire, l’esclavage n’a pas toujours été racialisé. Et dans l’espace atlantique, c’est justement la construction de la race qui se voit avec ce retour vers l’Europe et vers l’Afrique.
Michelle Perrot : Je crois que c’est très, très important, et vous le dites beaucoup, l’esclavage est beaucoup plus vaste que la question noire et que l’Afrique c’est un système immense, de même la traite n’est pas une création non plus de l’Afrique et de la question noire, c’est tout à fait autre chose. Mais, ça, ces distinctions sont très bien montrées, mais ce que vous montrez bien, c’est l’imbrication les unes sur les autres. Je pense que ce texte est très intéressant mais il demanderait sans doute à être replacé dans le débat économique de l’époque parce qu’il y a aussi, me semble-t-il, l’idée débattue que l’esclavage n’est plus un système pertinent du point de vue économique, et les gens qui prennent position-là peuvent être économiquement considérés comme archaïques et ils l’étaient. Donc, cette dimension peut-être devrait être soulignée d’avantage, je crois.
Myriam Cottias : Le débat sur la rentabilité de l’esclavage effectivement il y a quelques écrivains, quelques penseurs qui le remettent en cause, ceux qui remettent en cause l’esclavage du point de vue économique,…
Michelle Perrot : Ne serais-ce que du point de vue utilitaire…
Myriam Cottias : Mais ça, cela va se développer un petit peu plus tard. Là, le début du XIXème siècle va être un grand moment de ce système.
Michelle Perrot : Il y avait la pensée anglaise aussi, très importante, que connaissaient bien les théoriciens français malgré tout. Là aussi il y a avait une circulation importante. Alors, ça, c’est un texte tout à fait intéressant, qui invite à revisiter, on le voit d’ailleurs dans notre échange, un certain nombre de questions et retrouver des textes pas très connus, parce qu’on croît que c’est balayé.
Myriam Cottias : On a évacué la question de l’esclavage de l’espace métropolitain. On s’est dit : l’esclavage cela ne concerne que l’Outremer, cela ne concerne que les anciennes colonies. Or, je suis certaine que dans les archives qui ne concernent que l’espace hexagonal on peut retrouver des traces de l’esclavage. C’est-à-dire que l’esclavage peut être à certains moments un vecteur d’analyse des situations sociales et en plus les esclaves, dont ceux qui venaient de l’Outremer, ont joué un rôle important. Il y a plusieurs travaux qui ont été faits, comme (manque un nom), comme Éric Noël aussi ou Jennifer Palmer, qui montrent que l’esclave n’est pas une question que l’on doit évacuer, n’est pas exotique, extérieure.
Michelle Perrot : Dans l’Atlas de Dorigny il y a une petite carte formidable sur les noirs à Paris à la fin XVIIIème, et on voit qu’il y en avait beaucoup. On sait bien aussi qu’une femme peintre a peint pour un salon de 1794 une femme noire, c’est un des plus beaux tableaux qui a été exposé à l’exposition qui a eu lieu à cet automne au Grand Palais. Oui, bien sûr, les noirs sont présents, esclaves, quelquefois abolis aussi. Vous avez entièrement raison, c’est une question présente dans les faits et dans les textes.
Emmanuelle Saada, « Les enfants de la colonie. Les métis de l’Empire français entre sujétion et citoyenneté », avec une préface de Gérard Noiriel, votre livre vient de paraître à La Découverte. C’est un livre très neuf, très dense par son objet, cela concerne les enfants naturels nés des unions entre Européens et femmes indigènes, et c’est très neuf aussi par son approche politique et juridique. Quel a été le déclic de votre recherche ?
Emmanuelle Saada : C’est intéressant parce que le déclic de ma recherche se situe aux Antilles françaises parce que dans un premier travail universitaire que j’avais fait, il y a assez longtemps maintenant, de DEA, je m’étais intéressé justement à la question de la persistance de la division raciale dans les Antilles après la deuxième abolition de l’esclavage en 1848 et j’avais trouvé ce travail, pour des rasons que je ne peux pas expliquer maintenant, compliqué, difficile, parce qu’en ros il y avait un travail de censure des marques raciales par l’administration des Antilles françaises. Tout ce qui relevait du métissage, de la couleur, etc., n’était pas abordé, au contraire il était gommé. J’ai trouvé des documents vraiment très intéressant sur cette tentative de censure de la marque raciale. Parallèlement, je suis tombée sur des textes qui portaient sur d’autres territoires coloniaux, qui étaient un peu plus tardifs, à partir de la fin XIXème siècle, qui au contraire parlaient des métisses, évoquaient les métisses dans les archives très officielles et parlaient beaucoup des questions raciales. Et c’est là que je me suis dit que finalement j’allais abandonner les Antilles parce que je trouvais cela trop compliqué à l’époque de travailler sur le silence, sur la censure, et je me suis plus intéressée à ces questions dans l’espace de la seconde colonisation. Mais là on voit bien, je crois, dans mon cheminement personnel mais aussi dans la dynamique historique à la fois les liens et les lignes de fracture entre les différents espaces colonisés par la France.
Michelle Perrot : Tout à fait au début de votre livre, vous citez le texte du décret de 1928 déterminant, je cite : « le statut des métisses nés de parents légalement inconnus en Indochine ». On retrouve l’Indochine, si j’ose dire, de Pierre Brocheux, qui en l’occurrence – l’Indochine- est un véritable laboratoire d’expérience. Comment l’expliquer cela ?
Emmanuelle Saada : Expliquer la place spécifique de l’Indochine ?
Michelle Perrot : Oui dans cette question métisse.
Emmanuelle Saada : Effectivement, une des choses qui m’a beaucoup retenue, je vais revenir sur ce texte dans quelques minutes, c’est ce que l’on pourrait appeler une espèce de géographie de la question métisse dans l’ensemble de l’Empire français parce qu’elle s’est déclinée avec une intensité très variable selon les territoires. Effectivement l’Indochine a été le centre et même je dirais le laboratoire pour l’élaboration de ce que l’on a appelé partout une question métisse que l’on évoquait dans les années 20 et 30 comme une question impériale, comme un grand problème colonial. L’Indochine pourquoi ? Pour un grand nombre de raisons, d’abord à cause de la composition de la population française, il y avait proportionnellement beaucoup plus d’hommes, en particuliers dans les territoires militaires,…
Michelle Perrot : Des militaires seuls.
Emmanuelle Saada : Des soldats, en particulier au Tonkin, dans le nord de l’Indochine, ça, c’est une chose. L’autre chose, c’est, et cela m’a particulièrement intéressé, qu’une des raisons pour lesquelles les métisses ont particulièrement interpellé, on va dire la puissance coloniale française en Indochine, c’est qu’ils étaient rejetés par les familles indochinoises, par les familles annamites comme on disait. Il y avait un grand mouvement de rejet, donc c’étaient des enfants que l’on percevait comme des paris, comme des déclassés, ce qui n’a pas été vrai dans d’autres territoires. Par exemple en Calédonie où les enfants étaient beaucoup plus partagés dans les populations en présence. Les Kanaks ont pris des enfants mais aussi les populations françaises, qui étaient beaucoup plus ancrées localement, donc il y avait des stratégies de reproduction, de transmission de la terre, qui ne se sont pas jouées en Indochine parce que les gens restaient, par définition, relativement peu. C’est pareil en Afrique. Les populations locales ont beaucoup plus accepté les enfants nés de la rencontre coloniale.
Michelle Perrot : Emmanuelle Saada, cette question cela représente beaucoup de gens ? Ce n’est pas pour mesurer les choses mais quantitativement y-a-t-il eu beaucoup d’enfants nés de ces unions illégitimes ?
Emmanuelle Saada : Évidemment le chiffre, la force du nombre a sollicité beaucoup l’administration, donc il y a énormément de recensements, qui sont très variables. En gros on va dire que dans l’Indochine française, dans les années 20 et 30, c’est plusieurs dizaines de milliers d’individus, une vingtaine de milles à peu près. C’est beaucoup moins dans d’autres territoires où ils sont justement beaucoup plus invisibles puisqu’ils sont mêlés dans les populations soit coloniales soit colonisés. Mais la sexualité coloniale évidemment ne s’est pas arrêtée aux limites de l’Indochine cela a concerné l’ensemble de l’Empire français.
Michelle Perrot : Ce qui est intéressant, c’est que l’État se pose la question de quoi en faire ? Ils auraient pu à la limite balayer tout cela mais ils se posent la question et il semble que, d’après ce que j’ai lu chez vous, c’est la question du sang français, le père, ce père naturel en quelque sorte, véhicule du sang français, on s’occupe d’ailleurs très peu de la mère, cette question est une question masculine, une question d’hommes. Alors, quelle solution ? La république pourquoi se pose-telle cette question ? Et comment elle va essayer de la résoudre ?
Emmanuelle Saada : C’est une question d’homme parce que c’est une question finalement de citoyenneté. Le problème que pose les enfants métisses c’est le problème de la frontière de qu’est-ce qu’être français dans un territoire ultramarin en dehors des limites de l’hexagone ? Qu’est-ce que c’est que reproduire, que transmettre l’appartenance à la nation française en dehors de l’hexagone ? C’est pour cela que cela concerne principalement les pères et leurs enfants, petits garçons, parce que c’est la citoyenneté qui est en cause à l’époque. Ce qui est très intéressant effectivement, c’est qu’au-delà de cette population, qui comme on l’a dit au maximum représentait quelques milliers d’individus, moi ce qui m’a intéressé c’est que cette population à générer d’abord tout un discours sur les dangers qu’elle pouvait faire courir à la colonisation, mais aussi elle a posé problème parce qu’on voyait cela comme une menace pour la clarté des catégories coloniales. Finalement, la colonisation française, la seconde colonisation en particulier, elle a reposé sur une dichotomie entre citoyens et sujets. Évidemment, les enfants métisses brouillaient cette frontière, la frontière de la domination, donc on a mis en place tout un appareil à la fois philanthropique, administratif et finalement juridique pour rétablir cette frontière. Et cette frontière, et là on revient à ce que disait Myriam, a été une frontière raciale. Et ce qui m’a particulièrement intéressé dans ce texte qui ouvre ce livre et ouvre cette recherche, c’est qu’on a décidé que ces enfants nés de parents inconnus, - parce qu’évidemment quand les parents étaient mariés cela ne posait pas de problème, le père transmettait la citoyenneté à ses enfants sans problème, c’étaient des cas finalement extrêmement rares statistiquement- c’est-à-dire quand le père en gros avait disparu eh bien on a décidé, à partir de 1928 en Indochine, mais dans plein d’autres territoires français dans les années 30 et début des années 40…
Michelle Perrot : Après 28, cela a été étendu partout…
Emmanuelle Saada : À Madagascar, à la Calédonie, à l’Afrique occidentale puis équatoriale et au Togo et au Cameroun. Ce que l’on a décidé, c’est qu’on considérait que les enfants qui pouvaient prouver leur rattachement à la race française seraient citoyens français. Et c’est cela qui m’a intéressait, c’est l’indexation de la citoyenneté sur la race.
Michelle Perrot : Vos textes sont étonnants ! Sambuc, qui est un de vos juristes je crois : « Ne pas laisser se corrompre et se perde une quantité quelconque de la graine française » ! Autre citation : « Ne laissez perdre aucune goutte de sang national » C’est intéressant parce qu’on dit toujours que la France c’est le droit du sol et là on a une démonstration du fait que c’est le droit du sang. Le métissage, puisqu’il y a une goutte de sans français, alors là du coup il va être Français. Est-ce que le décret de 1928, imité dans les autres territoires, a eu beaucoup d’effets ?
Emmanuelle Saada : Absolument.
Michelle Perrot : Le métissage, puisqu’il y a une goutte de sans français, alors là du coup il va être Français. Est-ce que le décret de 1928, imité dans les autres territoires, a eu beaucoup d’effets ?
Emmanuelle Saada : Il a eu absolument beaucoup d’effets évidemment sur tous les enfants qui étaient concernés. J’ai retrouvé des centaines de jugements de jeunes adultes. La plupart du temps c’était à partir de la majorité qu’ils pouvaient se présenter devant les tribunaux, des tribunaux qui décidaient de leur race française…
Michelle Perrot : Mais sur quelle preuve, Emmanuelle ?
Emmanuelle Saada : Au moyen la plupart du temps de certificats médicaux. Ça, c’est tout à fait intéressant. Le premier que j’ai trouvé, c’était à Madagascar. C’était assez tôt dans ma recherche, j’étais assez étonnée de voir qu’au début des années 30 à Madagascar on avait un certificat médical expliquant que le périmètre crânien des Français était de 52 centimètres, celui des Malgaches était de 48 centimètres, donc l’individu présenté devant le tribunal dont le périmètre crânien faisait 50 centimètres, donc la moyenne entre les deux, était forcément un métisse Franco-Malgache. Et là, c’est vrai que l’on a l’impression d’être dans un autre univers que celui de la République française.
Michelle Perrot : Tout à fait !
Emmanuelle Saada : Et c’est cela qui m’a beaucoup retenu, la façon dont les critères de l’appartenance nationale ont pu être retravaillés, bricolés dans une tentative de maintenir une frontière qui est la frontière de la domination.
Michelle Perrot : Vous faites allusion à beaucoup d’autres critères, par exemple les apparences, - là, c’est une mesure, ce n’est pas vraiment une apparence -, le nom, l’éducation, quand il y a une politesse française qui aurait été donnée, si l’enfant a été élevé auprès de…, parce qu’il y avait des couples, peut-être pas légitimes mais ils existaient, là on accepte des les incorporer, etc., etc. Mais ces demandes venaient-elles de ces jeunes adultes, c’est eux qui voulaient se faire reconnaître comme citoyens français ? Comment cela se passait ?
Emmanuelle Saada : Il y avait deux canaux. Soit les métisses eux-mêmes à l’âge adulte, soit énormément d’associations caritatives qui ont pris en charge ces enfants, qui ont d’ailleurs été souvent à l’origine de ces textes législatifs, qui cherchaient à faire des Français d’âme et de qualité, comme ils disaient, donc de redresser les hérédités, il y avait aussi cette vision très raciale finalement de l’appartenance nationale, qui se sont souvent porter devant les tribunaux pour faire reconnaître la nationalité française de leurs pupilles.
Michelle Perrot : Là aussi quantitativement cela a concerné plusieurs milliers de personnes ?
Emmanuelle Saada : Ça a concerné plusieurs milliers de personnes surtout en Indochine et surtout au moment de la Guerre d’Indochine qui a produit énormément de métisses, on évoque le nombre de 300 000 métisses. Dans l’Indochine française je crois que c’est largement exagéré mais bon… À ce moment-là, systématiquement il y avait des actions faites auprès des tribunaux jusqu’en 54.
Michelle Perrot : On peut imaginer que ces jeunes adultes qui ont fait ces demandes et qui sont des citoyens français vont être de bons citoyens français, plutôt du côté de la France, de la puissance coloniale ?
Emmanuelle Saada : La plupart du temps oui, ils y a eu une très grande loyauté qui a été manifesté par rapport à la présence française dans les colonies parce qu’ils ont été adoptés par les dominants ils en ont servi les intérêts. Dans le cas de l’Indochine cela a été, pour certains d’entre eux, très problématique. Il y a eu des situations très difficiles. Il y a eu un massacre par exemple, en 1945, le massacre de a cité Hérault où c’est systématiquement les « petits bonds », entre guillemets, et aussi les métisses qui ont été visés.
Michelle Perrot : Voilà un livre qui pose des questions tout à fait inédites, évidemment c’est quelque chose qui est à poursuivre. On voit combien l’histoire de la colonisation, sous tous ses aspects, est un champ en plein développement et vous y contribuez. Je vous remercie beaucoup pour votre participation. [annonce de fin d’émission avec rappel du conttexte]