Alain Veinstein : Alain Veinstein, bonsoir. « Du jour au lendemain » avec Paul Veyne, qui publie, « Foucault, sa pensée et sa personne » chez Albin Michel.
Foucault n’était pas plus nihiliste que subjectiviste, relativiste ni storiciste, de son propre aveu, il était sceptique. J’en viens à une citation décisive. Vingt-cinq jours avant sa mort, Foucault a résumé sa pensée en un seul mot, un interviewer pénétrant lui demandait : Dans la mesure où vous n’affirmez aucune vérité universelle, êtes-vous un sceptique ? Absolument, répondit-il. Voilà le fin mot. Foucault doute de toute vérité trop générale et de toutes nos vérités intemporelles, rien de plus, rien de moins.
Jusqu’à présent, Paul Veyne, je vous ai toujours interviewé chez vous, au pied du Ventoux, ce qui fait que vous m’avez toujours donné de bonnes adresses de vignerons.
Paul Veyne : Oui, j’ai un certain faible pour les bienfaits de mon pays.
Alain Veinstein : Et vous m’avez parlé de vos livres, qui sont plutôt des livres d’histoire, des livres sur l’histoire où il est question de Rome, de la Grèce, de René Char aussi, qui a été votre ami.
Paul Veyne : Et le vôtre.
Alain Veinstein : Et voisin.
Paul Veyne : Pas le vôtre, vous étiez plutôt de l’Asie centrale, je crois. .
Alain Veinstein : Oui, c’est cela. Et René Char a été votre ami.
Paul Veyne : Non, je n’oserais pas le dire, non. Que j’ai été ami avec Foucault, c’est bien évident. René Char, non. Le rapport été confiant, mais distant et de toute façon il y avait entre nous une chose terrible, j’avais eu le projet de faire un livre sur lui et alors c’était l’enfer, presque quotidiennement.
Alain Veinstein : Une idée bizarre quand même pour un historien de l’Antiquité de vouloir faire un livre sur René Char.
Paul Veyne : J’ai une passion multiple pour René Char. Une passion parce qu’il a été Résistant et que j’avais beaucoup à rattraper de ce côté-là, et une passion parce que la première fois que j’en ai lu, l’impression du génie m’y est immédiatement tombée dessus. C’est une poésie que j’aime beaucoup, que je sais par cœur, donc, savoir que René Char est à côté et de ne pas en faire quelque chose, c’était du gaspillage.
Alain Veinstein : L’autre exception dans votre bibliographie, c’est ce livre sur Foucault. Mais alors-là, cette fois-ci, c’est une histoire d’amitié.
Paul Veyne : C’est une histoire d’amitié et puis aussi c’est que la pensée de Foucault est en somme, à mes yeux, le fondement d’une bonne façon de concevoir l’histoire. Comme historien, à un moment il faut bien s’interroger sur le fond des problèmes qui se posent à l’histoire, et à mes yeux, quand on cherche ce fond, quand on cherche à aller plus loin, c’est Foucault que l’on trouve, plutôt par exemple que Braudel, pour citer un exemple.
Alain Veinstein : Il faut faire très attention au titre que vous avez donné à ce livre et à son sous-titre, « Foucault, sa pensée et sa personne » [1], vous ne dites pas Foucault, sa vie, son œuvre.
Paul Veyne : Je n’y pas trop pensé. Cela devait s’appeler d’abord, le Samouraï et le poison rouge, pour ne rien vous cacher.
Alain Veinstein : D’ailleurs vous ne le cachez pas puisque vous le dites dans le livre.
Paul Veyne : Ah bon ! Sa vie, je ne la connais, je ne l’ai connue qu’à deux reprises, chaque fois pendant cinq ou six ans, c’est-à-dire les dernières années de sa vie et quand nous étions ensemble à l’École normale. Donc, je n’entreprenais nullement de raconter sa biographie, ce que Didier Eribon a très bien fait. Mais la silhouette extraordinaire, amusante, charmante, impressionnante de l’individu, m’a en effet fascinée.
Alain Veinstein : Donc, la personne.
Paul Veyne : La personne, ah oui ! D’autre part, il ne s’agit pas de son œuvre, ce qui serait un travail énorme mais j’ai essayé de dire quels sont les fondements, les acines, le résumé le plus simple de sa pensée, que lui avait d’excellentes raisons de ne pas vouloir et de ne pas pouvoir dire.
Alain Veinstein : Vous vous êtes appuyés beaucoup sur les dits et écrits, qui ont été publiés chez Gallimard, après sa mort.
Paul Veyne : Oui, parce que là, il se laissait aller davantage. Et je me suis appuyé sur les cours. Quinze jours avant la parution de mon livre paraît, trop tard pour moi, le dernier de ces volumes de cours qui viennent de sortir. Il y a au début, à la page 7, puisqu’il faut tout dire, un résumé de sa doctrine, par Foucault, qui est lumineux. Et ce résumé m’a fait à la fois déplorer de ne l’avoir pas connu parce que j’aurais été plus clair, plus net, mais en même temps m’a rassuré parce que je me suis aperçu que je n’avais pas tout faux.
Alain Veinstein : Vous pensez que l’on peut résumer une doctrine en quelques lignes seulement ?
Paul Veyne : Là, bien entendu, c’est résumé pour quelqu’un qui sait, qui a l’habitude, qui a l’usage. Sans cela, il faut bien cinquante, cent pages, il m’en a fallu cent-cinquante, si je suis arrivée à être clair, ce qu’évidemment, je ne peux pas savoir.
Alain Veinstein : Je vous dis cela parce qu’un jour, vous m’avez envoyé l’un de vos livres, avec, dans la dédicace, à lire seulement page tant, de la ligne tant à la ligne tant, c’est inutile de lire le reste.
Paul Veyne : Eh ben, oui, ça, je suis tout à fait capable de faire ça mais j’ai oublié.
Alain Veinstein : La difficulté avec un philosophe ça tient toujours à des questions terminologiques.
Paul Veyne : En grande partie et souvent pour des questions terminologiques par pédantisme antidémocratiques et odieux dévoilent en réalités des questions, je ne dis pas simple, mais que tout homme démocratiquement peut comprendre. Il faudrait décrypter la philosophie faire l’inverse de ce que fait Heidegger.
Alain Veinstein : Par exemple, avec Michel Foucault, le terme discours, qui est décisif…
Paul Veyne : Alors, là, c’est un sale truc. Foucault a mis, lui-même, vingt ou vingt-cinq ans, où il voilait finalement en venir et ce que c’est ça en était. Sa pensée n’a cessée d’évoluer, de se préciser, et chaque fois il fallait qu’il invente un vocabulaire parce que c’était es idées neuves et il a pris ce qui lui tombait sous la main. Il a dit d’abord discours, je lui avais suggéré pratique discursive qu’il a adopté, mais ensuite il y a eu épistémè, cinquante terme pour arriver à saisir quelque chose qui est à la fois très simple et très difficile à saisir.
Alain Veinstein : Parce qu’à tout moment, nous pensons à l’intérieur d’un discours et que ce discours ne peut pas se connaître lui-même…
Paul Veyne : Exactement. Nous pensons sans arrête à l’intérieur du bocal et ce bocal nous ne savons même pas qu’il existe.
Alain Veinstein : Parce qu’on n’en aperçoit pas les parois.
Paul Veyne : On n’en aperçoit pas les parois.
Alain Veinstein : Alors, l’originalité de la recherche de Michel Foucault, ça a été justement de travailler dans le temps, c’est-à-dire sur la vérité dans le temps.
Paul Veyne : Oui, quel est à chaque époque, le bocal que les gens de cette époque ne voyaient pas et qui limitait leur pensée. Qu’est-ce que c’est qui sous-entendait tout ce qu’ils disaient, c’est cela le discours.
Alain Veinstein : C’est-à-dire qu’il parle de l’histoire, lui.
Paul Veyne : Sans arrêt. L’homme n’a pas de vérité éternelle, c’est un animal qi erre. Nietzsche disait : c’est un animal qui est attaché sur le dos d’un titre, il ne sait pas où le tigre va et en plus il ne sait pas qu’il y a un tigre. Donc, c’est une pensée sans arrêt errante, erronée, qui ne sait pas où elle va et qui à chaque époque croit vraiment ce qu’elle raconte.
Alain Veinstein : C’est-à-dire qu’il n’y a pas d’univers sans.
Paul Veyne : Il n’y a pas d’univers sans, il n’y a pas de vérité éternelle, « c’est ça, la justice », c’est l’engueulade entre Foucault et Chomsky : « c’est ça, la justice », « c’est ça, la démocratie », « tel est le sens de l’histoire »… Non, on ne sait pas. Nous errons au hasard.
Alain Veinstein : Alors, à partir de quoi peut-on penser ? De quelles pratiques concrètes ? Liées à l’expérience ?
Paul Veyne : Il se trouve ceci, on peut à chaque époque, si l’on est un homme sensé, c’est-à-dire un homme sceptique, un empiriste, un foucaldien, on ne croit pas du tout aux grandes idées, aux grandes balivernes de son époque mais une chose qui est tout à fait différente, il y a des institutions, des conduites, des pratiques qui sont intolérables, qui suscitent l’indignation, alors-là, on le droit d’être indignés et on marche dans ces indignations. Foucault, si j’ose dire, et c’est comme ça qu’il était traité à Vincennes, par les Maoïstes qui avaient une grande doctrine du sens de l’histoire et de tout le tremblement, Foucault était presque une bonne dame de bonnes œuvres qui s’occupait de choses dont personnes ne s’occupait, le sort des prisonniers, les quartiers de sécurité etc. Ça, c’était des trucs qu’il avait connu personnellement et qui l’avaient révolté et comme il le disait en toute simplicité, à Jean-Claude Passeron, qu’est-ce que tu veux, quand on est indigné, on est indigné et voilà tout. Mais il n’essaye jamais de justifier son indignation à partir de grandes théories. Il a dit, « ne transformez jamais vos positions politiques en théories de vérités. »
Alain Veinstein : Et vous le notez, Paul Veyne, il a quand même essayé de dégager un domaine autonome, qui serait celui de l’inconscient du savoir.
Paul Veyne : L’inconscient du savoir, autrement dit le discours, c’est que les gens à chaque époque ont telle ou telle idée sur ceci, ne s’aperçoivent pas que les idées qu’ils sont sur la folie, sur la prison, sur la sexualité, sur tout ce que vous voulez, supposent telle ou telle étroitesse de vue. Cette étroitesse de vue, c’est le discours, à chaque époque, si vous voulez, les frontières de nos idées, nos idées ont des frontières aussi arbitraires aussi ridicules que les frontières historiques des États européens à la suite de guerres, de toutes sortes d’événements historiques. Ce ne sont pas des frontières naturelles.
Alain Veinstein : Il y a un autre terme décisif dans la stratégie de la pensée de Michel Foucault, que vous soulignez dans votre essai, c’est celui de dispositif.
Paul Veyne : Ah oui ! Pour être décisif, vous avez raison, il est décisif. Si nous nous contentions seulement d’avoir, comme ça dans notre tête gratuitement, des idées imbéciles sur la sexualité ou sur le gouvernement, mais ce n’est pas ça, nous vivons, nous obéissons, nous travaillons, nous nous plions, nous commandons en fonction de ces idées. Ces idées ne sont pas seulement des doctrines en l’air. Elles sont encadrées dans des lois, des institutions, un gouvernement, une morale, une doctrine, tout un dispositif qui nous contraint, nous mène. Et ce dispositif est évidemment aussi absurde que les principes ou discours dont il s’s’inspire.
Alain Veinstein : Puis, il y a ce maître mot, sur lequel j’ai choisi de commencer cette émission, Paul Veyne, c’est le scepticisme.
Paul Veyne : Puis, alors, il vient à un moment tout de même où l’on s’aperçoit, depuis que l’humanité pense, pour ce que nous en savons par les écrits, depuis quatre mille ans, elle n’a cessé de faire des idées auxquelles elle ne croie plus, le passé de l’humanité est un gigantesque cimetière de convictions mortes. Il est évident que nos propres convictions sont condamnées au même sort. Pour reprendre le mot, que vous venez de prononcer, eh bien, il faut nous faire à cette idée, de vérité il n’y en a pas, il y a simplement ce que nous croyions à un moment donnée, puis comme il faut bien vivre, il y a les choses que nous ne supportons plus, les choses qi sont indignantes, le colonialisme par exemple ou la façon de traiter les prisonniers ou certaines idées imbéciles sur l’homosexualité, ou sur la sexualité. On a eu un exemple tout fait récent sur lequel je ne m’attarderais pas.
Alain Veinstein : Comment vous définiriez la pensée de Foucault ?
Paul Veyne : Un empirisme, scepticisme, les gens vont immédiatement se dire, ah bon ! il ne croit en rien, il doute de l’innocence de Dreyfus, ou pire encore, je n’ose pas évoquer les chambres à gaz, ce n’est pas des exemples que l’on prend à la légère. Non, ce n’était pas dut out cela, c’était un empiriste, il croie aux petites vérités de faites, il est sûr que la Bataille d’Austerlitz a eue lieu à telle date, il est sûr que les Romains pensaient ceci, que les Grecs pensaient ceci, mais savoir quel est l’avenir, le destin, la voie de l’humanité, ça, non.
Alain Veinstein : Donc, pas d’univers sans mais des singularités ?
Paul Veyne : Des singularités, sans arrêts des singularités et des petits faits positifs qui replissent tous ses livres et qu’il n’a jamais mis en doute.
Alain Veinstein : Et vous qui êtes historiens, vous le reconnaissez lui, comme historien ?
Paul Veyne : Oui, il faut être clair, il y a plusieurs façons d’écrire l’histoire. On peut très bien se proposer de raconter une intrigue historique, on peut très bien se proposer de montrer des rapports d’une époque historique avec sa société, on peut décrire cette société, on peut même, quoi cela soit un peu limité, vouloir rapporté l’art d’une époque à la société de cette époque, ça ne va pas très loin mais enfin il y a des gens à qui cela fait si plaisir qu’il ne faut as le leur refuser, on peut aussi essayer de décrire ce qui à chaque époque est le supposé d’une façon de peindre, vous savez très bien qu’un tableau du XVIIe siècle ne ressemble pas du tout au tableau du XVIe siècle, il y a une différence de fond de présupposé, c’est pareil pour la poésie, maintenant plus que jamais, vous avez cinquante façon d’écrire l’histoire. Il y en a une qui consiste à essayer d’analyser ce que cela présuppose qu’à tel instant il se soit conduit et parler de la sexualité de telle ou telle manière. Par exemple, je crois qu’il y a un changement qui se produit, on est passé de la sexualité des médecins et de Freud, le sexe au gender, on peut rire, on peut sourire tant que l’on veut des dames qui aux États-Unis multiplient les études sur le genre, masculin ou féminin, il demeure que c’est un décalage énorme.
Alain Veinstein : Comme vous le dites d’ailleurs, il faut nous s’habituer à l’idée que nos chères convictions d’aujourd’hui ne seront pas celles de demain ?
Paul Veyne : Eh oui, nous sommes sur le dos d’un tigre, attachés, on regarde le ciel. On croit voir dans le ciel des vérités, pendant ce temps, le tigre va où il veut.
Alain Veinstein : Mais, cela veut dire qu’il n’y a pas de sens à l’histoire ?
Paul Veyne : Ah ! mais lequel ? Qu’est-ce que cela peut donner ? Qu’est-ce que cela peut-être ?
Alain Veinstein : Quel chemin ?
Paul Veyne :Il y a une considération à prendre, c’est l’immensité. Je ne parle pas seulement de l’immensité du ciel et de telles étoiles qui sont à treize millions d’années lumière ! Que dis-je, étoiles, ou amas de galaxies. Non, je pense que quand nous considérons l’histoire, nous ne considérons jamais que l’histoire des quatre millénaires passés où nous avons des textes, mais nous durons depuis un million d’années. Alors, qu’est-ce que l’on a fait pendant les neuf-cent-quatre-vingt-seize mille années précédentes ? Ce dont nous avons la superstition comme étant notre histoire, c’est quatre pour mille de la réalité de l’humanité. Il y a une immensité là-dedans.
Alain Veinstein : Moi, j’ai envie de vous oser la question, et l’homme dans tout ça ?
Paul Veyne : Eh bien oui, je vous réponds la même, je ne sais pas.
Alain Veinstein : Il se réduit à des dispositifs ?
Paul Veyne : Il est libre. Il est libre par rapport à son époque. Il peut toujours s’y opposer. Il peut s’y opposer, il peut toujours être indigné, il peut toujours ne pas vouloir subir. Ça, il y a cette liberté.
Alain Veinstein : L’une des thèses de Foucault, c’est qu’il faut faire l’économie de l’homme ou de…
Paul Veyne : Vous allez voir, c’est une moquerie à l’usage des philosophes. Supposez que j’essaye de vous dire que l’homme, c’est ceci ou cela. Qu’est-ce que je peux bien vous dire ? Que nous sommes attachés sur le dos d’un titre ? Que nous ne sommes ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants, que nous avons des instincts… Il n’y a rien à dire. Si je me mets à vous dire : la linguistique, il faut distinguer trois choses, la dramatique, la pragmatique, les actes de langages. Si je mets à vous faire de l’économie politique en disant : finalement, le problème des pris, c’est en réalité le problème du marginalisme, là, on commence à parler de choses. Je vous parle de l’homme, comme homme économique, je vous parle de l’homme, comme homme parlant, je vous parle de l’homme, comme homme sexué, là, on peut raconter des choses. Mais, l’homme, avec majuscule ? Qu’est-ce que vous voulez qu’on en dise ? Je n’en sais rien moi. Il n’y a rien à en dire.
Alain Veinstein : L’homme pris dans un système, qui nécessite…
Paul Veyne : L’homme pris dans un système, là, tout à fait. Il faut préciser quel système, mais il y en a toujours un, dans un dispositif, comme vous disiez.
Alain Veinstein : Et comment la comprendre cette fameuse dernière phrase, « les mots et les choses », vous vous rappelez de cette phrase ?…
Paul Veyne : Justement, si vous entreprenez de parler de l’homme en général, vous n’aurez que des considérations éternelles, « de tous temps, le rire a été le propre de l’homme », « de tous temps l’homme, même préhistorique, n’a été ni tout à fait bon, ni tout à fait mauvais » et vous n’avez rien de plus à en dire. Tandis que si vous étudiez l’homme technicien, l’homme, c’est-à-dire la technologie, si vous étudiez l’homme parlant, c’est-à-dire la linguistique, qui a fait des progrès invraisemblables depuis un demi-siècle, si vous étudiez l’économie qui a fait des progrès invraisemblables depuis la mort de Marx, là vous avez des sciences mais ce que vous avez étudié, ce n’est pas l’homme en général.
Alain Veinstein : Quand il dit : « L’homme s’effacera, comme à la limite de la mer un visage de sable »
Paul Veyne : Puis, cela voulait dire aussi ceci : à chaque époque, l’homme en général, a été le sujet. Si l’on vit au XVIe siècle, il convient d’obéir à son roi, puis ensuite selon l’humeur que l’on a de dire il faut obéir au Curé catholique ou bien, je n’ai pas à passer par lui au confessionnal, je suis protestant, je m’adresse directement à Dieu. Si vous vous adressez au XIXe siècle et que vous vivez au XIXe siècle, vous vous direz, je suis un citoyen libre, ma femme, bon elle se tait mais moi, je vais voter. C’est comme ça, c’est moi le peuple qui suit souverain. Si vous vivez au XVIIIe siècle, vous vous flatterez d’être le sujet obéissant de votre roi, etc. Autrement dit, au lieu de l’homme, visage, qu’il n’y a qu’à effacer, parce qu’il n’y a rien à en foutre, vous avez des types humains à chaque époque qui ne cessent de changer, des façons, des sujets humains : le sujet du roi, le républicain, le sans-culotte, etc.
Alain Veinstein : Autrement dit, Paul Veyne, je ne fais aucune référence à Heidegger, ce n’était pas un souci, pour Michel Foucault ?
Paul Veyne : Ah non ! Ah non ! Foucault et l’anti Heidegger par excellence.
Alain Veinstein : Pas de communication à l’être ?
Paul Veyne : Non, bien sûr. Il n’est pas mégalomane.
Alain Veinstein : Pas de berger de l’être ?
Paul Veyne : Non. Non, on ne sait pas ce que c’est que l’être. Nous sommes perdus, errants, errés, chacun pris dans le dispositif de notre époque ou nous révoltant contre ce dispositif.
Alain Veinstein : Nous sommes des fantômes ?
Paul Veyne : Ah non ! On est vachement réel, d’ailleurs, on a un corps et sacrement ! Quand on fait la guerre, c’est avec son corps, quand on est en prison, comme disait Françoise Giroud, on va chercher des trucs compliqués, pour la prison, que c’est inconfortable, mais ce n’est pas ça la prison, c’est que l’on est sous-clés. Le corps est sous-clés. Exploiter l’ouvrier, on n’exploite pas l’ouvrier, on exploite son corps.
Alain Veinstein : Le corps, seulement le corps ?
Paul Veyne : On a un corps, on est vraiment très réel. Il vient de paraître un beau livre sur la guerre où l’on voit ce que c’est que le corps faisant la guerre et souffrant.
Alain Veinstein : Quand on parle, c’est là que l’on devient un fantôme, un fantôme verbal ?
Paul Veyne : Non, quand on s’imagine de grands trucs sublimes.
Alain Veinstein : Il ne faut pas se les imaginer ?
Paul Veyne : Cela ne fait de mal à personne.
Alain Veinstein : Quand vous sortez devant votre maison, au pied du Ventoux, et que vous regardez le ciel, par exemple ?
Paul Veyne : Je me dis, avec terreur, que c’est immense et je pense à cette galaxie, à cet amas de galaxie, à treize millions d’années lumière, qui doit contenir des centaines de milliers de soleil entourés d’autant de planètes, quelques unes habitées… Alors, après cela,… s’occuper de l’homme, non.
Alain Veinstein : Habités par des philosophes, des historiens ?
Paul Veyne : Dieu sait, avec un peu de chance, ils sont beaucoup plus intelligents que nous.
Alain Veinstein : Alors, Michel Foucault, Paul Veyne, à qui vous consacrez un essai, « Foucault, sa pensée et sa personne », chez Albin Michel, dans la collection bibliothèque idées, c’est quelqu’un qui est très différent de Jean-Paul Sartre, d’un Bourdieu ? C’était un intellectuel généraliste, qui prend position en vertu d’un idéal de la société ou dans un sens de l’histoire ?
Paul Veyne : Non, bien des choses l’indignent, mais ce sont des indignations, si j’ose dire, dont il ne fait pas la théorie. Simplement, il est révolté par ceci ou cela et il ne va pas chercher de grandes idées pour le justifier. Simplement, il organise un commando et il envahit le salon d’un ministre.
Alain Veinstein : Alors, c’est un intellectuel d’un type nouveau ?
Paul Veyne : Oui, en ce sens qu’il n’essaye pas, ne fait pas d’abord le coup de ce que j’appellerai la chaleur éthique. Il ne dit pas : Je suis un grand moraliste, j’ai de grands idéaux, ce qui fascine les gens et les rassemble autour de soi comme autour d’un poêle. Il va chercher des gens en leur disant : Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais voilà ce qui se passe dans les prisons, voilà ce qui se passe dans les asiles d’aliénés, voilà ce qui s’est passé en Pologne avec l’occupation soviétique, c’est insupportable. Il ne va pas chercher que c’est insupportable pour des raisons élevées, c’est la phrase qu’il disait à Jean-Claude Passeron, « Quand on ne supporte plus, on ne supporte plus, point final. »
Alain Veinstein : Alors, on disait de lui que c’était un structuraliste. Mais vous, vous n’avez pas l’air convaincu ?
Paul Veyne : Ce n’est pas que je ne suis pas convaincu, c’est que cela ne veut rien dire. Cela n’a aucun sens. Sartre ne s’était jamais douté qu’il était existentialiste, mais tout le monde s’imaginait qu’il l’était. Alors un jour, il s’est dit avec Simone de Beauvoir, cela leur fait tellement plaisir, y qu’à dire que c’est ça. Et c’est la phrase finale de Foucault, dans son discours inaugural, au Collège de France, « si cela vous chante, plus que cela ne vous dit, oui, je vais faire du structuralisme » simplement, ce qu’il y avait de commun avec la légende que l’on a faite du structuralisme en effet ne croyait pas à la souveraineté d’un sujet humain, qui découvre la vérité, comme tombant du ciel. Il pense que nous pensons en fonction du discours qu’à chaque époque la concaténation du hasard produit par tous les événements de l’histoire.
Alain Veinstein : Pour vous, c’est un peu un continuateur de Nietzsche ?
Paul Veyne : Complètement, d’ailleurs, il le revendiquait, d’un certain aspect de Nietzsche, bien sûr.
Alain Veinstein : La généalogie de la morale ?
Paul Veyne : Oui, exactement, le Nietzsche sceptique, pas les délires de la fin sur la volonté de puissance, la futur humanité et tout cela, qui est à suer d’ennui.
Alain Veinstein : Et vous ne craignez pas que Foucault, comme un illustre prédécesseur, corrompu un peu la jeunesse ?
Paul Veyne : Ah non, je pense que cela lui ferait du bien, la jeunesse ne doit pas se faire d’idées ampoulées. De toute façon, ils ont leur liberté et eux aussi sauront se révolter contre ce qui les indigne. D’ailleurs, ils le font.
Alain Veinstein : Vous avez l’air de dire que ce n’était pas tout à fait un soixantuitard. ?
Paul Veyne : Pas du tout. Ça a été même pas du tout. C’est peu de dire que cela le faisait rigoler, c’est pire, pour qui le connaît, c’était subalterne.
Alain Veinstein : Vous l’avez côtoyé pendant les événements ?
Paul Veyne : Après les événements et puis ensuite, on évoquait. Enfin, je veux dire que cela allait de soi ces choses-là, ce n’était pas la peine de rire et surtout il ne faut jamais rire, il ne faut jamais faire de l’ironie. L’humanité ne cesse de s’inventer des idées, elle a une productivité égale à la productivité de la nature. On regarde ça avec émerveillement, « tu te rends compte ce que Saint Augustin est allé imaginer ! ? », « tu te rends compte ce que Proclus est allé voir ! ? », on regarde avec émerveillement ces idées, on ne dit jamais se moquer. On ne fait pas de l’ironie, on ne fait pas du Socrate.
Alain Veinstein : Et lui, c’était un guerrier ?
Paul Veyne : Ah oui, alors là, c’était un Samouraï. Quand il n’est pas d’accord avec quelque chose, il se bat et il attrape les coups. Il était en plus physiquement très courageux. Je me souviens d’une scène à Madrid, dans la Madrid franquiste ou il était en compagnie de Claude Mauriac, où il a aidé au départ précipité d’un prisonnier politique de Franco… enfin c’est un type qui a pris es risques, il a été à peu près torturé par la police tunisienne… Les intellectuels, souvent, n’ont pas peur du danger, le plus souvent, ils ont peu de la bagarre, Foucault n’avait peur ni de l’un, ni de l’autre.
Alain Veinstein : Et malgré tout, mai 68, en France, ce n’était pas un…
Paul Veyne : Il n’était pas en France.
Alain Veinstein : Ce n’était pas un bon combat ?
Paul Veyne : Non, on s’en foutait si vous voulez, ce n’était pas le sien en tout cas. Mais la question n’était pas là. Le problème de tous les intemporels, de tous les intempestifs, qui ont dans la tête des idées qui n’ont rien à voir avec celles ni de la droite, ni de la gauche de leur temps, tantôt ils sont bien reçus à droite, tantôt ils sont bien reçus à gauche. Or, Foucault avec ses idées, contestataire, qui ne ressemble à rien de louable, de reçu, était vomi par la droite, qui le considérait comme le diable. Donc, il ne restait plus, pour avoir des amis, qu’à en chercher à gauche, donc à ne pas trop se fâcher avec la gauche. Mais, à Vincennes, par exemple, les gens de gauche se trouvaient imprévisibles. Pourquoi est-ce qu’il allait se révolter contre ceci et restait de marbre quand il s’agissait de distribuer des diplômes à tour de bras. À Vincennes, on ne le comprenait pas très bien. Mais enfin, comme on le dit des ministères sous la IIIème République, c’est à gauche qu’il est tombé.
Alain Veinstein : Lui, quand même, avait une sympathie profonde, qu’il a manifestée en bien des occasions, pour les exclus, les réprimés, les révoltés.
Paul Veyne : Exactement. Vous avez raison. Son problème fondamental, ce n’était pas la gauche, la droite, c’était cette sympathie profonde qu’il avait pour les exclus, les réprimés de toutes espèces…
Alain Veinstein : Les marginaux.
Paul Veyne : Les marginaux, les gens dont la société ne veut pas. Cela a été au point qu’il a bien voulu venir faire, pour un ami à moi, une émission, sur les gladiateurs romains, qui n’étaient pas d’actualité, voilà seize-cent ans qu’il n’y en a plus, mais il avait compris que les gladiateurs étaient les vomis de leur époque, du coup, il est allé à la radio pour parler d’eux et de l’ami pour lequel, je le convoquais.
Alain Veinstein : Lorsque l’on suit sa biographie, mois par mois, ce que vous avez fait pour écrire votre livre...
Paul Veyne : Ce qu’on fait surtout les éditeurs des quatre volumes, qui ont fait un travail considérable et admirable et je m’en veux de n’avoir pas fait assez leur éloge.
Alain Veinstein : Donc, on le voit se battre sans cesse…
Paul Veyne : Oui, sans arrêt.
Alain Veinstein : Contre toutes sortes d’injustices.…
Paul Veyne : Je l’ai vu un jour au Collège, il y avait eu une histoire d’homosexualité. Grande réunion solennelle du Collège, si vous aviez vu ça !
Alain Veinstein : Vous parlez du Collège de France, là ?
Paul Veyne : Oui, du Collège de France. Si vous aviez vu l’attitude ! Tout le monde a été terrifié. Il y avait une espèce de… oui, Samouraï et le mot qui s’impose ou jamais. Il a commencé à parler d’une voix telle et d’une façon telle que tout le monde a compris que si [manque deux mots dilués dans le rire]… A la fin Raymond Aron, exaspéré, a dit : oui, d’accord, d’accord, mais que l’on n’en parle plus, qu’on en parle plus. C’était impressionnant.
Alain Veinstein : C’était un redresseur de torts ?
Paul Veyne : Oui, je crois que votre mot et le mot juste. C’est cela qui le définirait le mieux. Certains torts, certaines marginalisations, certaines choses l’indignent et là, il entre en action. Mais il ne va pas chercher des idées sublimes pour justifier cela. Il le fait parce que cela l’indigne, point final et cela suffit. C’est un guerrier.
Alain Veinstein : Il y a évidemment un Foucault, peut-être plus secret, qui est celui que vous avez connu.
Paul Veyne : Oui, charmant, absolument charmant, rigolo, marrant, la foule d’histoires drôles que j’ai, pas toujours racontables, c’est…
Alain Veinstein : Pourquoi, pas racontables ?
Paul Veyne : Parce que pas toujours convenables.
Alain Veinstein : Comment était-il, dans les quatre murs de sa maison ?
Paul Veyne : Il y avait d’abord la règle absolue, on parle de tout le monde d’égal-à-égal. Tout se passait très bien, puis il était rigolo, jamais il n’imposait ses idées, simplement, si l’on s’avisait de dire certaines choses, il coupait court. Alors, là, on voyait qu’il ne fallait pas insister. Par exemple, il détestait que l’on se mette à stigmatiser la société actuelle, ce que font tous les sociologues ou essayistes : « Nous sommes dans le monde du simulacre, etc. », ça, ça l’horripiler. Il tenait à la réalité du monde où nous vivons parce qu’il voulait le combatte. Puis il trouvait ridicule cette attitude qui est celle de la satire latine de Juvénal et autres ennuyeux qui consiste à stigmatise : « Ah ! notre monde », « ah ! je suis anti moderne, notre monde… », c’est monstrueux. Je vais raconter une histoire très inconvenante, si elle n’est pas convenable, vous la couperez. Un jour il est invité par un collègue qui lui : « Oh ! c’est terrible, nous vivons dans une époque de décadence, ce qu’il y a de terrible c’est que nos étudiants n’ont plus d’idéal. » Foucault que ce type de discours horripilait, lui répond, en découpant finement son banana Split : Enculez-les. Je ne sais pas si vous pourrez conserver cela, c’est inédit.
Alain Veinstein : Il était curieux ? Ouvert à la nouveauté, à l’inconnu ?
Paul Veyne : Oui, il n’y avait que cela qui l’intéressait.
Alain Veinstein : Ça voulait dire quoi être son ami ?
Paul Veyne : On causait de tout te de rien avec lui, très agréablement, avec lui. Il savait que je n’avais aucune hostilité, bien qu’étant historien, contre sa pensée, que cela m’intéressait beaucoup, comprenant plus ou moins bien, plutôt mal que bien, il n’y a qu’à voir mon petit livre, « Comment on écrit l’histoire », qui est un mauvais livre, mais à part ça, on parlait de tas de choses, on s’amusait beaucoup… Puis, il y avait de l’humour et surtout ce raffinement humain qui consiste à ne jamais se moquer de quelque chose au nom du bon sens, au contraire d’admirer. Je lui rapporte, par exemple, des traits extraordinaires, saugrenus, mégalomanes de tel ou tel personnage que je pouvais fréquenter à cette époque, il les savourait en amateur, en admirant la richesse des virtualités humaines. Ça donnait une impression de sérénité et de largeur d’esprit où on se sentait à l’aise.
Alain Veinstein : Un homme inactuel ?
Paul Veyne : Oui, intempestif en tout cas puisque ces idées n’avaient rien à voir avec celles de ses contemporains. Oui, ce mot allemande ( ?), que l’on a traduit dans le temps par inactuel, puis quelqu’un s’est aperçu un beau jour que la bonne traduction c’était à propos des considérations inactuelles maintenant rebaptisées considérations intempestives. C’est intempestif en ce sens que cela agace le monde parce que cela ne ressemble à aucune des choses que l’on dit et que cela conteste tout ce que l’on dit tant à droite qu’à gauche.
Alain Veinstein : L’homosexualité, il en parlait ?
Paul Veyne : Il n’en parlait plus. Il en a beaucoup souffert. Dans la première partie de sa vie où je l’ai connu, à la rue d’Ulm, quand il avait entre vingt-quatre et vingt-huit ans, et nous, le petit groupe qui étions avec lui, de vingt à vingt-cinq ans, là il en souffrait énormément, il ne supportait pas l’hétérosexualité, il ricanait, il avait des moments délirants, insupportables, il s’imaginait que l’homosexualité n’existait pas, que c’était une forme d’hystérie… Il y avait un pathétique pesant, pesant pour lui bien sur. Et c’est là que j’ai entrevu, et bien sûr d’autres cas à la rue d’Ulm, la souffrance qu’a pu donnée l’homophobie pendant des siècles, pour ne pas dire des millénaires. Mais quand je l’ai retrouvé, il avait envoyé larguer toutes les sottises et il m’a dit : « bof, moi, je n’ai pas de problèmes, je suis un brave pédé sans problèmes. » Ce qui était vrai.
Alain Veinstein : « Foucault, sa pensée et sa personne », l’essai de Paul Veyne, est publié chez Albin Michel.
« Du jour au lendemain », Angélique Tibau, Bernard Lagniel, Didier Pinaud, Alain Veinstein.
Bonsoir.