Fabrique de sens
 
Accueil > Oreille attentive > Transcriptions d’émissions de France Culture > Tout arrive !/ Laurent Terzieff

Tout arrive !/ Laurent Terzieff

Tout arrive ! par Arnaud Laporte, émission du 5 juillet 2010, dont la première partie est consacrée à Laurent Terzieff, transcrite par Taos Aït Si Slimane.

Laurent Terzieff, d’autres pages sur ce site :

 Laurent Terzieff signataire du Manifeste des 121

 Escale estivale / Hommage à Laurent Terzieff

 Le cercle de minuit, Laurent Terzieff, Passion théâtre

 Bouillon de culture / Laurent Terzieff / L’éloge du théâtre

 Laurent Terzieff, entretien avec Olivier Schmitt (1)

 Laurent Terzieff, entretien avec Olivier Schmitt (2)

 Décès de Laurent Terzieff / Journaux de France Culture

 Fictions / Théâtre et Cie / Spéciale Laurent Terzieff

 À voix nue / Laurent Terzieff (1)

 À voix nue / Laurent Terzieff (2)

 À voix nue / Laurent Terzieff (3)

 À voix nue / Laurent Terzieff (4)

 À voix nue / Laurent Terzieff (5)

Vos suggestions, critiques et corrections permettent d’améliorer ces documents mis en partage. Vous pouvez soit utiliser le cadre des commentaires, soit m’écrire à tinhinane[ate]gmail[.]com.

Arnaud Laporte : Vous attendiez une émission spéciale toute entière consacrée à nos conseils de l’été avec toute l’équipe de Tout arrive !, pour cette dernière émission qui nous réunissait tous à Paris, cette spéciale sera réduite et aura lieu de façon plus synthétique, après le journal de la rédaction, la raison bien sûr en est la disparition du comédien Laurent Terzieff, vendredi soir, cette première demi-heure de Tout arrive ! lui est donc consacrée, dans une émission préparée par Fanny Richez, Brigitte Masson et Laure Roman, la prise de son est de Jean Frédérix, le tout dans une réalisation de Laurence Millet.

Avec nous, dans ce studio, le patron du TNP, le metteur en scène Christian Schiaretti, le dernier metteur en scène de Laurent Terzieff pour le spectacle Philoctète, de Christian Siméon. Dans quelques instants nous aurons au téléphone Olivier Py, grand claudélien et donc grand admirateur de Terzieff également, et, à mes côtés, Sophie Jobert, François Angelier et Michel Boujut ont déjà pris place. Avant de vous écouter, je voudrais rappeler quelques éléments biographiques, dire que c’est au cours de la Seconde Guerre mondiale que Laurent Terzieff quitte la Russie, en compagnie de son père, sculpteur, de sa mère, plasticienne, que le petit garçon se retrouve sous les bombardements à l’âge de 9 ans. [1] On sait qu’il se passionne tôt pour la poésie et la philosophie et aussi la politique, puisqu’il s’engage dans le mouvement trotskyste avant de militer pour le parti communiste. 49, cette représentation de La sonate des spectres de Strindberg, mise en scène par Roger Blin, une sorte de révélation presque claudélienne, il sera comédien, se dit-il. Il fera ses débuts sur scène, Laurent Terzieff, en 53, dans une pièce mise en scène par Jean-Marie Serreau, Tous contre tous d’Adamov, et brille au théâtre avant d’être repéré par le vieux Marcel Carné, qui a encore plus d’un tour dans son sac, qui lui propose un rôle dans Les tricheurs, un rôle qui lui assurera une très grande notoriété pour Laurent Terzieff, qui dès lors tournera très régulièrement, nous évoquerons cet aspect aussi, quelques très grands films comme La prisonnière de Clouzot, bien sûr, on l’a vu aussi aux côtés de Brigitte Bardot, devant la caméra de Pasolini, pour Médée, celle de Philippe Garrel, le révélateur, et plus récemment, dans ces dernières années, ça commence à faire, Germinal, 93, j’ai l’impression que ce n’est pas si vieux mais quand même, très récemment Mon petit doigt m’a dit, en 2005 Détective de Jean-Luc Godard, c’était en 85. Voilà pour quelque chose de très synthétique pour donner quelques repères à nos auditeurs. Beaucoup connaissait ce visage devenu de plus en plus émacié, cette silhouette très particulière, cette voix, biens sûr, de Laurent Terzieff, que l’on va entendre dans quelques éléments que François Angelier a réunis, au cours du week-end, il a supervisé le montage ce matin.

Très simplement peut-être, Christian Schiaretti, pour commencer, qu’est-ce que vous avez envie de dire, là, tout de suite sur Laurent Terzieff ?

Christian Schiaretti : Moi, j’ai perdu un ami. Je peux dire que j’ai commencé à travailler avec Terzieff, j’ai fini avec Laurent. Je peux dire que l’on a arrêté une conversation ensemble. Et je peux dire que ce que je retiens profondément, il a dit aux Molières que : « […] le théâtre n’était pas ceci ou cela mais ceci et cela », c’est un discours que je tiens également. Simplement il faut savoir qu’il a fait plus sa carrière dans un certain théâtre que dans l’autre. Il y a deux dimensions qui lui permettaient de transcender des clivages possibles : c’est d’une part son amour total, décidé, pour la poésie, et d’autre part la dimension de directeur de compagnie. Il ne faut jamais oublier cela. C’était un chef de troupe, avec tout ce que cela veut dire de responsabilités, et il amenait dans le théâtre public la conscience de la billetterie et sa moralité. Il m’a fait du bien.

Arnaud Laporte : On va entendre tout de suite la voix de Laurent Terzieff, avec deux premiers éléments que nous allons découvrir, François Angelier : l’un, c’est une évocation des répétitions de Tête d’or, et tout de suite après, on écoutera une lecture de Tête d’oravec Terzieff dans le rôle de Tête d’or. Resituez ce premier élément.

François Angelier : C’est un élément sonore qui est extrait des « À voix nue », que l’on réécoutera cette semaine, accordés à Bernard Bonaldi.

Arnaud Laporte : Tous les soirs à 20h, cette semaine.

François Angelier : Il y raconte bien évidemment toutes les grandes étapes, grandes rencontres, les grandes émotions cardinales de sa vie d’acteur et de metteur en scène, et de lecteur d’un amateur de poésie. Là, on commence avec le souvenir de sa rencontre les premiers temps avec Alain Cuny. Ils étaient tous les deux acteurs en Italie, ils allaient devenir fondateurs un peu du théâtre claudélien en France, refondateurs, avec ce Tête d’or de 59. Laurent Terzieff, raconte un petit peu le travail du texte et les circonstances de ce travail avec Alain Cuny.

« Laurent Terzieff : J’étais très ami avec Alain Cuny. Le hasard faisait justement que l’été, qui avait précédé, j’ai tourné mon premier film en Italie, « La Notte brava », avec Bolognini, et lui-même, Cuny, tournait la « La Dolce vitaé ». On savait que l’on jouerait cela à la rentrée ensemble et on se retrouvait tous les soirs dans les trattorias, au bord de la mer, en sortant des tournages, et on lisait nos scènes ensemble. C’était vraiment un merveilleux souvenir. Cuny était un acteur prodigieux, un grand, grand tragédien. Il était superbe dans le rôle. Ça a été un petit peu difficile parce que Cuny aussi était un homme blessé. C’était un homme très difficile, il était très exigeant vis-à-vis de lui-même. Il avait beaucoup de difficultés, il avait tendance, in consciemment à faire porter le poids de ses difficultés sur les autres, inconsciemment, et là, en l’occurrence, c’était Barrault, mais ils se sont réconciliés par la suite. La reprise a eu lieu quelques années après, ils étaient à nouveau très, très amis. Mais en fin, cela a été un petit peu difficile, je me souviens, ces répétitions. »

Arnaud Laporte : Avant de parler avec Olivier Py, dans un instant au téléphone, dans cette même émission « À voix nue » avec Laurent Terzieff, on lui avait proposé de lire un extrait de Tête d’or, dans le rôle de Tête d’or. On écoute tout de suite Laurent Terzieff.

« Laurent Terzieff : Me voici, imbécile, ignorant, homme nouveau devant les choses inconnues. Je tourne la face vers l’année et l’arche pluvieuse. J’ai plein mon cœur d’ennui ! Je ne sais rien et je ne peux rien. Que dire ? Que faire ? À quoi emploierai-je ces mains qui pendent, ces pieds qui m’emmènent comme les songes ? Tout ce qu’on dit, et la raison des sages, m’instruit avec la sagesse du tambour. Les livres sont ivres. Il n’y a rien que moi qui regarde. Il me semble que tout, l’air brumeux, les labours frais, les arbres et les nuées aériennes me parlent avec un langage plus vague que le ia ! Ia ! de la mer, disant : « ô être jeune, nouveau ! Qui es-tu ? Que fais-tu ? Qu’attends-tu, hôte de ces heures qui ne sont ni jour ni ombre, ni bœuf qui hume le sommeil, ni le laboureur attardé à notre bord gris ? » Et je réponds : je ne sais pas ! »

Arnaud Laporte : Voilà, cet extrait de Tête d’or, le rôle de Tête d’or par Laurent Terzieff. En ligne avec nous Olivier Py, metteur en scène, acteur, directeur de l’Odéon Théâtre de l’Europe, grand claudélien évidemment. Olivier Py, vous avez entendu, par le truchement du téléphone, la voix de Laurent Terzieff ?

Olivier Py : Oui, oui. Même par le téléphone, j’en ai la chair de poule à vrai dire.

Arnaud Laporte : Qu’est-ce que cela représente pour vous cet homme-là, cette carrière-là, cette intransigeance-là ?

Olivier Py : D’abord, il y a l’acteur. C’est un monument. On l’entendra encore, mais on l’entendra seulement à travers des enregistrements, qui ne donnent qu’imparfaitement l’idée du choc que l’on pouvait avoir quand il apparaissait sur scène. C’est un acteur qui apparaissait sur scène. C’était une chose très étrange et très difficile à définir, c’est comme s’il arrivait, par sa seule présence, par la beauté de sa voix, par sa beauté, mais au fond simplement par sa présence, à ralentir le temps et ça plongeait dans un état de méditation. Il est tout à fait étrange que le corps d’un être humain et sa voix arrivent à nous mettre dans un état de médiation aussi grand que la contemplation de la mer ou des étoiles.

Arnaud Laporte : Restez avec nous Olivier Py. Christian Schiaretti, c’est une belle histoire que celle de revenir à l’Odéon pour Laurent Terzieff, avec ce Philoctète ?

Christian Schiaretti : Eh bien, oui, c’est une histoire extraordinaire ! Que l’actualité lui accorde en plus une symbolique plus grande, symbolique avec laquelle on composait.

Arnaud Laporte : C’est sûr !

Christian Schiaretti : Il était évident pour nous, mais je pense que c’était vrai aussi pour Olivier, qu’on avait conscience que se faisant, les gens venaient voir à l’Odéon, on retrouvait à l’Odéon le Cébès de Tête d’or de Jean-Louis Barrault, le grand rideau de fer arrivait et Terzieff apparaître. C’est vrai qu’il y avait un magnétisme chez Laurent qui est de toute façon indépassable et qui rendait caduques tous nos efforts mais il y avait aussi un énorme artisan de la langue. Il travaillait une partition. C’était un travailleur. Il a appris le texte de Philoctète un an avant que l’on commence à travailler, ce qui n’est pas simple pour un metteur en scène parce que tous les sillons étaient déjà marqués, il fallait ensuite trouver. C’était un travailleur et un scrupule. Le texte, rien que le texte. Lorsqu’il voulait changer, inverser un mot, il demandait la permission au poète. Il savait bien qu’il était deuxième. En tout cas il voulait occuper cette place de deuxième. Alors que nous, dans notre démarche, on avait le sentiment qu’il était le premier. On ne mettait pas en scène Laurent Terzieff, on était à côté de lui. On n’était ni devant ni derrière, à côté. Il était dans une humilité, une curiosité, une jeunesse ! Quand je lui propose quand même de passer la tête sous le rideau de fer de l’Odéon, pour dire : je ne veux pas venir, ce qui était le cas dans Philoctète, il s’est précipité sous le rideau de fer avec une délectation qui nous a inquiétés, vue sa fragilité et l’immensité du rideau. Il était capable de ça : être à l’endroit d’un dépôt de savoir énorme et il transmettait sans être professeur, c’est ce qu’il y a de plus beau.

Sophie Jobert : Comment expliquez-vous, Christian Schiaretti, que Laurent Terzieff ait accepté ce rôle de Philoctète avec vous sachant que dans les dernières années il se mettait lui-même en scène et qu’il avait refusé beaucoup de propositions d’autres metteurs en scène ? Il avait quand même refusé de jouer Richard II pour Patrice Chéreau, il avait refusé Lorenzaccio pour Georges Lavaudant, et vous, il accepte. Comment s’est faite l’alchimie entre vous deux ?

Christian Schiaretti : Je n’a pas envie d’être présomptueux. C’est délicat…

Sophie Jobert : C’est peut-être un rôle tout simplement.

Christian Schiaretti : Il y a le rôle, c’est-à-dire que cela n’a pas été une idée, on n’a pas du tout procédé par là. C’était une nécessité. Je pense que pour Olivier, c’était la même chose. On nous a accueillis à l’Odéon, évidemment que le symbole était fort mais cela ne procédait pas d’une idée, d’une intention. Je pense que si cela avait procédé d’une intention, Laurent l’aurait refusé. Il s’est d’abord motivé par le texte. Après, il a su que je l’avais commandé, ce texte alors on s’est retrouvé, encore une fois l’un à côté de l’autre. Si cela avait été dans une sorte d’inélégance d’âme, je pense qu’il l’aurait refusé. J’ai envie de dire qu’il n’avait pas de narcissisme, il avait de la coquetterie, beaucoup, mais pas de narcissisme. Sa personnalité ne l’intéressait pas, il était entièrement au service. Il y a une motivation sur le texte et on avait une amitié depuis longtemps ensemble. On se connaissait au travers de notre dévotion à la poésie, fondamentalement. Donc, c’est d’abord cela, ensuite, je pense qu’il y avait une intuition, bien sûr.

Sophie Jobert : Il avait envie de revenir à la tragédie ?

Christian Schiaretti : Je pense qu’il savait aussi qu’il y avait là un rôle qui était le dernier.

Arnaud Laporte : Alors, grand claudélien aussi, François Angelier, je l’ai dit. Vous avez réalisé, il n’y a pas si longtemps que ça une grande série d’été d’autour de Claudel, pour France Culture. Terzieff, Claudel - puis peut-être une réaction d’Olivier Py - qu’est-ce que vous pourriez dire ?

François Angelier : Au XXe siècle la voix claudélienne avait deux cordes : c’était Cuny et Terzieff. Là, c’est la disparition de la dernière corde vocale. C’étaient des gens qui avaient avec le texte claudélien un rapport qui n’était pas un rapport, je dirais, d’histoire littéraire ni de pure ingénierie linguistique mais un rapport séminal à la fois spirituel au sens très fort, et psychologique, c’est des gens qui se sont sauvés la vie avec Claudel. C’est cela qui me fascine, quand un acteur a avec un auteur un rapport qui n’est pas de l’ordre de l’exécution mais de l’ordre de la salvation, il s’agit de se sauver soi-même au contact d’un texte. On a eu avec Terzieff, on va l’entendre d’ailleurs, ce phénomène de rédemption, pas au sens religieux du mot.

Arnaud Laporte : On va entendre, dans un instant, une autre archive concernant Claudel et Terzieff. Olivier Py, une réaction à ce que vient de dire François Angelier ?

Olivier Py : Je ne saurais dire mieux. C’est tellement juste. Ce rapport charnel entre un être et un poète a influencé extraordinairement les générations à venir même ceux qui ne l’ont pas vu, même ceux qui ne l’ont pas entendu. Ça, c’est assez fascinant. Le parcours de Laurent Terzieff est étonnant. Il est à la fois reclus, exilé et en même temps indispensable. Il est à la fois connu et inconnu. C’est un parcours très, très étrange parce que c’est le parcours d’un homme qui a tourné le dos à une notoriété facile pour s’ancrer plus profondément dans le mystère de l’écriture et de la littérature.

Arnaud Laporte : On va écouter un autre extrait de cette émission « A voix nue », en remerciant Olivier Py d’avoir été au téléphone avec nous, et poursuivre cette première partie de Tout arrive consacré à Laurent Terzieff un extrait d’« A voix nue » où il parle justement de l’importance, à pour lui, dans son parcours, de L’échange qu’avait mis en scène Guy Suarès.

« Laurent Terzieff : En tant qu’acteur, je dois beaucoup à Claudel. Justement, cela s’est passé autour de « L’échange », avec Guy Suarès et Pascale Boysson, au cloître Saint Séverin quand nous l’avons donné la première fois, dans la deuxième version. C’était une époque d’ailleurs où il n’y avait que Barrault qui montait Claudel. Il y avait eu l’événement, la révolution du « Soulier de satin » à la fin de la guerre, qu’avait montée Barrault au Français. On montait Claudel au Français, on jouait « L’échange » de temps en temps mais enfin c’était vraiment chasse gardée pour Jean-Louis Barrault. Et c’était la première fois, depuis très longtemps, qu’une jeune troupe, des acteurs peu connus montaient et jouaient Claudel. C’était d’ailleurs la politique de Pierre, il avait dit qu’il fallait quand même que le théâtre de son père soit monté et joué par des jeunes, revisité, comme on dit maintenant, par les jeunes. Je me souviens que c’est la première fois que j’ai senti que mon corps et la parole allaient ensemble. Jusque là, il y avait une espèce de dichotomie chez moi, j’avais un peu du mal avec mon corps, ça n’allait pas ensemble. Et là, dans « L’échange », dans le personnage de Louis Laine, tout d’un coup, le texte est devenu physique chez moi. Je l’ai vraiment vécu physiquement. Et ça, cela a été une espèce de déclic. J’ai l’impression que j’ai fleuri, comme on dit, comme on disait des philosophes grecs. Là, vraiment, je suis vraiment peut-être devenu un comédien. Là, avec « L’échange » de Claudel au cloître Saint Séverin. J’avais le texte dans mon corps, je l’exprimais physiquement, je dansais le texte, si vous voulez. »

Arnaud Laporte : Laurent Terzieff dans cette série d’« À voix nue » que l’on va pouvoir réécouter ce soir à partir de ce soir, sur l’antenne de France culture, de lundi à vendredi. Cette série d’« À voix nue » qui date 1997, ce que l’on vient d’entendre là, est effectivement, Christian Schiaretti, frappant, émouvant, bouleversant. C’est une aventure tout à fait hors norme, une aventure intime que celle de Laurent Terzieff ?

Christian Schiaretti : Oui, le rapport à Claudel, effectivement, vous savez que je dirige aussi le Centre culturel de Brangues…

Arnaud Laporte : Oui, vous le connaissez !

Christian Schiaretti : On avait fait avec Laurent une lecture, une mise en espace improvisée de Philoctète à Brangues, dans le temple claudélien et j’ai dit à Laurent : on peut le lire. Laurent me dit : pourquoi le lire, puisque je le sais, je vais le dire. Alors, je lui ai dit : d’accord, on va le dire. Et il me dit : pourquoi le dire, puisque je peux être debout, je vais le jouer. Laurent Terzieff, pour les gens qui étaient là, c’était un truc incroyable, s’est lancé dans une improvisation où là effectivement, ce n’est pas qu’il dansait le texte mais le corps réalisait, en énergie, ce que le texte demandait. Claudel, on ne peut pas faire autrement. Claudel, c’est impossible. On est face à une langue qui n’est pas métrée au sens classique du terme mais qui a une constitution poétique écrite. C’est une des alternatives très constituée à la langue métrée, pour faire vite, à l’alexandrin. Si on le tient, il faut le tenir dans une énergie qui pousse la signification d’un vers dans sa plénitude, autrement dit, c’est un théâtre du souffle. Il faut avoir complètement la dépense de son souffle sur un vers entier, même si le vers est court. Donc, l’exercice physique est tout de suite là. Donc, c’est vrai qu’il faut des athlètes. Quand on a Cuny et Terzieff, d’accord, qui derrière ? Dans Philoctète, on citait vraiment une scène, on était en scène pareil sauf que dans Tête d’or c’était Cuny qui tractait, dans une sorte de délégation de son énergie, Terzieff, et nous, c’était Terzieff qui tractait le jeune acteur qui lui répondait au plateau. C’est-à-dire que l’on était dans cette transmission par le physique de l’énergie propre à la poésie.

Arnaud Laporte : On ne limitera pas évidemment Terzieff à Claudel, François Angelier vous vous êtes penché sur une autre archive, Zoo Story

François Angelier : D’autres auteurs, souvent anglo-saxons ont été élus, choisis, joués, mis en scène par Laurent Terzieff, dont Édouard Albee. Zoo Story, pièce pour deux acteurs, sur un banc à New York a été un des grands moments de son rapport au théâtre anglo-saxon.

Arnaud Laporte : On écoute un extrait.

« Laurent Terzieff : J’ai dit : je reviens du zoo. / Eh Monsieur ! / Je reviens du zoo. / De quoi vous me parlez ? / .Je suis venu jusqu’ici à pied. J’ai bien marché vers le Nord. / Vers le Nord, oui, je crois. / C’est bien la Vème avenue ? / Oui, c’est ça. / Et la rue qui la croise en bas à droite ? / C’est la 74ème rue. / Le zoo est quelque part dans la 75ème, donc j’ai bien marché vers le Nord. / Eh bien oui, on dirait. / Ce bon vieux Nord. Ah, mais ce n’est pas vraiment le Nord. / Non, pas vraiment le Nord, on appelle ça le Nord, la direction du Nord. / Et si vous allez attraper un cancer du poumon avec ça ? Non, pas avec ça. / Ce qui va être impressionnant, c’est un cancer de la bouche. Vous serrez obligé de porter un truc, comme en portait Freud quand on lui a enlevé la moitié de la mâchoire, comment on appelle ça ? / Une prothèse. / Ah, une prothèse, exact. Vous êtes calé. Vous êtes médecin ? / Pas du tout. J’ai dû lire ça quelque part dans le Time magazine, il me semble. / Ah, le Time magazine ! C’est un journal très sérieux. / Oui, en effet. / Je suis content que cela soit la Vème avenue, mais ce que je n’aime pas beaucoup dans ce parc, c’est la partie Ouest. / Oui, pourquoi ça ? / Je ne sais pas. / … / Ça ne vous ennuie pas que je vous parle ? / Mais, non, pas du tout ! / Si, si, ça vous ennuie. / Mais, non, je vous assure ! / Si, si, ça vous ennuie. / Mais non, puisque je vous le dis ! »

Arnaud Laporte : Extrait de Zoo Story pour dire effectivement qu’il n’y a pas que Claudel. Comme le temps file, il n’y a pas que Claudel, il y a aussi le cinéma. On va entendre, dans un instant de « La Prisonnière », un film de Clouzot. Miche Boujut, vous avez répondu à l’appel de Terzieff, Terzieff au cinéma, c’est tout de même une filmographie incroyable aussi !…

Michel Boujut : C’est une filmographie beaucoup plus importante qu’on ne pourrait le supposer. Le cinéma n’a pas trop su que faire de lui et avec lui. Il n’a pas trop su que faire de son magnétisme, dont on a parlé, de son souffle. Moi, je me souviens, jeune spectateur, l’avoir découvert, comme la France entière, dans Les Tricheurs, du vieux Marcel Carné, comme vous le disiez tout à l’heure, qui n’est pas un très grand film…

Arnaud Laporte : Mais quand même, il y a quelque chose qui se passe dans ce film !

Michel Boujut : Non, ce n’est pas un très grand film. Terzieff qui joue le rôle de l’intellectuel de la bande, qui se prénomme Alain, je crois me souvenir, celui qui vole un disque de Calypso d’Harry Belafonte chez un disquaire. Son copain lui demande s’il est existentialiste. Il dit non, j’ai dépassé tout cela. Néanmoins, dans ce film-là, il était déjà, pour ceux qui le découvraient, saisissant, quelque chose que peu d’acteurs savent donner. Il y a quand même un regret par rapport au cinéma. Il y a des exceptions très heureuses évidemment, je pense en particulier à La voie lactée de Buñuel où il est un des deux pèlerins vers Saint-Jacques-de-Compostelle, l’autre étant Paul Frankeur, c’est un duo tout à fait surprenant ! Lui, est parfaitement magnifique. Claudélien, il est buñuelien, profondément, jusqu’à la moelle ! Évidemment, dans le désordre, on pourrait dire Germinal, de Claude Berri, où il joue l’anar, l’anarchiste qui veut tout faire sauter de la mine, qui se nomme Souvarine, il ressemble à Lénine d’ailleurs. Mais alors, il y a un film, sans vouloir énumérer, faire un catalogue, dont on ne parle plus jamais, que je n’ai vu qu’une seule fois, que je serais très heureux de revoir, c’est le film figurez-vous de Claude Autant-Lara, qui s’appelle Tu ne tueras point, qui est l’histoire d’un objecteur de conscience, Jean-François Cordier, le personnage joué par Terzieff. C’est un film qui n’a pas laissé une trace très, très grande dans l’histoire du cinéma, qui a été très méprisé au moment de sa sortie, pour différentes raisons…

Arnaud Laporte : À cause de son réalisateur.

Michel Boujut : Oui, mais on ne savait pas à ce moment-là qu’il allait mal tourner. Il n’avait pas encore mal tourné au sens idéologique… [2]

Arnaud Laporte : C’était quand même la qualité française dénoncé par Truffaut !

Michel Boujut : Oui, mais ça, les gens de la Nouvelle vague n’ont pas eu totalement raison…

Arnaud Laporte : On est d’accord…

Michel Boujut : D’enterrer les aînés. Il fallait prendre leur place, on connaît, mais c’est un autre sujet… un autre débat. Mais je pense que ce film, peut-être que je me trompe, peut-être que je ne l’aimerais plus, mérite d’être revu, peut-être réhabilité !

Arnaud Laporte : Avant que cet appel ne soit entendu, qu’on le repasse, il y en a d’autres qui sont justement à leur place, comme La Prisonnière, on écoute tout de suite un extrait du film d’Henri-Georges Clouzot.

« Laurent Terzieff : Il est beau le Vasarely ! On dirait une cage. Asseyez-vous, voyons ! / Je suis venue parce que j’ai… beaucoup pensé depuis l’autre après-midi. Je regrette. Je regrette vraiment. / Il ne faut pas voyons ! C’est tellement normal. Vous étiez une petite bourgeoise, vous vous êtes conduit comme une petite bourgeoise. Je ne m’attendais pas à autre chose d’ailleurs. Vous avez même tenu le coup très gentiment. Pas longtemps. / J’aurais voulu… / Hum ? C’est dur à sortir. / Oui, c’est dur. J’ai eu tort de partir…. Voilà, c’est tout. / Bon, eh bien si c’est tout ! / Non, non. / Vous avez l’air misérable. / Je suis misérable. / Montrez-moi vos yeux. / Oui. / C’est si difficile ? / Vous dites je suis désolée ( ? manque deux ou trois mots). Enfin si vous avez quelque chose d’urgent à me dire, dites-le. / Est-ce que je pourrais venir vous voir ? / Venir mais vous y êtes ! / Pas ici chez vous. / Pour faire quoi ? / Vous le savez très bien. »

Arnaud Laporte : Le piège va-t-il se refermer sur la pauvre Élisabeth Wiener ? Juste pour finir, ce film on le trouve en DVD, Christian Schiaretti, vous avez parlé cinéma avec Laurent Terzieff ?

Christian Schiaretti : Oui, j’ai parlé de cinéma alors qu’il était très malade et qu’on était en train de tourner, pour faire passer une transfusion un peu laborieuse, il m’a dit : parlons tous les deux. Je lui ai dit : parle-moi des deux metteurs en scène les plus importants, il refusait cette classification, il a admis au bout d’un moment la « vulgarité » et il m’a répondu : Clouzot et Buñuel. Je suis tout à fait d’accord avec le fait qu’il était profondément en osmose avec le cinéma de Buñuel, dans La voie lactée particulièrement, parce que c’est un plan-séquence. Buñuel comprenait sans doute qu’il ne fallait pas découper Laurent Terzieff.

Arnaud Laporte : Merci Christian Schiaretti, d’avoir partagé ce moment avec nous pour évoquer Laurent Terzieff. D’autres rendez-vous sur l’antenne de France Culture, dès ce soir, toute cette semaine…. [suite d’annonces]

notes bas page

[1Note ajoutée par Taos Aït Si Slimane : Laurent Terzieff est né à Toulouse, pour sa biographie, il vaut mieux vous fiez aux éléments que j’ai compilés ici

[2Note ajouté par GD : On comprend mieux les « différentes raisons » évoquées par Michel Boujut à la lecture du discours de M. Francis Girod prononcé lors de sa réception sous la Coupole en hommage à Claude Autant-Lara

A partir de 1958, Claude Autant-Lara tournera encore 13 films, de qualité inégale, mais empreints d’une salutaire pensée libertaire. De cette dernière période, je voudrais retenir deux titres Tu ne tueras point et Le journal d’une femme en blanc.

Fidèle aux convictions de sa jeunesse et à la mémoire de sa mère, à 60 ans, Claude Autant - Lara, en pleine guerre d’Algérie, reprend son bâton de pèlerin pour la défense du pacifisme dans le monde. Tu ne tueras point qui s’est d’abord appelé l’Objecteur, met en scène un jeune homme qui refuse de porter les armes pendant la deuxième Guerre Mondiale. Laurent Terzieff est impressionnant dans le rôle. On sent, derrière le travail de l’acteur, un engagement moral personnel. L’entreprise fut ardue. N’ayant pas trouvé de financement, le cinéaste investit son propre argent dans la production du film qui sera finalement tourné en Yougoslavie. Sélectionné au Festival de Venise en 61, L’objecteur – Tu ne tueras point sera présenté sous pavillon yougoslave, la France ayant refusé qu’il concoure sous pavillon français. Suzanne Flon obtient le prix d’interprétation féminine. Mais Autant-Lara n’en a pas fini avec les difficultés. Le film reste bloqué deux ans, la censure n’autorisant son exploitation en France qu’en 1963, soit un an après les accords d’Evian.



Haut de pageMentions légalesContactRédactionSPIP