Médecin rhumatologue bardé de diplômes, lundi 30 décembre 2013
Lydia Ben Ytzhak : Claudie Haigneré, bonsoir.
Claudie Haigneré : Bonsoir !
Lydia Ben Ytzhak : On peut dire que vous êtes une femme qui culmine. Très tôt, vous avez décollé en plaçant la barre très haut. Vous passez votre bac à 15 ans, avant d’enchaîner les diplômes qui vous valent jusqu’à aujourd’hui d’être surnommé : « bac + 19 ». Première femme astronaute française à voler, votre odyssée de l’espace va vous propulser à bord de la station Mir en 1996, puis en 2001 sur la Station Spatiale Internationale. De retour des étoiles vous avez été nommé deux fois ministre, un retour sur terre un peu brutal et sans parachute, depuis vous avez pris les commandes d’un autre vaisseau d’envergure Universcience, un organisme regroupant la Cité des sciences et de l’industrie et le Palais de la Découverte, avec pour ambition un plus grand partage de la culture scientifique.
Mais pour l’heure, Claudie Haigneré, nous allons revenir un petit peu à votre enfance. Vous êtes née [1] au Creusot, deux jours après le premier vol de la fusée, en 1957, et certains y verront le signe que vous êtes né sous une bonne étoile.
Claudie Haigneré : Oui, 1957, c’est vrai que pour moi ça représente aussi le début de cette conquête de l’espace. Je ne sais pas si c’était une bonne étoile, c’était effectivement le vol du premier Spoutnik. Spoutnik, cela veut dire satellite en russe. Donc, la première fois qu’un objet automatique était en orbite autour de la Terre. 1957, c’était aussi une grande année européenne, avec le traité de Rome. L’Europe et l’espace étaient au-dessus de ma corbeille de naissance.
Effectivement, naissance au Creusot. Le Creusot, c’est à la fois la province, comme on le disait à l’époque, la compagne, parce que j’habitais dans un coin du Creusot qui était au milieu de la campagne, mais aussi une ville industrielle, une ville d’ingénieurs, une ville de technique. Donc, peut-être déjà un petit peu cette sensibilité à la fois à tout ce qui est, pour moi, porteur de progrès, les découvertes, la technologie, l’innovation, penser demain, penser l’amélioration, le progrès pour chacun d’entre nous, et puis le fait qu’il y ait autour de nous de la beauté de la nature, une planète qu’on peut explorer, découvrir. J’ai plein de souvenirs, jeune enfant, avec mon frère et ma sœur à parcourir les bois et les compagnes autour de la maison.
Lydia Ben Ytzhak : Votre père est ingénieur, j’imagine que ça a dû peser sur vos choix ultérieurs et vos goûts.
Claudie Haigneré : Effectivement, un père ingénieur, dans le milieu du développement des moteurs, avec Creusot-Loire, au Creusot. Un père qui est à la fois dans la technique et un père qui voyage, parce qu’il est amené à partir développer des systèmes aussi bien en Afrique du Nord que dans des pays asiatiques. Donc, quelqu’un qui revient et qui nous raconte des choses différentes, des cultures différentes et qui a toujours plein de choses à nous proposer, les petits souvenirs qu’il ramène à chaque fois, en plus du plaisir qu’il a de découvrir la culture de ces pays et de parler l’anglais, ce n’était pas très fréquent à l’époque ; quelqu’un qui nous faisait comprendre qu’en parlant la langue vous pouvez avoir des échanges plus importants avec les autres. Ça, c’est vrai, c’était quelque chose de d’important. Quelqu’un aussi qui ne ménageait pas sa peine, peut-être que sur la détermination et la façon de se fixer un objectif et de se donner les moyens d’y parvenir, de savoir que ce n’est pas donné, que ce n’est pas obligatoirement facile, que de progresser, cela demande des efforts, de la rigueur. Ça, c’est sûrement quelque chose qu’il m’a inculqué. Il nous avait inculqué plein d’autres choses aussi, à ma mère, mon frère, ma sœur et moi, c’est l’amour du sport. Il était un grand sportif, c’est un rugbyman, à l’époque le Creusot c’était une grande ville, avec une grande équipe de rugby, je crois que cela a un peu changé aujourd’hui. On a passé beaucoup de nos dimanches sur les stades, donc la notion d’équipe, de sport, de compétition, ça faisait partie de quelque chose d’important, j’ai moi-même été gymnaste de compétition pendant de longues années ; ça m’a sûrement donné cette envie de connaître le corps, de connaître les performances du corps, ses capacités de se déplacer, la liberté qu’on peut lui donner, pousser un petit peu au-delà des limites. La gymnastique, c’est un peu ça, c’est tester la façon de pouvoir contrôler un mouvement, et puis déjà peut-être un petit peu cette légèreté de pouvoir se déplacer, de faire des vrilles, des saltos, tout ce qu’on fait quand on fait de la gymnastique, à la fois sport individuelle et sport d’équipe. Donc, la notion d’équipe, j’y reviendrai sûrement plus tard avec la notion d’équipage, c’est quelque chose d’important pour moi, parce qu’on se réalise non pas seul mais en partageant avec d’autres, en se comprenant bien, en essayant de faire réussir les équipes. Ça, c’est une chose importante que mon père nous a apportés.
Puis, l’autre chose, c’était la grande époque des Maisons de l’art et de la culture, dans les villes de province, il y avait une maison qui s’appelait l’Arc, l’endroit justement art et culture, où il y avait une fois par mois des conférences d’explorateurs, Haroun Tazieff, Pau-Émile Victor, ça s’appelait connaissance du monde, si j’ai un bon souvenir de cette époque, et on n’en rater une, on allait toujours voir ses films, avec parfois le conférencier qui était là, et qui nous faisait entrer dans son monde et son aventure, son exploration. Ça, j’en ai des souvenirs très forts. Je pense que c’est quelque chose qui m’a donné envie non pas de conquérir, mais d’explorer, d’aller découvrir des choses, peut-être d’avoir dans son imaginaire des rêves et des images, et de se dire qu’on peut aller les toucher, on peut aller sur place pour voir les choses. J’ai toujours des souvenirs tout à fait passionnés de ces images et c’est de ces paroles. Et, j’accompagnais ces documentaires, « connaissance du monde », bien évidemment par les lectures classiques des jeunes, des adolescentes et adolescents de l’époque, avec toute la littérature d’aventure qu’on peut imaginer à ce moment-là. C’est vrai que ça a beaucoup alimenté mon imagination, je dirais.
Lydia Ben Ytzhak : Sans être casse-cou, vous aimiez le sport, mais un jour vous aviez fait une grosse frayeur à votre mère, près d’une cascade.
Claudie Haigneré : C’est vrai, peut-être je ne me mettais pas trop spontanément des limites. J’avais l’impression que je pouvais franchir les choses. J’étais une tout petite fille, je me suis dit je vais franchir la cascade. Je n’ai pas franchi la cascade, je suis tombée dedans et j’ai dévalé la cascade. Et ma mère, qui, comme tout est maman, était très proche de sa progéniture, voulait la sauver, m’a tondu la main, est tombée dans la cascade, moi, peut-être parce que j’étais déjà très sportive, je me suis raccrochée à une pierre, je ne suis pas tombée juste qu’en bas de la cascade, mais ma mère a dévalé la cascade, et c’est vrai que c’est plutôt pour elle que j’ai eu la peur à ce moment-là. Je crois qu’on a tous des souvenirs d’enfance comme ça, avec des moments où on va au-delà des limites.
Lydia Ben Ytzhak : Claudie Haigneré, cette nuit du 21 juillet 1969, la télé a été placée dehors, sous la lune, pour suivre pas à pas Neil Armstrong. Vous n’aviez que 12 ans mais vos frères et sœurs ont été finalement moins captivés que vous par ce spectacle.
Claudie Haigneré : Oui, juillet 1969, c’est un moment fort ; On a déjà évoqué le 57 de ma naissance, qui était déjà une date spatiale. Le 1961, le premier vol de Youri Gagarine [2], je n’ai pas trop de souvenirs. 63, le premier vol de Valentina Terechkova [3], la première femme dans l’espace, je n’en ai pas des souvenirs au moment où ça s’est passé, parce que j’étais encore trop petite, mais je l’ai beaucoup vécu après, parce que j’étais très proche de Valentina Terechkova, quand j’ai passé dix années de ma vie en Russie. Donc, 63, c’est pour moi quelque chose d’important, mais 69, c’est vrai que cet été-là, j’ai vraiment vécu chacune des secondes de la mission Apollo et du premier pas de l’homme sur la Lune. Un moment assez magique ou la Lune c’est à la fois quelque chose qui fait partie d’un rêve, d’un imaginaire et la distance, on se dit qu’elle est inaccessible, effectivement elle était là dans le ciel et puis sur l’écran, il y avait cette technique qui permettait effectivement d’alunir, de descendre cette échelle, et de marquer son premier pas, une forme de rêve qui devenait accessible et qui devenait une réalité vraiment. Je n’ai jamais eu aucun doute sur la réalisation de cette mission, même si on m’a souvent posé la question. C’est vrai que je l’ai vécu comme un moment très, très intense. Je pense que cette époque-là il y a eu beaucoup de reportages, probablement, qui ont suivi, beaucoup de publications, et j’ai gardé, c’est toujours dans le grenier de ma maison, des tas de magazines, de documents, que j’ai feuillés, re-feuilletés, et j’ai lu beaucoup de choses à ce propos. Je pense aussi que ma lecture de livres de science-fiction, Arthur Asimov, etc., ça datait un peu de cette période-là, ça n’existait pas avant. Après, je me suis dit, que j’ai fait un peu ce mélange entre l’imaginaire, le réel, la réalisation du rêve. C’est quelque chose qui a allumé, incontestablement, dans ma tête, dans mon esprit, un petit peu cette lumière, ce clignotant, qui s’est réveillé ensuite, quand j’ai eu la possibilité de participer à l’aventure.
Lydia Ben Ytzhak : Vos auteurs de science-fiction préférés, c’est qui ?
Claudie Haigneré : J’étais plutôt de l’époque Asimov. Donc, j’ai beaucoup lu Asimov et toutes ses séries. Effectivement, c’était quelque chose d’important. Je cite aussi des lectures un petit peu différentes, parce que, vous l’avez rappelé, à l’époque j’avais pas mal de facilités à l’école pour apprendre, j’ai fait à la fois des études scientifiques mais j’avais souhaité conserver le latin et le grec dans mon cursus scolaire. Et dans le grec, en particulier, notre prof nous faisait lire Lucien de Samosate, qui a écrit un truc absolument extraordinaire sur les lunaires [4] et tout cette colonisation de la Lune et ces mondes extra-terrestres. J’avais un plaisir fou à, bien sûr, réciter la guerre des Gaules, en cours de latin, je montais sur l’estrade pour réciter la guerre des Gaules, mais surtout à lire Lucien de Samosate. Donc, il y a à la fois la science-fiction, onc à la relation fiction et à la fois ces racines de ces traditions, de ces mythes. Je parlais des mythes, je parle grec et latin, et vous avez sans doute remarqué, on y reviendra, que les noms des missions spatiales que j’ai choisis, c’étaient : Cassiopée, pour la première, Andromède, pour la seconde, si vous regardez bien, vous le savez, mon mari est aussi un astronaute, Jean-Pierre Haigneré, sa mission s’appelle Perseus. Si vous regardez un petit peu la mythologie, entre Cassiopée Perseus et Andromède, ça va vous rappeler quelque chose.
Lydia Ben Ytzhak : Si vous avez passé votre bac à 15 ans, c’est que vous avez sauté des classes déjà très jeunes. Est-ce que vous étiez considérée comme une surdouée, toute petite ?
Claudie Haigneré : Je n’ai jamais vécu ce regard. Quand on est dans une petite ville, il y a un lycée, une école, et depuis toute petite j’ai toujours été avec les mêmes jeunes garçons et jeunes filles, effectivement j’étais plus jeune qu’eaux, mais c’étaient les mêmes, de la sixième à la terminale. Donc, il n’y avait pas de regard différent, on faisait du sport ensemble, c’était une vie naturelle, je n’ai pas vraiment perçu ces éléments. Très souvent on me pose la question, et vous l’avez dit, première femme française dans l’espace, ou première femme ayant fait des choses, je ne me suis jamais vraiment aperçu de cette différence d’être une femme, ou d’être jeune par rapport à d’autres, ça m’a paru assez naturelle. Je le dis de toute façon très modeste et très humble, ce n’est pas pour mettre en avant, ce n’est pas quelque chose qui a nécessité de ma part de lutter ou de montrer plus. Bac +19 ça veut dire quelque chose, ça veut dire que j’avais envie d’apprendre. Je me suis lancée dans des tas de spécialités différentes, on viendra sur le parcours, mais à chaque fois j’avais besoin, pour me donner confiance, d’avoir le diplôme correspondant. J’ai accumulé un petit peu les choses. Comme je retenais assez vite, que j’avais une bonne mémoire, cela ne me posait pas de problèmes particuliers, ce qui fait qu’à chaque fois j’étais à peu près préparée à l’examen que je passais. Comme la plupart des enfants, je revenais toujours désespéré en me disant, je n’ai pas été parfaite, je n’aurais pas la note que j’attendais, mais bien évidemment j’avais souvent la meilleure note.
Lydia Ben Ytzhak : Ce qui nous intéressait vraiment à cet âge-là, à 15 ans, c’était le sport mais vous étiez trop jeune, finalement c’est pour patienter que vous avez vous êtes lancé dans les études de médecine.
Claudie Haigneré : Tout ça, c’est un petit peu des anecdotes, mais c’est la réalité. C’est vrai que le sport c’était quelque chose d’important dans ma vie, parce que cette notion de d’équipe, de dépassement, de compétition, le week-end on prenait l’autobus et on allait faire la compétition avec les autres, la gymnastique que j’ai beaucoup évoquée, mais j’ai fait de l’athlétisme, j’ai fait de la natation. On partageait les stades, les piscines et les salles de gym, dans une atmosphère assez sportive. À la maison, je me disais que ça me plairait d’être prof d’éducation physique, prof de sport. Comme j’avais un bon niveau, je pouvais viser à intégrer l’école de préparation aux professeur d’éducation physique, à l’INSEP. C’était l’époque où on voyait de jeunes gymnastes, très jeunes, avec des entraînements très intensifs, et donc des perturbations de leur physiologie, on parlait beaucoup de l’anorexie, des troubles du métabolisme, des dystrophies osseuses et tendineuses, que ces jeunes enfants, qui faisaient des exercices intensifs pouvaient avoir. Donc, je n’ai pas eu la possibilité d’intégrer, parce que j’étais trop jeune pour cette préparation sportive de haut niveau. Donc, pour patienter, pour ne pas perdre mon temps, je me suis dit je vais faire de la physiologie, je vais faire de l’anatomie, ça me préparera au professeur de l’éducation physique. Donc, je me suis inscrite en médecine, à Dijon. Grande aventure, à 15 ans partir à Dijon, c’est une grande ville quand même. Je suis parti chez les bonnes-sœurs, j’étais bien encadrée, j’ai pu me consacrer à ces études. Donc, là aussi, un petit peu coucounée, je dirais que j’ai toujours eu beaucoup de chance, parce qu’on m’a facilité en fait les parcours, et n’ayant que mon travail à faire j’ai sûrement bien travaillé. En fin de la première médecine, alors que c’était l’époque des numerus clausus très importants, des sélections importantes, ben j’étais major. Là, c’est vrai, ma maman m’a posé la question : « Que fais-tu ? Est-ce que tu continues ou est-ce que tu t’inscris à la formation de professeur de sport ? » Comme ça m’avait bien plu cette première année de médecine, j’ai dit : « Je continue. ». Voilà, comment je fais devenue médecin effectivement.
Lydia Ben Ytzhak : Vous passez votre doctorat en médecine, puis vous allez vous spécialiser en médecine du sport, en médecine aéronautique et spatiale, puis en rhumatologie. Pourquoi ce choix.
Claudie Haigneré : Vous avez compris que le sport, la perception de la capacité à se mouvoir, la performance sportive, c’était quelque chose d’important pour moi, dans la pratique quotidienne, et ça l’a été aussi dans la détermination de la spécialité que j’ai choisie. Je suis passé dans un stage de rhumato, pendant mes études de médecine, j’avais trouvé ça passionnant, d’avoir justement des corps qui souffrent, des corps déformés, par rapport au corps du sportif, et j’ai eu envie d’explorer davantage ces pathologies du corps, et la façon dont on pouvait remédier. Ça, c’était la rhumatologie du siècle dernier, il y a plus de 20 ans, bien évidemment, 30 ans maintenant. À l’époque, on pouvait un peu soulager les douleurs et on pouvait éventuellement réparer quelques articulations, par la mise en place de prothèses, par la chirurgie orthopédique, on n’est pas beaucoup d’autres éléments. J’y pense beaucoup aujourd’hui, en 2013, parce que je pense qu’on vit une époque où ces choses-là changent beaucoup. J’étais un médecin de l’homme réparé et on est aujourd’hui un médecin de l’homme augmenté, et même de l’homme régénéré. On va vers des médecines très différentes de la médecine que j’ai pratiquée à l’époque. On aura l’occasion d’y revenir, mais entre la réparation, avec peu de moyens qu’on avait à l’époque, et là où on en est aujourd’hui, des progrès de la médecine, je pense qu’il y a des choses tout à fait formidables, mais qui exige de nous une réflexion éthique, une morale de nos actions et de nos décisions, c’est quelque chose d’important dans le contrôle de la science et de ses développements technologiques. Voilà, effectivement la connaissance du corps, son fonctionnement, et puis la connaissance du corps dans sa performance sportive, médecine du sport, traumatologie du sport également, là aussi on réparait, j’ai fait des arthroscopies, regardé comment les ménisques s’étaient dégradés, par la pratique sportive, dans les genoux, etc. Tout ça, c’était ma pratique quotidienne, parce que ça me permettait de rester proche de ce milieu sportif que j’aimais beaucoup. La médecine aéronautique et spatiale, ça surtout été la médecine aéronautique au départ, parce que j’étais dans un milieu il y avait des gens qui faisaient de l’avion, qui faisaient du parachutisme ; quant à pouvoir mieux comprendre, quant à aussi les aider avec un certificat médical d’aptitude pour la médecine aéronautique, mais il faut avoir sa spécialité de médecine aéronautique, alors quand on est médecin intéressé par le sport par l’aéronautique, autant aller jusqu’au bout, un diplôme de plus, mais qui m’a ouvert des portes après. Ouvert des portes, peut-être pas ouvert des portes, mais sensibilisé, petite piqûre de rappel, au monde de l’aéronautique, au monde de l’espace, aux pathologies diverses, qu’on peut y rencontrer, et qui m’a donné un petit peu la possibilité de contacter des gens, au moment où j’ai fait ce grand saut, ce grand choix de présenter ma candidature à la candidature de d’astronautes pour des missions spatiales.
Lydia Ben Ytzhak : Pendant ces études les week-ends vous assurez des nuits de garde dans les hôpitaux déjà ce moment-là, certaines nuits, assez épiques, vous avez dû faire preuve d’un sacré sang-froid.
Claudie Haigneré : J’espère que les études de médecine aujourd’hui conduisent les jeunes médecins à être mieux à même de rentrer dans la pratique quotidienne du remplacement de médecine générale et des gardes de nuit, en banlieue ou en région, parce que moi j’ai eu l’impression de sortir, très jeune effectivement, de mes études de médecine, avec mon beau diplôme et ma thèse et me retrouver parfois dans face à des situations concrètement où je n’avais peut-être pas tous les éléments pour répondre à toutes les attentes. Après, on y arrive, parce qu’on est formé, bien évidemment, mais se retrouver parfois un peu comme le confesseur d’une personne âgée, ou d’un jeune adolescent en souffrance ou en difficulté, ce n’est pas facile, quand vous avez 23 ans, que vous êtes tout seul sur les routes avec votre carnet à souches, il y a des moments un petit peu délicats. Je pense qu’il y a beaucoup de jeunes médecins qui comprennent très bien ce que je suis en train de dire.
Lydia Ben Ytzhak : Certaines nuits, vous avez eu à faire à des drogués en manque, à des clochards, des gens qui …
Claudie Haigneré : Tout ça, c’est le quotidien du médecin d’urgence, du médecin de nuit, même les gardes d’urgence à l’hôpital de Dijon où je terminais mes études, vous y rencontrer des moments terribles, de souffrance, de douleur, où vous êtes désarmé, impuissant par rapport à la souffrance. Il n’y a pas toujours la solution à pouvoir apporter. C’est vrai que la médecine, je l’ai exercée pendant une dizaine d’années, qu’aujourd’hui bien évidemment c’est loin de moi, mais que je pense souvent à ce qu’est la vie d’un médecin, son exercice, la responsabilité, les décisions. C’est peut-être d’ailleurs ce qui a fait que j’ai exercé la rhumatologie en milieu hospitalier. Plusieurs raisons à ça. D’abord, c’est une spécialité où on peut prendre son temps par rapport à une pathologie, qui est une pathologie longue, des dégradations progressives, où il faut prendre le temps de comprendre ce que veut dire un mal de dos, un mal de cou, j’en ai plein le dos, j’en ai lourd sur les épaules, c’est souvent des choses que les gens vous disent, vous avez besoin de les écouter, de comprendre, et après de leur apporter des solutions et des conseils d’hygiène de vie. Donc, prendre son temps, c’est important, et le milieu hospitalier permet de prendre le temps. Le milieu hospitalier c’était à la fois d’avoir la possibilité d’hospitaliser, d’avoir le service de radiologie à côté, d’avoir le conseil du chirurgien orthopédique pas très loin. C’était tout ce travail d’équipe et des différentes facettes, qui permettaient d’apporter une réponse aux problèmes du patient. C’est vrai que j’ai un petit peu vécu la médecine un peu comme un détective parfois, qui essayait de trouver des indices, pour arriver au diagnostic. Parfois, je n’étais pas capable de trouver les indices toute seule, le fait d’avoir autour de moi des gens qui m’apportaient des regards différents, permettaient quand on est en milieu hospitalier … À Paris, on vient souvent vous voir en deuxième, troisième, parfois dernier recours, par rapport à avoir consulté des praticiens plus près de chez vous, donc il y a encore plus une exigence de prendre le temps et d’arriver à proposer un diagnostic, puis une solution thérapeutique. J’aimais beaucoup ce travail, parce qu’il donnait de la sérénité, on pouvait aller jusqu’au bout en prenant son temps.
Lydia Ben Ytzhak : Vous avez passé au total huit ans à l’hôpital Cochin, et comme dans un conte de fées, fin 84, un jour une petite affichette attire votre attention, punaisée sur les murs de l’hôpital, il s’agit d’un appel à candidature du CNES pour devenir astronaute, et pour une fois l’appel est lancé à des civils. À l’époque l’espace était un peu le domaine réservé des militaires, et là, vous saisissez votre chance. Vous avez un souvenir de cette période ?
Claudie Haigneré : C’est ça, c’était fin 84, et c’était effectivement dans le couloir de l’hôpital Cochin où j’exerçais. Sur le placard des annonces, un appel à candidature du CNES, le Centre national d’études spatiales, l’agence spatiale française, qui recherchait des candidats astronautes, pour les programmes scientifiques à bord des stations spatiales, avec deux types de profils : le profil ingénieur navigant, pilote de chasse, pilote des systèmes habités, pilotés ; et le profil des scientifiques pour mener à bien le programme scientifique à bord. Je n’ai pas regardé spécifiquement homme ou femme, mais c’était ouvert aux hommes et aux femmes bien évidemment. Ensuite, j’ai regardé ce qu’il fallait. Il fallait un doctorat, j’étais docteur en médecine, j’avais doctorat, mais la petite lumière dont j’ai parlée tout à l’heure, de juillet 69 a dû se mettre à clignoter très, très fort, et sans aucun aucune hésitation j’ai relevé le numéro de téléphone en bas de cette petite affiche, et puis j’ai téléphoné très vite, pour récupérer un dossier. C’est là où je disais que le fait d’avoir eu cette formation en médecine aéronautique et spatiale faisait aussi que je connaissais des gens dans le milieu du spatial. J’ai passé un petit coup de fil à ces gens-là en leur disant : « C’est complètement idiot ce que je viens de faire ? » et ils m’ont dit : « Mais, non, pourquoi pas ?! » Donc, j’ai eu la chance d’être entourée par des gens qui m’ont dit : « pourquoi pas ? » Personne ne m’a dit, mais non, surtout pas, c’est idiot c’est tu n’as aucune chance, j’ai jamais entendu ça. Les gens m’ont dit : « pourquoi pas ? », et ça m’a conforté à aller jusqu’au bout. J’ai reçu le dossier, je l’ai rempli et là a commencé la grande étape de la sélection.
Lydia Ben Ytzhak : Est-ce que vous vous souvenez de cette photo en 1985. Vous êtes en blouse blanche, il y a le stéthoscope qui dépasse de votre poche. Vous êtes toutes jeune. Cette photo est très émouvante.
Claudie Haigneré : Oui, elle a été prise devant la porte d’entrée de l’hôpital Cochin. Je me souviens très bien. C’était après toute cette phase de sélection, parce que je crois que les résultats de la sélection ont été publiés en septembre 85, c’est une sélection qui a pris plusieurs mois. Évidemment, il y a eu une exposition médiatique à ce moment-là, parce que j’étais la seule femme de l’équipe, parce que j’étais médecin. La prise de vue, elle, s’est faite devant l’hôpital, et effectivement c’est un peu d’émotion que de me revoir avec cette blouse blanche, ce stéthoscope, cette petite plaque de l’Assistance publique de l’hôpital Cochin sur la blouse.
Lydia Ben Ytzhak : Nous verrons la suite de l’aventure demain. À demain.
Première femme astronaute française, mardi 31 décembre 2013
Lydia Ben Ytzhak : Nous sommes en 1985, en fin 84, plus précisément, et vous venez de répondre à un appel à candidature du Centre national d’études spatiale et très vite vous apprenez qu’il y a 1000 candidats, qu’il n’y en aura 7 retenus, au terme de tests aussi nombreux que variés, quel est votre état d’esprit à ce moment-là ?
Claudie Haigneré : Effectivement, ce processus de sélection a été long, j’en ai des souvenirs d’impatience, d’attente de chacun des télégrammes bleus, qu’on recevait pour nous dire qu’on était retenu pour la phase suivante de la sélection, parce qu’il y a eu plusieurs épisodes. Le début de la sélection, c’est une sélection médicale, vous fréquentez les hôpitaux militaires en long et en large sur le territoire, de Marseille à Bordeaux en passant par la région parisienne, avec l’exploration de l’ensemble des organes. Ça se comprend très bien. On vous sélectionne à un moment donné, on va mettre, pour ceux qui seront sélectionnés, beaucoup de confiance, d’énergie et de responsabilité sur la préparation, pour que vous soyez le candidat et l’astronaute retenu à un moment donné, pour une carrière qui va durer plusieurs années. Donc, vous devez être en bonne santé à un temps zéro, et qu’on puisse projeter sur vous une bonne santé à un temps plus 10, plus 12, plus 15 ans. C’est vraiment un crible sur le plan médical, qui est très, très important, d’ailleurs avec cette particularité qu’on vous découvre des choses bien évidemment, parce qu’on vous fait subir des tas d’examens, qu’on ne fait jamais subir à personne, même des échographies très sophistiquées, ou des IRM. On va découvrir un petit truc, on va se poser la question de la normalité. Qu’est-ce que c’est que la normalité, quand on se pose la question d’une aptitude et d’une projection d’aptitudes de bonne santé ? Pour les médecins qui doivent prononcer les aptitudes, en particulier dans le domaine aéronautique et dans le domaine spatial, ce n’est pas très évident de répondre à ça. Où est la frontière de la normalité et de LA normalité ? D’ailleurs, vous avez la version française, puis vous allez vous rendre compte qu’avec les médecins russes, il y a une version russe, et quelques versions des médecins américains. Il y a une version américaine ? Parce que là aussi la normalité entre les différentes cultures, ce sont des éléments importants. Cette sélection est médicale, suit une sélection sur des environnements physiologiques un petit peu particuliers, qui seront des contraintes que vous allez rencontrer soit pendant l’entraînement soit pendant le vol. Vous allez être soumis à des facteurs de charge, des accélérations. On vous teste en centrifugeuse, pour savoir comment vous résistez à des facteurs de charge de 4 à 8 G, parce qu’on fait les deux niveaux.
Lydia Ben Ytzhak : C’est-à-dire 4 fois où 8 fois le poids que vous pesez sur Terre.
Claudie Haigneré : 4 fois où 8 fois le poids du corps. On verra dans un vol spatial, c’est 4G à 4G et demi quand tout se passe bien, mais il peut y avoir des situations dégradées où on peut aller au-delà. Donc, on vous teste aussi sur votre résistance physiologique à ces facteurs de charge. Il y a des tests en tabouret tournant, pour voir si vous avez une susceptibilité trop importante à ce qui pourrait être un mal de l’espace, ce fameux mal des transports, ces difficultés de la mise en cohérence des informations vous donnent votre appareil vestibulaire, et le déplacement du champ visuel ou de votre déplacement par rapport aux champs de gravité, qui peuvent provoquer des inconforts, des difficultés à être bien pendant les débuts du vol, quand on est trop sensible à ces éléments-là. On vous teste sur le tabouret tournant, ensuite on vous entraîne en tabouret tournant, table basculante, pour savoir comment vous arrivez à bien réguler ces gradients de pression hydrostatique, qui vont être une des caractéristiques d’un volant en microgravité, où bien évidemment il n’y a plus de gradient de pression hydrostatique, quand la gravité n’exerce plus son action. Il faut tester comment l’organisme réagit à ces éléments, à des caissons en dépression, parce que vous allez être amené à vivre dans des scaphandres pressurisés, à vivre dans des conditions un petit peu extrêmes dans certaines phases de la mission. Avec tous ces éléments physiologiques un petit peu particuliers, comme je dis souvent, ceux qui à la fin sont sélectionnés ne sont pas tout à fait dans le ventre de la courbe de Gauss, on est quand même des gens bien sélectionnés, plutôt en dehors du schéma normal entre guillemets. On nous fait également passer des tests psychologiques, parce que c’est important de savoir comment on va réagir à des situations de contraintes, des situations d’isolement, des situations de confinement, des situations stressantes, à la fois de la psychologie individuelle, parce qu’il faut savoir quelle est votre capacité d’adaptation, votre réactivité ces éléments-là, et à la psychologie de groupe. Parce que bien évidemment, vous allez vivre à la fois en lieu un petit peu confiné, pendant toute la phase d’entraînement ; moi j’ai passé des années de ma vie en Russie, il y a là aussi toute une adaptation à un monde qui vous est très différent, et ensuite dans la station spatiale et dans le vaisseau, dans des environnements qui sont technologiquement et géographiquement limités. Les tests de psychologie de groupe étaient assez intéressants, on est une espèce de pseudo équipage de sept personnes, confronté à un problème sans solution et il fallait trouver la meilleure solution possible.
Lydia Ben Ytzhak : Ce qui est amusant, c’était, par exemple, qu’on vous proposait le plan d’une ville, avec tous les éléments d’une ville, avec quelqu’un qui venait de se faire mordre par un serpent, il fallait trouver une solution.
Claudie Haigneré : Absolument, une grande ville dans laquelle il y avait un parc zoologique et le pauvre gardien s’était fait mordre par un serpent, piqué, et c’était très délicat pour son pronostic vital. Il fallait l’évacuer pour pouvoir le traiter et lui faire l’injection d’anti-venin. On avait le plan de la ville, on avait les hôpitaux avec le sérum, les hôpitaux avec l’héliport, avec la capacité à déplacer des forces de police, pour nous accompagner, mais la route était bouchée, il y avait un des hôpitaux dans lequel il y avait la fiancée du pauvre gardien, mais il n’y avait pas le sérum … On était confronté à ces différents éléments, pas de solution idéale, et là avec 7 personnes de culture très différente, des ingénieurs, des pilotes, des médecins, d’autres formations, soit on prenait le leadership, soit on trouver une façon pour dégager un consensus, où tout le monde adhère à la solution, qui est proposée. Ce sont des exercices assez intéressants à vivre.
Voilà, tous ces éléments se sont un petit peu déroulés sur des temps longs, et à chaque fois vous vous dites, est-ce que je serai encore appelé pour l’étape suivante ? C’est pour ça je parlais du petit papier bleu que j’attendais avec impatience, mais chacune de ces états je l’ai toujours franchie avec le désir d’y aller, sans me dire, la prochaine étape, c’est la centrifugeuse, mon Dieu qu’est-ce qui va se passer, je vais faire des extrasystoles, ça va me comprimer … Peut-être parce que j’étais médecin, parce que j’avais cette connaissance du corps, j’avais envie de tester mon corps dans ces situations particulières. Souvent on me dit que ça devait douloureux, pénible, et moi je disais non, c’était passionnant d’aller découvrir jusqu’où on pouvait aller, au-delà des limites qu’on connaît déjà.
Ça, ce sont tous ces éléments de sélection, mais ce qui était important aussi, c’était qu’est-ce qu’on voulait faire, ce qu’on était capable de faire pendant dans ses missions ? Pour moi, ayant candidaté dans la catégorie des scientifiques, un programme de recherche, de propositions expérimentales à discuter avec une communauté scientifique en face de soi ; la capacité à apprendre les langues, parce qu’évidemment d’un seul coup, pour ma part comme je suis partie m’entraîner avec les Russes, il faut se former au russe, puisque tout l’entraînement va avoir lieu en russe, et aussi la confrontation au monde des médias. Je crois qu’on a ce privilège extraordinaire d’incarner quelque chose, que chacun a un petit peu soit dans son esprit tout soit dans son cœur, une envie de comprendre, de ressentir, et les yeux de l’Homme qui regarde la Terre par le hublot, peuvent raconter des choses et redonner une dimension supplémentaire à ces images merveilleuses, que peuvent nous envoyer les satellites d’observation de la Terre, qui sont aussi ces images de la courbure de la terre, d’un lever de soleil à l’horizon de la Terre ou d’un coucher de Lune. Il faut avoir envie de la transmettre, ça peut être plus ou moins facile, plus ou moins inné, entre guillemets, et on était sélectionné sur cette capacité à transmettre et à partager en face des médias.
Lydia Ben Ytzhak : À partir de là, quand vous apprenez votre sélection, débute votre véritable odyssée de l’espace. Je pense que les gens ont du mal à se représenter qu’entre votre sélection en 1985 et le moment où vous serez bien calé dans le Soyouz, avec un siège moulé à la taille de votre corps, avec un gros réservoir de carburant, prêt à s’enflammer en dessous de vous, en 1996, il va s’écouler 11 ans. Onze 11 années en quelque sorte dans l’antichambre de l’épopée spatiale, et c’est là une fois de plus que vous avez montré votre force de caractère, avec une inoxydable patience. Comment fait-on pour attendre 11 ans sans être même certaines de pouvoir voler un jour ?
Claudie Haigneré : Claudie Haigneré : Oui, le statut de candidat astronaute, qui le statut d’astronaute affecté à une mission. Ce sont deux choses différentes. J’ai eu cette chance d’être sélectionnée en septembre 1985, parmi les sept candidats, quatre scientifiques et trois candidats du monde militaire et du monde de l’ingénierie ou du pilotage. Bien évidemment, les premiers qui partent à l’entraînement, comme vous le disiez tout à l’heure, c’était quand même un monde très militaire au départ, ce sont Michel Tognini [5] et Jean-Pierre Haigneré, deux pilotes de chasse, militaires, Généraux de l’Armée de l’Air Française, qui succèdent à Jean-Loup Chrétien et Patrick Baudry, les deux premiers astronautes français, militaires eux aussi, pilotes de chasse eux aussi.
Ce n’est pas évident de passer du statut de candidat au statut de d’astronaute. Vous voyez que je n’évoque même pas le fait d’être la seule femme dans l’équipe, pour moi le passage de candidat à astronaute s’est plutôt joué du militaire au civil, plus que de l’homme à la femme, par contre c’est vrai que ça reste assez privilégié d’être une femme dans ses équipes. Vous disiez mille candidats, c’est vrai que parmi ces 1000, il y avait 10% de candidatures féminine, il y avait 100 femmes, qui se sont présentées. Aujourd’hui, sur 550-560 astronautes ayant volé, il y a une cinquantaine de femmes, on reste toujours dans les 10%. La sélection de 1985, 10% de femmes qui se présentent, la sélection de 2008 de l’Agence spatiale européenne, toute récente, 10%, ça n’a pas changé entre 1985 et 2008. Ça, c’est une question qu’on doit se poser, pourquoi les femmes ont une représentation de certains métiers qui leur sont accessibles ou pas ? C’est quelque chose sur lequel on doit travailler, ces stéréotypes aujourd’hui.
En 1985, je suis sélectionné pour réaliser un programme scientifique, évidemment j’ai un diplôme de docteur, je ne suis pas une vraie scientifique, je fais de la recherche clinique, de la pratique médicale. Là encore je décide de reprendre une partie d’études complémentaires, une thèse de sciences, un DEA de biomécanique et de physiologie du sport, puis une thèse de science dans un laboratoire formidable, celui du professeur Berthoz au CNRS, le laboratoire de physiologie de la perception et de l’action, sur le contrôle moteur, toujours avec cette même connaissance et envie de mieux comprendre les muscles, le fonctionnement, les schémas moteurs, les capacités du cerveau, les capacités du corps à se déplacer. J’ai passé des années merveilleuses à me former dans ce laboratoire. J’ai un peu une double vie, je suis à la fois médecin attaché à l’hôpital Cochin, en tant que rhumato, et chercheur, je partage mes nuits et mes week-end entre la recherche, dans ce labo du CNRS, cette thèse, à réaliser expérimenter et à écrire, et le travail à l’hôpital. Donc, ce n’étaient pas des années d’attente, comme vous le disiez tout à l’heure, je ne l’ai pas vécu comme une attente, c’est des moments où je me suis enrichie, où j’ai rencontré d’autres milieux, d’autres façons de penser, de travailler. Le travail des scientifiques, la démarche scientifique est passionnante, c’est une démarche où on doit poser des hypothèses, se donner les moyens de répondre à la question qu’on a formulée, s’inspirer des travaux précédents par toute la bibliographie qu’on va étudier, construire son modèle expérimental et sa capacité à apporter un élément de réponse, en ayant pensé peut-être déjà aux résultats alors qu’on n’a émis que le concept et l’hypothèse de travailler. La démarche scientifique, c’est quelque chose d’important aujourd’hui aussi dans mon métier, non seulement on essaie de partager, de faire accéder à la compréhension de résultats scientifiques, de développement technologique, on essaie de faire partager aussi des marches scientifiques, essais, erreurs, hypothèses, valider sa pensée … Je pense que c’est une école de vie très, très importante que celle de la démarche scientifique, de cette rationalité dans la pensée, qui doit bien évidemment aussi pouvoir permettre d’exprimer toute l’émotion, la sensibilité, qu’on peut avoir par des tas d’autres approches. Souvent je parle de trouver d’autres pistes pour accéder à la science et à la technique, par le théâtre, par l’art, par d’autres formes de culture, et pour moi tout cela donne du sens, et c’est important.
Lydia Ben Ytzhak : Pendant ces 11 années, finalement on comprend que ce n’est pas gagné le fait d’avoir été sélectionnés comme candidats, la concurrence est très rude, est-ce que vous avez eu des moments de doute ?
Claudie Haigneré : Sûrement, je les ai oubliés, oui, bien évidemment. En 1986 je commence ma thèse, je fais toutes ces expériences, j’avais choisi un petit peu comme un joueur d’échec, on pave le chemin pour aller réussir quatre coups après. J’avais choisi un laboratoire d’une part avec un patron merveilleux, Alain Berthoz, qui m’a appris plein de choses, avec une équipe formidable de jeunes chercheurs, qui étaient là, un milieu qui était proche du mien, puisque c’était la réflexion sur ces schémas moteurs, et un laboratoire qui travaillait dans ces conditions particulières de la microgravité, avec des partenaires européens, mais surtout Américains et Russes. En fait, par mon travail dans le laboratoire, en tant que chercheur doctorant, j’ai eu l’occasion déjà d’aller travailler en Russie, en Union soviétique à l’époque. J’allais là-bas avec mon protocole expérimental à proposer aux cosmonautes à la Cité des étoiles. La première fois où je suis allée à la Cité des étoiles, je n’y suis pas allée en tant que cosmonaute mais en tant que chercheur.
Lydia Ben Ytzhak : C’était en quelle année ?
Claudie Haigneré : En 1987. C’était la profonde Union soviétique, avec les autobus gelés à - 20 au cœur de Moscou, les propiska [6] à avoir pour aller jusqu’au centre militaire de Zviozdny gorodok, la Cité des étoiles [7], près de Moscou. J’ai de bons souvenirs de cette époque de l’Union soviétique et de la recherche faite avec nos partenaires de l’IMBP, l’Institut des problèmes biologiques et médicaux, près de Moscou. En fait je me présentais au cosmonaute de la cité des étoiles, comme un chercheur qui leur expliquait le protocole d’expérience qu’ils auraient à réaliser à bord. J’ai un souvenir du second vol de Jean-Loup Chrétien, c’était en 1987, qui a été un des sujets de ma thèse. Jean-Loup Chrétien devait réaliser une expérience qui était une partie de ma thèse, et c’est vrai qu’il y avait un programme à bord très, très important, il n’avait pas beaucoup de temps. Je me souviens d’un moment mémorable, au centre de contrôle de la mission. Moi, j’étais le scientifique en bas, au centre de contrôle de la mission, avec Hubert Curien, qui était le ministre de l’espace à l’époque, et on encourageait Jean-Loup Chrétien à pouvoir réaliser ce programme expérimental, où tous ces scientifiques au sol attendaient avec impatience les résultats. Donc, j’ai vécu aussi l’angoisse du scientifique qui se dit : est-ce que l’astronaute ou le cosmonaute à bord va bien faire le protocole que je lui ai demandé ? Je me suis retrouvé en bas puis, quelques années plus tard, c’était moi qui réalisait le protocole expérimental. Ça, c’est de merveilleux souvenirs de ces moments de recherche. Mais, je n’étais à la limite qu’un scientifique, j’étais à peine un candidat astronaute, j’étais candidate, mais ça ne comptait pas vraiment. Mais, le fait d’être dans ce contexte de recherche scientifique, avec les partenaires russes et avec le monde du spatial a fait que je pense avoir bien pavé le chemin, pour qu’un à moment donné je sois celle à laquelle on fasse appel, parce que je connaissais les gens, j’avais la formation adéquate, je faisais partie du pool des candidats, j’avais fait mes preuves pour qu’on puisse penser à moi en tant qu’astronaute et m’affecter à une mission, pas comme numéro un, comme doublure pour la première fois. Je suis effectivement parti à l’entraînement pour la première fois en 1992.
Lydia Ben Ytzhak : Parmi les sujets que vous étudiez, pour passer ce doctorat en neurosciences, il y a notamment les mouvements oculaires en micro gravité, qu’est-ce que vous avez étudié particulièrement ?
Claudie Haigneré : Le sujet de ma thèse c’était le contrôle du regard, comment on contrôle son regard à la fois par le déplacement de l’œil et par le déplacement de la tête, quand on fait un mouvement pour aller saisir un objet dans son entourage. Je travaillais plus spécifiquement sur les couplages qui existent entre les deux, mouvement de l’œil - mouvement de la nuque, avec la mise en évidence d’un couplage tout à fait fort entre les unités motrices, qui sont les petites unités musculaires des muscles de la nuque et ce qui permet de diriger le regard et son excentricité. Une petite anecdote à ce propos, tout récemment, ayant moi-même des douleurs cervicales, comme ça arrive à partir d’un certain moment, le kinésithérapeute qui m’avait en charge, me dit je vais vous conseiller quelques exercices intéressants, je ne me souviens plus le nom du chercheur qui évoqué ça, mais des exercices qui vont vous faire travailler le couplage oculo-cervical, je lui ai dit : « Oui, oui, je connais très bien, j’ai passé quelques années de ma vie à travailler sur ce sujet ». Ça fait plaisir de savoir que ça peut être utile dans la pratique de quelqu’un.
Lydia Ben Ytzhak : C’était vous qui aviez écrit l’article.
Claudie Haigneré : J’étais un des contributeurs effectivement à cette réflexion.
Lydia Ben Ytzhak : Vous aviez déjà eu l’occasion de partir à la Cité des étoiles dans un premier temps, mais à un moment donné vous êtes nommé doublure de Jean-Pierre Haigneré, et vous vous retrouvez être obligée d’apprendre le russe très rapidement et à partir là-bas. Est-ce que vous pouvez nous raconter l’atmosphère à la Cité des étoiles ?
Claudie Haigneré : Je pars en novembre 1992, pour ce premier entraînement, où je suis la doublure de la mission, qui s’appelait mission Altaïr [8], et le numéro 1 de cette mission était Jean-Pierre Haigneré, qui avait été la doublure de Michel Tognini, qui lui avait volé en 1992. Cette mission Altaïr devait avoir lieu fin 93, il donc préparer deux astronautes à la mission. Astronaute ou cosmonaute, vous allez me poser la question. Cosmonaute c’est en général le terme qu’on emploie quand on s’entraîne avec nos collègues soviétiques, puis Russes, et astronautes, côté américain, mais comme à un moment donné on est devenu tous les astronautes européens des astronautes de l’Agence spatiale européenne, le terme européen était astronaute. Donc, je suis à la fois astronaute et cosmonaute. On a parfois utilisé le mot spationaute à un moment donné, peut-être que j’y pense avec un petit peu nostalgique, c’était cette époque de 1985 ou l’Europe avait cette volonté de s’engager dans le champ du vol habité, de la construction de la navette Hermès, peut-être que ça vous dit quelque chose, au sommet de d’Ariane 5, de modules qui permettaient d’avoir une autonomie d’accès et de vie dans l’espace pour l’Europe, des sujets qui ont dérivé sur le plan technologique et financier, pour lequel et l’Europe s’est retirée de cette course aux vols habités, en tant que puissance autonome, et qui ensuite a collaboré en coopération internationale avec les Russes ou les Américains. J’ai vécu cette grande période de 1985, où il y avait ces grands programmes européens.
Nous voilà partis en 1992, pour ma part à la Cité des étoiles, et je n’avais que quelques notions de russe, très élémentaires, par cette fréquentation du milieu scientifique quelques années auparavant.
Lydia Ben Ytzhak : Ce qu’il faut savoir, c’est que comme vous avez été nommé doublure, ça sous-entendait que vous étiez enfin sûre de partir, puisque la tradition voulait que ceux qui avaient été doublures faisaient partie du vol suivant.
Claudie Haigneré : C’est effectivement une tradition. On prépare deux astronautes, parce que vous avez à la fois des équipes techniques, les équipes d’ingénieurs, qui proposent des programmes, qui font des réalisations, et ce sont des missions qui coûtent cher, demandent une longue préparation, donc il faut qu’elles aient lieu au moment où elles sont prévues. En cas d’impossibilité technique, médicale, ou autre, pour un cosmonaute, de ne pas pouvoir faire la mission, il y a une doublure, back-up, pour relever le défi au dernier moment, avec le même entraînement, un entraînement comparable, mais au départ on sait qu’il y en a un qui est le numéro 1 et l’autre qui est la doublure, avec en tête, et ça, c’est important, de se dire que la fois d’après, on sera le numéro 1 et qu’on aura une doublure, sauf si entre les deux missions il y a un problème de santé. On a quand même vécu une vie où on prenait pas mal de précautions, ça va vous paraître bizarre, mais on ne faisait pas de ski, on ne faisait pas de sports dangereux, on n’avait pas envie de se casser …
Lydia Ben Ytzhak : C’est balourd d’avoir un rhume la veille …
Claudie Haigneré : … il y a des choses qu’on ne peut pas contrôler, les appendicites, c’est arrivé, ou d’autres éléments, en tout cas ce qui était de notre possibilité de contrôle, de ne pas manger les huîtres, les choses comme ça, avec les hépatites qui traînent dans le coin, plus les sports extrêmes, on essayait d’être quand même de préserver notre santé, en dehors des entraînements physiques qu’on avait de façon importante. Mais, il fallait posséder le russe, parce que les cours étaient en russe, les examens étaient en russe, l’équipage était russe, c’était comme ça qu’il fallait préparer cet entraînement. Ce n’était pas évident d’apprendre de russe en quelques semaines.
Lydia Ben Ytzhak : Jean-Pierre Haigneré vous a bien aidé au départ.
Claudie Haigneré : Oui, parce qu’il avait des cours formidablement pris, écrits. Moi, j’ai vécu ces 10 années à la Cité des étoiles, de 1992 à 2001, en sortant juste de l’Union soviétique, en 92, la transformation, la perestroïka, et 2001 où on est déjà dans quelque chose où dix années se sont écoulées. J’ai connu les premiers cours au tableau noir avec la craie grossière, où on dessinait les systèmes de la station Mir, système de ventilation, d’électrolyse de l’eau, etc., on prenait toutes les notes sur du papier, et j’ai fini avec des CD de démonstration en 3D, une transformation complète apportée par le numérique. Mais, Jean-Pierre Haigneré avait des cours merveilleusement pris, dessinés, qui m’ont beaucoup aidé en 92, quand je suis arrivée. Mais, il y a plusieurs niveaux de russe. Il y a le russe technique que vous allez acquérir, parce que ce sont les mêmes mots qui reviennent sur les systèmes. Ça, c’est une espèce de vocabulaire technique qu’on acquérir assez vite. Il y a l’étape du vocabulaire de tous les jours pour aller faire les courses au magasin, acheter les carottes, ce n’est pas les mêmes mots, c’est plus difficile. Ensuite, il faut essayer de comprendre les informations à la télévision, puis le Bolchoï, pour comprendre Pouchkine, ce qui arrive bien, bien plus tard, dans votre expérience du russe. Mais, en quelques semaines intensives, c’est vrai, avec beaucoup de cauchemars, avec de petits papiers collés partout dans la maison, pour retenir chacun des mots, etc., on arrive à passer des examens, à comprendre des éléments. On comprend assez vite, après il faut se lancer. Le russe est une langue merveilleuse, avec une musique, des accents, et en fait vous restituez ce que votre oreille vous a apporté de la langue. C’est une formidable expérience que de pouvoir à un moment donné utiliser cette langue pour partager, pour entrer, je dirais, un petit peu dans les esprits, dans la fraternité, j’ai peut-être déjà employé le mot de la fraternité, mais la fraternité des cosmonautes, c’était quelque chose d’important, parce qu’on vit des choses très particulières, difficile à partager, c’est plus facile de le faire dans la même langue.
Lydia Ben Ytzhak : À demain ?
Claudie Haigneré : À demain.
Le chemin des étoiles, jeudi 02 janvier 2014
Lydia Ben Ytzhak : Bonsoir, Claudie Haigneré.
Claudie Haigneré : Bonsoir !
Lydia Ben Ytzhak : On l’a vu hier, votre entraînement de cosmonaute va vous amener à passer une dizaine d’années à la Cité des étoiles, à une trentaine de kilomètres de Moscou, vous avez dû apprendre le russe à toute vitesse pour suivre les cours d’aéronautique en russe, l’occasion de tomber sous le charme de la chaleur de l’âme slave, et à votre arrivée rencontrer d’autres femmes cosmonautes russes, ça aide.
Claudie Haigneré : C’est vrai que ces périodes passées en Russie, pour moi, c’est quelque chose de très fort sur le plan des liens qu’on a pu y créer. D’abord parce qu’il y a cette fraternité d’un monde un petit peu privilégié, peu nombreux, que sont les cosmonautes, peut-être parce qu’on est expatrié, et qu’on se retrouve dans un environnement différent. Puis, surtout parce que c’est une immense aventure et qu’on est des participants complets de l’aventure. Quand je raconte que je vis dans la même maison que ceux qui étaient mes héros, les mythes de mes enfances, c’est tout à fait ce que j’ai ressenti. Je vivais dans un grand immeuble de cette Cité des étoiles, avec sur le même palier la porte de l’appartement de la famille des Gagarine, avec Madame Gagarine et sa fille, qui étaient là, avec, juste à côté, la porte de l’appartement de Valentina Terechkova, la première femme cosmonaute qui a volé en 1963, et tout près Alexeï Leonov, le premier « piéton de l’espace », ayant fait sa sortie extravéhiculaire en 1965. Ces gens-là, je les croisais tous les matins, la porte était ouverte, on prenait un thé ensemble, on discutait. Toute cette composante d’humanité, de relations humaines, était très, très présente, à la fois pendant l’entraînement et puis un peu aussi comme des rites de passage au moment où on va arriver à Baïkonour, au cosmodrome, quelques jours avant de partir pour l’espace, eh bien il y a toute une série de rites, qui remettent l’homme au cœur de cette aventure. Et ça, je l’ai très fortement senti en étant présente. On était intégré dans toute cette communauté. C’est vrai que de partager la langue, ça permet d’être complètement en phase avec les réflexions, les moments de vie. J’ai des souvenirs tout à fait merveilleux de cette période, que ce soit des pique-niques au bord du lac de la Cité des étoiles, avec les chachliks, la guitare et les chants qu’on partageait, les tasses de thé, bien évidemment les verres de Vodka, tout ce qu’on pouvait partager, et de grandes soirées interminables, avec des discussions pour refaire le monde, de la philosophie, de l’imagination, qui sont d’ailleurs prolongées dans la station spatiale elle-même.
Lydia Ben Ytzhak : Et là, vous découvrez que les Russes sont très superstitieux, et qu’à chaque décollage, ils vont reproduire une sorte de rituel, toujours avec le fantôme de Gagarine, comme si le temps s’est arrêté.
Claudie Haigneré : Ce n’est pas que le temps s’est arrêté, c’est quand même le premier vol d’un homme dans l’espace, c’est qu’on aime quelque chose de majeur dans l’humanité. On a eu le premier pas de l’homme sur la Lune, c’est aussi un moment fort, mais c’est la première fois, en 1961, ce vol de Gagarine, qu’effectivement on s’extrayait de la planète Terre, on était devenu un satellite de cette planète et l’homme était à distance. Donc, ce n’est pas un arrêt sur le passé, c’est un temps fort, une transformation de l’humanité, je dirais. C’est vrai qu’il y a beaucoup de rites, qui sont dédiés à l’image de Gagarine. On regarde ce film que Gagarine a regardé avant de partir, « Le soleil blanc du désert », on parcourt cette allée des cosmonautes, dans laquelle chacun des cosmonautes qui a volé a planté un arbre sur le cosmodrome de Baïkonour, on fait l’arrêt avec l’autobus qui nous emmène au pas de tir, bâtir au même endroit que l’autobus s’est arrêté en 1961, quand Gagarine a fait son premier vol. Voilà, tout un tas de moments partagés, qui mettent vraiment l’homme au cœur de cette aventure, et c’est vrai que ces 15 jours passés sur le site de Baïkonour, sur le cosmodrome, après le long entraînement à la Cité des étoiles, c’est vraiment 15 jours qu’ils ont destiné à vous concentrer sur cette aventure humaine que vous allez vivre, en portant la responsabilité de la mission en partant dans l’espace.
Lydia Ben Ytzhak : Oui, contrairement aux Américains ou avant le décollage les astronautes sont beaucoup plus libres.
Claudie Haigneré : Je ne sais pas comparer vraiment avec l’entraînement américain, la préparation américaine, puisque je ne l’ai pas vécue. En tous cas, je l’ai ressentie très fortement avec mes collègues russes, et ça reste encore aujourd’hui très présent, 50 ans, 60 ans, après ses premiers moments.
Lydia Ben Ytzhak : Au moment du décollage du Soyouz, il y a eu un cri de guerre au moment de la mise à feu, c’est comment ?
Claudie Haigneré : Le cri de guerre de Gagarine qui a dit : « Poyekhali ! », « Et c’est parti ! ». Nous, ce qu’on attend tous, c’est le moment de la mise à feu, qui se dit : « jazi gané » (orthographe totalement incertaine), qui qui est effectivement après le décompte, le moment de la mise à feu, le moment du décollage.
Lydia Ben Ytzhak : On est en 1996, enfin le grand jour de votre départ pour la station Mir se profil, mais peu de temps avant le départ, deux accidents ont fait explosé des Soyouz, et coup de théâtre, quelques jours avant le décollage, l’électrocardiogramme du commandant de bord montre des défaillances cardiaques, en général, dans ces cas-là, on remplace tout l’équipage par des doublures.
Claudie Haigneré : C’est vrai que pour ce vol de 1996, il y a eu des moments un petit peu compliqués, comme disent souvent les Russes, on se prépare longuement, on essaie de se préparer à toutes les situations, mais on nous dit toujours (une phrase en russe, que je ne sais pas transcrire), cela ne sera pas comme il avait été prévu que cela soit. C’est vrai que quand il y a une aventure de cette nature, il y a toujours des impondérables, des choses qui peuvent survenir auxquelles vous devez être préparés, mais pas toujours complètement. L’entraînement est long, on se prépare à la connaissance des systèmes, on se prépare physiquement, on se prépare au programme expérimental, et on se prépare avec un équipage prédéterminé pour la mission de trois : un commandant, un ingénieur de bord et un ingénieur numéro 2, ou ingénieur cosmonaute expérimentateur, ce que j’étais au cours de ce premier vol. J’avais effectivement un équipage constitué, pendant 18 mois je me suis entraîné avec eux à chaque instant, on se connaissait, on savait parler le même langage et se comprendre à demi-mots. Puis, il y a au moment du départ les derniers examens pour vérifier que tout va bien sur le plan physique, que l’équipage est apte au départ de la mission, c’est la dernière grande commission médicale, il y a beaucoup de commissions médicales tout au long du processus, et c’est cette dernière commission médicale qui doit donner le « go », le feu vert pour partir. Et, sur l’électrocardiogramme du commandant de bord apparaît une anomalie qui pose problème à l’équipe médicale de sélection, qui ne peut pas prendre le risque de décider le départ de ce commandant. S’est alors vraiment posée la question : est-ce que l’équipage complet va être transféré, et que c’est l’équipage doublure qui prendra la relève. Ce n’est pas le choix qui a été fait, de toute façon les deux équipages qui se préparent, même s’ils sont constitués en trois et trois, ont quand même beaucoup d’occasions de se côtoyer, de travailler ensemble, je connaissais bien les deux autres membres russes de l’équipage, et c’est vrai que le choix a été fait, j’en ai été très heureuse, de faire partir quand même la cosmonaute française, que j’ai été participante à cette mission, avec un commandant et un ingénieur de bord russe, qui n’étaient pas ceux avec lesquels je m’étais entraînée, et que je connaissais très bien par ailleurs, avec lequel on a formé un équipage formidable.
Vous avez évoqué aussi ce problème technique au cours d’un lancement, quelques semaines avant le lancement de ce vol habité, c’était sur un vol automatique, et une anomalie a nécessité d’interrompre la mission, mais c’était sur un vol automatique, avec un problème lié à une coiffe d’un satellite Progress automatique. Il n’y avait pas de soucis particuliers avec la commission de sécurité, qui a analysé tous les éléments, on pouvait donc faire partir ce vaisseau Soyouz, avec le vol habité. La commission de sécurité s’est bien évidemment une commission qui a été composée de membres russes et de membres français de l’équipe projet, qui avait participé à la réalisation de cette mission.
Lydia Ben Ytzhak : Malgré toutes vos études à terre, la vie en apesanteur vous réserve pas mal de surprises. L’intérieur de la station ressemble très vite à un capharnaüm, il faut passer un certain temps à faire le ménage, et vous égarez les objets rapidement, surtout au début, et puis il y a cette étonnante illusion d’inversion.
Claudie Haigneré : La station Mir que j’ai rejoint en 1996 était très ancienne, elle avait accueilli un nombre d’équipages. C’était une « maison » déjà habitée, avec une des empilements d’objets, je n’emploierais pas le mot de capharnaüm, mais quand vous arrivez dans un endroit qui a été habité depuis plus de 15 ans, bien évidemment, il y a des tas de choses qui vous surprennent un petit peu par rapport au simulateur au sol, assez propre, bien ordonné, sur lequel vous vous êtes entraîné pendant 18 mois.
Deuxième élément, vous arrivez dans un environnement en microgravité où vous pouvez utiliser les trois dimensions de l’espace, le bas, le haut, la droite, la gauche, l’avant, l’arrière, tout cela se mélange joyeusement par rapport à vos références habituelles de la verticale et de l’horizontale. Donc, il y a tout un processus cognitif, je dirais, de votre cerveau pour récupérer les références dans lesquelles il se sente bien pour travailler dans cet environnement, non seulement vous-même, votre propre perception, mais aussi tous les objets qui vous entourent dans cette station. Parce qu’un objet, vous n’allez pas le poser sur une surface, il ne va pas rester par le fait de son poids et de la force de gravité qui va le maintenir sur la table, où vous l’aurez posé. Tout s’envole, tout se disperse, tout bouge, si ce n’est pas fixé. Il faut apprendre non seulement à soi-même positionner son corps et avoir un schéma de déplacement, qui vous permet d’être en sécurité et en reconnaissant, mais aussi gérer l’environnement. Si vous ne rangez pas bien les choses, si vous voulez ne les scratchez pas, que vous ne mettez pas le Velcro ou l’élastique qui va bien pour leur tenir, il y a des choses qui se dispersent et que vous retrouvez, si vous allez regarder dans le système de ventilation, puisqu’il y a bien sûr un système de ventilation important dans la station, pour redistribuer l’oxygène et faire en sorte que l’atmosphère soit respirable et sûre pour la santé, et c’est en général dans la bouche du ventilateur qu’on va retrouver l’objet qu’on aura perdu. On essayait au fur et à mesure du temps de faire en sorte d’en perdre le moins possible, pour l’efficacité du travail à bord.
Lydia Ben Ytzhak : Dans votre journal de bord, c’est très drôle, parce que vous racontez comment pendant le sommeil, le nez devient une sorte de piste d’atterrissage, on se coince le nez …
Claudie Haigneré : C’est une sorte de petit ventilateur personnel, il est parfois des choses qui viennent s’y heurter. C’est d’ailleurs un élément auquel il faut être attentif, avec ces petits objets qui peuvent aller dans les yeux, les oreilles. Par exemple sur le plan de l’alimentation, vous aurez tous entendu qu’on va avoir des choses qui n’ont pas de miettes, pas de sauce, qui risque de se disperser, de petites molécules liquides ou solides qui viendraient perturber la sécurité de l’équipage et de la station.
Lydia Ben Ytzhak : Vous faites partie de ceux qui ont habité la station Mir, qui a été prolongée autant que possible et qui n’existe plus, et en 2001, vous êtes parti sur la Station spatiale internationale, où vous avez passé 10 jours, quelles sont les principales différences entre les deux ? Pouvez-vous nous faire une petite visite guidée des deux ?
Claudie Haigneré : J’ai vécu sur la station Mir, au moment où elle était dans sa fin de vie, déjà sa grande complexité, avec beaucoup de modules amarrés autour d’un nœud central, et beaucoup de choses à accumuler, mais avec des laboratoires d’expérimentation à l’intérieur un petit peu vieillissants. Puis, je suis arrivé dans une station spatiale internationale, en 2001, au tout début de sa construction. Donc, je n’ai pas du tout la prétention de vous raconter ce qu’elle est aujourd’hui, plus de 10 ans après, parce qu’aujourd’hui c’est une immense structure dans l’espace, avec des panneaux solaires, de multiples modules, en particulier un module européen Columbus, avec de très, très beaux laboratoires. Il y a donc cette différence de la qualité, de la novation des laboratoires, qu’on va rencontrer dans ces deux stations différentes. Peut-être que ce qui était le plus frappant dans la différence de l’interaction que l’astronaute pouvait avoir avec les objets, avec le sol, le centre de contrôle de la mission, c’est la capacité d’avoir des liaisons, des communications, pratiquement permanentes sur la Station spatiale internationale, pratiquement à 100% du temps, alors que sur la station Mir, on était à une période où il était de plus en plus difficile de communiquer correctement avec le sol. Donc, on avait des périodes très, très courtes de communication, pendant chacune des orbites. Je rappelle qu’on a une vitesse de satellisation de 28 000 km/h, c’est-à-dire qu’on fait un tour de Terre en 90 minutes, une orbite à peu près à 400 km en orbite autour de la Terre. Donc, toutes les 90 minutes, on avait un petit créneau de 10 minutes, qui nous permettait d’être en communication avec le sol, pour échanger les informations. Sur la Station spatiale internationale, il y avait une couverture de communication pratiquement constante, ce qui faisait qu’à la limite il y avait des échanges de SMS et on avait une espèce de réseau communication, tout à fait équivalent à ce qu’on peut avoir aujourd’hui, quand on est sur terre. Et il y avait le téléphone pour rappeler, bien évidemment les liaisons professionnelles, mais aussi un petit peu ses liaisons familiales.
Je dis ça, avec cette nostalgie parce que c’était des moments forts sur le vol de mon mari en 1999, un vol de 6 mois. Et pour un vol de six mois, c’est important d’avoir des liaisons privées, personnelles, familiales, entre son mari à bord et le reste de la famille au sol. Et quand ça se limite à quelques secondes, parfois ce n’était même pas des minutes, une fois par semaine, avec des gris-gris qui faisaient qu’on entendait pas grand-chose dans la communication, c’est vrai que la fin de vie à bord de la station Mir a été un petit peu difficile, je pense, pour les équipages de longue durée à bord, pour le contact avec le sol.
Lydia Ben Ytzhak : C’est drôle, parce que pour vous, ce qui est le plus important, c’est la capacité de liaison plus que l’espace des modules, alors qu’évidemment vu d’ici, on se dirait c’est plus spacieux, c’est peut-être la chose la plus importante. Votre mission à bord de Mir a rendu les xénopes et les pleurodèles [9] très célèbres. Ce sont des salamandres, et vous devez tester si la pesanteur, ou la microgravité, a une influence sur leur développement ? Quels sont finalement les résultats de ces expériences ?
Claudie Haigneré : Travailler dans ces stations spatiales, ces laboratoires en orbite, ça apporte des éléments tout à fait importants par rapport à ce qu’on a la possibilité d’étudier au sol étudier. Étudier l’influence du facteur gravité sur des phénomènes physiologiques, sur des phénomènes physiques, on n’a pas au sol la capacité de s’affranchir de la force de gravité. On n’a pas de laboratoire qui permettent de travailler en microgravité. Ces sciences de la microgravité on les exerce, on les teste dans ses laboratoires à orbitaux. Dans le champ de la physique des fluides ou des matériaux, on peut imaginer des laboratoires où on fabrique des plasmas, des alliages, de la combustion, etc., et toute cette composante de la physiologie de la biologie. On a fait pas mal d’expériences effectivement dans ce domaine. Dans le domaine de la physiologie et de la médecine, c’était d’essayer de comprendre comment le corps humain peut s’adapter à ces conditions particulières de vie, là aussi pour préparer éventuellement les aventures à venir, les aventures martiennes, les explorations, pour savoir comment l’organisme sur le champ cardio-vasculaire, neurologique, musculaire, osseux, peut garder sa capacité à travailler, à vivre en sécurité et en santé. Sur le plan de la biologie, il y avait des programmes expérimentaux tout à fait intéressants, en biologie végétale, pour savoir comment un végétal va se développer. Bien évidemment il y a la lumière, mais il y a le facteur de gravité, qui fait qu’il a un développement horizontal ou vertical, selon que c’est une racine ou un autre système. En biologie cellulaire, pour voir comment une cellule va s’attacher ou se déplacer au sein d’un environnement. Et en biologique du développement complet, biologique animale, quel était le modèle qu’on avait choisi ? On avait choisi le modèle du pleurodèle, une salamandre. Pourquoi ? Parce que c’était un modèle assez résistant au stress que pouvait représenter cet environnement particulier. Il y a d’autres modèles animaux qui sont plus sensibles à ces stress qui sont plus difficiles à utiliser, que ce soit des animaux plus volumineux ou des animaux dont le cortex cérébral est plus développé, qui pourrait être soumis à des conditions de stress et les mettrai en danger leur survie. Le pleurodèle était un très bon modèle expérimental et on a fait des expériences de biologie du développement, pour voir comment un œuf fécondé en micro gravité allait se développer et se structurer, en sachant qu’il y a des éléments de symétrie, d’organisation avec un pôle végétal, un pôle animal, une répartition de molécules et de matériaux très particuliers … Donc, c’était intéressant d’embarquer ces femelles pleureurs, au préalable inséminées, et de déclencher, par une injection hormonale à bord, la fécondation et la ponte des œufs. J’ai passé effectivement pas mal de temps à récupérer les œufs pondus par ces pleurodèles, en garder certains, en condition de 0G, en microgravité, en mettre d’autres dans une centrifugeuse, pour voir comment 1G, 1,5G, 2G, on allait pouvoir graduer la différence de comportement. Bien évidemment, on ne peut pas en tirer des conséquences définitives sur la biologie du développement, et l’influence de la gravité sur le développement d’un animal, ou d’un être animal, ce n’était pas le propos, c’était d’essayer de comprendre un petit peu ces mécanismes assez fins, et de voir les capacités d’adaptation, et de réversibilité des phénomènes. Les scientifiques qui ont publié après ces expériences, on put montrer que la gravité intervenait dans cette structuration des éléments, mais que cela n’imputait pas la capacité à avoir une réversibilité du phénomène après un retour en gravité normale. On a vu que ces œufs de pleurodèle, qui ont ensuite donné des petits pleurodèles, qui eux-mêmes ont donné une seconde puis une troisième génération, ont pu récupérer un développement tout à fait normal, après un séjour et une naissance, une éclosion, en milieu de microgravité. Donc, ça donne beaucoup d’espoir sur la capacité d’adaptation et de plasticité des structures vivantes.
Lydia Ben Ytzhak : Claudie Haigneré, le cosmonaute doit être à la fois un peu bricoleur, un peu infirmier, un peu informaticien et un peu cobaye dans certains cas. On a vu récemment le cas de Luca Parmitano [10], qui a failli se noyer dans son scaphandre. Il faut avoir de bons réflexes.
Claudie Haigneré : Les sorties extravéhiculaires, sont parmi les moments dynamiques d’une mission, des moments très techniques, dangereux, où il faut vraiment vérifier chacun des éléments. On a beaucoup pensé à Luca et a ses difficultés avec le système de son scaphandre extravéhiculaire. C’est vrai que la préparation à toutes ces circonstances qu’on va rencontrer, font qu’au-delà de la formation initiale qu’on peut avoir, est celle d’être un scientifique, d’ingénieur ou d’un pilote, on aborde toutes les composantes de ces différents métiers, c’est ça aussi qui est formidable, cette multifonctionnalité, cette multi expertise qu’on peut acquérir, et à bord il y a bien sûr une hiérarchie, un commandant d’équipage, qui prend les décisions, après avoir préféré avec le sol et l’ensemble de ses autres collègues de l’équipage, mais on est tous un peu capable de réparer, rebooter un computeur, réparer un ventilateur, faire une prise de sang, pas toujours, j’ai quand même fait beaucoup médecin d’équipage, ça c’est quand même un petit peu particulier, sinon un pilote d’essai émérite et tout à fait capable de se faire une coupe en (manque un mot, incompris) en Doppler et en échographie tout autant que un médecin de formation est capable de rebooter un ordinateur ou de d’installer un système de visée astronomique.
Lydia Ben Ytzhak : Toutes sortes de légendes circulent sur les objets insolites, apportés plus ou moins officiellement, en apesanteur, des instruments de musique devenus célèbres, mais aussi de l’alcool, des cigarettes … Et vous, en tant que bourguignonne amatrice de bon vin, vous avez voulu partager ce plaisir avec vos collègues russes, pour les changer un peu de la Vodka. Quel cru avez-vous choisi pour l’occasion ? Comment déguste-t-on ces bulles de vin en apesanteur ?
Claudie Haigneré : Vous avez évoqué la cigarette, je vous dis que je n’en ai jamais vu à bord. Peut-être qu’avec la cigarette électronique aujourd’hui, on va vapoter dans une station spatiale, je ne pense pas.
Lydia Ben Ytzhak : je crois que même les allumettes sont interdites.
Claudie Haigneré : Il faut faire très attention avec les sujets d’incendie. Il y avait eu un incendie à bord de la station Mir, il y a eu une réaction très, très rapide de l’équipage. Il y a deux problèmes majeurs : la dépressurisation par collision d’un des modules et le problème de l’incendie à bord, qui doivent être traités avec beaucoup de rapidité.
Alors, il y a des objets, qui ne sont pas professionnels, dont on peut imaginer qu’ils sont dans la boîte à outils du cosmonaute, parce que quand on imagine cette vie en espace confiné, il y a des moments où vous devez avoir ces éléments, qui vous permettent d’avoir une part personnelle et un peu privée d’épanouissement à bord de la station. C’est vrai qu’à bord, il y avait des guitares, des claviers, et qu’on a passé certains moments, trop peu nombreux, parce qu’on avait effectivement beaucoup d’activités, à pouvoir répéter ce qu’on faisait au bord du lac de la Cité des étoiles, avec un quelques petits moments de guitare et de chants partagés, des moments de convivialité dans la station. La convivialité, c’était aussi le repas. On essaie d’avoir quelques repas où on est tous ensemble autour, au-dessus, en dessous de la table, je dis toujours en essayant de respecter ces codes de comportement en société, de pas se lancer les objets autour de la table, et partager des moments où la gastronomie peut reprendre sa place. J’avais fait appel à une école hôtelière dans le sud de la France [11], avec de jeunes élèves, qui m’avaient préparé des petits plats typique de la gastronomie française, qui avaient été très appréciés par mes collègues à bord. La nourriture ça peut avoir son intérêt, on a parfois la représentation d’uniquement la nourriture lyophilisée ou les pilules apprendre à bord, ça va bien pour un vol de courte durée, pour un vol de longue durée, il faut sans doute pouvoir agrémenter avec certains éléments. Et, effectivement, j’avais emporté quelques crus bourguignons, en particulier, peut-être un petit clin d’œil à Jules Verne, à ce qu’on peut lire dans ces romans, ou on sait que quelques bouteilles avaient été emportées jusque sur la Lune d’ailleurs, et quelques amis vignerons de Bourgogne m’avaient donné quelques crus à partager, et c’était fort agréable. Comment on les boit ? On les boit soit avec une paille introduit directement dans la bouteille, ce n’est pas des bouteilles en verre, parce que là aussi pour des problèmes de sécurité, il avait fallu transvaser les crus de Bourgogne dans des bouteilles en plastique. Ça change un petit peu le goût, probablement, mais c’est vrai que quand le liquide s’échappe d’un verre ou d’une bouteille, vous avez cette bulle, vous en avez vu sur les images qu’on a pu ramener de l’espace, et vous posez délicatement les lèvres autour sur cette bulle de liquide. Ce sont des moments, oui allons-y, de plaisir, parce que sont des choses exceptionnelles, on retrouve un petit peu son âme d’enfant, son âme de Tintin, du capitaine Haddock, mais je n’ai pas vu de whisky sur (manque un mot, incompris).
Lydia Ben Ytzhak : Claudie Haigneré, je vais m’adresser à la spécialiste en physiologie du mouvement en microgravité bien sûr, pour une question très, très scientifique un peu romantique et surtout tabou, est-il possible pour l’humain d’avoir un rapport sexuel en apesanteur physiologiquement ? Est-ce que vous avez eu des confidences à ce propos ? Ou est-ce qu’ils ça reste un domaine dont on ne parle pas ?
Claudie Haigneré : Ce n’est pas un domaine tabou, je n’ai pas posé la question et personne ne m’on a jamais parlé. Non, je n’ai pas d’informations particulières sur ce sujet.
Lydia Ben Ytzhak : Eh bien, écoutez, je vous dis à demain, pour la suite de cet entretien.
Claudie Haigneré : Avec grand plaisir.
De l’apesanteur à la pesanteur des ministères, vendredi 03 janvier 2014
Lydia Ben Ytzhak : Bonsoir, Claudie Haigneré.
Claudie Haigneré : Bonsoir !
Lydia Ben Ytzhak : Le quotidien du cosmonaute ne laisse pas vraiment beaucoup de place à la vie privée, on l’a bien compris au cours de ces entretiens. Vous rencontrez Jean-Pierre Haigneré, qui deviendra votre mari. Quand un astronaute rencontre une astronaute, est-ce que ça simplifie la vie ou est-ce que ça la complique ?
Claudie Haigneré : Ça la simplifie bien évidemment, parce que vous l’avez compris, ce sont des métiers d’engagement, qui vous prennent, allez 200% de votre temps, de votre esprit et de votre conduite de vie. Donc, ça serait probablement bien difficile d’avoir des préoccupations trop différentes, des lieux de vie différents. On a eu la chance effectivement d’avoir été sélectionné en même temps en 1985, avec Jean-Pierre, et de vivre ces entraînements sur le même lieu d’entraînement et non pas l’un à Houston et l’autre à la Cité des étoiles de Moscou, ce qui est déjà plus facile pour organiser une vie familiale. Effectivement, ce sont des métiers d’engagement, des métiers de passion, on a aussi cette possibilité de partager des images, des moments forts, des doutes, de s’entraider, de s’épauler sur le plan des situations, et ça c’est très important pour constituer quelque chose que vous partagez. Et cette communauté d’amis qu’on fréquente, avec qui on vit, d’idées de risques, de sujets de sécurité qu’on peut évoquer par rapport à soi-même et par rapport à ceux de votre famille qui sont restés à distance, vos parents, vos amis, qui se posent des questions sur ce qui va vous arriver, c’est plus facile d’affronter ces moments là à deux. Vous allez me poser la question de l’arrivée de notre fille, Carla, en 1998, après le premier vol que j’avais fait en 1996, et avant le seconde, on nous pose souvent la question de repartir dans l’espace avec une charge de de famille, ce sont des choses qui se vivent plus facilement quand on connaît les éléments de confiance avec lesquels on se destine à ces missions. Là, je voulais revenir sur le fait que nous ne sommes pas téméraires, qui prenons des risques inconsidérés, non assumés, mal connus. Il y a une analyse des risques tout à fait bien organisés, et une confiance à la fois dans le système technique, une confiance en soi-même, en sa capacité de gérer système, et une confiance dans son équipage et dans l’équipe avec lequel on travaille. Moi, j’ai vraiment vécu toutes ces années avec une confiance absolue dans le système et en ma capacité à vivre avec ce système, que ce soit au moment du décollage de mon mari en 1999, parce que quand vous restez vous sur le sol de Baïkonour et que la fusée qui s’élève, il y a quand même un petit moment d’émotion particulier, quand elle emporte quelqu’un qui vous est très, très cher. Ce sont des choses qu’on avait beaucoup partagées, vécues, et ça rend les choses beaucoup plus faciles. Ensuite, avoir une vie familiale, avoir un enfant, pendant qu’on fait des cours, des formations ou un entraînement, tout ça, ça s’organise, parce qu’effectivement il y avait une « Gnagna » russe, une dame qui s’occupait de notre petite fille pendant qu’on était à l’entraînement, et c’est toujours plus facile quand vous avez autour de vous des systèmes qui vous permettent d’organiser votre vie privée par rapport à votre vie professionnelle. Mais, je pense que c’est le lot de beaucoup de couples même au sol, dans l’organisation de leur vie professionnelle, que de savoir trouver ou de pouvoir gérer effectivement un accompagnement pour vous donner suffisamment de liberté, de l’attitude, pour conduire ces deux parties de votre vie.
Lydia Ben Ytzhak : Il y a un petit objet que vous avez emporté tous les deux là-haut, c’est un petit nounours, qui a beaucoup volé.
Claudie Haigneré : Effectivement, un tout petit ours. On emmène toujours un petit objet qu’on accroche au moment du décollage dans le vaisseau Soyouz, pendu à un élastique, et après les 8 minutes 30 de propulsion de la fusée Soyouz, au moment de l’injection en orbite, le moment où vous êtes en microgravité, qu’il n’y a plus le système de propulsion, et que vous avez atteint votre vitesse de satellisation, à ce moment microgravité, les objets se mettent à flotter, et ce petit objet c’est la première chose qui se met à flotter dans l’environnement de la capsule Soyouz, alors que vous-même vous êtes encore harnaché avec votre système dans votre siège, et que vous ne vous rendez pas vraiment compte que vous êtes arrivé en microgravité. Il est vrai que ce petit ours a volé en 1996, en 1999 et en 2001. Je crois que c’est le petit ours en peluche qui a dû faire le plus grand nombre de tours de la Terre, probablement.
Lydia Ben Ytzhak : C’est votre fille qui l’a récupéré ?
Claudie Haigneré : Elle l’a récupéré et elle l’a perdu.
Lydia Ben Ytzhak : Aujourd’hui, c’est une jeune fille, comment est-ce qu’elle a perçue cette enfance s’exceptionnelle ou papa et maman était souvent en orbite ?
Claudie Haigneré : Elle était encore petite, elle avait 4 ans, quand elle partit de la Cité des étoiles. Elle a encore plein d’images, on est retourné pour l’anniversaire du vol de Gagarine en 2011, tous ensemble là-bas, elle a revue des gens, elle a eu des flots de souvenirs qui sont revenus. C’était pour elle un moment très privilégié, comme les petits enfants russes, dans un environnement un petit peu particulier. Elle allait au « detskiy sad », au jardin d’enfants russes de la Cité des étoiles, elle parlait le russe à l’époque, tout ça, ce sont des moments un petit peu magiques, et je crois qu’elle y est très sensible. Elle a probablement envie de revivre, à certains moments, ces moments très particuliers. Par ailleurs, il y a plein de contraintes aussi, parce que quand papa et maman sont astronautes, sont affichés sur les murs de l’école, sont sollicitées pour des conférences, ont des activités multiples, qu’ils ne sont pas souvent sur le trottoir de l’école pour aller la récupérer à la sortie, bien des fois elle nous a dit : « j’aurais bien aimé avoir eu un papa et une maman comme les autres ».
Lydia Ben Ytzhak : Elle a perdu le Russe maintenant, elle ne sait plus le parler ?
Claudie Haigneré : Elle a la musique, mais elle ne le parle plus, parce qu’on n’a pas continué dans cette apprentissage, par contre elle est très, très ouverte aux langues étrangères, elle parle le chinois tout en étant bilingue, anglais-français, donc je ne me fais pas trop de soucis pour sa capacité à réapprendre le russe quand elle le souhaitera.
Lydia Ben Ytzhak : À votre avis, elle va s’orienter vers une carrière scientifique ou pas du tout ?
Claudie Haigneré : Elle a tous les talents, l’avenir est à elle, elle choisira.
Lydia Ben Ytzhak : On raconte qu’il existe un blues des cosmonautes de retour sur Terre, même lorsqu’ils ne lâchent plus leur tasse de café en l’air pour attraper le sucre, ils gardent la nostalgie des étoiles. Mais vous, vous n’avez pas vraiment eu le temps, à votre retour, dès 2002, vous êtes nommé ministre sous le gouvernement Raffarin, et là, il a fallu apprendre à redescendre sur Terre, dans la lourdeur administrative des ministères.
Claudie Haigneré : C’est vrai que ça a été assez rapide, parce que j’ai atterri de la mission en novembre de 2001, et que j’ai entamé ce cycle de conférences de partage, de restitution des éléments scientifiques, et quelques mois après j’ai cette sollicitation à rejoindre l’équipe gouvernementale de Jean-Pierre Raffarin, ce que j’ai accepté avec beaucoup de convictions et d’engagement, sur le ministère délégué à la recherche et aux nouvelles technologies, en ayant ce souhait de pouvoir donner cet élan vers une science et un développement technologique, comme élément de progrès à partager, pour donner de la croissance et de la dynamique à la France. C’est vraiment quelque chose que j’ai accepté avec beaucoup de convictions, mais je dirais peut-être avec un petit peu d’impréparation. On a longuement évoqué l’entraînement pour cette fonction de cosmonaute, l’entraînement pour la mission de ministre, ça a été beaucoup plus rapide. Cela s’apprend effectivement, mais c’est là aussi un métier, une organisation, savoir s’entourer, savoir organiser sa pensée et son action, et c’est un petit peu désarçonnant quand on arrive aussi rapidement dans ce métier. J’ai trouvé, que ce soit dans ma fonction de ministre délégué en charge de la recherche des nouvelles technologies, puis de ministre délégué aux Affaires européennes, vraiment des gens de très, très grande qualité dans l’administration, la fonction publique, tout autant que dans les grands corps d’État, les organismes de recherche ou les universités. Je vais vous dire que la qualité de ce qu’on appelle parfois élite, avec parfois une façon de le dire qui remet en question la capacité, j’ai vraiment trouvé que beaucoup de gens étaient formidablement engagés au service de ces politiques publiques, avec de grandes qualités. Et je les en remercie, parce que l’activité de ministre, la responsabilité, l’engagement qu’on peut avoir, cette difficulté parfois à pouvoir autant qu’on le voudrait, la différence entre le pouvoir et le vouloir, que j’ai souvent souligné, et bien grâce à ces gens autour de vous, ça permet d’avoir plus de sérénité dans les décisions et dans les choix qui sont faits. Bien sûr en s’appuyant ensuite sur la représentation parlementaire, sur l’opinion publique et l’opinion du public, et ça je le dis parce qu’à la fois dans ma mission à la recherche, à un moment où on essayait de mettre en route une réforme de la recherche, toute cette communauté scientifique il fallait à la fois être à l’écoute, tout en ayant la possibilité éviter d’être directive dans la réforme, ce n’est pas toujours facile et spontané que de changer les cultures ou des environnements, et de même aux Affaires européennes, ce grand moment de 2005, où il y a eu le referendum sur le traité européen, que je portais à ce moment-là, et bien entre la pédagogie que vous avez envie de développer, la façon dont le message que vous transmettez, en tant qu’émetteur, et perçu ou reçu, par celui auquel on vous adressez, vous rendez parfois compte de ce gap, cette distance qu’il peut y avoir entre l’expression, l’émission, la réception et l’appropriation ; et c’est quelque chose d’essentiel quand on a un esprit d’élan, de réforme, de changement, que de pouvoir non seulement être serein, rigoureux dans la décision que vous proposez, mais de savoir la faire partager, la faire mûrir avec ceux auxquels vous la destinez.
Lydia Ben Ytzhak : Étiez-vous surprise au moment où on vous a proposé ces fonctions ?
Claudie Haigneré : Oui bien sûr, surprise. Par ailleurs vous l’avez peut-être compris dans mon expression, j’essaie de garder les portes ouvertes, et de se dire que sa vie on la construit, on la choisi, mais il y a des opportunités qui s’offrent à vous, des propositions qui vous sont faites, il y a des gens qui vous rencontrez, des croisés de chemin que vous empruntez ou pas, et voilà. Ça correspondait à un moment donné où j’avais envie de porter cet engagement, cet élan, et je pensais que j’avais une chance d’y parvenir. Si je m’étais dit non vraiment je ne pourrais pas apporter quelque chose, non, j’aurais eu la lucidité de ne pas accepter, parce que comme je l’ai déjà dit, je ne suis pas une téméraire qui prend des risques, qui fonce dans le mur, ce n’est pas du tout ma façon d’avancer. Si je pense pouvoir contribuer, pouvoir apporter, j’essaie de le faire, et pour la confiance qu’on me fait, je remercie de la confiance qu’on a faite à ce moment-là, et parce que je pense que chaque individu a sa part de contribution à la société qui l’accueille, dans laquelle il vit et avec laquelle il avance.
Lydia Ben Ytzhak : C’est vrai que ces épisodes ont été assez mouvementés, quand vous avez été ministre déléguée à la recherche, vous avez été confrontés à la révolte des chercheurs des 2003, certains menaçaient de démissionner, il y avait le mouvement « Sauvons la recherche », puis autre défi ardu, autre revers, vous vous retrouvez aux Affaires européennes, en 2005, quand la France a dit non à la Constitution européenne. Ça ne devait pas être évident à vivre tous ces événements.
Claudie Haigneré : Ce sont à la fois des moments tout à fait forts, de mobilisation effectivement d’engagement, pour porter des changements et des évolutions, parce qu’on n’a peut pas être en arrêt par rapport à l’évolution de l’environnement, de la globalisation dans le monde de la recherche, la façon dont les choses ont évolué, se sont accélérées, ou les coopérations se mettent en place, où l’attractivité est importante, où il faut donner plus d’agilité au système, bien évidemment, il faut faire évoluer ces éléments. Alors, une réforme, ou un changement, ça doit s’accompagner aussi d’éléments qui la rendent plus faisable, appropriable, fluide, facile et peut-être qu’il n’y avait pas tous les éléments à ce moment-là, à la fois sur la volonté de réforme et la volonté d’accompagnement du changement. C’est là où effectivement le sujet était délicat, mais ça a permis d’avancer et d’ouvrir certaines portes, qui ont été ensuite reprises par d’autres collègues à ce poste. Je suis heureuse pousser des portes, de les avoir fait enfoncées même, si je n’ai peut-être pas pu franchir ou percer autant que je l’aurais souhaité, mais ça a été fait ensuite, et ça continue à être fait aujourd’hui.
Et j’ai évoqué tout à l’heure cette nécessité à la fois d’être dans l’appropriation des enjeux d’un sujet, avec quelque chose qui soit audible, perceptible, appropriable, par celui auquel vous vous adressez. Si on revient au sujet de la conviction européenne, je crois qu’aujourd’hui encore on a un problème de compréhension, ou de mobilisation, par rapport aux enjeux de la construction européenne et du développement européen, tel qu’il doit être aujourd’hui. Il est facile, souvent, d’avoir des discours négatifs, de relever des points de difficultés, des points d’obstruction - c’est un peu caricatural, ce que je dis, mais vous le connaissez aussi très bien dans le monde des médias - il est plus facile de faire passer les éléments négatifs en quelques mots que de faire de la pédagogie sur de longues minutes, comme celles que vous me proposez aujourd’hui, de partager avec notre public. Donc, un petit peu cette difficulté d’avoir la possibilité en quelques mois de faire passer des éléments, qui nécessiteraient beaucoup plus d’éducation, entre guillemets. C’est vrai que l’éducation à l’Europe, ça doit sûrement se faire aussi dans le champ éducatif classique, à l’école et en dehors de l’école, et c’était difficile de le faire à ce moment-là. Mais, c’est aussi le lot de la construction européenne où lors du changement il y a quand même très peu de révolutions immédiates et brillantes dans quel que soit le pays, et en France, avec le changement à faire progresser, mais ce n’est pas pour tout ça qu’il faut s’arrêter sur le chemin, on y reviendra probablement, parce qu’aujourd’hui j’ai parfois un petit peu le sentiment que dans le champ de la science ou de développement technologique, qu’on abordera, on a l’impression que ça fait plus partie de ce qui est le progrès, ou l’avenir, et j’aimerais bien qu’on puisse un petit peu en reparler.
Lydia Ben Ytzhak : J’ai un peu l’impression, Claudie Haigneré, parce que vous êtes quand même une scientifique, que quand vous vous êtes retrouvé dans ce monde de la politique, d’un coup vous vous êtes rendu compte qu’il y avait beaucoup d’irrationnel, là, et c’est peut-être plus difficile pour vous d’aborder cette façon de penser.
Claudie Haigneré : Ah, mais je ne suis pas du tout opposée à ce qui peut être l’irrationnel tout autour d’une démarche construite et une démarche de rationalité. C’est vrai qu’en tant que scientifique, assez cartésienne, d’ingénieur ensuite, plus ou moins, par la formation acquise dans l’entraînement, les éléments de la rationalité sont importants dans la construction de la rigueur et de l’organisation de votre action, mais je suis tout à fait convaincu que tout ça doit se remettre dans tout ce qui est autour de la rationalité, que ce soit votre propre perception, sentiment, ressenti, émotion, imagination et ce qui est votre entourage, et qu’il a aussi des façons de penser, des portes d’entrée qui peuvent être différentes. Je crois qu’au contraire dans l’aventure, dont j’ai parlée, je vous ai beaucoup parlé d’une aventure scientifique, d’une aventure technique, mais je vous ai aussi beaucoup parlé de l’aventure humaine, et ça, c’est tout cet élément de l’exploration, et je revendique assez fortement le fait d’être un peu une exploratrice, j’ai d’ailleurs beaucoup d’amis et d’amies dans ce champ des explorateurs de ces territoires un peu inconnus. Je pense qu’on en a besoin, on a besoin d’avoir cette envie de dépasser nos limites, de percer un petit peu ces frontières du connu, d’aller au-delà. Il ne faut surtout pas qu’on perde cette nécessité de continuer à avancer. Il est nécessaire d’avoir des précautions, de la prudence, mais une prudence active. On parle beaucoup du principe de précaution, très souvent aujourd’hui, avec parfois une interprétation qui renferme, qui en capsule sur le risque zéro, le risque zéro n’existe pas dans la vie, quelle qu’elle soit, je ne parle même pas de la vie d’astronautes, je parle de la vie de tous les jours, je parle d’une vie qui se développe et qui progresse. Donc, une prudence active en ayant analysé les risques, en essayant d’avancer, il faut qu’elle soit incitée, impulsée, et l’incitation l’impulsion je dirais que ce n’est pas toujours la rationalité qui le donne, c’est plutôt justement dans ces aspects d’irrationalité, d’espérance, l’imagination, de désir, qu’on va la trouver, pour avancer, pour pousser la porte.
Lydia Ben Ytzhak : Vous avez publié un ouvrage collectif, qui est un plaidoyer pour réconcilier les sciences et la culture, on y reviendra plus longuement, mais dans cet ouvrage collectif Michel Serres écrit : « Les politiques dont la désuétude se mesure à leur ignorance des choses du monde », je voulais savoir si vous reprenez un petit peu son approche à votre compte cette idée de l’heure de leur ignorance des choses du monde.
Claudie Haigneré : C’est sans doute un petit peu excessif, mais c’est le bonheur de lire et d’entendre Michel Serres, que de lui permettre de nous pousser dans ces retranchements. Je pense qu’effectivement aujourd’hui encore, plus que ça ne l’était probablement dans les siècles précédents, il faut qu’on puisse, permettez-moi l’expression, de prendre de la hauteur par rapport au déroulé du monde et des événements. Prendre de la hauteur ça veut dire ne pas se laisser submerger par l’action, l’instantanéité, l’immédiateté, regarder les autres, regarder l’environnement du monde de la planète sur laquelle vous vivez. On ne peut pas tout savoir, je crois qu’aujourd’hui il y a effectivement une partie de choses sur une forme de vérité qui peut être d’ailleurs remise en question, parfois même certaines vérités scientifiques, à certains moments, mais beaucoup d’ignorances sans doute, et d’incertitudes. Je crois qu’on est dans un siècle de l’incertitude et un siècle des possibles, et cette complexité elle ne rend pas obligatoirement la vie plus facile, mais je pense qu’elle la rend très intéressante.
Lydia Ben Ytzhak : Au fond qu’est-ce que vous avez appris de votre passage dans la vie politique ?
Claudie Haigneré : La nécessité d’avoir des politiques, une politique, d’avoir de grandes options, de grandes orientations, d’avoir des visions, et de porter une nation qui doit bouger dans un environnement, un monde qui bouge, avec cet élément peut-être acquis de façon individuelle, peut-être par les missions spatiales, de ce regard par le hublot sur la Terre, de se dire, nous sommes des êtres humains en responsabilité chacun individuellement, mais aussi collectivement par rapport à ce monde et à cette planète, beaucoup d’astronautes le disent, quand ils voient la fragilité de la Terre, et portent parfois un discours au nom de l’humanité, et disent : nous sommes responsable collectivement. Je reviens à ce que je disais sur le politique, et ce que j’ai pu y apprendre, c’est encore plus cette perception de la responsabilité individuelle et de la responsabilité collective, portée par le politique sur des choix et des orientations nécessaires à l’avancée et au progrès de notre nation et de l’humanité.
Lydia Ben Ytzhak : Est-ce que vous pensez que vous en avez fini avec cette aventure politique ?
Claudie Haigneré : Je fais de la politique dans mon métier aujourd’hui. La politique pour moi, ce n’est pas une politique politicienne, comme on le dit souvent, c’est d’essayer de proposer ces orientations, ces visions, ces éléments qui font que tous ensemble on va avancer avec responsabilité, éthique et morale, sur un chemin qui va nous permettre de progresser. Dans mon engagement aujourd’hui à la tête d’Universcience, Établissement public culturel de culture scientifique et technique, c’est vrai que c’est pour moi un engagement politique, parce que je pense que chacun d’entre nous, qu’il soit très jeune ou quel que soit son âgé, doit se sentir en capacité d’avoir quelques clés de compréhension du monde, pour en être un acteur informé, responsable. Et ça, pour moi, c’est un engagement politique, de prendre cette capacité à se donner, s’émanciper, à avoir un propre pouvoir citoyen, d’être un citoyen informé et responsable. Donc, je fais de la politique à la fonction qui est la mienne aujourd’hui, et j’en suis très heureuse et fière.
Lydia Ben Ytzhak : En côtoyant les hommes politiques, est-ce que vous n’étiez pas étonné par leur niveau de culture scientifique ? Pour beaucoup, on peut être un peu déconcerté.
Claudie Haigneré : C’est gentil de m’amener sur ce terrain-là. Je pense aujourd’hui que tout un chacun, quel que soit ça sa position dans la société, et quel que soit son âge, doit avoir quelques clés de cette culture, qui inclut les domaines scientifiques et les domaines de développement technologique. C’est pour ça que trop souvent, quand on dit culture, à quoi pense-t-on ? À la culture classique, à la peinture, au cinéma, au théâtre, personne ne va évoquer la science et la technique, quand on parle de culture, pourtant c’est notre environnement culturel, à la fois sur cette démarche scientifique que j’ai déjà évoquée, de savoir comment on construit un raisonnement, ces éléments de rationalité, que vous évoquiez tout à l’heure, mais aussi ce qui fait ce socle d’une compréhension du monde, au moins avoir quelques éléments de repères, de référence, de savoir ce que peut être ce que l’on sait ce que l’on ne sait pas, ce qui est une croyance, une opinion par rapport à une vérité ou par rapport à un fait établi. Je pense qu’on a vraiment besoin aujourd’hui on est un monde d’accélération, un monde de flux d’informations, qui peut aller parfois jusqu’à une infobésité, comme le dirait Joël de Rosnay et d’autres, et qu’il faut parfois avoir cette capacité de démêler dans tout ce qui vous est passivement transmis, proposer sur ce qu’en tant qu’être humain peut vous donner les éléments d’organisation de votre vie, et de construction d’un chemin dans une société.
Lydia Ben Ytzhak : Claudie Haigneré, je vous remercie beaucoup pour ces entretiens.
Claudie Haigneré : Merci à vous.