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Aurélie LUNEAU : Bonsoir, Jean-Louis Étienne.
Jean-Louis ÉTIENNE : Bonsoir !
Aurélie LUNEAU : Vous êtes un homme que l’on qualifie d’aventurier, explorateur de l’extrême, en quête de découvertes naturalistes mais aussi humaines, cherchant à dépasser ses limites géographiques, physiques et mentales, à la rencontre de nouveaux horizons et de votre moi intérieur. C’est justement ce cheminement que nous arpentons avec vous, depuis le début de la semaine, la destinée d’un homme qui a besoin d’indépendance et d’autonomie et qui croise en même temps la route d’hommes de caractère, des êtres qui vous enrichissent tant sur le plan humain que sur le plan de ces fameuses limites à dépasser pour soi et pour les autres. Le premier peut-être qui vous a embarqué dans ces aventures, le premier de ces hommes de caractère, c’était un prêtre.
Jean-Louis ÉTIENNE : Oui, le premier qui a joué un rôle important, le père Michel Jaouen, était un jésuite. Je l’ai rencontré quand je faisais mon service national à Toulon. Il y avait un de ses bateaux, le Rara-Avis. Il emmenait en mer des « sortis de prisons », des jeunes toxicomanes, des gens un peu cabossés par la vie, avec l’idée que la mer allait les restructurer. Il avait deux bateaux. J’en parle au passé parce qu’il est mort récemment, mais ses bateaux existent toujours : le Rara-Avis et le Bel Espoir, plus connu. Il m’a dit : « Je cherche un médecin pour faire les traversées de l’Atlantique. » Moi, j’avais travaillé, pendant mon service national et pour gagner ma vie, dans un centre de toxicomanes. Je faisais des gardes dans un centre psychiatrique où l’on accueillait des toxicomanes. Donc, je m’étais familiarisé avec le milieu, le discours, l’univers du toxicomane…
Aurélie LUNEAU : Avec les souffrances physiques et les comportements qui pouvaient être violents par moment ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Exactement, et le vocabulaire aussi. Donc, j’ai embarqué avec le père Jaouen. Je l’ai découvert surtout en mer, mais c’était aussi un homme à terre. Il était un phare. Jaouen avait un local dans la rue Saint-Denis, à Paris. Il partait du principe qu’il fallait d’abord donner à manger aux gens, après ça allait mieux. Il servait un déjeuner tous les jours, sur une longue table, pour une vingtaine de personnes. C’était l’Arche de Noé. Des fois, il y avait autour de la table : trois prostitués, un délinquant, deux « sortis de prisons », trois toxicomanes, une famille normale, un homme politique, le maire du deuxième arrondissement, par exemple, etc. c’était un Arche de Noé et lui était là, au milieu de tout ça. Il donnait à manger, ce qui était drôle, - on mangeait très bien chez lui parce qu’il aimait faire la bouffe – il y avait un gars qui s’appelait Jacky le Marin, qui faisait la sortie de Don Camilo et de Castel, deux boites de nuit parisiennes, qui avaient des restaurants, et à une heure du matin, Jacky allait prendre ce qui restait dans les plats - pas dans les assiettes, dans les plats, c’était comestible - et il revenait, on mangeait ça. Et si quelqu’un arrivait et qu’il avait une tête juste limite, Jaouen disait toujours : « Allez, poussez-vous, faites-lui de la place. » On lui donnait à manger. Jaouen voyait l’âme des gens. Il voyait au-delà de la carrosserie abîmée, de l’habitus, comme on dit, de l’aspect physique. Il voyait cette petite lumière que l’on pouvait ranimer, quelque chose à faire, une façon de lui parler. C’était ça sa force. Il a su créer chez les gens en difficultés une petite lumière. On savait qu’il était là, c’est pour cela que je l’ai toujours appelé le phare à terre. Une lumière. Ce n’était pas des discours psychologiques, c’était simplement une approche physique, lui déjà c’était un menhir. Un Breton né à Ouessant. Il défendait ceux qui étaient en difficultés dans un monde difficile où ils n’arrivaient pas à trouver leur place. Il a commencé à trouver - au début c’était plus facile - du travail pour les « sortis de prison ». Il avait un gars, patron du BHV, je me souviens qu’il lui disait : « Dis donc, Lilliaz, j’ai un gars-là, vous devriez le prendre, il a… » Il le prenait, et j’ai des souvenirs de Lilliaz disant : « Dites donc père, votre gars, il est parti avec la caisse !… ». Et Jaouen avait cette force de dire : « Mais ce n’est pas grave, ça ! Donne-lui une deuxième chance, c’est un mec qui… » C’est ça Jaouen. Une espèce de force. Il n’était pas timide, il avait une croyance dans l’individu, et l’individu en face sentait qu’il existait.
Aurélie LUNEAU : Donc, il était respecté dans tous les milieux.
Jean-Louis ÉTIENNE : Respecté dans tous les milieux. Il est mort à 95 ans. Il avait une jeunesse autour de lui ! Il a drainé toutes les générations autour de lui. Ça, c’est une école extraordinaire !
Aurélie LUNEAU : Mais il s’occupait de combien de personne ? Il n’était pas tout seul ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Il ne les avait pas dans son ventre ni chez lui, c’étaient des gens de passage qui venaient chez lui déjeuner un moment. Certains, la majorité étaient passés sur son bateau. Sur le bateau il y avait quarante personnes, quand on traversait l’Atlantique. J’ai été médecin sur son bateau. Je me souviens qu’on était parti du Havre, on a passé les Canaries, puis aux Canaries il a changé de bateau et il m’a dit : « Tiens, je vois que tu te débrouilles, vas-y, prend-les. » Donc, je me suis retrouvé avec cette clientèle. Je connaissais déjà ces gens-là. Il m’a collé un jour, Jaouen. Quand je suis arrivé, jeune médecin, avec mes deux malles de médicaments, il m’a dit : « Qu’est-ce que tu fais avec ces trucs-là ? » Je lui ai dit : « Ça, c’est la pharmacie. » J’étais interne en chirurgie, j’étais prêt à tout ! Il me dit : « Dis donc, dans tout ça, est-ce que tu as des pilules ? » Je lui dits : « La pilule ? ! » « Eh ben, oui, il y a des gars, il y a des filles – il me dit- la mer, le soleil, la vie sauvage, tu vas voir, la vie en mer, – il me dit- les grèges vont revenir, ils vont revivre, ça va baiser, je ne veux pas d’emmerde ! » Voilà un exemple, de ce père Jaouen qui redonnait la vie aux gens en fait. C’est cela qu’il fallait voir. Et alors la traversée, c’était une cure et chacun se débrouillait avec ce qu’il avait appris. Mais la chance qu’il donne aux gens pour se réaliser eux-mêmes, est inoubliable. C’était un monstre de générosité.
Aurélie LUNEAU : Racontez-nous justement, à quel moment vous embarquez ? Ça dure combien de temps ces expéditions ? Vous allez vivre avec lui…
Jean-Louis ÉTIENNE : Avec Jaouen, le départ se faisait de Bretagne, avec des escales tout au long : la Couronne, Ténériffe, les Canaries, puis on traversait l’Atlantique jusqu’en Martinique, où il avait une base. On faisait des croisières dans le secteur parce que sur place aussi il tendait la main à des jeunes de la Caraïbes en difficultés. Puis, petit à petit les bateaux revenaient en France. Cela durait pratiquement quatre ou cinq mois, tous les ans, sur cette période-là. Le père Jaouen a fait cela jusqu’à 90 ans, traverser l’Atlantique comme ça. C’était une école de générosité unique !
Aurélie LUNEAU : Et vous, vous l’avez vécu à quel moment ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Après mon service national. Je venais de terminer mes études. J’avais été interne en chirurgie. J’avais 27-28 ans. J’ai conservé des relations intimes avec lui. Il m’appelait de temps en temps, quand il avait un problème médical, ce n’était pas quelqu’un qui s’épanchait, il fallait aller à a pèche de temps en temps pour voir un peu ce qui n’allait pas. Mais c’est quelqu’un qui m’a marqué dans la vie.
Aurélie LUNEAU : Un bateau-thérapie pour réparer l’âme des gens.
Jean-Louis ÉTIENNE : Exactement, et leur donner envie de découvrir autre chose. C’était l’opportunité parce que quand vous êtes en mer, vous repartez à zéro. Vous perdez tous vos repères de terrien, votre relationnel de fournisseurs, pour des toxicomanes, votre haine de la société, quand vous avez été mis en prison, marginalisé. Avec la mer, vous repartez à zéro. C’est un repère à nouveau et le départ à zéro, c’est un départ de vous-même. La mer vous offre l’immensité et vous êtes face à vous-même devant les vagues. Ce n’est pas qu’elles soient inabordables, mais tout d’un coup il y n’y a aucun repère, c’est une perte de repères et vous apprenez à vous apprivoiser vous-même. Et c’était cela la thérapie, revivre avec soi pour essayer de repartir sur de nouvelles bases personnelles.
Aurélie LUNEAU : Est-ce que vous avez vécu dans cette situation-là des moments durs ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Ah, oui, des moments durs, parce que pour parler des toxicomanes par exemple, le sevrage pour un toxicomane, c’est extrêmement difficile. Un toxicomane en cure, en sevrage, il a envie de tout casser. Ils s’inventent des histoires, ils rappaient des bananes - je les voyais faire – qu’ils faisaient cuire, chauffer, mélanger un peu… Ils inventent tout ce qu’ils peuvent pour les aider à s’envoyer en l’air, c’est-à-dire fuir eux-mêmes parce en mer, c’est ce que je vous disais, il n’y a pas de repères, donc vous essayer d’inventer de nouvelles sorties de route avec quoi ce soit, jusqu’à casser la pharmacie, donc il me fallait faire gaffe. J’avais l’expérience de la violence du manque, je n’étais pas impressionné par ça, j’arrivais à trouver des mots, de l’apaisement, un accompagnement temporaire pour les aider à passer ce moment difficile.
Aurélie LUNEAU : Donc, à être psychologue à leurs côtés ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Oui, c’est ça, mais il faut connaître pour cela l’univers dans lequel ils sont, le vocabulaire, être ferme, parce qu’il va inventer mille trucs pour essayer d’obtenir ce qu’il veut, c’est le principe de toute toxicomanie, quelle qu’elle soit. Le sevrage est une douleur, qui nécessite un accompagnement. Le sevrage, jusqu’à la fin de cette toxicomanie a des seuils difficiles à passer, et si vous ne voulez pas perdre les bienfaits au milieu il faut sans arrêts l’accompagner dans les moments difficiles.
Aurélie LUNEAU : Et votre rôle du matin au soir sur ce bateau, sur lequel il y avait combien de personnes finalement ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Une quarantaine de personnes avec l’équipage. Mon rôle, c’était… heureusement parce ils vivaient cela bien parce qu’il y avait la douceur des alizés, une bonne ambiance. Ils retrouvaient une convivialité. Il y avait une vraie vie qui se créait à bord, avec bien sûr quelques brebis galeuses auxquelles il fallait faire attention, mais d’une manière générale une ambiance qui émanait de cette douceur du large qui était constructive.
Aurélie LUNEAU : Pour reprendre la morale du père Jaouen, on se construit dans le renoncement et la vie revient toujours.
Jean-Louis ÉTIENNE : Oui, la vie revient toujours. Le titre du dernier livre du père Jaouen, il n’en a pas écrit beaucoup lui-même, c’était « Démerdez-vous pour être heureux ! » C’était son message : aller chercher, pour chaque individu, le minimum d’autonomie que vous pouvez acquérir dans votre vie qui vous permettra de rebondir si un jour vous êtes en difficulté. « Démerdez-vous pour être heureux ! », c’était la devise du père Jaouen. Il aidait les gens à tenir debout, à faire en sorte qu’ils marchent d’eux-mêmes.
Aurélie LUNEAU : Après cette expérience sur le bateau du père Jaouen, vous allez vivre un autre aventure, et pas des moindres, avec Éric Tabarly. Là, on imagine que l’on est dans deux univers différents.
Jean-Louis ÉTIENNE : Deux univers différents, Tabarly et le père Jaouen, c’est vrai mais les deux se passent en mer. J’ai appris auprès du père Jaouen, - bien sûr mon rôle de médecin auprès des personnes embarqués – l’immensité de la mer, les bienfaits de la mer. J’ai aimé la mer, choses qui n’était pas dans mes idées au départ. La mer, c’était pour moi de temps en temps la plage, je détestais ça, mais là je découvre que la mer c’est une immensité de liberté. Vous partez d’une point et le vent avec les voiles vous emmènent de l’autre côté, et je réalise que la mer est une immensité de liberté. Et Éric Tabarly, que j’avais rencontré un an auparavant, m’envoie cette lettre et m’invite à partir avec lui. J’y vais. Vous vous rendez-compte, Éric Tabarly qui vous propose de faire des régates dans les Caraïbes, la « transpac », comme on l’appelait, la Transpacifique, rejoindre la course autour du monde. On part un an. Il y avait la mer, l’immensité, l’insouciance, parce que quand vous êtes équipier sur un bateau, vous n’avez pas à vous occuper du côté matériel du bateau. Donc j’ai accepté et rejoins le bateau aux Caraïbes.
Aurélie LUNEAU : C’était en 1977 ?
Jean-Louis ÉTIENNE : 1977. Je rencontre cet homme-là que je croise sur le quai. Il n’était pas bavard, il m’a dit : « Bonjour, bienvenue ! », et je me suis installé. Je suis arrivé médecin sur ce bateau et j’étais déjà le grand. En 1977 j’avais 31 ans et l’équipage avait une moyenne d’âge de 24-25 ans, voire moins. Il y avait Titouan Lamazou, Philippe Poupon, etc. qui me regardent, m’accueillent, et moi je suis l’aîné, le docteur et très vite je deviens le « Papy », c’est un surnom. Titouan Lamazou ou Philippe Poupon quand ils m’appellent, me disent : « Salut papy ! Ça va ? » Vous voyez, je suis un papy très ancien déjà, bien avant l’âge : papy protecteur, papinel, papy sympa… je suis rentré dans cette équipe-là en ne connaissant pas du tout ce qu’était la régate. Du père Jaouen on apprend le large mais n’apprend pas à aller vite avec un bateau.
Aurélie LUNEAU : C’était la plaisance et là, c’est la régate, c’est autre chose. En même temps, sacré pari de la part d’Éric Tabarly ! Il vous croise dans un aéroport, un an avant, c’était en 1976, c’est vous qui lui demandez : « Est-ce que je peux embraquer ? », un an après il vous envoie une lettre, il ne vous connaît pas.
Jean-Louis ÉTIENNE : Non, il ne me connaît pas. Je pense qu’il y a eu peut-être un croisement d’informations avec le père Jaouen, entre Bretons, quelque chose comme ça. D’une manière générale, Éric Tabarly recrutait sur recommandation d’un équipier de confiance. Quand il avait un équipier de confiance qu’il aimait bien, un type sérieux sur le bateau, qui se débrouillait bien, qui avait une bonne culture, et qu’il lui disait : « J’ai un équipier qui pourrait être un bon équipier pour toi. » Éric recrutait en général comme ça. J’ai été recruté en tant que médecin, on ne m’imposait pas d’être un bon régatier, d’en avoir une bonne connaissance, mais simplement d’être médecin, d’être sportif et d’y consacrer du temps. J’ai donc embarqué sur Pen Duick VI, la découverte d’un univers. Je me souviens très bien, j’étais à la barre, je débutais, et tout d’un coup, il y avait quelqu’un à côté de moi, on envoie un spinnaker ! Une cathédrale qui se déploie devant moi ! Un truc énorme ! Ah ! J’étais à la barre, j’ai des souvenirs impérissables ! Je serais cette barre et je regardais le gars à côté de moi en me disant : « qu’est-ce… » J’étais très impressionné par cet univers et petit à petit je suis devenu un équipier. Quand on est médecin, on n’attend pas le patient, on devient tout de suite homme de quart comme les autres. Cela a été une année extraordinaire !
Aurélie LUNEAU : Donc, là, vous avez appris à être régatier ?
Jean-Louis ÉTIENNE : J’ai appris à être marin à la voile, régatier. Je me suis fait des copains, quand on se voit, on a l’impression qu’on s’est quitté la veille, des frères, quand on vit cela ensemble pendant an. On a traversé toute la Polynésie à la « tabarlienne » Éric, avait la carte de la Polynésie française et en cochait les iles les unes après les autres. On allait d’une ile à l’autre, on naviguait la nuit, la journée on se baladait, c’est prodigieux, c’est unique ! J’en ai gardé une connaissance de la mer, des bateaux à voile, une équipe de copains indéfectibles, et la rencontre avec un homme, Tabarly, un homme silencieux, que j’ai appelé le paysan de la mer. Il n’avait pas du tout le tenu du régatier, vous voyez ce que je veux dire. Il était simple. Il dirigeait par le silence. Éric n’avait pas besoin d’hurler ou de parler. Il disait, par exemple : « On prend un ris » Il ne le disait pas fort et entre nous on disait : « Il faut prendre un ris ! » Et Éric participait à la manœuvre, ce n’était pas le commandant qui faisait des gestes. On est resté, la plupart d’entre nous, presque un an sur le bateau. On connaissait tout, on pouvait presque faire les manœuvres en fermant les yeux. C’est une expression mais c’est un peu ça. Et Éric menait cette équipe-là par le silence, avec du respect. Il était impressionnant parce qu’il avait un tel palmarès. Il était indiscutable alors qu’on sentait très bien qu’on passait à une autre époque. Tabarly c’était l’endurance, « Tabarly, il foutait tout dessus », comme on disait. Il mettait la toile ! Et l’équipe des Poupon, par exemple, qui était déjà plus régatiers, issus de l’école nationale de voile… Poupon était le seul qui allait dire quelque chose à Éric : « Dis donc, Éric, si on prend un ris, si on diminue la surface de voile dans le gros temps, le bateau va être dans ces eaux un peu mieux, on pourrait aller plus vite.. » Et Éric l’écoutait. Poupon était la référence. C’était une transition que l’on a connue à la montagne où il y avait des Lionel Terray qui étaient capable de porter des sacs de 30 kilos, d’affronter le blizzard, la dureté de la montagne, et une équipe d’escaladeurs à petits chaussons qui commençaient à crapahuter sur les parois. Donc, j’ai connu cette transition Tabarly, l’école de l’endurance et les nouveaux régatiers, mais c’était un tour à bord indiscutable. Et il était capable, Éric, de regarder la mer pendant des heures sans bouger. Nous, on se « foutait » de lui, entre guillemets, et on se disait : « Tu crois qu’il pense ? » Éric avait cette sagesse-là, cette expérience, il lisait la mer, il s’en régalait.
Aurélie LUNEAU : Est-ce que c’était un homme avec lequel vous avez réussi à tisser de vraies relations profondes d’amitié ? Ou ce bloc-là, presque granitique, qu’il est resté dans l’imaginaire de tous, Éric Tabarly, était vraiment cet homme imposant, très secret, très solitaire ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Moi, je n’ai pas tissé des liens intimes avec Éric Tabarly. J’en connais qui ont tissé des liens intimes, comme Olivier de Kersauson, par exemple. Ceux qui ont réussi à le faire rire, Éric adorait qu’on le fasse rigoler quand on racontait des histoires, et Olivier de Kersauson est un narrateur extraordinaire. Donc il y a eu des liens intimes entre Olivier de Kersauson et Éric Tabarly. Jean-François Lemoine, un médecin qui m’avait précédé, on l’appelait Nono, était riche d’histoires, et Éric était plié par tout ça. Voilà, c’est comme ça que tous ces gens-là ont réussi à tisser des liens. Moi, je n’ai pas trouvé les histoires qui convenaient, mais j’ai passé un an avec lui en très, très bonne compagnie.
Aurélie LUNEAU : Et en tant que médecin à bord, vous avez été utile ? Quelles étaient vos activités techniques de médecine ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Utile parce que quand on vit longtemps sous les tropiques on a des furoncles, c’est classique, donc j’incisais des furoncles, j’emmenais des antibiotiques, etc. En fait là où on est utile sur un bateau, surtout en course, c’est d’être capable de dire : attendez, ça, c’est sérieux, il faut qu’on s’arrête. Vous êtes au milieu de l’océan, il y a quelqu’un s’est fait mal, qui tombe sur un winch dans un manœuvre ou qui prend un coup de bôme sur la tête, il y a un médecin à bord qui dit : pour le moment je maîtrise, on peut continuer la course. A un moment donné, il faut dire : non, là, je ne sais pas ce qui peut arriver, il faut qu’on abandonne la course. Abandonner la course, c’est la même chose en Himalaya de dire au chef de l’expédition : attends, là il faut qu’on rentre, il faut qu’on s’arrête, on rentre dans une zone où je ne sais pas ce qui peut se passer mais je suis médecin de bord, je ne maîtrise plus donc il faut arrêter. Il est là le rôle du médecin. Puis le rôle du médecin, c’est un confident. Moi, j’étais une tombe on pouvait tout me dire. J’ai aussi appris de la médecine cette capacité à écouter et garder pour soi. On ne raconte jamais quand on vous a confié quelque chose. Donc, sur le bateau, j’étais celui auprès de qui on pouvait venir se plaindre d’un autre, etc. Moi, j’essayais d’arranger les choses mais j’étais aussi le confident.
Aurélie LUNEAU : Quand vous êtes parti dans ces aventures-là, celle avec le père Jaouen, puis celle avec Éric Tabarly vous aviez fermé des portes et ouvert une autre porte, celle-là vers le grand large, est-ce que vous avez ressentis cette impression de vous arracher à une sorte d’immortalité existentielle, qui ronge par les racines, comme vous dites, ce besoin de liberté ? Vous vous êtes senti revivre ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Oui, quand j’embarque avec Tabarly, j’ai abandonné une voie universitaire qui s’offrait à moi et je l’ai fait avec joie. Je n’ai pas mis une semaine à me dire : holà là, qu’est-ce que je suis en train de faire, mon Dieu !… me réveiller la nuit et de me dire je vais faire une connerie si je fais ça… Non, c’était une évidence. Ce qui me fait dire que c’est une évidence c’est que depuis mon petit j’ai cette idée d’expédition, m’engager dans la montagne, puis après cela a été la mer. J’aime cette vie dans le grand dehors. Ça, c’était quelque chose qui était sûr en moi. Chaque fois que j’avais une idée comme ça d’expédition, je savais que je ne me trompais pas, déjà l’idée me nourrissait. C’est vrai que j’encourage tout le temps à rompre avec quelque chose que l’on a réussi si quelque chose en vous vous fait dire : mais attend, c’est peut-être ça, il faut peut-être se diriger vers ça dans la vie… on abandonne quelque chose, on sort d’une zone de confort pour aller vers des choses inconnues, mais moi je suis un défenseur du positivisme de l’inconnu. Cet appel vers quelque chose que vous ne connaissez pas encore mais qui vous tente. Et si cela vous tente c’est qu’à l’intérieur de vous-même il y a déjà la biologique de… C’est biologique, une tentation, une envie, ce n’est pas simplement posé sur le cerveau, il y a tout un système une physiologie qui se met en place, il va falloir le métabolisé, là c’est le médecin qui parle, c’est-à-dire le mettre à l’œuvre, le mettre en œuvre, passer, y aller… Donc, j’encourage tout le temps… La vie on en a qu’une, on va dire, c’est intéressant de la construire sur des choses, surtout quand vous avez accompli quelque chose et que vous vous rendez compte que peut-être vous en avez fait le tour. Vous avez appris quelque chose et une autre porte s’ouvre. Si c’est celle que vous avez réveillée, qui est en vous, qui stimule quel chose, une envie, alors cela vaut le coup d’y aller. On passe un moment d’inquiétude, on se dit : merde, j’ai abandonné un truc ! vous êtes un peu le funambule sans le balancier, mais cela vaut le coup de regarder loin tout d’un coup pour avancer vers cette chose-là.
Aurélie LUNEAU : Oui parce que fermer une porte, c’est aussi se mettre en danger, c’est aussi ne pas se poser des questions bassement matérielles j’ai envie de dire. Quand on avance dans la vie on se dit : ben voilà, je vais pouvoir aussi gagner mon argent, satisfaire ne serait-ce que mes besoins quotidiens. Vous, vous mettez en danger.
Jean-Louis ÉTIENNE : Je suis loin d’être le seul à le faire. Je rencontre beaucoup de gens, parce que de par ma vie je reçois des courriers, des témoignages. Le nombre de familles qui décident à un moment donné de prendre une année sabbatique et de partir parce qu’ils ont envie de faire du bateau, de traverser le monde avec une charrette tirée par âne,… Il y a plein de projets comme ça qu’on ignore mais qui sont révélateurs de gens qui mettent en œuvre leur vie, leurs rêves, qu’ils font partager à leurs enfants souvent. Ce désir de se dire : je ne l’ai pas fait quand j’étais petit mais aujourd’hui, j’ai envie de le crée pour mes enfants. Il y a beaucoup de personnes qui font ce choix. Je reçois des courriers de gens qui avaient une vie bien établie, qui à un moment donné décide de rompre un métier d’ingénieur dans une grande entreprise pour devenir celui qu’il voulait au départ, menuisier. Se remettre dans un atelier en attendant le client, mais on est déjà dans la sciure, l’odeur de la colle, il y a déjà une nourriture ancienne qui réveille des choses que vous n’avez pas accomplie et qui vont vous porter, puis un jour amène le premier client, vous vous débrouillez bien, puis le second, etc. et un jour vous vous retournez et vous dites : mais bon sang, qu’est-ce que j’ai bien fait !
Aurélie LUNEAU : Parce qu’on n’a qu’une vie.
Jean-Louis ÉTIENNE : Exactement !
Aurélie LUNEAU : Est-ce que dans votre Panthéon personnel, en dehors du père Jaouen, d’Éric Tabarly il y a quelques grandes figures qui ont traversées votre vie et que vous mettez dans ce Panthéon ?
Jean-Louis ÉTIENNE : Dans ce Panthéon, cela nous amènera vers autre chose, les premières lectures d’auteurs qui m’ont construit dans l’envie de devenir écrivain, Nicolas Bouvier, par exemple. Quand je lis « L’usage du monde », de Nicolas Bouvier, je me dis : mais c’est exactement ce que j’ai ressenti, mais comment il l’écrit ? Regarder comme lui écrit ce que j’ai ressenti, je me dis : mais si je trouve les mots pour dire ce que j’ai ressenti au Pôle Nord, je vais pouvoir réellement traduire ce que j’ai vécu. Voilà une des personnes qui m’ont marqué. Puis, il y a des personnes inconnues. J’ai un équipier, Gégé, inconnu totalement, comment je vais décrire Gégé, un homme qui sait absolument tout faire, un génie de ses dix doigts. Ce copain que j’ai rencontré, quand j’ai projeté de faire Antarctica, pour faire ce bateau pour les glaces. Personne ne voulait en entendre parler. On m’a dit : « Mais attendez, il va se faire broyer par les glaces ce bateau, il ne va pas tenir ! Tout le monde se heurte à la banquise et se fait broyer par la banquise » Et dans l’avion, en allant à Toulouse, je rencontre un copain, qui était avec moi en « math élem », je lui parle de mon truc, il me dit : « Ecoute, je suis prof en méca à SUPAERO, on a reçu un programme Cat Aviation en 3D, un truc pour faire des simulations », c’était en 1987-88, « Si tu veux, cet été il n’y a pas les étudiants à SUPAERO, on peut faire des simulations ». Il me fait un dossier sur la résistance de ce bateau dans la glace, extraordinaire ! C’était un type prodigieux, agrégé de mécanique, capable avec ses dix doigts de faire un autogire, des pales d’hélicoptère. Lui-même construit des choses. Ces hommes de transition qui sont complets. Yves m’a construit le traineau qui m’a permis de réussir le Pôle Nord. Gégé, qui est capable avec ses dix doigts de faire tout, qui est devenu un de mes équipiers. Il y a des richesses inconnues qu’on rencontre et mon existence amène vers moi des gens qui ont envie de s’impliquer dans des choses qui sont marginales par rapport à leur vie et qui sont importantes pour moi.
Aurélie LUNEAU : Donc, des gens, des rêves aussi : l’Himalaya, Patagonie, Groenland. En tout cas, on sent qu’avec vous, c’est ça inventer sa vie. Et avec le Pôle Nord en ligne de mire, on en parle demain, si vous le voulez bien.
Jean-Louis ÉTIENNE : À demain !