La juste place du débat public
Par Laurence MONNOYER-SMITH, Vice-présidente CNDP
Merci beaucoup, merci pour cette invitation.
J’ai fait une petite modification de dernière minute, comme on le fait souvent en recherche, sur le papier que je voulais vous présenter aujourd’hui. Un petit déplacement de titre qui n’est complètement pas anodin, puisque sur le programme je devais faire une petite présentation du débat public et de ses limites, et j’ai décidé de changer légèrement l‘intitulé et de vous parler aujourd’hui de la juste place du débat public Vous verrez, ce n’est pas que de la sémantique. C’est une vraie question de positionnement et de fond sur la pertinence des méthodologies participatives, en particulier ce que l’on a envie de faire à la Commission nationale, qui, vous le savez sans doute, a été profondément renouvelée au mois de mars-avril 2013.
La Commission nationale du Débat Public (CNDP) a été renouvelée récemment et le président Christian LEYRIT, Jacques ARCHIMBAUD, vice-président, et moi-même avons pris nos marques dans cette institution que nous souhaitons faire évoluer à partir d’un certain nombre d’acquis.
Quelle place pour le débat public en situation de conflit, en situation de controverse ? Tel sera le fil rouge de mon intervention.
Est-ce qu’on peut demander au débat public de venir apaiser des situations particulièrement conflictuelles lorsque, sur le territoire, les discussions avec une partie de la population sont impossibles, pour des raisons qui tiennent à l’histoire des thématiques discutées, et à l’histoire des territoires ?
Le débat public nécessite une forme d’apaisement, une période de trêve pour que les conflits puissent être mis sur la table, afin que chacune des parties prenantes accepte de contribuer à l’élaboration des projets collectifs. En l’occurrence, il ne peut donc pas être reproché au débat public de ne pas être en mesure de gérer des situations fortement conflictuelles.
Il s’agit moins de se poser la question des limites du débat public que de se demander dans quelle mesure il est pertinent d’y recourir, en particulier lorsque aucun des acteurs ne souhaite entrer dans ce type de démarche de manière sincère.
Trois types de difficultés se posent, en débat public, particulièrement – et c’est la thématique qui nous intéresse aujourd’hui – en situation de controverse scientifique. C’est cela qui me semble délimiter la zone de pertinence du débat public. Quelles sont ces difficultés ?
Il y a des difficultés qui tiennent à la nature du sujet qui est abordé, puisque par définition, un sujet de controverse porte en lui, on l’a dit tout à l’heure, mais je voudrais approfondir cette question, plus qu’un désaccord scientifique et technique. Il porte des visions du monde qui sont contradictoires sur ce qui relève du désirable, autrement dit sur des figures normatives (axiologiques) fondamentalement antagonistes, des visions du monde qui sont incompatibles entre elles, et des ordonnancements des valeurs qui peuvent s’avérer irréconciliables.
Si l’on prend la question des déchets radioactifs, puisqu’on n’en a parlé tout à l’heure, on trouve une contradiction essentielle entre l’idée d’accorder sa confiance à la géologie pour préserver l’humanité contre les dangers des radiations ou à l’homme pour trouver une solution technique de traitement efficace dans le siècle à venir. Cette contradiction déjà fondamentale se double d’une querelle normative entre au moins, il y en a sans doute plus, entre deux conceptions des relations entre l’homme et la nature, qui se traduisent par une divergence sur les modes de production et de consommation d’énergie. Donc, au-delà de toutes les questions d’ordre scientifique, au-delà des considérations techniques ou économiques, sur les caractéristiques du projet d’enfouissement des produits radioactifs qui est discuté, il y a une conception radicalement différente sur ce que doit être l’attitude des sociétés face aux déchets mortifères qu’elles ont produit.
Parce que la controverse se traduit par une montée en généralités qui touche au plus profond des convictions des hommes et des femmes, le débat qui s’y réfère est nécessairement angoissant, il est violent, et il est source de conflits. Il touche à l’essence des sociétés, à leur identité et à leur avenir. Et par nature également, il est difficile d’imaginer dans ces conditions un dispositif délibératif, quelle que soit la sincérité de sa mise en œuvre, qui suffise en tant que tel, de façon ad hoc, pour faire évoluer des points de vue fortement structurés normativement. Parce que la controverse est politiquement et socialement délicate à gérer, l’ensemble des acteurs décideurs, qu’ils soient publics ou privés, ont une tendance toute naturelle à éviter sa mise à l’agenda, c’est ce que vous expliquiez dans la table ronde précédente. Les décisions sont prises, tant que faire se peut – même si je vais un petit peu vite là parce que ce n’est pas exactement le cas – avec une intervention limitée du grand public, de sorte que celui-ci, on l’a dit tout à l’heure, se sente d’une certaine façon dépossédé de toute initiative démocratique, sauf par le biais de la représentation nationale, dont on sait que la légitimité est aujourd’hui contestée ; là je renvoie au dernier baromètre de l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) qui mesure ça.
Donc, pour de bonnes ou de moins bonnes raisons, l’histoire du nucléaire s’est écrite en dehors du peuple français. Dans ces conditions, la mise en œuvre de dispositifs participatifs a toutes les chances de devenir un exutoire cathartique à un ensemble de frustrations, d’incompréhensions, que la temporalité imitée du débat ne parvient certainement pas à épuiser. En ce sens, il me semble que l’entrée en débat nécessite au préalable la réinstauration d’une confiance mutuelle entre les acteurs, sur les attendus de la participation, et un engagement ferme des autorités commanditaires du débat sur la prise en compte de l’issue du débat. Je reviendrai sur ce point tout à l’heure.
Dans un contexte un peu différent, mais qui a aussi sa pertinence, une histoire un peu plus courte, les nanotechnologies. Elles ont été travaillées dans les laboratoires de recherche privés et mises sur les marchés sans que les citoyens aient eu la possibilité de se prononcer sur son encadrement juridique. Ici encore, on ne peut pas demander au seul débat public de venir rétablir une communication et une délibération sur un socle aussi fragile, alors même que les conditions de prise en compte de la parole citoyenne et associative ne sont pas réunies.
Bref, lorsque les controverses arrivent en débat, elles portent en elles-mêmes leur lot de frustrations, des intérêts constitués, d’enjeux internationaux, d’investissements considérables en termes de recherche et de développement. Comment dès lors parvenir à détricoter, en débat public, sur un temps court, ce nœud particulièrement complexe ? On ouvre une boîte de Pandore, on enferme une catharsis, et bien sûr on prend le risque d’une mise en visibilité des conflits sans avoir la possibilité ni le temps de les dénouer véritablement et de leur offrir une issue.
Cela, c’est la première et plus fondamentale difficulté. La deuxième difficulté tient au système de gouvernance des projets soumis au débat public. Il y a une complexité inhérente à l’ensemble de la gouvernance des projets et thématiques qui sont mises en débat. Cette complexité est source d’un certain nombre de confusions pour ceux qui y participent. Qui doit porter les débats publics sur des sujets de controverse, si ce n’est l’État et ses représentants ? Ce sont eux qui mettent en place les politiques publiques, qui assurent la sécurité des citoyens et qui sont garants de la justice sociale. Or, comme le disait déjà très bien le président BERGOUNIOUX en 2011, faisant un bilan sur ce débat si difficile sur les nanotechnologies, on ne peut pas espérer une vraie réussite durable d’un processus ponctuel, comme le débat public, s’il ne s’insère dans une gouvernance d’un projet par ceux qui sont responsables de le porter devant le public. Le président BERGOUNIOUX déplorait d’une part dans cette intervention le manque de cohérence et la difficulté de fonctionnement du comité interministériel qui avait saisi la CNDP, et d’autre part la réticence, voire la mauvaise volonté des représentants de l’État à rentrer dans le débat. Pour mémoire, le débat sur les nanotechnologies est une concession faite au Grenelle de l’environnement, ceci explique sans doute cela.
Un débat public n’a de sens que si l’ensemble des acteurs de la gouvernance assume ses responsabilités en venant défendre les choix qu’il porte éventuellement, au nom d’ailleurs de ses fonctions électives ou de ses prérogatives. Les organisateurs du débat ne peuvent assumer, ce n’est pas leur fonction, ce n’est pas leur mandat, la parole des porteurs du projet. L’absence des acteurs de la gouvernance peut être discriminante pour le débat public. Force est de constater qu’aucun maître d’ouvrage ne vient en débat public de gaieté de cœur. C’est une épreuve dans tous les sens du terme. C’est une épreuve humaine, une épreuve sociologique, et s’il peut l’éviter, eh bien il va le faire. C’est d’ailleurs dans en sens que je suis, moi, convaincue de la nécessité de l’institutionnalisation du débat public. Car ne nous leurrons pas, sans inscription législative, il n’y aurait plus ni concertation ni débat public. Le système de gouvernance est constitué d’un réseau composite d’acteurs, et d’actants, pour reprendre la terminologie latourienne, qui suppose que participe au débat l’ensemble des acteurs qui interviennent à un titre ou à un autre dans la controverse. Or, sauf à y être contraints, certains acteurs s’en dispensent. Qu’ils invoquent le secret industriel, le secret défense, etc., ou qu’ils ne se sentent pas suffisamment investis sur le territoire français, ou encore, qu’ils minimisent leur rôle dans la controverse, on constate régulièrement que certains brillent par leur absence. Il est dès lors impossible d’étudier tous les aspects d’une controverse si l’ensemble des parties prenantes ne s’investit pas au même titre dans le débat public.
Enfin, ce point est très important, je l’ai mentionné tout à l’heure, les liens entre le débat public et les décisions qui baissent la vie des projets, qui marquent les différentes étapes d’une controverse, restent encore trop lâches. La loi Grenelle 2 a amélioré la situation, puisque maintenant il est fait obligation au maître d’ouvrage, même s’il est composé d’un consortium, de rendre des comptes dans sa décision en explicitant clairement en quoi le débat public a impacté la décision prise. On n’en est qu’au début, de la mise en place de cette réglementation, les maîtres d’ouvrage ne s’y plient pas encore suffisamment. La CNDP veille désormais, et elle va demander, sous une forme qui reste à déterminer, que la décision soit explicitée et sans doute accompagnée d’un autre document, qui explicite plus clairement pour l’ensemble des parties prenantes les apports du débat public et leur mise en œuvre. Cette avancée législative décisive, consécutive au constat du président Bergounioux, d’absence de décisions à l’issue du débat sur les nanotechnologies devrait éviter ce problème à l’avenir.
Il faut noter que l’attente du public en la matière est immense et que toute velléité de lecture a minima de cette obligation légale risque d’avoir des conséquences néfastes sur les débats à venir.
La troisième difficulté, par laquelle je vais terminer, concerne la logique même des processus des débats, quels qu’ils soient, nous invitant à réfléchir à leur évolution. La logique des débats publics et des procédures de concertation repose sur un diptyque qui a été bien décrit par Louis Quéré, il y a plus de vingt ans : l’espace public est à la fois une scène d’expression où les acteurs ont développé un certain nombre d’arguments, plus ou moins étayés, plus ou moins émotionnels d’ailleurs - pour rebondir sur la question qui a été posée tout à l’heure – mais aussi un lieu, une scène d’apparition, sur laquelle des acteurs s’affirment, se construisent, montent en compétence, se légitiment, s’affirment vis-à-vis de leur base et vis-à-vis de leurs partenaires. Autrement dit, il y a d’autres logiques que celles des sujets traités qui influencent des prises de position des acteurs, et qui peuvent les conduire à adopter des postures parfois radicales, voire à refuser la discussion pour s’orienter vers d’autres formes de négociation, parfois directement avec les décideurs, en évitant d’entrer dans le débat public.
On l’a vu, la charge normative des controverses est telle qu’elle ne saurait être épuisée dans un seul débat public. Comme pour des projets à vie longue, pour les infrastructures de transport, par exemple, dix, quinze, vingt ans, je ne vais pas parler de Notre-Dame des Landes, les controverses doivent être prises en charge dans le mi-temps, par des dispositifs successifs de débat, sous des formes différentes, et en fonction de l’évolution des discussions et des conflits. Notre législation est encore inadaptée pour la prise en charge sur le temps long de ces thématiques, et à la CNDP, notamment à travers les chantiers qu’elle vient de se donner pour son quinquennat, réfléchit au suivi du post-débat, justement pour aller plus loin et suivre l’évolution des conflits, pour permettre à la controverse de se dénouer étape par étape.
En conclusion, je voudrais dire que toutes ces difficultés ne doivent pas militer pour un abandon de la forme du débat public. Il ne faudrait pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Quand on voyage à l’étranger et que l’on constate l’absence de dispositif participatif, y compris dans les pays signataires de la Convention d’Aarhus qui le pose dans ses principes, on peut estimer qu’en France, on a une institution qui fonctionne – plus ou moins bien, je suis d’accord. On peut certes discuter les modalités, l’engagement, les difficultés d’entrer en discussion avec le maître d’ouvrage, la difficulté de discuter sur les alternatives, etc., on peut toutefois mesurer notre chance de disposer d’un dispositif participatif protégé par la loi, dont les citoyens peuvent se saisir. Il est cependant nécessaire de leur permettre de se réunir.
Je plaide pour l’adaptation du débat public à la réalité sociologique, à la demande des citoyens, leur montée en compétence, et au développement de l’expertise profane, et cela pour deux raisons : d’abord parce qu’il y a une nécessaire ouverture à la société des sujets de controverses, tout ne peut pas être pris en charge uniquement par des élus, des techniciens, des sages, etc. En France, on est champion des Comités, des Hauts comités, des Comités de comités, etc. La demande sociétale, c’est clairement celle d’une écoute des citoyens, d’une participation à la décision, en particulier lorsque sont en jeu la santé, les sciences et techniques et les générations futures. Deuxièmement, il est nécessaire que ce débat soit conduit par une instance indépendante des pouvoirs, une instance neutre sur le fond des thématiques et des projets discutés. Cette nécessité d’indépendance est demandée par tous. Les retours qu’on a du terrain, aussi bien des associations que des maîtres d’ouvrage, nous laissent à penser qu’il faut encore approfondir, y compris au niveau du fonctionnement de la CNDP, l’affirmation de cette indépendance. Si la nature de cette indépendance est toujours susceptible d’être mise en cause, et peut toujours être mieux garantie, il reste que les citoyens demandent à avoir l’assurance que la conduite des débats est réalisée de manière impartiale et sincère, dans le respect des parties prenantes. Dans de nombreux cas, le débat public peut faire évoluer substantiellement sur le temps long des projets qui lui sont soumis, et à cet égard, la CNDP n’a sans doute pas suffisamment communiqué, ni mis en évidence les évolutions substantielles de plus du tiers des projets qui ont été soumis au débat public. Si je prends en compte les sujets qui sont en cours, on est sur environ 70 projets, certains débats ont conduit à l’annulation des projets, tout à l’heure on en a cité un mais il y a sept projets qui ont été purement et simplement abandonnés à la suite des débats. Plus du tiers des projets ont été très substantiellement modifiés, avec des évolutions très importantes sur les caractéristiques du projet et même plus fondamentalement sur les objectifs du projet. Et à peu près un tiers a été modifié à la marge, en particulier dans la partie concertation post-débat public.
Le débat public reste un dispositif de démocratie participative, indispensable à l’amélioration de la qualité des projets. Il permet leur mise en œuvre, encore faut-il que l’on ait un climat apaisé, qu’on ne lui demande pas d’instaurer une paix sociale en situation de crise.
Je vous remercie pour votre attention.
Évaluation des procédures participatives
Par Julien TALPIN, Sociologue, CNRS
Bonjour à tous.
On m’a demandé de parler de l’évaluation des procédures participative, mais avant cela je voudrais situer mon propos. J’ai mené de nombreuses recherches de terrain sur la démocratie participative en France et à l’étranger. J’ai travaillé sur les différents budgets participatifs, les Conférences de citoyens, les Conseils de quartier, etc., notamment travaillé sur la façon dont les citoyens vivent leurs expériences participatives. J’ai également mené des évaluations de procédures participatives sollicitées par des collectivités locales.
Je voudrais commencer par rebondir sur certains points qui ont été abordés dans la session précédente, qui m’a semblé tout à fait intéressante, et souligner le fait que l’on considère en général trois façons d’envisager la participation des citoyens.
Il y a le vote, évidemment. Il y a la démocratie participative, qui repose, dans une acception large, sur la discussion, avec tous les acteurs autour de la table pour prendre des décisions collectives. J’ai été frappé par les remarques de Madame RIVASI, qui me semblent très justes, mais c’est rare de l’entendre de la bouche des élus, qui soulignait la très forte résistance des élus à la démocratisation des processus de décision, en France et plus largement en Europe. Je crois qu’il y a une spécificité française que j’ai pu constater quand on sort du cadre hexagonal : la volonté très claire qu’ont les élus de ne pas partager leur pouvoir de décision, ce qui pose un réel problème. Il faut quand même souligner que des élus et les partis politiques sont souvent prêts à écouter les arguments des lobbies. Donc, vote, procédure participative, et troisième élément, celui de la mobilisation et le rapport de forces. En France, les vertus démocratiques du rapport de forces ont été ignorées depuis une vingtaine d’années, depuis que l’on s’intéresse véritablement à la démocratie participative. Face aux réticences des élus et d’un certain nombre d’institutions à s’ouvrir à la participation, c’est aussi par le rapport de force et la mobilisation que des processus de démocratisation peuvent être mis en œuvre, et d’une certaine façon des espaces de discussion peuvent être créés suite à une réelle revendication de démocratisation des processus décisionnels. Pour aller vite, on ne peut pas attendre simplement que cela soit institué par le haut, par la bonne volonté des élus. Il me semble que l’histoire récente de la démocratie participative en France montre que cela ne suffit pas.
Je vais me concentrer à présent davantage sur la question de la démocratie participative, et sur comment, puisqu’on m’a demandé d’aborder les solutions, on pourrait améliorer les choses. La démocratie participative en France fait l’objet d’un double mouvement, d’un côté elle s’est aujourd’hui très largement généralisée, institutionnalisée, à travers un certain nombre de lois qu’a évoquées Laurence MONNOYER-SMITH. À l’échelle locale principalement, mais pas uniquement, la CNDP en est un bel exemple, si bien que cela semble relativement difficile aujourd’hui pour les élus et les institutions d’en faire l’économie. Néanmoins, d’un autre côté, il semble que la démocratie participative rencontre des difficultés considérables, liées à ses effets limités sur les décisions et à son manque d’attractivité. Moi, cela me surprend. Comme je vous l’ai dit, j’ai beaucoup travaillé sur la réception et la façon dont sont vécues les expériences participatives par les citoyens, et je suis surpris, quand je fais des entretiens avec les participants, par le niveau de défiance que suscite aujourd’hui la démocratie participative en France, qui est vue comme inutile ou manipulatoire par une majorité de citoyens. Elle est notamment soupçonnée d’être une arme de légitimation ou de manipulation à la solde des élus. À cet égard, il me semble que l’évaluation des procédures participatives peut représenter un moyen de légitimation et de crédibilisation des procédures. Face aux déceptions qu’elles causent bien souvent, une évaluation précise et indépendante permettrait peut-être de renforcer la confiance à leur égard.
Au fond, pour qu’elle ne meure pas faute de combattants, je pense que la procédure participative a besoin d’évaluation précise, plus que ce n’a été le cas jusqu’à présent. Il convient donc de déterminer les acteurs les plus qualifiés pour cette évaluation et ce sur quoi elle doit porter. Première option, logiquement elle doit être faite de manière participative. Les participants à un dispositif valident l’accomplissement des objectifs annoncés. Ce modèle existe déjà, j’ai observé des dispositifs participatifs en Europe, sous forme de comités de suivi constitués en général d’au moins 50% de citoyens, qui évaluent toutes les étapes du projet et si elles ont toutes été réalisées. Il s’agit cependant davantage de « monitoring » que d’évaluation. Le problème, mais il y en a plusieurs, réside dans un risque de manque de recul suffisant pour effectuer une bonne évaluation. Au fond, les effets de l’action publique mettent parfois du temps, des années à se matérialiser, si bien qu’il n’est pas sûr que ces comités de suivi soient en mesure de prendre la pleine mesure de ce qu’a pu produire une concertation aussi bien en termes de réalisation concrète de projets que de transformation de jeux d’acteurs. En outre, les participants risquent de ne pas être suffisamment indépendants pour évaluer des procédures de manière crédible. Enfin, dans ce cas, l’évaluation porte sur la réalisation du projet mais insuffisamment sur ce qui n’a pas été réalisé. L’auto-évaluation est donc insuffisante face aux enjeux et difficultés que rencontre la démocratie participative.
Deuxième candidat pour évaluer les dispositifs participatifs et au-delà tous types de politiques publiques, ce sont évidemment les universitaires : les sociologues, politologues ou économistes, qui disposent de l’expertise et des compétences techniques nécessaires pour évaluer la production d’une procédure participative. De fait, on est très souvent sollicités. Qu’est-ce qu’on nous demande en général d’évaluer ? On nous demande d’évaluer le nombre et la nature des participants, c’est un élément important de légitimation du dispositif, pour au moins remplir les salles, voilà donc un premier problème. Donc il faut savoir si le dispositif correspond à son objectif d’inclusion. On nous demande également d’évaluer la qualité des échanges pour déterminer si la procédure permet une orientation vers l’intérêt général ou se résume à un conflit entre groupes d’intérêts. Troisième élément, les effets sur les décisions publiques. Et enfin, on nous demande souvent d’évaluer les limites et blocages qui sont apparus.
Tout cela, on est en mesure de le faire mais, ici aussi, il me semble que c’est insuffisant pour légitimer et crédibiliser la démocratie participative, et ce pour diverses raisons. Tout d’abord, il faut savoir ce qui est fait de ces évaluations. En général, elles finissent au fond d’un tiroir, elles permettent rarement de réformer un dispositif qui fonctionne souvent de manière insatisfaisante. Ces évaluations sont rarement rendues publiques, car les élus qui les ont commanditées n’ont aucun intérêt à donner le bâton pour se faire battre. Ils reprochent aux universitaires des évaluations trop critiques qui ne peuvent être employées comme outils de communication. D’autant, que, comme je l’ai dit en introduction, l’objectif de l’évaluation est, ici, de contribuer à lever le soupçon manipulatoire qui pèse sur la démocratie participative. Or, il me semble que les universitaires ne sont pas les mieux placés pour cela : la légitimité scientifique des universitaires est, aujourd’hui, trop entachée de doute pour qu’ils puissent assurer cette fonction de levée du soupçon. Troisième élément, qui rend l’évaluation par les scientifiques insuffisante, c’est qu’on nous demande rarement d’évaluer l’adéquation entre les procédures participatives telles qu’elles sont produites et les engagements initialement pris par les élus.
Je l’ai dit, un des enjeux importants pour la démocratie participative est de lever ce soupçon d’instrumentalisation. Pour ce faire, le minimum est que les engagements pris par les élus au début du processus soient tenus. Or ce qui tue la démocratie participative, c’est le flou qui entoure le devenir des décisions, le flou sur les décideurs, flou dont d’ailleurs les citoyens sont de moins en moins dupes, quand ils commencent à acquérir une certaine expertise des processus participatifs. D’ailleurs, un des enjeux, je vais y revenir, est d’évaluer le respect des engagements participatifs émis par les élus.
À ce titre, il me semble qu’un bon candidat pour effectuer de telles évaluations, pourrait être un Observatoire indépendant des procédures participatives. De tels observatoires ont déjà existé à l’échelle locale, comme l’Observatoire parisien de la démocratie locale et des observatoires des engagements mis en place dans plusieurs villes communistes dans les années 1990-2000. La plupart de ces expériences se sont toutefois révélées peu concluantes, la plupart ont d’ailleurs cessé leurs activités aujourd’hui.
Pourquoi ces expériences-là ont-elles échoué ? Quelles leçons pourrait-on en tirer pour éventuellement en faire autre chose ? Premier élément de réponse, c’est qu’un certain nombre de ces expériences ont péché par manque d’autonomie. Au fond, ces observatoires des engagements visaient notamment à évaluer dans quelle mesure les majorités municipales avaient mise en œuvre leur programme au cours de leur mandat. Le premier problème est qu’évidemment en général les programmes politiques sont très flous, très généraux donc difficiles à évaluer. Deuxième problème qui grève très clairement ces expériences d’observatoires : ils péchaient en général par leur manque d’autonomie puisqu’ils étaient créés par les institutions qu’ils étaient censés évaluer, lesquelles influençaient leur composition. Ce manque d’autonomie s’est souvent avéré rédhibitoire, à l’exception de l’Observatoire parisien de la démocratie locale dont la composition se répartissait entre des membres des dispositifs participatifs et des membres d’associations parisiennes. Celui-ci émettait cependant des recommandations qui n’étaient pas suivies d’effets, car ses évaluations étaient trop générales pour avoir un effet sur les procédures participatives évaluées, et trop distanciées des dispositifs concrets. Les observatoires ont donc disparu car ils ont été considérés comme inutiles.
Pour conclure, j’aimerais évoquer quelques pistes sur ce que pourraient être de tels observatoires qui pourraient être un véritable outil d’évaluation et de crédibilisation des démarches participatives.
Premier élément, une autonomie à l’égard des institutions. Il faudrait que ce soit un tiers neutre à l’image, par exemple, de la CNDP. Deuxièmement, il devrait pouvoir être saisi par des élus, des citoyens, des associations rassemblant un nombre suffisant de signatures pour déposer une saisine, et bien sûr avoir la possibilité d’auto-saisine. Et son rôle, troisièmement, au-delà de la production de rapports, seul élément qu’on demande pour l’évaluation, cela serait de produire des évaluations précises sur des procédures locales, notamment les résultats au regard des engagements initiaux annoncés par les élus. Quatrièmement, un tel observatoire pourrait également posséder un rôle de labellisation ou de certification, en s’inspirant des notations des agences financières, une sorte de triple A de la démocratie participative, pour influencer, encourager et soutenir les bonnes pratiques, en demeurant bien sûr indépendant financièrement. Avec quel pouvoir de sanction, me direz-vous ? Aucun, en apparence si ce n’est le « tribunal de l’opinion », le tribunal de la critique, qui à bien des égards, à la différence des évaluations que j’ai évoquées précédemment, rendrait publics les avis qu’il a rendus sur les procédures.
Dernier élément sur ce qu’il faut évaluer. Là, je crois qu’il y a un enjeu à évaluer les procédures participatives non plus au regard de normes participatives idéales, tel que cela a été souvent fait, ce qui a heurté les élus, mais en fonction des engagements initiaux pris par les élus. Au fond, cet observatoire pourrait servir à prendre les élus au mot par rapport à leurs engagements participatifs. Cela, d’une certaine façon les citoyens peuvent l’entendre. Dans les entretiens que j’ai pu effectuer, les acteurs sont prêts à entendre que telle ou telle conférence de citoyens n’a pas la légitimité suffisante pour être un espace plein et entier de codécision, le problème est qu’on essaie de leur faire croire que leur parole sera prise en compte et qu’ils disposent d’un véritable pouvoir de prise de décision, alors qu’elle n’est que consultative. Souvent, il existe un décalage entre le discours participatif tenu par les élus et les institutions et les pratiques effectives.
La création d’un tel observatoire pourrait contribuer à une forme d’autorégulation des élus et des institutions à l’égard de leurs pratiques participatives. Ils ne prétendraient peut-être plus que les processus consultatifs équivalent à une codécision, ce qui contribuerait à légitimer la démocratie participative. Leurs effets seraient véritablement connus en fonction des objectifs qui leur avaient été fixés. Ce dispositif ne sera pas suffisant pour faire de la démocratie participative un réel vecteur de la démocratie, car il est nécessaire d’imposer plus fondamentalement une démocratisation des processus de décision à des élus largement réfractaires. Toutefois, au-delà de la contestation, placer les élus face à leurs impératifs participatifs en les obligeant à tenir leurs engagements me semble représenter un élément non négligeable dans une avancée vers une démocratie plus participative.
Les conventions de citoyens, ou comment faire entrer les sciences et les technologies en démocratie
Par Jacques TESTART, biologiste, FSC
Dans les controverses sociotechniques, les élus devraient pouvoir savoir ce que veulent les citoyens, avant de prendre leur décision, et en tenir compte. C’est de cela que je vais vous parler.
Comment pourraient-ils savoir ce que veulent les citoyens ? Le sondage d’opinion représente le système le plus élémentaire pour savoir ce que les citoyens veulent. Sa valeur est cependant limitée si les personnes sondées n’ont pas reçu une information exhaustive préalable.
Un système plus élaboré, ce sont les différents dispositifs de concertation. Mais quelle est la représentativité de ceux qui s’y expriment ? Il faut évidemment la connaître pour pouvoir soupeser ce que veut la société. La démocratie participative souffre de plusieurs conditions insupportables : la violence potentielle des nouveaux développements technologiques, le poids croissant des lobbies qui défendent des intérêts particuliers, et la perte de confiance de la population dans ses dirigeants. On doit considérer le mépris de l’expression des citoyens, qui a été évoqué à plusieurs reprises aujourd’hui, que cela soit au niveau des débats publics ou de l’absence de prise en compte des résultats de certaines conférences de citoyens. On a aussi évoqué, de façon plus politique, dans la salle le référendum de 2005 sur la Constitution européenne, j’y reviens parce que c’est fondamental, Pour moi, c’est un point historique dont on parlera sans doute encore dans un siècle. Comment a-t-on pu organiser un référendum demandant l’avis de la population – et c’était de façon exceptionnelle un bon référendum, il a occupé pendant plusieurs mois tous les médias, les citoyens savaient de quoi il s’agissait, et quand ils ont donné un avis qui n’était pas celui des politiques et des journalistes, ceux-ci ont prétendu que les citoyens n’avaient pas compris ! Aucun débat ultérieur n’a été organisé sur les raisons pour lesquelles le résultat de ce référendum n’a pas été pris en compte. J’insiste là-dessus, il ne faut pas avoir d’illusion, il n’y aura pas de démocratie participative dans l’état actuel du fonctionnement politique. Il faut rappeler ce que disait, ce matin, Marie-Christine BLANDIN, c’était lumineux et terrorisant, quand elle a démonté tous les chaînons qui sont venus freiner la loi sur la protection des lanceurs d’alerte au Parlement.
Donc, il y a un enjeu urgent, qui consiste à définir un outil de participation aux décisions qui contribuerait réellement aux décisions. Cet outil serait forcément généraliste, multipotent, reproductible, fiable et vertueux. Il faut bien sûr légaliser cet outil, l’inscrire dans la loi pour réglementer son usage et accepter ses effets, car seule la crédibilité de la procédure peut permettre la prise en compte par les décideurs de l’avis de la population.
Je voudrais citer, pour montrer dans quel monde on vit, ce qui s’est passé au moment du débat public, de 2005, sur l’EPR. Il y a eu d’ailleurs deux débats publics quasiment en même temps, l’un sur L’EPR (réacteur à eau pressurisée) et l’autre sur les déchets radioactifs Le Premier Ministre Dominique de VILLEPIN a tenu une conférence, en octobre 2005, sur la privatisation d’EDF, qui n’avait a priori pas grand-chose à voir avec le débat public, mais au cours de laquelle il a dit : « Au vu des résultats du débat public en cours – le débat venait de commencer –, j’ai décidé de construire l’EPR à Flamanville. » Tout est dit, je crois là-dedans !
Depuis 25 ans, l’Office parlementaire danois a inventé les conférences de citoyens, avec le tirage au sort de participants potentiels, en nombre plus important que celui retenu, parce qu’il y a ensuite une sélection de ce panel pour le ramener à 15 ou 20 personnes, de catégories socioprofessionnelles, âge, régions, etc. les plus variés possible. Ces personnes sont formées sur le thème ; une formation de qualité et objectivité variables selon les conférences de citoyens, et des discussions se tiennent entre les membres du panel jusqu’à la rédaction de leur avis. Ces conférences de citoyens ont été reprises dans le monde entier. Les qualités d’intelligence, de prudence, d’altruisme et d’imagination manifestées par de simples citoyens à cette occasion ont été unanimement saluées par tous les observateurs. Lorsque des citoyens acceptent cette fonction importante de décider pour l’avenir des autres, avec la conscience de leurs responsabilités, ils présentent une autre face de l’humanité. De nombreuses personnes refusent de faire partie de ces panels. Toutefois, jusqu’à un tiers des pressentis peut accepter d’y participer. La première conférence de citoyens a été organisée en France par l’Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques sur les OGM, en 1998. Malgré une formation très orientée vers l’acceptation des OGM, l’avis produit par les citoyens s’est avéré très pertinent, inventif et toujours d’actualité. Quinze ans après, la plupart de leurs propositions n’ont toujours pas été mises en œuvre. Leur idée d’une expertise plurielle sur les technologies, faisant intervenir les sciences humaines et sociales, a été reprise dans le Haut conseil des biotechnologies. En revanche, la demande d’obligation d’assurance pour les cultivateurs d’OGM n’a pas été retenue, car aucun assureur ne souhaite prendre ce risque en charge, ce qui est révélateur.
Les conférences de citoyens connaissent cependant des dérives, car le protocole n’a jamais été clairement rédigé. Le recrutement de citoyens pour le panel peut s’effectuer par exemple sur des listes de volontaires d’enquêtes rémunérées. Les citoyens sont donc payés pour participer aux conférences de citoyens. Il s’agit d’un biais important si leur motivation n’est pas seulement citoyenne. En outre, les porteurs d’intérêts ne sont pas toujours débusqués et peuvent être admis comme des citoyens ordinaires à l’intérieur de ces procédures, en particulier si le recrutement est réalisé par voie de presse.
Par ailleurs, la formation prétend le plus souvent être neutre et académique, alors que la neutralité est impossible en la matière, et elle évite le contradictoire, qui est pourtant devenu un élément clé de la démocratie participative depuis la loi Bertrand. En outre, le déroulement de la procédure n’est pas totalement protégé contre l’influence de divers lobbies. Il arrive que des experts déjeunent avec des citoyens du panel, ce qui risque d’influencer leur décision. La durée de la formation des citoyens est parfois insuffisante, ainsi que le temps de réflexion qui leur est laissé. Plusieurs mois seraient nécessaires, alors que certaines conférences de citoyens sont bâclées en deux jours ou même en quelques heures, notamment pour celles organisées par l’industrie pharmaceutique. L’avis doit également être rédigé par les citoyens seuls, sans « aide », or c’est rarement le cas.
Dès 2007, l’association pour une Fondation des sciences citoyennes (FSC) a proposé un projet de loi pour des conventions de citoyens, c’est-à-dire des conférences de citoyens rationalisées selon un protocole strict, précis et rigoureux, qui éviterait ces dérives. Ainsi la procédure serait crédible pour les décideurs comme pour la population. Elle possède en effet des vertus pédagogiques, car les citoyens constatent que les personnes qui ont émis l’avis leur sont semblables, sont dépourvues d’intérêts particuliers et ont été formées. Il est donc plus aisé de faire confiance à leur avis qu’à celui de l’industrie ou des experts.
Dans le cadre de la convention de citoyens, la non-appartenance des personnes tirées au sort à une organisation positionnée sur le thème est vérifiée, ainsi que l’absence d’intérêt personnel pour une solution en particulier.
La convention de citoyens, je vais un peu vite sur ce point, est peu propice aux enjeux locaux, pour lesquels le débat public est préférable, car il est très difficile de trouver des citoyens ne portant aucun intérêt particulier dans une zone géographique restreinte. Notre procédure s’applique davantage aux problèmes anthropologiques, comme le nucléaire ou les nanotechnologies.
Aucune rétribution n’est prévue, en dehors du défraiement, afin d’éviter la professionnalisation des citoyens et pour rechercher des qualités d’altruisme, qui favorisent la qualité du panel. En revanche, l’hôtellerie et la restauration doivent être de qualité, pour que les citoyens se sentent honorés par la République, ce qui est fondamental pour qu’ils travaillent au mieux. Enfin, l’anonymat des citoyens doit être absolument préservé jusqu’à la fin de la procédure afin d’éviter des influences occultes.
Le point fondamental, c’est la formation. Elle doit être contradictoire, complète et multidisciplinaire. Des experts en sciences humaines apportent par exemple leurs compétences et leur savoir dans une conférence citoyenne sur les OGM ou le nucléaire. Dans notre projet, le contradictoire est apporté par la désignation par l’organisateur de la convention d’un comité de pilotage pour établir la formation. Celui-ci comprend des experts d’avis différents sur le thème. Sa tâche consiste à construire consensuellement le programme. L’objectivité du programme est garantie par ce consensus établi entre des personnes d’avis différents. L’objectivité concerne les thèmes qui seront abordés, la durée consacrée à chaque thème, l’identité des formateurs et la sélection des cahiers d’acteurs (compléments apportés par n’importe quels individus ou entités de la société qui souhaitent effectuer un plaidoyer sur le thème choisi). Le comité de pilotage effectue une sélection parmi ces documents.
Pour éviter les influences imprévues, le seul contact avec le panel de citoyens passe par un facilitateur (type psychosociologue), qui assure également l’harmonie au sein du panel. Il nous semble important de prévoir au moins deux week-ends de formation espacés de plusieurs semaines ; puis, au cours d’un troisième week-end, un débat en public est organisé, suivi par la rédaction immédiate de l’avis. Pour ce débat en public, les citoyens décident des éventuels experts qu’ils souhaitent interroger, des experts de divers domaines de compétence, qui n’avaient pas été prévus par le comité de pilotage dans le cadre de leur formation et que les citoyens estiment important d’écouter pour approfondir certains points avant la rédaction de leur avis. Suite à la rédaction de leur avis par eux-mêmes, les citoyens participent à une conférence de presse puis l’avis est envoyé aux décideurs et le panel est dissous.
Un suivi des conférences de citoyens est nécessaire. Un citoyen participant à un panel ne sera pas rappelé pour un autre panel, sauf s’il figure sur les listes de volontaires rémunérés – dans ce cas, il ne s’agit plus de démocratie, mais de « marché de la démocratie ». Deux experts indépendants doivent être désignés pour une évaluation rétrospective du déroulement de la procédure, laquelle est intégralement filmée. Des vidéos peuvent donc témoigner d’éventuels écarts, outre divers documents.
Nous souhaitons voir s’y adjoindre bientôt ce que nous appelons l’Observatoire des pratiques participatives dans la recherche et l’innovation (OPPRI) que propose la Fondation sciences citoyennes, pour faire un bilan de ces procédures et de leurs suites. Cette évaluation sera utile pour l’information de tous et pour améliorer la transparence ; elle représentera aussi un aiguillon pour améliorer les procédures. Le comité scientifique de l’OPPRI comporte six universitaires compétents, dont Julien TALPIN, par exemple. Il est donc possible de porter un jugement informé sur le déroulement du dispositif, de l’améliorer et d’éviter les dérives.
Le point fondamental est la prise en compte de l’avis par l’institution. Le plus souvent, les conférences citoyennes sont organisées par une institution nationale dans un objectif de décision parlementaire. A condition que le protocole soit honnête, pertinent et vérifiable, il est possible d’exiger la prise en compte de l’avis par les élus. Ils sont évidemment libres de leur décision mais un débat parlementaire doit se tenir, dans lequel chaque élu devra motiver son éventuelle opposition à certains points de l’avis des citoyens. Tout parlementaire engagerait alors sa responsabilité personnelle devant l’avenir. Cela nous paraît fondamental pour qu’on ne continue pas à se moquer du monde. En effet, la population ne supporte plus la pseudo-démocratie, dans laquelle la participation des citoyens se réduit à l’information, la consultation ou la concertation sans prise réelle sur les décisions, lesquelles sont souvent programmées avant la procédure.
Actuellement, il existe deux principales modalités de procédures participatives : celle du type « Grenelle », où les conclusions sont rédigées par des représentants de groupes variés (syndicats, patronat, associations, administrations), ne permettant pas de déterminer l’avis des citoyens français. L’autre procédure est le débat public à la française, bien institutionnalisé, qui recueille de nombreux avis et opinions, souvent portés par des porteurs d’intérêts dont l’origine est confuse ou par des citoyens dont l’information est partielle.
Nous proposons un troisième modèle : les Conventions de citoyens, pour rationaliser et démocratiser ces procédures. Les procédures que j’ai évoquées, le Grenelle et le débat public, ne font pas connaître clairement ce que serait l’avis d’une population bien informée qui n’a pas d’intérêts particuliers à défendre. Les élus peuvent donc prendre une décision politique qui ignore la procédure et peut éventuellement se trouver contraire à l’intérêt commun. La Convention de citoyens rompt avec ce flou et représente un outil unique pour la démocratie, en ce qu’elle prend une place réelle dans la décision, au-delà de l’information et de la concertation.
Outre les experts, les politiques et la société civile organisée (associations et syndicats), la Convention de citoyens introduit un quatrième partenaire dans la démocratie : le citoyen ordinaire, celui que l’on n’entend jamais.
Malgré l’expérience internationale des conférences de citoyens, certains doutent encore, dans la population ou parmi les élus, des capacités du citoyen ordinaire et de l’avis qui émanerait de seulement 15 personnes. Hier encore, sur France Inter, au sujet de la conférence de citoyens organisée par le Comité national d’éthique sur la fin de vie qui vient de s’achever, le journaliste s’étonnait que le grand débat public promis se soit réduit à 18 citoyens. Ceci prouve que les journalistes méconnaissent totalement les nécessités de la démocratie participative. Si l’effectif représente un problème, ou plutôt, si la mise en œuvre d’un petit groupe de personnes pose un doute sur les conclusions, il est toujours possible d’organiser plusieurs conventions de citoyens simultanées sur le même sujet. Une vérification scientifique de la validité des avis serait ainsi obtenue. Une convention de citoyens ayant un coût (moins de 200 000 euros) cinq fois moindre que celui d’un débat public, cette solution est envisageable.
Par ailleurs, les grands thèmes controversés comme les OGM, les nanotechnologies, le nucléaire, voire la gestation pour autrui, concernent toute l’humanité. Il serait donc nécessaire d’étendre les conventions de citoyens hors des frontières, pour qu’elles aient une véritable portée anthropologique car on ne vit pas seulement en France, on vit en Europe, et de plus en plus dans le monde. Donc, hors des frontières et plus loin que la génération actuelle puisque souvent on engage, avec ces nouvelles technologies, les générations futures. L’extension des conventions de citoyens hors des frontières et leur multiplication permettraient d’obtenir un avis éclairé des citoyens du monde sur la plupart des thèmes controversés.
Je vous remercie pour votre attention.
Questions de la salle
Catherine BOURGAIN : Merci Jacques, merci à vous tous. Nous allons maintenant ouvrir la discussion. Nous allons prendre deux ou trois questions puis nous redonnerons la parole aux intervenants.
De la salle : Question, commentaire à propos de la Convention de citoyens. Le point fondamental est la capacité de décision, et ce que l’on fait de l’avis, c’était ça, le point crucial. Il me semble que si l’on exige qu’il y ait un débat public après l’avis, ça veut dire qu’on considère que l’avis donné est de valeur et que le panel correspond peu ou prou à une opinion publique éclairée. Si on considère que c’est une opinion publique éclairée, à ce moment-là, on doit donner une capacité de décision à ce panel. C’est le premier point de mon raisonnement.
Autrement, le fait de dire qu’on a une sorte de représentation du peuple et qu’on renvoie cela à l’Assemblée qui va décider, alors que l’Assemblée, on le sait, c’est tout à fait clair, elle ne représente pas le peuple… Il n’y a aucune similitude. On connaît le déséquilibre entre la représentation sociologique de l’Assemblée et ce qu’est le peuple. Il y a donc là une contradiction. Si on renvoie à l’Assemblée, il est clair que les intérêts des gens de l’assemblée, des élus, ne sont pas les mêmes que ceux du peuple.
Jacques TESTART : Vous voulez dire qu’on enterre la démocratie parlementaire élective et qu’on passe à la démocratie directe ?
De la salle : Je dis en tout cas que la Convention de citoyens peut être un pilier solide pour aller vers quelque chose qui pourrait supporter le mot de « démocratie ».
Jacques TESTART : Je suis d’accord.
De la salle : Parce que nous ne vivons pas en démocratie, il faut quand même le dire. Donc, il y a une sorte d’impasse dans ce que vous venez de dire.
Jean-Michel FOURNIAU : Une remarque sur les trois formes de la participation que mentionnait Julien TALPINau début de son exposé. Il faut y ajouter la démocratie directe, forme extrêmement peu usitée en France, mais qui, dans beaucoup de domaines, notamment local, pourrait être développée sans passer par des dispositifs de démocratie participative, par exemple en développant les possibilités d’initiatives citoyennes.
Mais je veux surtout revenir à la question des Conventions de citoyens. Je trouve l’argumentation de la Fondation sciences citoyennes et de Jacques Testart convaincante sur l’idée même que des citoyens ordinaires sont en capacité de se former une opinion ayant une valeur devant être prise en compte dans un processus de décision. Une autre chose, à mon avis, est de dire qu’il faut mettre un dispositif spécifique dans la loi. D’abord, la description d’un dispositif n’est pas du domaine de la loi. D’autre part, axer les propositions sur l’institutionnalisation d’une forme spécifique fait l’impasse sur ce que disait Marie BLANDIN, à savoir que la question posée est d’abord celle de l’ensemble du fonctionnement politique actuel. La question qu’il faut à mon avis d’abord poser, avant de définir un protocole spécifique, c’est celle du tirage au sort, des manières de l’instiller beaucoup plus systématiquement dans la vie politique en France, dans toutes sortes de domaines. Il y a effectivement des questions qui ne relèvent pas du débat entre des intérêts déjà constitués. Sur ces questions, qui sont plus larges que les seules questions "anthropologiques" évoquées par Jacques TESTART, la généralisation du tirage au sort permettrait une transformation des modes de représentation limités à la représentation des intérêts déjà constitués, nécessaire à une transformation plus générale de la vie politique. Les Conventions de citoyens sont une de ces formes. Mais je pense qu’il est très important de tenir compte également de ce qui s’est passé dans quelques pays étrangers ces dernières années : sur des questions de Constitution en Islande, sur des questions de Loi électorale au Nouveau Brunswick (Canada), on a fait des assemblées tirées au sort – mais pas des assemblées de 18 personnes, des assemblées de plusieurs milliers de personnes qui ont travaillé ensemble. On sait faire maintenant travailler des milliers de personnes ensemble, de la même manière que travaille une conférence de citoyens, sur un temps long, avec l’apport d’informations, des discussions collectives, des délégations, la production d’un avis. On sait faire ça, et cela permet d’envisager une multiplicité de dispositifs pour instiller le tirage au sort comme une nouvelle forme de représentation sur une gamme de problèmes importants, plus large que les seules questions que Jacques envisage pour les Conventions de citoyens. Si on se limitait à ces sujets pour organiser le tirage au sort, ça ne ferait que quelques conventions de citoyens chaque année alors que de multiples décisions pourraient être élaborées en recourant au travail collectif de citoyens tirés au sort, améliorant ainsi le fonctionnement quotidien de la démocratie.
De la salle : J’aurais voulu insister sur deux ou trois points, qui ont déjà été abordés, donc je vais aller vite. Je voudrais d’abord dire de quel point de vue je me place. Je fais partie d’une organisation qui utilise, depuis presque vingt ans maintenant, le théâtre comme un type de démocratie directe parce que je crois qu’il n’y a pas de démocratie si, à un moment donné, il n’y a pas quelque chose de direct, dans lequel le peuple est concerné.
Je vais revenir sur cette affaire de peuple. Monsieur, ce que vous avez dit sur les évaluations était très intéressant. Je peux vous garantir que l’évaluation est faite. Pourquoi les citoyens n’ont-ils aucun intérêt à participer à toutes ces mascarades ? C’est parce qu’ils sont suffisamment intelligents pour avoir compris que ça ne servait à rien. Aucun individu normalement constitué n’accepte de perdre du temps sur ses loisirs, sa famille, son repos pour aller participer à quelque chose dont il sait pertinemment qu’il n’en sera quasiment tenu aucun compte.
Pardonnez-moi, c’est un peu général ce que je raconte. Il y a toujours des petites exceptions. Mais j’ai participé, Monsieur TESTART, il y a cinq, six ou sept ans, à une Conférence citoyenne faite par la Mairie de Paris sur les problèmes de l’animation et de l’éducation populaire à Paris. Cette conférence de citoyens s’était bien passée, c’était très, très bien…
Jacques TESTART : Ce n’était pas une Conférence de citoyens.
De la salle : … simplement, la Ville de Paris n’a tenu aucun compte des travaux de ces deux jours.
Deuxième point. Il y a deux choses qui sont graves : l’une pas trop, et l’autre très. Celle qui ne l’est « pas trop », c’est que les élus veulent « conserver leur pré carré » ; il n’est pas question que le citoyen décide à leur place. Ça, ce n’est pas très grave. On peut les comprendre, ils ont une carrière à faire, des positions à défendre… C’est tout à fait normal.
Il y a quelque chose de plus grave que ça. C’est qu’on dit qu’on est en démocratie, mais ni les élus, ni les experts n’ont confiance dans l’intelligence du peuple. Le peuple, nous tous, nous sommes considérés par ces gens-là comme des imbéciles, comme des gens qu’il faut former, comme des gens qu’il faut éduquer, comme des gens à qui il faudrait expliquer que pour prendre une décision, il faudrait savoir de quoi on parle. On ne fait même pas confiance – j’en parlais avec des personnes tout à l’heure –, à ce qu’on appelle « la jugeote ». Faites attention : le peuple a de la jugeote. Il en a tellement marre qu’on ne tienne pas compte de cette jugeote qu’il va le faire savoir aux experts et aux élus. Et, le jour où il le fera savoir aux experts et aux élus, ça fera très, très mal ! Dernier point. Le tirage au sort est une chose absolument magnifique. Il y a des endroits où cette méthode est utilisée par des collectifs territoriaux. Qu’est-ce qu’on y découvre ? Des gens tirés au sort, dont on n’aurait jamais cru qu’ils pouvaient s’intéresser à la chose ([publique), qui, simplement par le fait que le sort les a choisis, s’engagent, s’impliquent et se mettent, puisqu’ils n’ont rien à défendre sinon ce qu’ils pensent de la question qu’on leur pose, à devenir non pas ce qu’ils étaient mais à montrer à tout le monde qu’ils étaient extrêmement intelligents. Il y a là une voie à creuser et il faudrait faire très attention à ce fait que – je pense, quant à moi, et c’est une expérience que mon travail de démocratie directe avec le théâtre depuis une vingtaine d’années me prouve – si un jour où l’autre, on ne donne pas cette parole, si on ne reconnaît pas cette intelligence dans le peuple, ça se paiera très cher.
Catherine BOURGAIN : Merci. Encore une intervention, puis on redonnera la parole à la salle.
Martin PIGEON : Quelques brèves remarques. La première est d’ordre général : le conflit doit être vécu, sinon il mène à l’affrontement. C’est fondamental dans le débat. Il ne faut pas avoir peur du conflit, il faut même le vivre sinon on obtient exactement ce dont Monsieur parlait à l’instant : c’est l’affrontement, « nous, on ne cherche que la destruction de l’adversaire », ce qui est un échec complet.
Une remarque personnelle. Je travaille en tant que professionnel de la politique au niveau européen. L’Union européenne est une remarquable démocratie participative restreinte aux professionnels de la chose. C’est une blague, mais ce n’est pas une blague non plus. On constate aujourd’hui que tout ce dont on parle ici – la participation de la société civile au débat – est appliqué aujourd’hui par les instances de l’Union européenne dans leurs dispositifs de consultation et de coordination. C’est remarquable ; ils en sont d’ailleurs très fiers. Au niveau international, on constate que c’est quelque chose qui a été très bien développé, notamment par une organisation qui s’appelle le World Business Council for Sustainable Development – je vous épargne la traduction – c’est une forme de patronat mondial pour une économie durable, disons, qui a admirablement retourné le vocable de la démocratie participative contre les élus, contre le pouvoir politique, contre l’expertise. On est là contre l’émotion, pour reprendre les mots que vous utilisiez tout à l’heure, Madame. Quand on voit à quel point la notion de démocratie participative peut être utilisée contre les élus, je pense qu’il faut faire très attention à ce qu’on dit quand on dit qu’on n’est pas en démocratie. On est en démocratie, certes représentative, certes incomplète, certes « spectacle », certes « de marché », mais on a encore le pouvoir de virer nos dirigeants. Il y a des gens qui sont morts pour ça. Ce ne serait pas mal de le garder avant de faire confiance à des dispositifs idéaux.
Pour le reste, une remarque sur la conférence de citoyens. J’attends avec impatience qu’on puisse faire ce genre de choses dans des dispositifs de contre-expertise parce que cela manque très cruellement.
Catherine BOURGAIN : Merci. La parole à la tribune. Est-ce que vous avez des réactions ?
Jacques TESTART : Je voudrais faire remarquer que nous sommes venus ici, tous, dans une enceinte parlementaire, pour parler de démocratie. Nous avons vu deux élus parce que nous les avions invités. Est-ce que vous avez vu le millier d’autres que nous payons ? C’est donc un véritable problème. Ça démontre que les élus se « foutent » complètement de tout ce qu’on peut dire. Je serais d’accord avec les extrémistes, tout à l’heure, qui ont exprimé que tout ça ne sert à rien, il faut tout virer, que c’est le peuple qui décide directement… Vous voyez bien que ce n’est pas possible non plus, que c’est un peu dangereux aussi. On a donc « le cul entre deux chaises ». On fait des propositions qui, au moins, vis-à-vis de la population, si elles sont connues – les propositions de Conventions de citoyens –, sont tout à fait crédibles. Les gens pourraient demander à leurs députés « Pourquoi ne soutenez-vous pas ça puisque c’est formidable, puisque ce sera une aide pour vous, une aide à la décision ? Ça ne vous prend pas votre pouvoir. Vous serez élu quand même. Mais pourquoi vous ne faites pas ça ? » Ça veut dire qu’on appuie sans arrêt là où ça fait mal pour arriver à faire passer des idées. Mais effectivement, si on pouvait se passer complètement des élus, on ne s’en porterait pas plus mal.
Julien TALPIN : Deux mots pour réagir à ce que disait Monsieur, au fond de la salle. Je suis d’accord avec vous sur le fait que les citoyens sont relativement compétents pour se rendre compte que ça ne sert à rien. Le sens de mon intervention était de dire qu’au fond, placer les élus face à leurs propres contradictions et aux contradictions de leur discours participatif était éventuellement un moyen de créer des brèches.
De la salle : Il n’y a pas de contradiction. Ils disent qu’ils veulent, mais ils ne le veulent pas !
Julien TALPIN : Ils s’habillent quand même des apparats de la démocratie, vous serez quand même d’accord avec moi là-dessus. Ils ont un discours relativement démocratique sur la nécessité aussi, face à la montée de l’abstention, à la nécessité de mettre en place de nouvelles institutions, etc. Les élus sont capables d’entendre ça mais après, ils n’en font pas grand-chose.
La question que je pose, au fond, c’est : comment fait-on pour convaincre les élus de faire autrement ? D’un côté, il y a le discours tout à fait critique qui peut avoir des effets – dans mon intervention, je l’ai évoqué – mais si on regarde des mouvements récents, comme le Mouvement des Indignés ou le mouvement Occupy Wall Street : un discours démocratique, qui met la question démocratique au centre, en interrogeant la légitimité des élus, des élites politiques, etc. Au final, je pense que ce sont des mouvements qui ont produit des choses intéressantes mais n’ont eu aucun effet concret pour les populations, et n’auront aucun effet en termes de transformation des fonctionnements institutionnels. Cela pose quand même des questions. Je pense que dans cette salle, on est un certain nombre à être convaincus de la nécessité de la transformation des processus démocratiques et d’un approfondissement de la démocratie. Or comment fait-on ? La question c’est : est-ce qu’on le fait contre les élus, ou est-ce qu’on essaie d’en convaincre un certain nombre ? Je n’ai pas de stratégie ni de plan tout fait, je dis simplement qu’on peut jouer la stratégie de l’externalité mais aussi de l’intérieur.
Une dame n’ayant pas indiqué son nom : Le slogan des Indignés a quand même été : « si vous nous empêchez de rêver, on vous empêchera de dormir ».
Julien TALPIN : Oui, mais Obama a été réélu, tout va bien aux États-Unis. Aujourd’hui, la droite est au pouvoir en Espagne et la vie continue.
Juste un mot sur la démocratie directe, qui est en lien avec ce qu’évoquait Jacques TESTART, sur les Conférences de citoyens. Que fait-on de la vie et comment fait-on pour que ce type d’expérience participative pèse davantage ? Je pense qu’il y a deux voies possibles. Il y a celle qui a été évoquée : on organise une conférence de citoyens qui, derrière, peut être prise en compte ou non par les élus, que ce soit le Parlement ou d’autres instances politiques. En général, la plupart des expériences de Conférences de citoyens montrent, depuis une vingtaine d’années, que les effets sont extrêmement marginaux. Les élus n’en tiennent quand même pas beaucoup compte.
Il y a une deuxième voie déjà évoquée par un des intervenants dans la salle sur la prise en compte de ce type d’expérience. C’est que ce type d’avis de citoyens éclairés soit ensuite soumis à référendum. C’était évoqué par Jean-Michel FOURNIAU. Il s’agit d’une expérience qui a été menée au Canada, en Colombie britannique, en 2005 ou 2006. Une conférence de citoyens, si on veut élargir un peu le nombre de participants, s’est réunie non pas un ou deux week-end(s) mais toutes les deux semaines pendant un an, a construit progressivement une proposition tout à fait éclairée et originale de réforme du mode de scrutin pour les élections régionales – puisqu’en l’occurrence, le point de départ était de dire que les élus ne sont pas forcément les mieux placés pour définir eux-mêmes les règles du jeu politique et notamment les règles du jeu électoral – et ensuite, cette proposition a été soumise à référendum à l’échelle de l’État, de la région. Il se trouve que le quorum n’a pas été réuni, si bien que le référendum n’est pas passé.
Je crois qu’il y a matière à réfléchir sur l’articulation entre démocratie participative et démocratie directe. Pour le coup, je pense qu’on peut aller au-delà du recours à ce genre de choses, au-delà de l’échelle nationale, à l’échelle locale sur des projets structurants, sur la construction d’un grand stade ou sur des projets qui ont des effets structurants sur un territoire, plutôt que des décisions oligarchiques et qui sont le fruit, assez souvent, de la pression d’un groupe d’intérêts. Avoir des Conférences de citoyens et, ensuite, des référendums locaux me sembleraient une avancée peut-être minime, mais non négligeable pour l’approfondissement de la démocratie.
Laurence MONNOYER-SMITH : Je veux réagir à la fois sur la question des Conventions de citoyens et sur ce que dit Monsieur, sur le fond. Le discours que vous tenez, Monsieur, je l’entends et, d’ailleurs, je ne fais que l’entendre. Je n’entends pratiquement plus que ça partout. J’ai eu une longue vie de chercheuse avant de me retrouver Vice-présidente de la Commission nationale du débat public. Je l’entends extrêmement fortement. Il se radicalise. C’est un discours, depuis une dizaine d’années, qui s’appuie sur un certain nombre d’associations, d’écrits, sur une pensée de philosophie radicale, qui me paraît dangereuse, non pas en ce que je ne partagerais pas ses prémisses parce qu’effectivement, bien que je pense que vous soyez un petit peu sévère sur les constats, il y a un certain nombre de citoyens qui participent, il y en a qui continuent à se déplacer, il y a des gens qui y croient, etc. On vient de sélectionner un panel de 17 personnes sur les déchets radioactifs et là, c’est une illustration miraculeuse de ce que vous décrivez, c’est-à-dire des gens qui ne sont pas indemnisés, qui viennent pour l’amour de la République et la gloire de la France discuter de l’avenir des déchets radioactifs et, nous disent-ils, en pensant à leurs enfants et à leurs petits-enfants, point. Ils y consacrent des week-ends et ils n’ont rien d’autre que le plaisir, le bonheur, la satisfaction citoyenne de participer à ce type de dispositif. Les débats public sur les éoliennes offshore, dont tout le monde a dit que l’opportunité était déjà complètement ficelée, ont été des débats avec énormément de participants, des gens qui discutent sur le fond, etc. Si vous voulez, on n’a pas besoin de caricaturer la désaffection citoyenne pour le débat public pour pouvoir partager votre point de vue sur le fait qu’elle existe tout de même. Je voudrais quand même dire ça.
Par ailleurs, je tiens à vous dire qu’on a fait ce débat public tellement critiqué, tellement caricaturé, sur lequel on refera un retour d’expérience, sur l’enfouissement des déchets radioactifs à Bure. On a demandé à IPSOS de faire un sondage en disant : « Est-ce que les gens considèrent que ce débat public ne sert absolument à rien ? » Et quelle n’est pas notre surprise : on a 70 % de la population qui dit que le débat public est utile. Attendez, je n’ai pas fini. Question d’après – parce qu’on pose quand même toutes les questions –, 63 % nous disent qu’il n’aura pas d’effet sur la décision. Qu’est-ce que ça veut dire ? Comment est-ce qu’on interprète ça ? Moi, je trouve ça tout à fait intéressant. Ça veut dire que la population française a tellement intégré la nécessité et l’impératif démocratique qu’elle pense que même si ça ne sert à pas à grand-chose dans la décision, il est important et fondamental que le processus existe.
Ce que je veux vous dire, Monsieur, c’est qu’il ne faut pas « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Si je partage avec vous le fait que les gens en ont assez qu’on ne les écoute pas, malgré tout, les gens participent. Ça veut dire, contre tout ce qu’on peut dire, qu’on vit en démocratie. Ce n’est pas en Ukraine que vous trouverez ça, ni en Russie. Ça ne veut pas dire qu’il faut qu’on s’arrête là. Là où je vous suis, c’est qu’il faut réformer de l’intérieur. De toute façon, si je ne voulais pas réformer de l’intérieur, je n’aurais pas accepté d’être à la Commission nationale du débat public, c’est clair. Ça veut dire qu’il faut réformer de l’intérieur tous azimuts, sur les méthodologies, faire pression et mobiliser la société civile pour qu’elle exige un approfondissement de la prise en considération des conséquences du débat public, sur les décisions, qu’elle se mobilise pour qu’on obtienne que le débat ne soit pas juste quatre ou six mois mais qu’on s’intéresse en amont des projets, sur les grands schémas d’infrastructure – parce que c’est bien joli de faire discuter la Commission nationale du débat public sur le déplacement de l’École centrale sur le plateau de Saclay si on ne peut pas discuter de l’aménagement de la totalité du plateau de Saclay, si on ne peut pas discuter des schémas d’aménagement des transports et simplement nous dire : « Alors, le contournement Ouest de Rouen, on le fait un peu à droite ? Un tout petit peu ? On évite ? On met un pont ? On met des fleurs ? »
Je partage votre constat. Je n’irai pas jusqu’à dire que la France est démoralisée, dégoûtée, qu’elle va faire la révolution. Ce n’est pas vrai. Je partage encore moins le constat que ces propos radicaux se traduisent par le fait que ceux qui ont envie de participer ne puissent plus le faire. Mais cela veut dire qu’on a un immense chantier de réformes, un immense chantier à conduire, qui doit passer par l’intégration des Conventions de citoyens dans certains cas, dans certains périmètres, la diminution des réunions publiques, le développement du débat mobile, le fait de faire du tirage au sort dans toute une série de dispositifs – comme le disait tout à l’heure Jean-Michel –, monter un observatoire, pourquoi pas ? D’ailleurs, on pourrait tout à faire inclure cela dans les missions de la CNDP, pourquoi pas ? Il faudrait juste plus de moyens. Voilà. Mais ce discours radical est un discours fondamentalement dangereux et ne nous y trompons pas. Ceux qui sont radicalement contre les procédures de débat public, quelles qu’elles soient – je mets tout dedans : concertations, consultations… – en disant que tout cela ne sert à rien, que les gens sont désabusés, qu’est-ce qu’ils proposent à la place ? Qu’est-ce qu’on fait ? On fait la révolution, et on se retrouve avec de grands syndicats, des associations qui vont aller discuter directement avec les décideurs ? Qui va aller discuter directement ? On va rentrer dans un dispositif totalement systémique où un certain nombre de porteurs de parole de vérité vont aller discuter avec les gouvernements ? Qu’est-ce qu’on propose ? Je dis : on réforme de l’intérieur, la Perestroïka.
Catherine BOURGAIN : Merci pour cet enthousiasme. Une dernière question, car l’heure tourne.
De la salle : Je voudrais juste dire qu’il y a un problème qui tient sans doute à la société française : c’est la hiérarchie. C’est vrai qu’on vit dans un système social extrêmement hiérarchique. Le statut social compte énormément. Si on n’est pas énarque, on n’aura aucune crédibilité, si on ne sort pas de l’École des Mines, etc. Je vais dire que tant qu’il n’y aura pas de symétrie, c’est-à-dire, tant que la confiance n’existera pas – mais ça c’est de l’ordre du quotidien, c’est aussi de l’ordre de l’aménagement de l’espace public et ce n’est pas simplement le débat public – on ne règlera pas le problème de la confiance et de la symétrie dans le débat public si on ne sort pas de cette société hiérarchique où l’on pousse, dans l’éducation, à toujours plus, pas uniquement à consommer, à être plus, à avoir un statut, une identité professionnelle, une identité sociale. Tant que le type qui ramasse les poubelles ne sera pas l’égal du professeur d’université, tant qu’il n’y aura pas un minimum de symétrie, et qu’on restera dans ce système totalement hiérarchique et autoritaire, il ne faut pas s’étonner qu’il y en ait marre, etc. ; et que c’est le vandalisme, la délinquance, de tout ce qu’on vit. Ce que je veux dire : le débat public, très bien, mais le débat public sans que par ailleurs il y ait des… Comment est-ce possible ? Mais c’est possible par de petites choses quotidiennes : rétablir la discussion dans la rue, je ne sais pas, faire aux arrêts de bus des tables rondes, des fauteuils pour que les gens se parlent. Quand on arrivera à libérer la parole dans l’espace public, peut-être que les choses se passeront mieux.
Catherine BOURGAIN : Merci Monsieur. Je suis désolée, on va arrêter là. Jacques veut dire un mot mais ensuite, vraiment, on arrête parce que les uns et les autres ont des engagements. On ne voudrait pas que la séance finisse avec la moitié des participants qui s’en vont. On a la conclusion par Jean-Claude.
Jacques TESTART : Deux mots très brefs. Un pour rappeler qu’une procédure dite « participative » doit conduire à un avis très clair des citoyens. Je prétends que ce n’est pas le cas des débats publics, qui ont un intérêt bien évidemment mais qui ne formulent pas en termes clairs « Voilà ce que veulent les citoyens », parce qu’ils cumulent différents points de vue sans que l’on sache lequel choisir.
L’autre point. Je voudrais dire que ce débat va continuer sur France Inter, où Jean-Michel FOURNIAU et moi-même avons rendez-vous à 19h20 au « Téléphone Sonne » pour parler de cela.
Catherine BOURGAIN : C’est pourquoi il faut respecter les horaires ! La France entière nous attend. Je donne la parole à Jean-Claude.
Conclusion
Par Jean-Claude VITRAN, militant des Droits de l’homme, FSC
Bonsoir à tous. Vous comprenez bien que c’est une lourde responsabilité que d’entreprendre de conclure un débat qu’en fin de compte, vous avez quasiment conclu.
Les échanges ont été éclairés, les débateurs de bonne tenue, le public a bien répondu, il y a eu des phases d’échange intéressantes.
Simplement, il n’est pas question de parler de moi. Je voudrais vous éclairer sur mon parcours. Je ne suis pas chercheur, pas du tout. Je n’ai pas cette qualité. Je suis plutôt la deuxième branche, c’est-à-dire la branche citoyenne de la Fondation Sciences Citoyennes.
Je suis surtout un citoyen, je dirais, « moyen », qui regarde vivre la société et qui, comme la majorité de ses semblables, comme vous tous, et comme tous les autres, s’interroge sur l’avenir et surtout, surtout, sur l’avenir de ses descendants. Comme la plupart d’entre vous, bien entendu, j’ai des enfants, des petits-enfants. Je voudrais leur laisser un monde vivable. De plus, en tant que militant de la Ligue des droits de l’homme, j’ai toujours défendu les droits humains fondamentaux et particulièrement les libertés individuelles et les dérives liberticides du contrôle social. Je reviendrai dessus parce que je pense que c’est emblématique du fonctionnement de la démocratie.
Cela étant posé, je vais essayer non pas de conclure mais de rétablir un peu ce qui s’est passé dans la journée, quoique ce soit très relativement simple. Deuxièmement, essayer de faire une feuille de route. C’est bien prétentieux mais…
On a parlé de quoi ? On a parlé de lanceurs d’alerte, on a parlé d’experts, on a parlé de décisions à prendre et de comment on les prend, on a parlé de consultation, de concertation, de participation. J’ai entendu souvent « participation citoyenne ». J’ai entendu, depuis ce matin où je suis arrivé à 9 heures, un seul mot. Un seul. Ce seul mot, c’est « démocratie ». Je n’ai entendu que celui-là, tout le temps. Tous les mots qui ont été prononcés au cours de ce colloque ont tourné autour de ce mot majeur dans le fonctionnement de la société, c’est celui de la démocratie.
Je vous rappelle qu’Abraham Lincoln – dont on ne peut dire qu’il ait été un gauchiste – a dit : « Le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple. » C’est la définition canonique qui est reprise en introduction de la Constitution de 1958 de notre cinquième république. Ce texte-là est à l’intérieur du préambule de la Constitution. Si l’on part de ce principe, ça voudrait dire que la démocratie ne peut fonctionner qu’avec l’ensemble de ces citoyens.
Sans faire de politique, j’ai entendu ce que vous avez dit et j’ai mon propre avis et l’avis de mes amis par ailleurs, je suis blogueur aussi ; j’ai donc souvent des commentaires sur le blog. Il y a loin de la coupe aux lèvres, même si, effectivement, je ne dirais pas que nous ne sommes pas en démocratie, je ne me permettrais pas de dire ça. Nous sommes en démocratie puisque nous avons le droit de vote, tous les cinq ans, tous les sept ans, tous les six ans, ça dépend.
En plus de ça, on est dans une société qui veut combattre le communautarisme. Pourtant, comme dans les carrières – vous savez, les carrières de pierre, je ne parle pas des carrières professionnelles – les couches géologiques se superposent. Les communautés d’experts, les communautés d’hommes politiques, les communautés de chercheurs, les communautés de « jargonneurs », j’appelle ça, se superposent et vivent ensemble. Il n’y a pas de transversalité, il me semble. Il y a un manque total de transversalité. Je n’ai pas entendu ça mais c’est une question tout à fait personnelle. Je pourrais citer aussi que dans cette sédimentation de la société, on met les précaires avec les précaires.
Cette réalité détermine la nature de notre démocratie, sa faiblesse et je dirais même sa caducité. Ça démontre à quel point elle est pervertie. Les citoyens non informés ne peuvent aujourd’hui rien décider de leur avenir ni de celui de leurs descendants. Tout le dispositif démocratique devient une vaste farce dans ces conditions-là, puisque le citoyen que vous avez évoqué depuis ce matin n’a plus les moyens d’influer sur les éléments de sa vie. Même s’il y a des débats, je vous fiche mon billet de trouver un seul moyen – peut-être le vôtre – d’influer, sur l’avenir. Tous les ingrédients – comme ç’a été dit tout à l’heure – d’un conflit sont en place alors que chacun d’entre nous défend la démocratie. Il y a quelques semaines, dans un quotidien français, des hommes politiques français affirmaient que le dialogue politique devenait impossible entre ceux qui savent et ceux qui militent, les hommes politiques contre des militants qui formeraient une minorité bruyante – c’est un peu ce que j’ai entendu –, provocante voire violente, qui empêche les débats citoyens. On parle alors de débats idéologiques et les termes employés laissent croire même que nous sommes des activistes, parce que maintenant on nous appelle comme ça, les blogueurs, nous sommes des obscurantistes s’opposant tellement au pays que nous désindustrialisons notre pays. C’est ce qui a été dit. Pour leur répondre, des scientifiques militants ont dit dans une seconde tribune qu’ils veulent bien être les experts, les facilitateurs du débat démocratique, à condition qu’un minimum de règles de fonctionnement de la démocratie participative – celle dont on a parlé, nous y voilà – soient respectées, notamment que ces débats ne soient pas des simulacres de démocratie visant des décisions déjà prises ou des produits déjà sur leur marché. J’avais écrit, avant que j’entende des phrases tout à l’heure : « A ce sujet, je vous renvoie à la confrontation très actuelle concernant l’enfouissement des déchets nucléaires qui agite la région de Bure dans la Meuse. »
Au cœur de ces débats, il y a d’autres choses, d’autres éléments également d’économie, les industriels, les financiers qui, par leurs actions de pression – le lobbying, dont on a longuement parlé aussi – de plus en plus pressantes et puissantes après des décideurs, influent, souvent avec un cynisme extraordinaire, sur les décisions sans aucune concertation, simplement pour des profits financiers. A côté – et souvent ils vivent ensemble – il y a le statut des experts dont l’évocation même évoque dans l’esprit du public une connotation négative, voire péjorative. On entend souvent dire avec dédain : « Ah, c’est un expert. » J’entends souvent ça. Malheureusement, cette réalité amène l’expert, même s’il s’agit d’un chercheur renommé, à être considéré comme un menteur, voire comme un vendu à l’adversaire. Il est vrai que les médias n’arrangent pas les choses. Ils se délectent de ces arrangements avec les experts et les publications scientifiques.
Cela a permis au doute, sinon au mensonge, de s’installer sur des sujets très rémunérateurs pour l’industrie et malheureusement particulièrement dangereux pour les consommateurs. Je vais prendre deux exemples : l’amiante, le tabac. Méfiants, angoissés et éventuellement abusés par des gourous peu sérieux, les citoyens rejettent de manière primaire les apports du développement technologique.
Nous sommes entrés de plain-pied dans une société de controverses : nucléaire, ondes électromagnétiques, nanotechnologies, OGM, gaz de schiste et j’en passe. L’irrationnel semble devenu la normalité et comme notre société est celle du risque, voire de la promotion du risque zéro, le citoyen n’a plus de boussole, il n’a plus les moyens de faire la part des choses, il ne sait plus qui croire et ne peut pas séparer le bon grain de l’ivraie. On le voit, effectivement vous l’avez dit depuis ce matin, je l’ai constaté : nous sommes dans une impasse. C’est vrai que si l’article 1, pour revenir aux Droits de l’homme, à la DUDH, la Déclaration universelle de 1948, si l’article 1 repris dans la Constitution française de 1958, dit « Les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droit », cet article ne dit pas que chacun a les mêmes droits intellectuels qui lui permettraient de comprendre les enjeux des évolutions. Il n’empêche que l’avenir de l’humanité est l’affaire de tous. Pour des raisons d’éthique, pour des raisons d’égalité et de respect des citoyens, il est nécessaire de trouver les moyens pour que chacun soit inclus dans les choix de société qui, comme on l’a vu dans un passé récent, peuvent mettre en cause jusqu’à l’intégrité des personnes.
En résumé, il n’est pas admissible qu’un groupe restreint de personnes, une avant-garde autoproclamée, revendiquant la conduite des affaires publiques au nom de la conscience supérieure qu’elle est supposée détenir puisse décider de l’avenir des autres. Dans ce cas, la démocratie n’existe pas et, pour reprendre un propos de ce matin, cette affirmation n’est pas celle de « parano ». C’est celle de citoyens qui réfléchissent.
Alors que nous sommes depuis dix ans dans le 21ème siècle post-industriel, que l’on prédisait comme celui de la révolution moderniste, on observe plutôt un recul de la modernité qui nous a conduits dans une impasse. On constate aussi, en politique, avec une société verrouillée, des raidissements et des affrontements qui vont devenir violents. Après que les désaccords auront été précisés et approfondis, des consensus devront se former. Je suis tout à fait d’accord avec ce qui a été dit tout à l’heure : on ne peut pas rester dans cette impasse et des consensus devront se former. Mais comment sortir de ce cercle vicieux ? Comment faire fonctionner la démocratie et la rendre vraiment démocratique ? J’ai bien dit « la démocratie » ; je considère donc qu’elle existe. C’est ce que tous les intervenants de ce colloque se sont évertués à nous expliquer ce matin. Des pistes intéressantes se dégagent et il semble que l’on perçoive même en dehors des cercles militants la nécessité et l’urgence de trouver des solutions à cette impasse. Il faudra donc qu’on les trouve tous ensemble.
Il est une chose qui n’est pas apparue dans vos interventions – je l’avais notée avant et je l’ai laissée – qui est pour moi importante. C’est la dimension éducative. Jamais on n’en a parlé. Je voudrais l’évoquer rapidement. Il me semble que pour faire évoluer les mentalités, il est indispensable de faire réfléchir nos enfants en leur redonnant de bonne heure, à l’école, le goût de l’esprit d’analyse et de synthèse nécessaire à la compréhension du monde dans lequel nous vivons. Il faut travailler aussi, me semble-t-il, autour de ce que j’appelle le respect des opinions et le respect du débat, c’est-à-dire que le totalitarisme de certains n’empêche pas les débats de se tenir.
Maintenant, je peux vous faire un petit catalogue rapide de ce qui a été dit. Ma première impression que j’avais notée ce matin, c’est « complexité », « complexification », « société complexe » – voyez, j’ai noté trois fois –, « les protagonistes complexifient encore plus ». J’avais marqué : « Il faut remettre les choses à plat. »J’ai noté aussi, quand même, quelque chose qui m’a beaucoup impressionné, c’est qu’en 1863, même si l’on pourrait beaucoup en dire, aux États-unis, on commençait à réfléchir à tous ces problèmes-là, et que la Suède est très en avance par rapport à nous parce qu’elle a réussi à commencer à travailler dessus en 1966. Nous, on a eu, d’après ce que j’ai entendu, notre première loi sur les lanceurs d’alerte en avril 2013.
Nicole Marie MEYER : Le 13 novembre 2007. Pour la Suède, il s’agit de 1766 !
Jean-Claude VITRAN : 1766, vous entendez ? Effectivement, on peut se poser un certain nombre de questions. Nous sommes là au cœur du fonctionnement de la démocratie et du respect des droits fondamentaux. J’ai entendu des recommandations intéressantes, ce matin, de la part de vous, Madame, sur Transparency International France. Je pense que votre rapport, il faut certainement que tout le monde le lise parce qu’il est d’une haute tenue et doit être très intéressant.
J’ai aussi entendu dire par les deux professionnels de la politique qu’il y avait des pesanteurs, et le terme est faible, plutôt des barrières étanches, qui empêchent les décisions et les initiatives, et des institutions, voire des gouvernements, qui résistent à la vérité ; ce sont les termes que j’ai entendus. J’ai entendu Marie-Christine BLANDIN dire : « Je ne reviendrai pas sur la façon dont on traite les lois dans notre pays qui me font, permettez-moi, penser à du marchandage de tapis. » Ce n’est pas de moi, c’est d’elle. Elle a continué à dire : « Ce n’est pas glorieux. » Elle parlait du fonctionnement de la démocratie de notre République.
J’allais oublier. J’ai entendu des termes qui sont fondamentaux, à mon avis, dans la société dans laquelle nous vivons, où les inégalités, inégalités de traitement des citoyens mais inégalités de traitement social, aussi, d’une part de la population – je vous rappelle quand même qu’il y a une paupérisation énorme et qu’on arrive aujourd’hui particulièrement à avoir pratiquement 10 millions de personnes qui sont au niveau du seuil de pauvreté, ce qui n’est pas rien et ce qui a aussi certainement à voir avec le fonctionnement de la démocratie.
J’ai entendu parler de cupidité et d’argent. Je voudrais vous parler de quelque chose qui éclaire le fonctionnement de la démocratie. C’est la loi de programmation militaire, la loi qui est passée il y quelques jours au Sénat. Dans cette loi de programmation militaire, il y a un article qui est devenu l’article 20, dans lequel on donne les moyens à la société de contrôler l’ensemble des citoyens. Ce contrôle se ferait sous le contrôle du Premier Ministre. Je dis que c’est là où la démocratie ne fonctionne pas. Il n’est pas possible qu’il n’y ait pas de séparation entre les pouvoirs. On ne peut pas avoir un gouvernement qui s’autocontrôle. On ne peut pas avoir un gouvernement qui décide à la place de ses citoyens. Je crois que ce qui s’est dit depuis ce matin, c’est ça. C’est qu’en fin de compte, effectivement une démocratie existe. Elle ne fonctionne pas, elle est en état, pas en état de mort physique mais pratiquement… de coma. Il faut absolument lui redonner de l’élan de façon à ce qu’elle se réanime et qu’elle reparte.
Voilà, j’ai essayé de vous donner un certain nombre d’éléments sur ce que j’ai entendu aujourd’hui. Merci de votre attention. Pour en terminer, je voudrais surtout remercier tous les intervenants pour la qualité de leurs interventions et remercier mes camarades de la Fondation sciences citoyennes pour avoir monté ce colloque. Bonne soirée à vous tous.